Un

D’innombrables étoiles pareilles à des diamants négligemment projetés dans l’espace infini scintillaient sur la coque du vaisseau de transport civil. Brillants mais froids, leur lumière par trop lointaine pour apporter de la chaleur, ces astres dessinaient des constellations où les hommes cherchaient à trouver un sens. En les observant, l’amiral John « Black Jack » Geary se disait que ces constellations changeaient certes en fonction de la position qu’on occupait, mais que leur signification globale, elle, restait la même.

Il regrettait seulement de ne pas la connaître. Il avait perdu une bataille voilà très longtemps et découvert bien après que cet échec avait signifié davantage que ce qu’il avait imaginé à l’époque. Plus tard encore, il avait remporté des batailles bien plus cruciales ; mais ce qu’elles signifiaient, la tournure que prendrait ensuite son avenir, restait tout aussi incertain que les messages inscrits dans le ciel par ces astres.

Les passagers du vaisseau étaient sortis du portail de l’hypernet près de l’étoile connue par les hommes sous le nom de Varandal. Durant les douze décennies qui avaient suivi sa construction, le vaisseau avait voyagé entre de nombreuses étoiles et, alors que ces luminaires avaient continué de briller, apparemment inchangés, le vaisseau, lui, avait éprouvé le poids des ans. Hommes et femmes avaient travaillé au maintien du bon fonctionnement de ses systèmes et de la solidité de sa coque, mais, alors que la vie des astres se mesurait en milliards d’années, l’espérance de vie des fabrications de l’homme dépassait rarement le siècle.

Le vaisseau était ancien et, s’il restait aussi agile qu’au début, ses matériaux n’en ressentaient pas moins l’accumulation de la fatigue des ans. On aurait dû le remplacer depuis beau temps. Néanmoins, une civilisation prise dans l’engrenage d’une guerre apparemment interminable ne pouvait guère se permettre de tels luxes ; elle préférait affecter ses ressources à la construction de bâtiments de guerre chargés de se substituer à ceux, innombrables, qu’elle perdait à l’occasion de batailles tout aussi innombrables.

Mais durant ce voyage, alors que la paix régnait désormais depuis un mois, l’équipage avait évoqué des rumeurs à propos de la construction de nouveaux vaisseaux. Nul ne savait avec certitude. Jusque-là, la paix n’avait entraîné aucune amélioration significative, n’avait rapporté ni l’argent ni les vies susceptibles de remplacer ce qui s’était perdu lors de la longue guerre contre les Mondes syndiqués. Personne ne savait exactement ce que recouvrait le mot « paix ». Personne n’avait vécu l’époque où l’humanité avait connu la paix pour la dernière fois, avant que les Syndics n’attaquent l’Alliance un siècle plus tôt.

Non, c’était inexact. Un homme au moins était encore vivant, qui avait miraculeusement survécu pendant cent ans en hibernation pour ensuite conduire la flotte à la victoire et apporter la paix ; cette paix qui, d’une certaine façon, ne semblait guère différente de la guerre, jadis interminable, qui l’avait précédée. Et, à présent, il contemplait les étoiles en se demandant quels nouveaux tournants allait prendre son existence.

Le gouvernement de l’Alliance prévient d’une menace posée par une espèce extraterrestre à toute l’humanité.

Geary baissa les yeux sur la titraille d’informations qui défilait sous son écran. « Quand nous avons quitté Varandal il y a quelques semaines, l’existence d’extraterrestres intelligents était encore censément un secret. »

Assise sur le lit voisin, le capitaine Tanya Desjani jeta un coup d’œil sur les infos avant de reprendre son examen d’une barre énergétique. « Nous avons livré une bataille contre eux. La flotte tout entière sait qu’ils sont là, quelque part. » Elle désigna d’un geste un autre écran encastré dans une paroi, faisant scintiller fugacement le saphir en forme d’étoile serti dans la nouvelle bague qui ornait son annulaire.

Une fenêtre virtuelle s’ouvrit sur l’écran, montrant une vue différente de l’espace autour du vaisseau ; mais, en l’occurrence, les étoiles innombrables, comme les planètes éclairées par la lumière de Varandal, étaient occultées par des symboles révélant des éléments invisibles à l’œil nu à cette distance. Des centaines d’images miroitantes, représentant chacune un vaisseau de la flotte de l’Alliance, cloutaient le fond noir de l’espace, apparemment immobiles bien que ces vaisseaux fussent en orbite autour de l’étoile. La scène suscitait deux impressions différentes, dont l’émerveillement vis-à-vis de l’envergure des accomplissements de l’espèce humaine. Mais, à rebours, paradoxalement, la conscience qu’en dépit des dimensions formidables, à l’échelle humaine, des cuirassés, croiseurs de combats et autres vaisseaux de guerre plus petits, ils restaient minuscules comparés à l’étendue du système stellaire, et parfaitement insignifiants devant l’immensité d’un secteur de la Galaxie.

Geary laissa son regard s’attarder sur ce spectacle, non sans se rendre compte à quel point ces vaisseaux encore invisibles, utilitaires et scarifiés par les combats, lui avaient manqué. Sa propre planète natale lui était devenue étrangère, mais, en dépit des changements qu’avait apportés un siècle éprouvant, il lui semblait toujours se sentir chez lui dans la flotte. Les hommes et les femmes qui avaient grandi pendant la guerre, avaient été témoins de toutes ses horreurs et en partie façonnés par cette sanglante expérience restaient des spatiaux comme lui. En outre, la cessation officielle des hostilités contre les Syndics aurait dû apporter un répit à leur besogne, mais cette mouture-là de la paix ne semblait guère susceptible de le leur offrir. « Il me semblait que nous cherchions un moyen d’éviter d’autres combats avec les extraterrestres. Pourquoi le gouvernement s’avise-t-il à présent de divulguer publiquement leur existence et la menace qu’ils représentent ?

