Onze

Onze heures avant le saut pour Alihi. Une heure après que la flotte de l’Alliance eut mis le cap sur le point de saut, les vaisseaux d’Énigma pivotaient à leur tour brusquement et accéléraient pour régler leur allure sur la sienne.

« Vous devriez pouvoir tirer davantage d’accélération de vos auxiliaires, capitaine Smyth, l’exhorta Geary.

— À vos ordres, amiral, à vos ordres ! Plein les bras ! » Smyth salua en grand style pour ponctuer ses paroles. « Demande permission de délester le Tanuki, le Kupua, le Titan et de Domovoï de vingt tonnes de minerai brut.

— Vingt tonnes ? » C’était énorme dans tous les cas.

« Par bâtiment. Quatre-vingts au total. Il s’agit de matériaux que nous retrouverons aisément sur la route, tels que du minerai de fer. Il nous suffira de prendre un ou deux astéroïdes au lasso dans un autre système stellaire pour les pulvériser ensuite, sans ralentir, sous une forme utilisable. Mais, sans alléger leur masse, je ne peux pas obtenir davantage d’accélération de mes plus lourds bâtiments. »

Ça ne laissait guère le choix à Geary. Le taux d’accélération des quatre gros auxiliaires n’était pas assez important et, s’ils étaient détruits dans ce système, ces quatre-vingts tonnes de minerai brut n’auraient plus grande valeur. « Permission accordée.

— Voulez-vous que nous les balancions sur une cible précise au moment de délester ? demanda Smyth. Ça risque de pas mal éclabousser à l’atterrissage.

— Non. Contentez-vous de les larguer sur une orbite sans risque. Nous sommes censés établir des relations pacifiques avec Énigma, et leur lancer quatre-vingts tonnes de minerai sur la tête ne produirait certainement pas l’effet désiré. »

L’image de Smyth s’effaçant, Desjani s’exprima à voix basse, comme si elle parlait de la pluie et du beau temps : « Vous devriez prendre un peu de repos, amiral.

— Alors même que nous risquons d’être anéantis par l’effondrement du portail ?

— Oui. Nous ne pourrons rigoureusement rien faire avant un bon moment, et vous surveillerez aussi bien les manœuvres depuis votre cabine que de la passerelle. » Elle lui jeta un regard en biais. « Vous me semblez nerveux. »

Il l’était effectivement, mais il saisit l’allusion. Tout le monde l’observerait à bord de l’Indomptable, cherchant à déterminer s’il était serein ou inquiet.

Il se leva nonchalamment. « Je vais descendre manger un morceau dans ma cabine, déclara-t-il à Desjani d’une voix plus sonore, qui porta dans toute la passerelle.

— Excellente idée, amiral. J’aurais dû y songer plus tôt. »

Mais il n’y était pas entré qu’un appel lui parvenait alors qu’il surveillait la progression des auxiliaires de Smyth.

Le général Carabali eut une moue d’excuse. « Pardon de vous déranger, amiral, mais je me dois de vous informer qu’on a confiné l’amiral Chelak dans ses quartiers à bord du Haboob.

— Qu’a-t-il donc fait ?

— Il a tenté de prendre le pas sur moi et d’assumer le commandement du détachement de fusiliers de ce bâtiment. Pas bien malin de sa part, en vérité, puisqu’il aurait dû pour ce faire convaincre ces deux cents hommes de faire fi de mon autorité. »

Geary soupira. « Merci de m’en faire part.

— Ça risque d’empirer, amiral. Ces gens n’ont pas grand-chose à faire sur le Haboob et le Mistral, et ils sont habitués à s’activer et à donner des ordres. Si nous n’avons pas encore eu de problèmes jusque-là, c’est pour la seule raison, je crois, que tous les ex-prisonniers sont encore sous le coup de leur longue détention dans le camp de travail syndic, et parfois sous l’emprise des doses assez impressionnantes de calmants prescrits par les médecins de la flotte.

— Merci, général. Je vais tâcher de leur trouver une occupation. » Carabali mit fin à la communication et Geary resta un bon moment à regarder dans le vide en s’efforçant de découvrir une solution. Je ne peux pas les affecter tous à la vérification des systèmes du Haboob et du Mistral. Même s’ils acceptaient cette besogne, je me méfie assez d’un bon nombre d’entre eux pour ne pas leur donner accès à des systèmes vitaux.

Dommage qu’ils ne puissent pas nous aider à circonvenir Énigma.

Cette idée, au lieu de s’effacer, continua de le hanter. Et pourquoi pas, au fond ?

Il consacra encore quelques instants à vérifier comment se comportaient les auxiliaires et la flotte en général, vit les quatre-vingts tonnes de minerai brut rejetées par les mastodontes s’éloigner de la flotte en dérivant, pareilles à des astéroïdes étrangement anguleux.

Rassuré par la bonne tournure des événements, il finit par appeler le Mistral. Lors de son assez brève et désagréable rencontre avec les prisonniers récemment libérés, un des amiraux l’avait très vite soutenu plutôt que Chelak. En consultant ses états de service, il constata que cet homme, fiable et capable, était assez ambitieux pour briguer les plus hauts grades, mais qu’il était dépourvu de toute ambition politique. Bref, un homme avec qui il aurait déjà dû s’entretenir pour lui confier des responsabilités. Mieux valait tard que jamais. « Amiral Lagemann ? »

L’officier soutint le regard de Geary. « Que me vaut cet appel ?

— J’espérais que vos camarades et vous-même pourriez m’apporter votre aide dans une tâche essentielle. »

Lagemann parut sceptique. « Personnellement, je n’ai pas pris en mauvaise part votre incapacité à consacrer un peu de votre temps à nous tenir les mains, mais je sais aussi que le nombre des amiraux et généraux à qui vous pourriez confier des postes de commandement est strictement limité. Je serais heureux de m’acquitter d’un travail important. Si jamais vous aviez besoin d’un décompte net et précis, nous comptons depuis assez longtemps les moutons dans les coursives.