— Lis les autres titres, suggéra Desjani avant de mordre dans sa barre. Ces rations Yanika Babiya ne sont pas mauvaises. Pour des barres énergétiques, en tout cas. »

Geary reporta toute son attention sur les nouvelles, s’efforçant de se remettre au courant après avoir résolument évité, au cours du mois passé, de se tenir informé des événements. Les partis dirigeants évincés du pouvoir à l’occasion d’élections spéciales organisées dans quatre-vingt-douze systèmes stellaires.

La Fédération du Rift vote pour renégocier ses liens avec l’Alliance.

Final est le trente-sixième système stellaire qui exige la réduction de son engagement dans la défense et de sa contribution fiscale au budget du gouvernement central de l’Alliance.

Black Jack Geary, lors de commentaires faits à Kosatka, n’offre au gouvernement actuel qu’un soutien restreint. « Quoi ? Un soutien restreint ? De quoi diable parlent-ils ? Quand ce type m’a demandé si je me plierais aux ordres du gouvernement, j’ai répondu par l’affirmative. »

Desjani avala sa bouchée de ration énergétique et arqua un sourcil interrogateur. « Tu as affirmé que tu obéirais à tous les ordres légitimes.

— Eh bien ?

— “Légitime” est un correctif. Même la spatiale bornée que je suis le sait.

— Depuis quand dire ce qu’on pouvait déformer est-il devenu subversif ? grogna Geary.

— Depuis que la majorité de la population voit le gouvernement élu comme un panier de crabes et un ramassis de fripouilles corrompues, répondit Desjani. Pour la plupart des citoyens de l’Alliance, “légitime” est synonyme d’éradication des criminels.

— Je n’aurais pas dû répondre à ce type. »

Elle secoua la tête. « Et laisser ainsi sa question pendante ? “Black Jack” Geary refuse de dire qu’il soutient le gouvernement ? Le résultat n’aurait guère été meilleur, chéri. »

L’emploi de ce terme affectueux l’apaisa. « Nous ne nous sommes vraiment mariés qu’il y a quatre semaines ?

— Vingt-six jours. Même si nous n’avons pas pu nous conduire comme mari et femme sur mon vaisseau, tu es censé te souvenir des anniversaires et de toutes les dates importantes, tu sais ? » Desjani croqua froidement une autre bouchée.

« Oui, m’dame. » Geary adorait le coup d’œil agacé qu’elle lui jetait quand il lui répondait en subalterne, mais cette fois Tanya se contenta de le regarder en secouant la tête. Geary la fixa, en s’émerveillant du calme qu’elle affectait depuis leur arrivée dans le système de Varandal, puis finit par se rappeler que Desjani n’était jamais plus sereine qu’à l’approche d’un combat. « Crois-tu qu’il se passera quelque chose quand nous débarquerons sur la station d’Ambaru ?

— Je m’attends à une réaction depuis que ce vaisseau est revenu dans ce système, mais tout semble tranquille jusque-là. Aucun bâtiment gouvernemental ne nous a interceptés pour t’arrêter, aucune flotte mutinée n’a cherché à te faire nommer dictateur, et on n’assiste à aucun combat entre des factions et le gouvernement. » Elle balaya du regard leur compartiment, une cabine de passagers dont certains équipements luxueux, encore qu’assez datés, les avaient un tantinet déconcertés tous les deux, habitués qu’ils étaient aux installations relativement spartiates des vaisseaux de guerre. Mais, lorsque l’ordre leur était parvenu d’un retour immédiat de Geary à Varandal, les autorités de Kosatka avaient insisté pour leur fournir un passage « convenable ». Du moins l’affrètement leur avait-il évité de prendre d’autres passagers sur le trajet de retour.

Desjani secoua encore la tête, mais sans quitter des yeux, cette fois, l’écran extérieur. « Peut-être mes ancêtres s’adressent-ils à moi. Je sens comme une tension, comme une étoile en train de se transformer en nova, et je n’aime pas entrer en action sur un vaisseau désarmé.

— Ce n’est pas un croiseur de combat, convint Geary.

— Ce n’est pas le mien, le corrigea-t-elle. Je n’aurais pas dû quitter si longtemps l’Indomptable.

— Je suis sûr qu’il se porte à merveille. Son équipage est impeccable.

— Je te demande pardon ?

— Ce que je voulais dire, c’était que l’Indomptable avait le meilleur équipage de toute la flotte, ajouta précipitamment Geary. En même temps qu’un commandant d’une qualité exceptionnelle.

— Tu es un tantinet de parti pris quand tu parles de son commandant, mais son équipage est effectivement le meilleur. » Desjani inspira une longue et lente bouffée d’air. « J’essaie de te dire que le gouvernement ne tient peut-être pas à ce que tu t’approches d’un croiseur de combat, ni d’ailleurs d’un quelconque équipage, et nous ignorons si un de ces vaisseaux de guerre ne va pas agir de façon indépendante. Prépare-toi à tout lors de notre atterrissage à Varandal.

— Le message que nous avons reçu de Duellos après notre arrivée laisse entendre que tout est paisible. »

Elle y réfléchit puis secoua la tête. « Nous ne pouvons pas affirmer non plus que c’est bien lui qui l’a envoyé, ni même que sa teneur n’a pas été modifiée en chemin. »

Geary ferma les yeux pour s’abstraire de leur environnement douillet et s’efforcer de recouvrer une disposition d’esprit martiale. « Ils ne songent certainement pas déjà à m’arrêter parce que je représente une menace pour le gouvernement. »

Desjani sourit, dévoilant ses canines en un masque féroce. « Pas ouvertement pour le moment. Mais tu pourrais tout simplement disparaître censément en mission spéciale. Ils tenteront le coup.

— “Ils” ? De quels “ils” parles-tu ?