— Je ne pense pas que les moutons de poussière soient une espèce en danger, amiral. Vous savez sans doute que nous nous trouvons à présent dans un secteur de l’espace contrôlé par une espèce intelligente non humaine qui a jusque-là affecté un comportement hostile à notre égard. Nous ne disposons sur elle que de peu d’informations et d’une expérience limitée, mais d’autres engagements armés pourraient intervenir à tout moment. Vos collègues et vous-même n’avez sans doute pas combattu récemment, mais vous avez acquis par le passé une grande pratique des opérations et accumulé un savoir étendu en ce domaine. En outre, vous regardez ce problème d’un œil neuf, sans nourrir les préjugés que nous autres pouvons entretenir. J’aimerais que vous examiniez nos enregistrements, tant le matériau que nous ont transmis les Syndics que les archives de la flotte, pour tenter de comprendre comment raisonnent et combattent ces extraterrestres. Comment ils sont censés réagir lors d’un affrontement. Si la bataille de Midway était pour eux une anomalie ou s’ils risquent d’adopter encore la même tactique à l’avenir. Si nous pouvons nous attendre à d’autres stratégies de leur part. »

L’amiral Lagemann réfléchit puis hocha la tête. « Pas un simulacre de travail, finalement ? Je ne peux rien vous promettre, mais là n’est pas le problème, n’est-ce pas ? Si nous tombions sur quelque chose de vraiment utile, ça pourrait creuser l’écart lors d’un combat avec ces êtres. Dans le cas contraire, vous n’auriez rien perdu.

— Exactement. Consentez-vous à nous épauler, amiral ?

— Oui. Et je sais que beaucoup de mes camarades y seront aussi disposés. » Lagemann jeta un regard de côté puis inspira profondément. « Notre rôle n’a pas été facile jusque-là. Cette occasion qui nous est offerte pourrait signifier beaucoup pour nous. Puis-je vous demander une faveur en échange ?

— Je ne peux guère intervenir sur la tambouille du Mistral. »

Lagemann se fendit d’un sourire. « Après dix-sept ans de ratasyndic, même celle de la flotte nous paraît comestible. Non, j’aimerais plutôt m’entretenir davantage avec vous, en particulier des questions tactiques. Nous sommes un certain nombre à vouloir nous instruire auprès de vous des manœuvres qui vous ont permis de briser l’échine des Syndics. En combattant à la manière de nos ancêtres.

— Bien sûr, amiral. » Geary ressentit une poussée de culpabilité à l’idée d’avoir été contraint d’entasser sur les transports d’assaut tant d’officiers supérieurs compétents avec les fauteurs de troubles. « Je vais prendre des dispositions pour faire transmettre au Mistral les archives dont je vous ai parlé. Si des gens souhaitent également nous aider à bord du Haboob, vous avez l’autorisation de les partager avec eux. Seriez-vous disposé à ce que nous ayons une conversation dans la soirée ?

— Ce serait parfait. » Lagemann fixa sa main puis la leva pour saluer gauchement. « J’ai cru comprendre que c’était la dernière mode dans la flotte, amiral. À ce soir, donc. »

Geary lui rendit son salut en souriant. Sans doute a-t-on cherché à me créer des problèmes en m’encombrant de tous ces officiers supérieurs. Mais rien ne m’empêche d’en faire de nouveaux atouts.


Une heure avant que la flotte n’atteignît le point de saut pour Alihi et environ trente-cinq minutes avant qu’elle n’affrontât la perspective de son anéantissement par une décharge d’énergie de l’envergure d’une nova, Geary était de retour sur la passerelle. En raison de son accélération inférieure à celle qu’elle aurait pu espérer, due tant aux gros auxiliaires qu’à certains cuirassés, la flotte était en retard sur les prévisions, de sorte qu’elle serait exposée légèrement plus longtemps à cette menace.

« L’Orion ne suit pas, grommela-t-il dans sa barbe.

— Le Revanche et l’Intraitable non plus, constata Desjani comme si elle parlait à son bonnet. On peut tester et titiller tout ce qu’on veut, certains problèmes mécaniques n’apparaissent que quand on passe la quatrième.

— Je sais.

— Je sais que vous le savez. »

Geary préféra ne pas donner suite.

Plus que dix minutes avant la fenêtre de vulnérabilité. Geary se surprit à fixer la représentation du portail de l’hypernet extraterrestre, bien qu’il n’y eût encore aucun risque qu’il commençât à s’effondrer, sauf si les extraterrestres lui en avaient donné l’ordre avant même que la flotte n’ait quitté le premier point de saut.

Deux autres vaisseaux d’Énigma, évoluant avec cette maniabilité inconcevable qu’on leur avait déjà vue à Midway, s’étaient joints aux deux premiers qui filaient la flotte à une heure-lumière de distance.

Cinq minutes. Sur la passerelle, les officiers de quart s’efforçaient de se conduire comme s’ils se livraient à une activité routinière, mais Geary surprit plusieurs fois des regards braqués, droit devant eux, sur le symbole du portail qu’affichait leur écran.

Une autre décision nécessaire, contraire à ce que lui dictait son instinct, s’imposait à présent. Celui-ci lui soufflait de foncer droit sur le point de saut à la vélocité maximale, mais un vaisseau trop rapide ne peut pas sauter. « À toutes les unités. Pivotez de cent quatre-vingts degrés à T cinquante et freinez pour réduire la vélocité à 0,1 c. » On allait maintenant ralentir, rallongeant ce faisant la période dangereuse au moment précis où la menace était la plus grande, mais on n’y pouvait rigoureusement rien.

Une minute.

Desjani bâilla. « Ce serait sympa d’émerger là où il y aurait de l’action, pas vrai, lieutenant Yuon ? »

Yuon prit le temps de déglutir avant de répondre d’une voix relativement ferme : « Oui, commandant.

— Comment va votre famille à Kosatka ? reprit Desjani.

— Très bien, commandant. Ils voulaient surtout parler de… Bon, vous savez. »

Geary se tourna vers Yuon et s’efforça de s’exprimer aussi nonchalamment que Desjani : « J’espère que vous m’avez décrit sous un bon jour, lieutenant.

— Euh… oui, amiral.

— Nous entrons dans la fenêtre de vulnérabilité », annonça la vigie des manœuvres.

Desjani sortit une barre de ration. « Faim ? demanda-t-elle à Geary.

— J’ai mangé un morceau tout à l’heure. C’est un Yanika Babiya ?

— Non. Un…» Elle loucha sur l’étiquette. « Du poulet au curry.

— Une ration de poulet au curry ? Comment est-ce ? »

Desjani en prit une petite bouchée puis mâcha longuement au lieu de fixer la représentation du portail, en feignant de ne pas se rendre compte que tout le monde la regardait faire. « C’est bel et bien épicé au curry. Mais pas trop fort. Le reste a le goût de poulet.

— Ça ne nous en dit pas très long, hein ?

— Toutes les viandes des rations ont le goût de poulet, capitaine, opina le lieutenant Castries. Sauf le poulet.

— Vous avez raison, lieutenant, acquiesça Desjani. Le vrai poulet des rations a le goût de… voyons voir… mouton ?

— De jambon, intervint Yuon. De mauvais jambon.

— Donc, si celle-là a le goût de poulet, c’est que ce n’en est pas, affirma Desjani.

— Quinze minutes avant le saut », annonça l’officier des manœuvres.

Geary vérifia la décélération de son vaisseau puis constata que tous freinaient correctement, de manière à atteindre le point de saut à 0,1 c.

« Quelle saveur peuvent bien avoir les extraterrestres ? s’interrogea Desjani.

— Nous ne pouvons pas les manger, déclara Geary. Ce sont des êtres conscients.

— Il arrive aux hommes de se manger entre eux en cas d’urgence, fit-elle remarquer. Comme lors d’un naufrage. C’est presque une tradition dans la marine.

— Je l’ai entendu dire, convint Geary. N’est-on pas censé dévorer d’abord le benjamin ?

— Il me semble. » Desjani se tourna vers ses officiers. « Juste par prévoyance, lequel d’entre vous est-il le moins ancien dans son grade ? »

Les lieutenants échangèrent regards et sourires. « De fait, commandant, nous avons été promus le même jour, Yuon et moi, répondit Castries.

— Bon, nous ne pouvons pas vous manger tous les deux en même temps. Vous ne verriez pas d’inconvénient à ce que nous recourions à l’ordre alphabétique, j’imagine, lieutenant Castries ?

— Pas si on se servait des prénoms. Le mien est Xenia.

— Imbattable. Pas vrai, lieutenant Bhasan Yuon ? »

Yuon secoua la tête. « Je crois sincèrement que le lieutenant Castries ferait un mets plus savoureux, commandant. Je suis coriace et décharné.

— Cinq minutes avant le saut, annonça l’officier des manœuvres.

— Vous pourriez jouer ça à pile ou face. » Desjani leva le doigt, l’air inspirée. « Non. Je vais affecter un enseigne à cette équipe.

— Enseigne barre oblique Réserve de nourriture en cas d’urgence ? s’enquit Geary.

— Nous n’avons pas besoin de le préciser dans la description du poste. Ça pourrait décourager les volontaires.

— Le chef Gioninni ? suggéra Yuon.

— Lieutenant Yuon, si le chef Gioninni se retrouvait avec nous dans une capsule de survie, il réussirait probablement à ce que nous nous entre-dévorions avant, puis il ramènerait les rescapés dans quelque havre sûr, probablement une planète dont il pourrait convaincre les habitants de le nommer tyran à vie. »

Geary observait à présent sa flotte. Il ne décochait que de très rares regards au portail de l’hypernet, lequel ne montrait par aucun signe qu’il était sur le point de s’effondrer. Aucun vaisseau ne lambinait, et tous cinglaient à la même allure. Il ne restait plus que deux minutes. La flotte sauterait automatiquement dès que les systèmes de manœuvre détecteraient qu’elle était en position, de sorte qu’il n’aurait pas à lui en donner l’ordre cette fois, faisant ainsi gagner quelques secondes critiques.

« Une minute avant le saut, annonça l’officier des manœuvres.

— Les portails mettent plus d’une minute à s’effondrer, et nous n’avons même pas vu celui-là commencer. Nous sommes à l’abri.

— Oui, convint Geary. En effet. » Il tapa sur quelques touches. « À toutes les unités. Énigma pourrait recourir à ses capacités de communication PRL pour rassembler des vaisseaux à Alihi. Tenez-vous prêts à combattre en émergeant. »

Quelques secondes plus tard, la flotte sautait vers Alihi.

Desjani se leva en soupirant. La grisaille de l’espace du saut venait de se substituer à la menace extraterrestre d’Hina. « Je suis vannée et, pour je ne sais quelle raison, je meurs de faim. » Elle se pencha sur Geary. « À vous, la prochaine fois, de trouver de quoi distraire tout le monde.

— Je ne saurais rivaliser avec vous.

— Non, amiral, mais vous pouvez faire de votre mieux. » Sur cette repartie, elle quitta la passerelle.


L’espace du saut tendait à mettre les gens mal à l’aise. Les humains n’avaient rien à y faire. Rien, si ça se trouve, n’y était à sa place. Les lueurs étranges qui y clignotaient n’étaient peut-être que des reflets de phénomènes se produisant quelque part ailleurs. À un niveau subconscient, les humains ne seraient jamais chez eux dans l’espace du saut : chaque journée qu’ils y passaient les rendait un peu plus irritables.

Ce qui préoccupait Geary durant ce saut précis n’avait pas grand-chose à voir avec les affres habituelles, mais plutôt avec une réflexion de Desjani qui continuait de régulièrement le hanter, telle une ombre fugitivement entraperçue : Si vous aviez un couteau… Pourquoi cette image d’extraterrestres armés de couteaux le perturbait-elle à ce point ?