— Quelqu’un. Les possibilités sont multiples. Tu es trop dangereux. »

Geary songea aux foules qu’ils avaient croisées sur Kosatka, la planète natale de Desjani. Parfois énormes, toujours exaltées jusqu’à l’adulation, elles avaient été à la fois incontournables et suprêmement exaspérantes. Des villes entières semblaient s’amasser dans les rues pour jouir d’une occasion d’entrapercevoir le grand Black Jack Geary, ce légendaire champion de l’Alliance qui était resté jusqu’au bout à bord de son vaisseau pour repousser une attaque surprise des Syndics afin de permettre aux autres unités de s’échapper. Le monde entier l’avait cru mort durant la bataille de Grendel, cent ans plus tôt ; mais il était tout juste vivant, congelé dans un sommeil artificiel à bord de sa capsule de survie endommagée. On l’avait finalement retrouvé, voilà peu, et il s’était réveillé parmi des gens à qui l’on avait inculqué qu’il était un héros sans pareil. Qui croyez-vous que soit réellement Black Jack ? Je n’en sais rien moi-même, assurément. Quelqu’un dont le gouvernement avait rêvé qu’il inspirerait tout le monde quand l’attaque initiale des Syndics avait mis l’Alliance à genoux. « La prochaine fois que le gouvernement cherchera à créer un héros pour motiver et inspirer les populations, il s’assurera certainement qu’il soit définitivement mort. »

Desjani lui jeta un de ces regards qui pouvaient être tout aussi décourageants que les foules enthousiastes. « Le gouvernement croyait créer une chimère. Les politiciens ne se rendaient pas compte que les vivantes étoiles avaient leurs propres desseins et que tu ne pouvais pas seulement réapparaître, mais encore devenir, en réalité, bien davantage que cette illusion.

— Je croyais en avoir fini avec tout cela », marmonna-t-il en détournant les yeux. Elle l’avait regardé exactement de la même manière qu’à son premier réveil de son sommeil de survie d’un siècle. Avec la même foi en lui et en ses capacités, persuadée que les vivantes étoiles elles-mêmes l’avaient envoyé, sur l’ordre des ancêtres de tous ceux de l’Alliance, pour la sauver. D’ordinaire, elle voyait plutôt en lui un homme, son époux et un officier qu’elle traitait en conséquence ; mais sa conviction qu’il pouvait être bien davantage transparaissait parfois.

Elle se pencha et tendit la main pour lui saisir gentiment le menton et l’obliger à tourner la tête. « Je te vois. Je vois qui tu es. Ne l’oublie pas. »

Cette déclaration pouvait prendre deux significations différentes, mais il préféra croire qu’elle connaissait son humanité et son imperfection. Ses ancêtres savaient à quel point il lui avait donné la preuve de sa faillibilité depuis son réveil. « Et le gouvernement, que voit-il ?

— Bonne question. » Desjani se rejeta en arrière en soupirant. « Mais, pour répondre à la première que tu as posée, s’agissant des extraterrestres, comme tu peux le voir en lisant le reste des nouvelles, il est tellement sous pression qu’il divulgue leur existence pour faire diversion. La guerre maintenait la cohésion de l’Alliance. La guerre était une excuse à toutes sortes d’agissements. Maintenant, surtout grâce à toi – et n’essaie même pas de le nier –, nous sommes en paix et, si la guerre est un enfer, la paix ressemble à un élevage de chats. Je ne m’en suis pas rendu compte par moi-même, à propos. Un des politiciens me l’a confié lors de notre dernière réception à Kosatka. Il m’a dit que, dans toute l’Alliance, les systèmes stellaires cherchaient à redéfinir leur besoin d’une défense commune maintenant que le grand méchant loup syndic qui frappait à la porte avait été balancé dans le plus proche trou noir.

— Tu as parlé à un politicien ? » À l’instar de la plupart des officiers de la flotte, Desjani nourrissait une animosité fortement prononcée contre la direction politique, conséquence d’un siècle d’état de guerre, d’une guerre sanglante et inefficace, ainsi que le besoin de le blâmer de son incapacité à remporter la victoire.

Elle haussa les épaules. « C’est un vieil ami de ma mère. Elle se porte garant du fait qu’il est moins mauvais que les autres, et, dans la mesure où elle m’avait hélée pour me le présenter, je pouvais difficilement tourner les talons et m’éloigner. Le hic, amiral Geary, c’est qu’il m’a certifié que nul ne sait vraiment comment gérer la paix. Il s’est passé un siècle depuis que les Syndics ont ouvert les hostilités, de sorte que les politiciens n’ont jamais connu un environnement dépourvu de toute menace active. Le gouvernement se rabat sur ce qu’il sait. Il pense que l’Alliance a besoin d’affronter une nouvelle menace pour rester unie. Point tant d’ailleurs que les extraterrestres n’en soient pas une. Nous les savons décidés à nous agresser. Nous savons qu’ils ont entrepris des actions hostiles avant même que l’Alliance ne soit informée de leur existence.

— Dommage que ce soit à peu près tout ce que nous en sachions », grommela Geary en reportant son attention sur les nouvelles. Les prisonniers de guerre bientôt de retour chez eux, selon les autorités. Enfin une bonne nouvelle. Nombre d’hommes et de femmes capturés durant cette guerre qui semblait ne devoir jamais finir, et qui croyaient ne jamais revoir leur patrie, seraient bientôt réunis à leurs êtres chers. Rapatrier les survivants serait une tâche bienvenue, encore que ternie par la triste réalité. Trop d’entre eux étaient morts loin de chez eux durant ces décennies de captivité, et leur sort restait inconnu. Chiffrer le nombre des morts dans les camps de prisonniers syndics et dresser la liste de leurs noms exigerait de longues et lugubres années de recherches. « Nous sommes déjà assez cruels envers notre propre espèce. Pourquoi des extraterrestres hostiles devraient-ils s’ajouter à nos problèmes ?

— Pose la question aux vivantes étoiles, chéri. Je ne suis que le commandant d’un croiseur de combat. La réponse dépasse de très loin mon grade. »

La manchette suivante n’était pas surlignée d’argent.

Rapport de luttes intestines dans de nombreux systèmes stellaires du territoire des Mondes syndiqués, à mesure que l’autorité des Syndics continue de s’effondrer.

« Malédiction. Ce qui reste des Mondes syndiqués ne régnera bientôt plus que sur une infime fraction de la région qu’ils gouvernaient.

— Tu as l’air de le regretter, lâcha Desjani.

— Le chaos causera plus de morts d’homme et de problèmes pour nous », rétorqua Geary en montrant la manchette suivante : Les réfugiés fuyant les combats dans l’ancien territoire syndic arrivent dans les systèmes stellaires de l’Alliance.

Elle haussa les épaules, mais il sentit dans sa voix la tension qu’elle cherchait à dissimuler. « Ce sont des Syndics. Ils ont commencé la guerre et l’ont prolongée ; et maintenant ils en paient le prix. Tu ne t’attends tout de même pas à ce que je les prenne en pitié ? »

Geary songea aux nombreux amis et compagnons que Tanya avait vus mourir pendant la guerre, dont son frère cadet. « Non. Je me rends bien compte que très peu de gens de l’Alliance verseront des larmes sur la souffrance des Syndics.

— À juste titre, marmotta-t-elle.

— Je n’en ai jamais disconvenu. »

Un coin de la bouche de Desjani s’incurva en un sourire sardonique. « Tu viens de nous rappeler que ni nos ancêtres ni les vivantes étoiles n’appréciaient le massacre de civils et de prisonniers. Très bien. Nous avons cessé de tuer tout le monde pour ne plus nous en prendre qu’aux seuls combattants. Mais ça ne veut pas dire que nous sommes prêts à aider les Syndics survivants.

— Je sais. » Il avait toujours du mal à appréhender jusqu’à quel point cette longue guerre avait perverti la tendance naturelle des hommes à venir au secours de leurs semblables en détresse, fussent-ils d’anciens ennemis. Mais lui avait dormi pendant presque toute la guerre au lieu d’en souffrir jour après jour. « Ce que je dis, c’est que, par pur égoïsme, l’Alliance devra peut-être nettoyer le foutoir qui était naguère le territoire syndic. Quelque chose devra bien se substituer à l’ancienne autorité dans les zones qui échappent à l’emprise du gouvernement central. Elle devra donc s’assurer que ces successeurs sont représentatifs et pacifiques plutôt que despotiques et belliqueux, ne serait-ce que parce que c’est la plus intelligente des lignes d’action. »

Desjani jeta un coup d’œil à son écran avant de répondre. « À propos de foutoir, comment se comporte notre propre gouvernement ces jours-ci ?

— Pas très bien, manifestement. La manchette suivante dit : Les sénateurs de l’Alliance nouvellement élus exigent une enquête sur la corruption pendant la guerre.

— Enquêter sur la corruption au sein du gouvernement en temps de guerre pourrait occuper pas mal de gens pendant quelques décennies, fit-elle observer.

— Tant que je n’en fais pas partie…» Geary lut la manchette suivante avec une incrédulité croissante. Des sources bien informées affirment que Black Jack aurait demandé et reçu carte blanche du Grand Conseil de l’Alliance pour mener la campagne qui a mis fin à la guerre. « C’est faux ! Je n’ai strictement rien demandé. Qui a bien pu répandre ce bruit ? »

Desjani jeta un coup d’œil au titre. « Quelqu’un qui n’est pas content de la façon dont s’y prennent les politiques pour s’en attribuer tout le mérite. Certains autres politiciens qui cherchent à en tirer profit. Des officiers de la flotte qui ont entrevu la vérité et en ont déduit que tu avais menacé le Conseil. Là encore, les possibilités sont multiples.

— Pas étonnant que le gouvernement voie en moi une menace.

— Tu en es une, lui rappela-t-elle. Si tu n’avais pas convaincu le capitaine Badaya et ses pareils que tu dirigeais secrètement le gouvernement et prenais toutes les graves décisions en coulisse, ils auraient déjà tenté un coup d’État en ton nom. La situation pourrait être bien pire. »

Geary étudia de nouveau les manchettes en s’efforçant de lire entre les lignes. « Quelqu’un du gouvernement doit bien se rendre compte, comme nous, de ce qui retient la flotte ici. Agir ouvertement contre moi risquerait encore de provoquer un coup d’État que je ne pourrais pas contrecarrer, puis une guerre civile si certains systèmes stellaires s’avisaient d’y réagir en rompant avec l’Alliance. » Il avait mis longtemps à accepter l’idée que l’Alliance pût être à ce point fragile, mais un siècle de guerre, avec son coût énorme, tant en argent qu’en vies humaines, l’avait singulièrement usée aux entournures.

« Ça ne veut pas dire qu’ils ne tenteront pas quelque chose, fit remarquer Desjani.

— Le gouvernement serait-il à ce point stupide ? »

Elle eut un sourire désabusé. « Oui. »

Des coalitions de citoyens exigent que Black Jack soit ramené à Prime pour y expurger le gouvernement, hurlait la manchette suivante. Pas bien loin d’un coup d’État intenté par ses supporters mal avisés, songea Geary. Et qui serait son pire cauchemar. Pourquoi s’imaginait-on que sa capacité à commander une flotte l’autorisait aussi à diriger un gouvernement ? Il jeta un regard à l’écran affichant la distance les séparant de la station d’Ambaru et le délai nécessaire pour l’atteindre en se demandant ce qui les y attendait, Tanya et lui.

« Quel est le problème ? s’enquit-elle d’une voix radoucie.

— Je réfléchissais, sans plus.

— Te voilà de nouveau promu amiral. Je ne suis pas certaine que tant de réflexion te soit permise.

— Très drôle. » Son regard se reporta sur les étoiles. « Avant… Avant le début de la guerre, je ne me posais pas autant de questions sur l’avenir. Il m’échappait en grande partie. J’avais de grosses responsabilités en tant qu’officier de la Spatiale et, à tout le moins, que commandant d’un croiseur lourd, mais je ne décidais ni de nos interventions ni de notre destination. Puis la guerre est arrivée et, un siècle plus tard, je me suis retrouvé à la tête d’une flotte. Pendant des mois, par la suite, le futur n’a été pour moi qu’une sorte de tunnel très étroit. Nous devions conduire la flotte d’une étoile à la suivante et, en définitive, peut-être jusqu’à chez nous. Puis il a fallu nous occuper des Syndics et, ensuite, repousser les extraterrestres. L’avenir se décidait de lui-même. Fais ci. Fais ça. Décide sur-le-champ de la méthode à employer, sinon il n’y aura pas d’avenir. »

Geary s’interrompit pour jeter un coup d’œil dans sa direction et Desjani croisa son regard, le visage sombre mais serein.