Les communications normales restaient impossibles dans l’espace du saut, mais, entre le moment où il avait combattu à Grendel un siècle plus tôt et celui où il s’était réveillé de son sommeil de survie, l’humanité avait trouvé un moyen d’envoyer de brefs messages d’un vaisseau à l’autre. Au quatrième jour, huit heures à peine avant l’émergence, une transmission du Mistral parvint à Geary.

Il relut le message très lentement en dépit de sa brièveté imposée : À propos d’Énigma… Surveillez vos arrières. Lagemann.

Il avait demandé à Desjani de descendre dans sa cabine afin d’en prendre connaissance et d’en débattre avec lui. Elle plissait le front de perplexité. « Nous savions déjà qu’on ne pouvait pas se fier aux extraterrestres. Est-ce tout ce qu’il cherche à te dire ?

— M’étonnerait. Ses collègues et lui sont censés découvrir comment Énigma devrait combattre.

— Ça ressemble plutôt à une mise en garde contre un coup de poignard dans le dos.

— Quoi ? » Geary pivota pour la fixer.

Devant sa réaction, la perplexité de Desjani parut se dissiper. « J’ai dit que ç’avait plutôt l’air d’un avertissement nous prévenant d’un coup fourré de leur part.

— D’un coup de couteau. Dans le dos.

— Ce n’était qu’une métaphore. »

Geary se frotta la tempe du poing. « Diable ! C’est pourtant bien ce que cela signifie ! Et ce qui me tracassait ! » Il afficha une fenêtre montrant le système d’Alihi ou, du moins, ce à quoi il ressemblait à l’époque où les Syndics y avaient établi des avant-postes. « Ils avancent masqués pour frapper. En embuscade. Où te planquer dans un système stellaire quand tu sais que tes virus n’interdisent plus aux senseurs ennemis de te détecter ? »

Desjani haussa les épaules. « Derrière l’étoile. Une planète ou une lune.

— Derrière un point de saut ?

— Non. » Elle braqua l’index sur l’écran. « Tu veux parler d’une force embusquée derrière un point de saut afin d’en prendre une autre à revers à son émergence ? Ça ne peut pas marcher. Les lois de la physique s’y opposent.

— Pourquoi ? demanda Geary.

— Parce que, et d’une, tu ignores si quelqu’un va en émerger et quand. Maintenir la position près d’un point de saut est malaisé, surtout juste derrière. Combien de temps vas-tu rester là ? Des jours, des semaines, des mois ? De deux, quiconque en émergera sortira très loin de toi à plus de 0,1 c. Tu seras au point mort par rapport à lui, donc tu devras accélérer pour le poursuivre, la proue devant. Tu réussiras peut-être à le rattraper, mais ça prendra un bon moment. Et il te verra arriver. Tu parles d’une surprise ! »

Geary hocha la tête. « C’est pour ces mêmes raisons que nous avons renoncé depuis un siècle à tendre cette forme d’embuscade. Mais si tu disposais de communications PRL ? »

Elle marqua une pause. « Tu pourrais prévenir de l’arrivée de l’ennemi le système stellaire qu’il veut gagner, puisqu’il vient de quitter le tien.

— Et tu saurais précisément à quel moment il émergerait puisque les lois physiques sont constantes dans l’espace du saut. Quand on y entre à une heure x, le transit vers telle étoile durera un temps y. »

Desjani secoua la tête. « Malgré tout, tu ne saurais toujours pas exactement où il est. Il faudrait encore que tu sois capable de manœuvrer et d’accélérer bien mieux que… Fan de pute ! » Elle lui jeta un regard stupéfait. « Eux le pourraient !

— Ouais ! » Geary s’affala dans son fauteuil en regardant droit devant lui. « Ça ne m’avait pas traversé l’esprit parce que nous en sommes incapables. Mais ils disposent sur nous de deux gros avantages qui les y autorisent. Et, compte tenu de leurs communications PRL, ils pourraient même avoir une idée de notre formation. Nous sommes obligés d’émerger de l’espace du saut dans la même formation qu’à notre entrée. On ne peut pas y manœuvrer.

— Ils frapperont d’abord les auxiliaires et peut-être les transports d’assaut. Qui seront à l’arrière-garde de notre sous-formation principale, sans escorteur derrière. » Desjani se plaqua les paumes sur les yeux. « Pouvons-nous intervertir une partie assez conséquente de nos forces à temps pour couvrir ces vaisseaux ?

— Il faut un bon moment pour se remettre du saut, admit amèrement Geary. Et pour faire pivoter et décélérer les bâtiments afin de permettre aux auxiliaires de les dépasser. Même si nous demandions à nos systèmes de communication de transmettre des instructions préétablies à la seconde même de notre émergence, les équipages des autres vaisseaux perdraient un temps précieux à s’en rétablir suffisamment pour réagir, et j’ai l’horrible pressentiment que chaque seconde comptera. »

Desjani pointa le message du Mistral. « Fais court et simple et nous pourrons émettre durant le saut. »

Court et simple. Pour contrecarrer une manœuvre ennemie qu’il n’avait absolument pas prévue.

« Il te reste près de sept heures pour trouver une autre solution, ajouta-t-elle.

— Oh, voilà qui soulage énormément la pression.

— Pardon. »


Énigma les attendait bel et bien à Alihi.

Geary n’avait même pas commencé à se concentrer lorsqu’il sentit l’Indomptable relever sa proue et pivoter. Le croiseur de combat répondait aux ordres entrés dans ses systèmes pendant le saut. Il allumait ses unités de propulsion principales, décélérant autant qu’il le pouvait sans tuer son équipage ni endommager sa structure, quand les alertes des systèmes de combat se mirent à ululer. La vision de Geary commençait enfin à s’éclaircir et il sentit le vaisseau vibrer légèrement : des missiles spectres largués sur les ordres des systèmes de combat venaient de s’en détacher pour piquer sur les cibles regardées comme hostiles.