« Bon, l’avenir est quelque chose d’immense et de flou. Je n’ai aucune idée de ce que nous réserve la journée du lendemain, de ce que je devrai faire ni de ce qui me sera imposé. Je sais, en fonction de tout ce qui s’est passé auparavant dans mon existence, que l’avenir dépend énormément de mes actes et de mes décisions. Mais absolument plus où ils peuvent nous mener. »

Elle lui adressa un de ces regards confiants qui l’exaspéraient tant. « Mais si, tu le sais, Black Jack. Tu nourris exactement les mêmes idées qu’à l’époque où tu as pris le commandement de la flotte. Conduis-toi honorablement, fais ce qui est juste, agis intelligemment. Même si tu es tenté de faire autrement, tu continues de t’en tenir à ce en quoi tu crois, à ce en quoi croyaient nos ancêtres. C’est déjà ça. Et tu crois aussi que nous méritons tous d’être sauvés. C’est bien pourquoi j’ai la certitude que, si quelqu’un peut nous guider dans ce dédale que nous réserve l’avenir, c’est toi. Et pourquoi, non seulement moi mais aussi un tas d’autres gens, nous te suivrons et nous ferons tout pour toi.

— Tant que tu seras là…

— L’avenir ne se fait pas tout seul, reprit Desjani. Tu avais de nombreuses options. Tu as choisi la plus difficile, mais aussi la plus honorable et la plus juste. C’est pour cette raison que nous sommes ensemble aujourd’hui.

— Tu n’aurais pas…

— Mais si, je l’aurais fait et tu le sais. Je l’aurais fait parce qu’il me semblait que tu en avais besoin, et que ce qui s’imposait à toi était plus important que mon honneur et que moi-même. Je me trompais. Tu avais raison. » Elle lui sourit. « Ça ne veut pas dire qu’il ne t’arrive pas de te tromper. Mais je serai là pour te le faire savoir. »


Geary et Desjani débouchèrent côte à côte sur le quai de la station d’Ambaru, à la sortie de la rampe du vaisseau de transport de passagers. Ils étaient sur le qui-vive, à l’affût de problèmes éventuels, mais s’efforçaient de paraître décontractés malgré la tension.

Deux rangées de fantassins armés de pied en cap les attendaient. Au garde-à-vous, les soldats formèrent une sorte de corridor qu’ils entreprirent de longer. S’agissait-il d’une simple garde d’honneur ou bien d’une escorte à peine déguisée destinée à appuyer une nouvelle tentative d’arrestation ? Geary, cette fois, ne disposait pas de ses fusiliers pour prévenir une réaction outrancière du gouvernement.

Au moins n’étaient-ils pas cuirassés, ces soldats, mais resplendissants dans leur tenue d’apparat. S’il devait être arrêté, ses geôliers seraient sur leur trente et un.

Par-delà la garde d’honneur, d’autres soldats retenaient la foule qui s’amassait dans les passerelles entre les quais et qui, à la vue de Geary, poussa des acclamations. Cela aussi, c’était de bon augure : il paraissait peu vraisemblable que le gouvernement commît la folie de l’arrêter en public. Qu’adviendrait-il si ces soldats tentaient de le maîtriser ou de l’interpeller, et si lui-même choisissait de se porter au-devant de cette foule ? Cette réaction de sa part serait-elle le grain de sable qui signerait la décomposition de l’Alliance ?

En dépit de ses nerfs à fleur de peau et de la gêne que lui procurait toute cette adulation, Geary se contraignit à sourire et à agiter la main pour saluer la foule. Puis il aperçut l’amiral Timbal, en train de l’attendre au pied de la rampe, et sentit se dissiper une partie de sa tension. Bien qu’il fût un politicien comme la plupart des militaires haut gradés de cette époque, Timbal lui avait paru tout à la fois honorable et fermement attaché à son propre camp, du moins avant qu’ils ne quittent Varandal. Il salua Geary et retourna son salut à Desjani avec toute la rigidité d’un homme qui n’a appris ce geste que très récemment et tient à le montrer. « Bienvenue, amiral Geary. Heureux de vous rencontrer en personne, capitaine Desjani.

— Merci, amiral », répondit Desjani en saluant de nouveau, nonchalamment mais avec correction. Geary avait la certitude qu’elle n’avait imprimé cette nonchalance à son geste que pour souligner qu’elle le pratiquait depuis de longs mois. « Je m’étonne de voir des civils ici, amiral », ajouta-t-elle en montrant la foule.

Le sourire de Timbal se durcit. « Ils n’auraient pas dû être là. Votre arrivée aurait dû être tenue secrète et discrète pour éviter les “troubles”. C’est du moins ce qu’on m’a dit. Mais la nouvelle a fini par filtrer et, une fois que les civils ont commencé à franchir les barrières en masse pour voir Black Jack, que pouvions-nous faire ? » Il regarda autour de lui. « Les ordres sont arrivés il y a deux semaines du QG de la flotte. Nous devions éviter toute initiative susceptible de “mettre en exergue de façon inappropriée tout officier pris individuellement”, pour reporter plutôt l’attention sur “les accomplissements de l’ensemble du personnel”.

— Sincèrement, je n’y vois aucune objection, déclara Geary. Il me semble même que c’est une excellente idée.

— Effectivement, convint Timbal, légèrement sarcastique. Mais, dans la mesure où les galonnés du QG n’en sont arrivés là qu’en s’attribuant un rôle de premier plan dans toutes les victoires remportées, j’ai le plus grand mal à avaler leur très récente passion pour l’humilité de leurs prochains. » Timbal adressa un signe de tête au commandant de la garde d’honneur et tourna les talons, s’apprêtant à partir. « Si le capitaine Desjani et vous-même voulez bien me suivre ? »

Geary s’exécuta en se demandant si la garde d’honneur allait leur emboîter le pas. Mais les fantassins restèrent sur place, louchant dans sa direction pour le regarder s’éloigner.

Timbal hocha de nouveau la tête comme s’il lisait dans ses pensées. « Rien de si ostentatoire cette fois-ci, murmura-t-il à l’attention de Geary. Surtout devant tous ces spectateurs.

— Que se passe-t-il ? s’enquit Geary.

— Je ne sais pas exactement. » Timbal fronça les sourcils au moment d’entrer dans un couloir apparemment interdit aux civils et aux autres militaires, de sorte qu’il s’étirait devant eux, vide et désert. Les cloisons de métal et de matériau composite qui, cent ans plus tôt, à l’époque de Geary, auraient été tapissées d’écrans montrant des images de minerai brut ou de scènes extérieures, étaient désormais nues, révélant des surfaces exposées et des réparations grossières, signe supplémentaire des tensions auxquelles avait été soumise l’Alliance et tout ce qu’elle avait construit pour poursuivre le conflit pendant des décennies. « Techniquement, Varandal n’est pas sujette à la loi martiale mais ça revient pratiquement au même. Le gouvernement a l’air de croire la situation explosive : Varandal serait la première à sauter, et je n’ai pas besoin de vous expliquer qui, selon lui, serait le détonateur.

— Pourtant, il continue à concentrer la flotte ici, fit remarquer Desjani.

— Oui, capitaine. Il craint à la fois de la cantonner sur un seul système et de la disperser de peur de ne pouvoir la surveiller tout entière. De sorte qu’il n’en a rien fait. » Il lui adressa un sourire oblique. « Pardonnez mon impolitesse. Félicitations à tous les deux. Vous avez certainement dû agir vite pour pouvoir vous marier dans le bref intervalle où vous étiez encore tous les deux capitaines, mais où vous n’apparteniez pas à la même chaîne de commandement. Vous avez sacrément agacé le QG, vous savez.

— Merci, répondit Geary, tandis que Desjani se contentait de sourire. Ravi d’apprendre que nous avons au moins réussi cela. Où allons-nous ?

— Dans la salle de conférence 1A963D5. Je ne connais qu’un seul de ses actuels occupants. » Il jeta un regard à Geary. « Le sénateur Navarro, président du Grand Conseil.

— Il est seul ?

— Il est accompagné, mais j’ignore qui et combien sont les autres. Le périmètre de sécurité a sept couches d’épaisseur et chacune est aussi hermétique qu’un sexe de nonne. » Timbal hésita un instant puis reprit à voix basse. « Un tas de gens s’imaginent que Navarro n’est là que pour recevoir vos ordres. Je ne le crois pas moi-même parce que je vous connais et que je me suis déjà entretenu avec vous, mais j’ai entendu nombre d’affirmations allant dans ce sens : vous tireriez les ficelles. »

Geary s’efforçait encore de trouver la réponse adéquate quand Desjani prit la parole : « Tout succès stratégique exige une feinte tactique, amiral Timbal. Beaucoup d’officiers se plaisent à croire que le gouvernement se plie aux diktats de l’amiral Geary. »

L’autre hocha la tête. « Tandis qu’ils seraient mécontents qu’il s’en abstînt. Je comprends. Mais nous sommes sur le fil du rasoir. Le QG de la flotte ne cesse d’émettre des instructions draconiennes, apparemment destinées à prouver qu’il tient les rênes. La flotte obéit, mais ces exigences arbitraires et parfois futiles lui pèsent de plus en plus.

— Je l’ai entendu dire par certains commandants de vaisseau, affirma Geary. Personne ne sait ce qui se passe. Ils se contentent de continuer à orbiter ici.

— Je n’en sais pas plus qu’un autre, mais la seule présence du président du Grand Conseil me donne à penser qu’on attend votre retour pour vous exhorter à agir. » Timbal se rembrunit, affichant pleinement son incertitude. « Et ils comptent envoyer la flotte en mission. Bien que les subsides aient été coupés partout, on m’a ordonné d’assurer malgré tout ici les réparations de tous les vaisseaux endommagés. Compte tenu de leur coût, ces ordres doivent provenir autant du gouvernement que du QG de la flotte. Maintenez-les sur place et procédez aux réparations. Tels ont été mes ordres.

— Avez-vous eu l’occasion de parler de ce qui se passe avec des officiers de la flotte ? demanda Geary.

— Oui. Mais la plupart présument que c’est vous qui avez ordonné la poursuite des réparations pour des raisons personnelles. Personne ne semble avoir le moindre indice, ce qui est très inhabituel. Vous savez à quel point il est difficile de garder le secret. »

Desjani secoua la tête. « Comment peut-on préparer convenablement la flotte à une mission quand on ignore ce qu’elle sera ?

— Que je sois pendu si je le sais. » Timbal laissa transparaître son aigreur. « Le gouvernement a totalement cessé de se fier aux militaires depuis des décennies, mais il n’en reste pas moins suprêmement agaçant d’être traités comme si on ne nous faisait pas confiance. On ne m’a rien dit de bien substantiel, mis à part les ordres pour aujourd’hui, et ce, s’agissant des dispositifs de sécurité, sous le sceau du Grand Conseil. Je ne suis pas non plus convié à cette réunion, amiral Geary. On m’a dit qu’elle ne concernait que vous seul. »

Desjani observait une impavidité toute professionnelle, mais Geary sentait qu’elle n’était pas contente. Lui non plus, au demeurant, jusqu’à ce qu’il prît conscience qu’ils étaient tous les deux protégés par sept couches hermétiques de sécurité. « Pour parler franchement, dit-il à Timbal, il ne serait pas mauvais d’avoir la certitude que le capitaine Desjani et vous continuez de communiquer avec le reste du monde en dehors de la réunion, en position d’agir ou de réagir de façon appropriée. »

Cette fois, Timbal eut un sourire crispé. « Certaines personnes qui refuseraient de m’écouter accepteraient n’importe quoi de la part du capitaine. On tient pour acquis qu’elle parle en votre nom. »

Geary surprit dans ses yeux une lueur de mélancolie lorsqu’il prononça cet éloge, mais Desjani se contenta d’opiner. « Je veillerai au grain pendant la réunion, amiral, affirma-t-elle.