Son message avait été adressé aux autres gros vaisseaux de la formation principale : les croiseurs de combat Indomptable, Risque-tout, Victorieux et Implacable ; les cuirassés Écume de Guerre, Vengeance, Revanche, Gardien, Téméraire, Résolution et Redoutable. Il était resté aussi court et simple que le permettait la nature des communications dans l’espace du saut. Exécution immédiate à émergence : pivotez à 180, freinez à 0,05, engagez le combat. La riposte la plus rapide qu’il pouvait fournir à une tentative d’Énigma de frapper ses arrières.

Peut-être des vaisseaux extraterrestres les attendaient-ils devant le point de saut, mais il fallait espérer que les croiseurs lourds, les croiseurs légers et les destroyers restés dans la formation pourraient alors s’en charger.

Il réussit enfin à obtenir une vision nette de son écran, alors que les lances de l’enfer de l’Indomptable commençaient à s’activer. Les vaisseaux d’Énigma rampaient déjà vers son arrière-garde, leurs silhouettes trapues de tortue changeant sans cesse de taille, depuis l’équivalent d’un destroyer humain jusqu’à celle d’un croiseur lourd, en légèrement plus massif. Trente… non, quarante. Quarante et un. Leur trajectoire s’altéra un tantinet quand l’Indomptable, le Risque-tout, le Victorieux et l’Implacable ralentirent pour laisser passer les pesants auxiliaires, tandis que les croiseurs de combat décéléraient et pivotaient plus vite que les cuirassés.

L’Indomptable frémissait constamment, les extraterrestres concentrant leur tir sur les quatre croiseurs de combat. Bien qu’ils présentassent leur poupe à l’ennemi, leurs boucliers plus faibles menaçaient de céder et des frappes commençaient de percer leur coque moins massivement cuirassée. Geary ne disposait que d’une seconde pour prendre sa décision ; sa main s’abattit sur les touches de communication au moment où l’Indomptable chancelait, pris dans un tir de barrage particulièrement virulent. « Indomptable, Risque-tout, Victorieux et Implacable. Continuez de décélérer au maximum du supportable ! »

Les croiseurs de combat pilonnés ralentissant encore, les extraterrestres les dépassèrent en accélérant pour de nouveau cibler les huit auxiliaires. La mitraille des vaisseaux de l’Alliance les arrosa au passage et le Victorieux réussit à en accrocher un avec son champ de nullité, ouvrant une béance dans son flanc.

L’écran de Geary ne laissait plus apparaître aucun extraterrestre à proximité du point de saut, de sorte qu’il transmit précipitamment un autre ordre. « Tous les vaisseaux peuvent manœuvrer librement pour engager le combat. Capitaine Smyth, faites dégager vos bâtiments ! »

Les vingt-cinq unités d’Énigma rescapées tiraient déjà sur les auxiliaires quand les cuirassés de l’Alliance les rattrapèrent enfin avec leurs petits escorteurs légèrement armés. Les croiseurs et destroyers qui flanquaient les auxiliaires ou les devançaient se retournèrent à leur tour, tandis que les croiseurs lourds larguaient quelques missiles spectres.

Mais ce furent les cuirassés, malgré tout, qui emportèrent le morceau en éliminant les vaisseaux extraterrestres les plus proches avant de décimer leur deuxième rang.

Seules six unités d’Énigma réussirent à décrocher à force de manœuvres d’esquive tortueuses dont aucun bâtiment humain n’aurait été capable, avant de s’arracher à une allure époustouflante.

Bien que la bataille fût terminée, les ondes de choc d’explosions continuaient de secouer le vide, les vaisseaux extraterrestres proches de la flotte s’autodétruisant l’un après l’autre.

« À toutes les unités, reprenez la formation et décélérez à 0,02 c. » Geary devait impérativement faire l’inventaire des dommages infligés à la flotte avant de s’enfoncer plus profondément dans ce système stellaire.

« Il y a encore un portail de l’hypernet là-bas, aboya Desjani en même temps qu’elle établissait les rapports d’avarie. Les salauds ! »

Geary consulta les données qui affluaient sur le réseau, en provenance de l’Indomptable et des trois autres croiseurs de combat, et il fit la grimace : le Risque-tout était le plus touché, sa poupe gravement endommagée, nombre de ses systèmes H. S. et près de cent hommes d’équipage morts ou blessés. Le Victorieux déplorait soixante pertes et ses lances de l’enfer étaient hors de combat. Cinquante-trois spatiaux de l’Implacable étaient morts ou blessés, et sa poupe avait subi de gros dégâts à bâbord.

L’Indomptable ? « Vingt-huit morts, annonça Desjani d’une voix ne trahissant aucune émotion. Quarante et un blessés, dont six très grièvement. Quatre batteries de lances de l’enfer sont encore opérationnelles. » Elle consulta un nouveau rapport. « Rectification. Trois et demie. »

Geary appuya de nouveau sur une touche de com, pris comme d’engourdissement. Un si bref laps de temps, se chiffrant en secondes plutôt qu’en minutes, et tant de vies perdues. « Capitaine Smyth, accouplez aussitôt que possible un de vos auxiliaires à l’Indomptable, au Risque-tout, au Victorieux et à l’Implacable aux fins de réparations. Risque-tout, Victorieux et Implacable, si vous avez besoin d’assistance médicale, prévenez-nous au plus vite. Général Carabali, veillez à ce que les équipes médicales du Mistral, du Haboob, du Tsunami et du Typhon soient prêtes à réagir sur-le-champ à toute requête de cet ordre. »

Il se tourna vers Desjani, dont le visage de marbre était le reflet de sa voix impassible. « L’Indomptable a-t-il besoin d’assistance médicale ?

— Ça pourrait nous servir, amiral. Surtout pour nos blessés en état critique.

Typhon, rapprochez-vous de l’Indomptable pour lui fournir une assistance médicale aussi vite que possible. » Geary remarqua que Desjani l’attendait encore. « Occupez-vous de votre bâtiment, commandant. Je me charge du reste de la flotte.