— Vous n’avez pas besoin d’adopter un ton officiel avec votre époux quand nous sommes entre nous, l’avisa Timbal.

— Bien sûr que si, amiral, répliqua-t-elle. Dans toute situation d’ordre professionnel, il reste l’amiral Geary et moi le capitaine Desjani. Nous en sommes convenus. »

Ils tournèrent un coin et, à l’autre bout de ce nouveau couloir, aperçurent ce qui devait être la première barrière de sécurité : un poste de contrôle occupé par une entière escouade. « Combien y en a-t-il donc ? demanda Geary à Timbal.

— Il y a suffisamment de soldats et de postes de contrôle éparpillés dans ce secteur de la station pour occuper toute une brigade de forces d’intervention à terre, répondit Timbal. Pas un rond pour le reste, mais largement de quoi répondre à un souci obsessionnel de la sécurité. Toutes les issues sont gardées, entrées et sorties, et je dis bien toutes, par plus d’un poste de contrôle. Aucune communication n’entre ni ne sort. Totalement sécurisé et isolé. Une fois que vous aurez passé deux des postes de contrôle, vous ne pourrez plus envoyer ni recevoir un message. »

La com de Geary bipa de façon pressante. « Nous pouvons donc nous estimer heureux, j’imagine, que celui-là nous parvienne à présent. » Il consulta l’écran, reconnut l’identité de l’expéditeur et afficha le message tout en marchant. Il s’arrêta brusquement pendant sa lecture, provoquant ainsi la halte brutale de Desjani et Timbal, qui le dévisagèrent, mi-inquiets, mi-intrigués. « Qu’est-il arrivé ? demanda Desjani.

— Rien encore. Mais…» Geary ravala la suite, la fureur bouillonnant en lui alors qu’il s’efforçait de rester calme. « Le capitaine Duellos m’informe que la flotte vient de recevoir la notification d’accusations relevant de la cour martiale portées contre un grand nombre de commandants de vaisseau. Il m’a transmis le message. »

Si Timbal feignait la surprise ou l’incrédulité, il se débrouillait très bien. « Quoi ? Je n’ai rien vu de… Puis-je, amiral ? » Geary lui tendit son unité de communication et Timbal lut rapidement. « Incroyable. Plus d’une centaine d’officiers ! Techniquement, ces charges sont justifiées, mais quel bougre d’idiot…» Il serra les dents. « En fait, je songe plutôt à plusieurs idiots qui pourraient en être responsables. Quelques-uns sont affectés au QG de la flotte en ce moment même. Je vous ai dit que le QG cherchait à raffermir son contrôle, mais je n’imaginais pas qu’il pourrait faire une telle sottise.

— Je constate que je suis incriminée moi aussi, lâcha Desjani d’une voix de nouveau d’un calme mortel. Ils cherchent à vider la chaîne de commandement de la flotte, amiral. »

Timbal montra l’unité de communication de sa main libre. « Chacun de ces officiers sera relevé de son commandement, au moins provisoirement ! Pendant que nous nous efforçons de réparer la flotte, de la remettre en état et de la réapprovisionner. Ça risque de se solder par un chaos absolu ! » Il fit mine de balancer l’unité de com loin de lui par pur dépit, puis se rappela qu’elle appartenait à Geary et la lui rendit. « Heureusement, vous êtes arrivé juste avant que cela ne se sache. Si ce message était parvenu plus tôt, ç’aurait été l’enfer. Vous êtes le seul à pouvoir interdire à la flotte de réagir exagérément. »

Mais, les yeux rivés sur ceux de Geary, Desjani avait de nouveau adopté son attitude de grand calme avant la tempête. « Vous pourriez bien vous tromper, amiral Timbal. Pas à propos de la réaction de la flotte, mais du moment où ce message était censé nous parvenir. Se pourrait-il que quelqu’un ait pris les devants ? Ce message n’était peut-être censé atteindre la flotte que lorsque l’amiral Geary serait en compagnie des représentants du gouvernement et, par le fait, incapable, en leur présence, d’en avoir connaissance à temps pour réagir ou interdire à la flotte de prendre des mesures excessives en en apprenant la teneur.

« Tel serait son propos ? s’enquit Geary, les dents serrées. Pousser la flotte à réagir de façon disproportionnée ? Ma première idée, c’était qu’il était dirigé contre moi, car la plupart de mes officiers pourraient être regardés comme me restant loyaux, mais…»

L’amiral Timbal s’accorda un instant pour se calmer puis secoua la tête. « Peut-être. Peut-être. Mais, vous hors d’état de communiquer, nous n’aurions pas pu aviser la flotte de vos agissements ni de votre condition. Si jamais quelqu’un en déduisait que vous aviez été appréhendé par le gouvernement…

— C’est trop gros, affirma Desjani. Vous avez raison, amiral Timbal. Ça pourrait sans doute facilement se produire, mais je ne peux pas croire que quelqu’un serait assez stupide pour chercher à le provoquer.

— Contrairement à “assez stupide pour le provoquer par inadvertance” ? » s’enquit Geary.

Timbal hocha vivement la tête. « Oui. Ça cadrerait avec les autres agissements du QG. “Nous sommes aux commandes !” Ils ont probablement eu des échos de l’attitude adoptée par la flotte vis-à-vis de leurs derniers oukases et ils en remettent une couche.

— Il ne s’agirait donc pas du gouvernement ? » Navarro ne lui avait jamais paru le genre d’homme, ou d’imbécile, susceptible d’inciter à une telle action, mais il fallait dire aussi que Geary n’était pas un politicien.

« Non. » Timbal fixa le poste de contrôle, au bout de la coursive, où les soldats feignaient tous de ne prêter aucune attention à ce petit groupe de galonnés visiblement agités. « Quel serait l’avantage pour le gouvernement ? Il s’inquiète d’une mutinerie, et c’est précisément ce qui pourrait la déclencher. Je n’ai pas une très haute opinion de l’intelligence des politiques, mais, même moi, je sais à quel point ils sont doués pour la survie et la préservation de leurs intérêts. Je vois mal ce qu’une telle incitation rapporterait au gouvernement. Et son représentant se trouve dans la salle de conférence, également injoignable, en train de vous attendre, de sorte qu’il ne saurait rien de cette affaire, lui non plus, avant la fin de la réunion. »

Les yeux de Desjani s’étrécirent. « Ce qui lui permettrait un démenti.