— Merci, amiral. »


En raison surtout du nombre limité des vaisseaux adverses, les dommages infligés aux croiseurs de combat étaient de loin les plus graves qu’avait subis la flotte. Les quelques avaries des auxiliaires pourraient être réparées sans difficulté, et les cuirassés n’avaient été que superficiellement touchés.

La flotte avait déjà vu surgir d’autres vaisseaux Énigma dans le système stellaire, via le portail de l’hypernet, pendant qu’elle procédait en toute hâte à ses réparations et que ses senseurs en étudiaient les planètes. Deux d’entre elles avaient été rendues relativement habitables par les Syndics, dont une à six minutes-lumière de l’étoile et l’autre à dix. Aucune ne serait franchement hospitalière, mais elles n’avaient rien non plus de fosses infernales. Plus loin, une très dense ceinture d’astéroïdes gravitait autour de l’étoile à vingt minutes-lumière environ, et, par-delà encore, quatre géantes gazeuses.

Les extraterrestres occupaient la planète qui orbitait à six minutes-lumière de l’étoile, et, selon les relevés des senseurs, ils avaient entrepris la tâche exorbitante d’en modifier l’environnement pour la rendre hospitalière à leur espèce. « Les hommes s’en abstiennent, expliqua un ingénieur. Point tant d’ailleurs qu’ils en soient incapables. Nous avons développé les techniques de base sur une planète proche de la Vieille Terre il y a très longtemps. Comment s’appelait-elle, déjà ? Mars ! Mais c’était avant que la technologie du saut ne nous permette de voyager facilement entre les étoiles. Depuis, il revient beaucoup moins cher de trouver une planète agréable dans un autre système stellaire, et c’est aussi bien plus simple que de s’atteler à la lourde besogne de terraformer un monde hostile ou peu accueillant.

— Voyez-vous pour quelle raison Énigma s’en donne ici la peine ? »

L’ingénieur y réfléchit. « J’en vois au moins deux. La première, c’est que ce serait moins coûteux et plus facile pour eux que pour nous. L’autre, c’est peut-être qu’ils ne découvrent pas assez de planètes qui leur conviennent. Comme ce qui s’est produit quand les Syndics les ont rencontrés, suite à quoi cette région de l’espace s’est retrouvée de part et d’autre fermée à tout expansionnisme.

— Aucun signe d’une présence humaine, annonça le lieutenant Iger. Mais notre aptitude à analyser la planète habitée est sérieusement limitée par leurs contre-mesures, exactement comme à Hina. »

Le docteur Setin ne dissimula pas sa déception. « Nous ne pouvons que deviner leur nombre, en nous fondant uniquement sur celui des villes, mais nous pensons que la population est plus importante qu’à Hina. Pourrions-nous nous rapprocher de cette planète ? Nous avons enfin découvert une autre espèce intelligente et nous ne savons toujours rien d’elle ! »

Il semblait n’y avoir aucune bonne raison de s’attarder à Alihi.


« Le portail de l’hypernet ne se trouve qu’à deux heures-lumière du point de saut », déclara Geary d’une voix sourde. Les images des commandants de la flotte se concentrèrent sur l’écran des étoiles flottant au-dessus de la table de conférence. « Pas moyen d’en atteindre un autre sans risquer un anéantissement certain. Mais celui-là mène à une autre étoile qu’Hina, plus loin dans l’espace Énigma, que les Syndics ont baptisée Laka. Les deux missions de reconnaissance qu’ils ont dépêchées dans ce secteur voilà plus d’un siècle ont disparu sans laisser de traces. Nous pouvons en déduire que Laka est occupée par Énigma. Dès que nos croiseurs de combat endommagés seront réparés, nous sauterons vers Laka.

— J’imagine que nous modifierons la formation, laissa tomber Armus.

— En effet. Au point d’émergence, nous serons prêts à accueillir tout ce qui pourrait se présenter. Sous n’importe quel angle.

— Pourquoi ne pas rester ici et tout bombarder jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que des ruines, pour ensuite explorer les décombres ? proposa le capitaine Vitali, commandant du Risque-tout, la voix dure.

— Notre mission est d’établir des relations pacifiques… intervint le général Charban, l’air embarrassé.

— Ces êtres nous ont agressés à chacune de nos rencontres ! Ils ne parlent pas avec nous, refusent le dialogue ! Ils ne cherchent qu’à nous anéantir. Parfait ! Rendons-leur la pareille ! »

Un murmure d’approbation parcourut toute la tablée.

Duellos poussa un soupir assez sonore pour se faire entendre de tous. « Le plus gros problème que nous affrontons, c’est ce foutu portail. Même si nous réduisions tout en cendres, rien ne nous prouverait qu’il n’existe pas un système de l’homme mort relié à ce portail et destiné à provoquer son effondrement et à détruire la flotte dans l’explosion consécutive.

— Pourquoi ne pas frapper le portail, en ce cas ? » suggéra Vitali.

Le capitaine Neeson secoua la tête. « Si nous nous attaquons à ses torons, nous perdrons la maîtrise du processus d’effondrement. Dès lors, les extraterrestres pourraient aisément déclencher une séquence cataclysmique.

— En balançant suffisamment de cailloux sur les torons qu’il faut… s’entêta Vitali.

— Il y a des défenses autour du portail. Il leur suffirait de détourner légèrement un caillou pour faire avorter notre…

— Peut-être qu’en nous livrant à un bombardement limité de quelques sites, une sorte de démonstration de force…

— Ça n’a pas marché avec les Syndics, le coupa Badaya. Je n’aurais jamais cru pouvoir dire ça un jour, mais, comparés à ces Énigmas, les Syndics eux-mêmes me font l’effet d’être fichtrement raisonnables. Ce qui n’a pas réussi à les persuader ne convaincra pas non plus les extraterrestres.

— Je ne peux qu’acquiescer, opina Duellos.