— Alors qu’il est à la tête de l’État ? Prétendre qu’il n’est au courant de rien ne l’avancerait absolument pas. Il n’en ferait que plus mauvaise figure. Du moins si la flotte n’éventrait pas avant la station pour le supprimer.

— Son statut de martyr l’aiderait peut-être à se faire réélire, suggéra froidement Desjani. Moi-même, je serais assez encline à voter pour un politicien mort.

— Les héros morts ne le restent pas toujours, affirma Timbal en inclinant la tête vers Geary.

— Alors, que faisons-nous ? » Desjani regarda Geary, imitée par Timbal.

Cela non plus n’avait pas changé. Il n’était affecté à aucun commandement pour l’heure, mais tout le monde se tournait encore vers lui pour lui demander conseil. « Nous sommes convenus que le fond de l’affaire, c’est que la flotte va péter un plomb. L’ordre vient du QG. Le seul moyen de l’annuler est de passer par-dessus la tête du QG et du gouvernement. Je dois assister malgré tout à cette réunion. C’est la meilleure méthode et probablement la seule façon de résoudre vite cette affaire.

— Le chambard a déjà dû commencer dans la flotte, amiral, lâcha Desjani.

— Je sais. » Il leva son unité de com et fronça les sourcils en apercevant l’icône indiquant qu’il ne captait pas. « Pourquoi ne puis-je plus envoyer un message ? J’ai reçu celui-là il y a une minute. » Timbal fit la grimace. « C’est la station. Elle abrite tant de coursives, de conduits et de compartiments qui se comportent comme des réflecteurs, des canaux et des pièges qu’ils font fluctuer le périmètre de la zone de sécurité. Impossible de dire jusqu’où il vous faudrait reculer pour obtenir une liaison.

— Nous n’en avons pas le temps. » Geary appuya sur « Enregistrer » et s’exprima avec la plus grande prudence. « À tous les vaisseaux du système de Varandal, ici l’amiral Geary. Je viens d’être informé de la communication concernant les charges pesant sur de nombreux officiers de la flotte. Je suis sur le point de régler cette affaire. Toutes les unités devront se maintenir sur l’orbite qui leur aura été assignée et s’abstenir de toute action illicite. En l’honneur de nos ancêtres. Geary. Terminé. »

Il tendit la com à Desjani. « À vous de circonscrire cet incendie, maintenant. Sortez de la zone de sécurité et transmettez ce message, puis empêchez-les de faire des sottises.

— Je ne suis pas une des vivantes étoiles, protesta-t-elle en prenant l’unité de com. Et même eux ne pourront pas s’interdire d’être stupides.

— Si vous leur annoncez à tous que je suis au courant et que je m’en occupe, ils vous croiront. Et vous écouteront. »

Elle le fixa droit dans les yeux. « À quel titre suis-je censée agir ? Selon ce message, je devrais renoncer sur-le-champ au commandement de l’Indomptable.

— Vous restez son commandant jusqu’à nouvel ordre de ma part. » Ce n’était pas correct. Pas réglementaire. Seul son grade supérieur lui permettait de donner cet ordre. Mais Black Jack Geary s’en sortirait. S’il ne faisait pas fi du règlement, le chaos qui les guettait prendrait très vite la forme d’une spirale destructrice. « Amiral Timbal, j’apprécierais que vous secondiez le capitaine Desjani. J’ignore quelle influence elle pourra avoir sur les militaires de ce système stellaire qui n’appartiennent pas à la flotte.

— Probablement davantage que vous ne le croyez, affirma Timbal. Tout le monde est informé de votre… relation. Mais nous ne serons pas trop de deux pour étouffer cette affaire. Si je déchiffre bien l’attitude de la flotte, elle se persuadera que ces accusations ne sont que la première salve et que votre arrestation suivra dans la foulée. De trop nombreux vaisseaux mourront d’envie de peler cette station comme un oignon jusqu’à ce qu’ils vous aient débusqué. Et quelqu’un d’autre finira certainement par riposter.

— Je devrais peut-être rentrer avec vous, marmonna Geary. Reporter cette réunion et…

— Le gouvernement en déduirait alors que vous êtes derrière ces soudaines réactions hostiles de la flotte ! Rien ne garantit qu’elle acceptera aussitôt vos messages et les regardera comme légitimes, consentis de votre plein gré et non altérés. »

Geary ne put que se tourner vers la seule personne qui ne lui avait jamais fait faux bond. « Tanya ? »

Desjani leva les deux mains. « D’accord. Je m’en charge, amiral. Je ne suis pas Black Jack Geary mais je ferai de mon mieux. » Encore un de ces leitmotivs, courants dans la flotte, qui faisaient tiquer Geary chaque fois qu’il les entendait ; mais, en l’occurrence, celui-là n’était que trop vrai. Elle recula d’un pas et salua.

Il lui rendit son salut, non sans songer à tout ce qui pouvait marcher de travers, à toutes les unités et vaisseaux de l’Alliance dans ce système stellaire qui risquaient brusquement d’entrer en éruption et de déclencher une guerre fratricide, et à tous ces gens qui trouveraient vraisemblablement la mort si cela se produisait. La vie de l’Alliance elle-même était en jeu, car elle pouvait fort bien partir en quenouille, sans doute en faisant moins de remous que les Mondes syndiqués, mais avec la même vitesse acquise apparemment imparable. « Bonne chance, Tanya.

— Ne vous bilez pas pour moi. Je suis un mauvais fer et un commandant coriace. À vous d’empêcher les politiciens et le QG de mettre l’univers à feu et à sang. Si quelqu’un en est capable, c’est vous.

— Merci. Vous ne me mettez pas la pression.

— À votre service. Et ne faites pas durer la réunion trop longtemps, ou il ne restera bientôt plus grand-chose de ce système stellaire. »

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