— Cela ne nous interdit nullement de riposter, déclara Desjani. En bombardant quelques-unes de ces villes. Ils ont plus que prêté le flanc à des représailles. Nous pouvons encore leur prouver qu’ils ne peuvent pas nous agresser et s’en tirer ensuite par la fuite. »

Charban hésita. « Tout bombardement effectué depuis cette position serait aisément repérable, assez tôt pour leur permettre d’évacuer ces villes. Il leur apporterait la preuve formelle de nos capacités, sans pour autant les inciter à venger la mort de leurs civils. »

Les docteurs Setin et Schwartz avaient été invités à assister à la conférence. Schwartz prit la parole avec réticence : « Nous ne savons même pas s’ils font la distinction entre civils et militaires.

Peut-être sont-ils aussi hermétiques à ce concept que l’être humain moyen à la nuance entre taupe et beige.

— Selon leurs archives, les Syndics auraient perdu plusieurs de leurs vaisseaux dans ce secteur avant même de prendre conscience de l’existence d’Énigma, rappela Duellos. Quelques-uns étaient désarmés ou très légèrement armés. S’ils font cette distinction, les extraterrestres m’ont l’air de l’ignorer sans peine. »

Tous se tournèrent vers Geary, qui baissa un instant la tête pour réfléchir avant d’opiner. « Oui. Envoyons-leur un autre message expliquant que nous aspirons à une coexistence pacifique mais que, s’ils persistent à vouloir la guerre, il leur faudra s’en accommoder. Je ne vois pas d’autre solution. »

Le commandant du Victorieux rompit le silence qui s’ensuivit : « Allons-nous inhumer nos morts ici ? Les envoyer dans cette étoile ?

— Non ! » s’insurgea aussitôt Vitali.

Geary hocha encore la tête. « Je suis d’accord avec le capitaine Vitali. Le risque de voir le voyage de nos morts honorés interrompu par les extraterrestres est trop grand. Des compartiments ont été prévus à cet effet sur les transports d’assaut. Nous y transférerons leurs dépouilles et nous les y conserverons jusqu’au jour où nous atteindrons un système stellaire nous permettant de procéder à des funérailles convenables. Dans quel délai nos quatre croiseurs endommagés seront-ils de nouveau parés pour le combat, capitaine Smyth ? »

Smyth se gratta pensivement la nuque. « Aucun ne sera vraiment en excellente condition, mais laissez-moi encore trois jours et leurs armes seront de nouveau opérationnelles, leur coque colmatée et leurs boucliers à pleine puissance. »

Desjani calcula de tête. « Un bombardement depuis notre position mettrait soixante et une heures à atteindre les villes de cette planète.

— Très bien, conclut Geary. Nous larguerons dans l’heure les projectiles cinétiques, avec un message leur expliquant que ce n’est qu’un avant-goût de ce dont l’humanité est capable quand elle se fâche. Ça leur laissera amplement le temps d’y réagir autrement que par de nouvelles agressions, du moins s’ils en décident ainsi, et, à nous, celui d’assister au bombardement et d’évaluer ses conséquences avant que nos réparations ne soient suffisamment avancées pour nous permettre de sauter vers Laka. »

La plupart des officiers prirent rapidement congé à la fin de la conférence, mais Smyth s’attarda un instant et se tourna vers Desjani en secouant la tête. « Je me donne la peine d’améliorer les systèmes de votre vaisseau et vous faites en sorte de bousiller une bonne partie de l’équipement avant même que le boulot ne soit complètement terminé.

— Je m’efforce de fournir à vos ingénieurs de quoi s’employer assidûment, rétorqua Desjani en esquissant un sourire pour la première fois depuis la perte de ses hommes d’équipage.

— J’apprécie votre sollicitude, mais j’aimerais informer l’amiral que le dysfonctionnement d’une des batteries de lances de l’enfer du Victorieux n’est pas dû à l’ennemi. Du moins pas directement. Un de ses terminaux d’alimentation a flanché.

— Vétusté ? s’enquit Geary.

— Vétusté et stress, confirma Smyth. Je ne peux guère enseigner la méditation au matériel, de sorte que je vais plutôt travailler à le rajeunir. »

Charban fixait encore la table après le départ de Smyth. « Si seulement ils acceptaient de dialoguer… Tout cela est parfaitement insensé. La guerre semble toujours absurde, mais nous ne savons même pas pourquoi ils sont hostiles. N’allez pas croire que je ne comprends pas ce que ressent votre capitaine Vitali. J’ai moi aussi perdu beaucoup d’hommes de mon temps. »

Il se leva et sortit. Tant sa lenteur que son maintien le faisaient paraître plus âgé.

Desjani jeta un regard vers Rione, toujours assise à la table, et se leva à son tour. « Je vais planifier le bombardement, amiral.

— Merci. Ciblez environ la moitié des villes.

— La moitié ? » Elle sourit de nouveau, mais cette fois férocement. « J’aurais cru que vous vous contenteriez du quart. »

Après le départ de Desjani, Geary attendit que Rione consentît à ouvrir la bouche. Elle finit par le regarder droit dans les yeux : « Je me rends bien compte que les mots “Ç’aurait pu être pire” ne sont qu’une maigre consolation en l’occurrence. Ils reflètent pourtant la vérité. Vous auriez pu déplorer la perte de plusieurs vaisseaux et la mort de milliers d’hommes.

— Je sais. » Geary s’adossa à son siège en s’efforçant d’anesthésier la peine que lui inspiraient ces pertes. « Si nous n’avions pas réagi aussi vite, la plupart de nos auxiliaires auraient été endommagés ou détruits, et la flotte se serait retrouvée en fâcheuse position. Où voulez-vous en venir, madame l’émissaire ?

— Je ne vois pas ce que vous voulez dire.

— Je crois que si, moi. J’aimerais avoir au moins une petite idée de ce qui vous a incitée à accepter de jouer un rôle dans cette expédition.

— Vous savez bien que j’ai toujours été prête à me sacrifier pour la bonne cause. » Sur ces mots, elle se leva à son tour et sortit.


Quatre heures plus tard, Geary se tenait au garde-à-vous dans son plus bel uniforme, Desjani debout à ses côtés, elle aussi revêtue de sa tenue d’apparat. Deux rangées de spatiaux et de fusiliers appartenant à l’équipage de l’Indomptable s’alignaient près d’eux devant l’écoutille. Celle-ci s’ouvrait sur un tube pressurisé donnant accès au Typhon. Tous portaient un brassard barré d’une triple bande, or, noir et or. Le symbole était clair : la nuit n’est qu’un intervalle entre deux périodes de clarté.

Geary leva le bras pour saluer et resta figé dans cette posture pendant que d’autres hommes d’équipage passaient devant lui, portant le premier des vingt-neuf tubes scellés contenant chacun une dépouille. D’autres matelots les suivaient, chargés des vingt-huit tubes restant. La procession était funèbre, et chacun de leurs pas affectait une lenteur délibérée. Elle longea l’allée formée par les deux rangées de matelots et de fusiliers, emportant les restes de leurs camarades vers l’écoutille et le Typhon, où ils seraient conservés dans des compartiments destinés à stocker ce triste fardeau.

Normalement, on se contentait de laisser ce chargement flotter à la dérive dans l’espace entre deux vaisseaux. Mais la flotte ne traitait pas ainsi ses morts.

Le dernier tube disparu, en route vers le Typhon, Geary baissa enfin le bras. Desjani l’imita, avant de se tourner vers la garde d’honneur. « Merci. Rompez ! »

Tous retournèrent se changer pour reprendre le travail, travail sans cesse exigeant mais qui s’interrompait parfois quand la tradition l’ordonnait.


Les journées consacrées aux réparations passèrent relativement vite. Geary remarqua que les hommes parlaient désormais avec colère des extraterrestres et que les vigies chargées de les surveiller affichaient plutôt la mine de qui s’apprête à braquer son arme sur une cible qu’il espère abattre. Les Énigmas étaient-ils conscients de l’effet produit par leurs actes sur les dispositions des humains à leur égard ? Kalixa avait certes été une horreur, mais les morts avaient pris ici une forme plus personnelle : celle d’autant d’hommes et de femmes qui étaient des amis et des camarades ; les spatiaux de la flotte semblaient de plus en plus enclins à répondre à l’intransigeance d’Énigma en faisant parler la poudre plutôt qu’en cherchant vainement à dialoguer.

« Nous avons reçu un nouveau message d’Énigma, lui apprit Rione. Voulez-vous le visionner ?

— Contient-il du nouveau ?

— Non. Mêmes avatars, même simulacre de passerelle et même teneur. Si nous les privions des mots partir et mourir, ils n’auraient plus grand-chose à dire. »

Charban fit la grimace. « Ils ne tiennent pas compte de ce que nous leur disons, ni même de ce qui s’est passé. C’est comme de parler à un mur. »

Incapable de réprimer un sourire lugubre, Geary montra son écran, où les traînes des projectiles cinétiques largués quelques jours plus tôt commençaient enfin de s’incurver dans l’atmosphère. « Nous allons justement frapper à ce mur. Je ne sais pas si ça nous avancera beaucoup, mais au moins nous sentirons-nous mieux. Énigma prendra peut-être conscience des dommages qu’elle s’inflige à elle-même par ses actes.

— Si ces êtres ressemblent un tant soit peu aux humains, ça reste un vœu pieux. Croyez-vous qu’ils ont fait évacuer les sites ciblés ? demanda Rione.

— On n’en a aucune idée. Le brouillage masque trop les détails.

— Êtes-vous sûr que d’autres virus n’en sont pas responsables ? » demanda Charban.

Desjani secoua la tête. « Si c’est le cas, ces vers obéissent à un tout autre principe. Nos gens explorent toutes les éventualités, surtout les plus improbables, mais nos petits génies de la programmation n’ont rien trouvé. Tous nos techniciens s’accordent à dire qu’il s’agit réellement d’une forme d’interférence proche des objets que nous cherchons à observer. »

Charban hocha la tête, les yeux baissés. « M’étonnerait que les vers soient en cause cette fois, puisque les Énigmas n’ont même pas réussi à cacher leurs vaisseaux quand ils nous ont attaqués. » Il se leva pour partir.

« Vous ne voulez pas assister aux frappes ? » s’enquit Desjani.

Le général secoua la tête sans la regarder. « J’ai déjà vu mourir trop de villes, capitaine Desjani. »

Elle ferma les yeux puis les rouvrit après son départ et secoua à son tour la tête en fixant Geary. « Nous revoilà en train de bombarder des villes.

— Ils ont eu largement le temps de les évacuer.

— Je sais. Cette fois au moins. Mais la prochaine ?

— Je ne leur permettrai plus de nous pousser à ces extrémités.

— Puissent nos ancêtres nous pardonner si jamais nous retombons aussi bas, quoi que ces êtres aient pu faire pour nous provoquer », lâcha Desjani d’une voix sourde.

L’humeur était plus sombre que festive sur la passerelle lorsqu’ils reçurent les images avec un léger retard. La planète contrôlée par les extraterrestres se trouvait à cinq heures-lumière et demie du point de saut près duquel patientait la flotte de l’Alliance lorsque les projectiles cinétiques l’atteignirent. La lumière de ce bombardement avait donc mis cinq heures et demie à leur parvenir, et ils assistaient enfin au spectacle : les cailloux entraient dans l’atmosphère et, du ciel, fondaient vers le sol pour démanteler… quoi ? Des maisons ? Des centres d’affaires ? Des usines ? Les Énigmas connaissaient-ils tout cela, du moins tel que les humains le concevaient ?

« Ce dont ils se servaient pour flouter les images de leurs villes a survécu au bombardement, annonça le lieutenant Iger d’une voix contrite. Nous pouvons certifier que nous avons atteint les cibles, mais c’est à peu près tout.

— Parfait. » Geary contrôla une dernière fois l’avancement des réparations. Bien que sérieusement endommagé, l’Indomptable avait pansé ses derniers systèmes et était prêt à partir. « Fichons le camp d’ici. »

Загрузка...