Quatre

Desjani resta coite plusieurs minutes après la fermeture de l’écoutille. « Ton adresse à la flotte signifie-t-elle officiellement que l’Indomptable reste ton vaisseau amiral ? » demanda-t-elle finalement en regardant droit devant elle plutôt que de fixer Geary.

Oups ! « J’imagine. Avant de participer à cette réunion, je ne savais même pas quel commandement on me confierait ni si l’Indomptable en ferait partie.

— Tu l’as annoncé à la flotte à ta sortie. Avant même de m’en faire part. »

Geary ne put s’empêcher de tiquer. « Tu m’as dit que je devais transmettre le plus tôt possible un message à la flotte. »

Elle lui jeta un regard en biais. « De quoi exactement l’Indomptable sera-t-il le vaisseau amiral ?

— De la Première Flotte.

— Impressionnant, à t’entendre.

— Ça l’est, lui affirma-t-il. La plupart des vaisseaux qui nous ont accompagnés jusque-là seront de la fête.

— Pourtant, quelque chose te turlupine sincèrement, fit-elle remarquer en se tournant vers lui. Où est le piège ? »

Geary activa les champs d’intimité autour de leurs sièges. Les pilotes n’étaient pas censés écouter, et ces champs n’auraient sans doute pas raison de systèmes d’espionnage sophistiqués, mais il n’allait strictement rien lui dire qu’il ne confierait pas bientôt à ses autres commandants. Il lui fit part de son affectation et lui expliqua leur mission pendant qu’elle poussait de temps à autre des grognements d’exaspération.

Lorsqu’il eut terminé, elle secoua la tête. « Je n’aurais jamais cru que même les politiciens de l’Alliance pourraient rassembler autant d’ordres contradictoires dans une seule instruction. Comment es-tu censé t’engouffrer sans déclencher des hostilités dans un territoire appartenant à une espèce qui a donné la preuve de ses mauvaises intentions ? Comment comptes-tu établir avec elle des communications tout en respectant sa conception de l’intimité ? Et comment pourras-tu te débrouiller pour conclure un accord avec ces extraterrestres sans compromettre nos propres décisions futures ?

— Ça me dépasse, avoua Geary. Crois-tu que les hommes d’équipage vont nous poser de gros problèmes ? On les envoie remplir une telle mission alors qu’ils s’attendaient à bon droit à une longue permission chez eux.

— Des problèmes ? lâcha Desjani, manifestement agacée. Le gouvernement est conscient que tu es le seul chef qu’ils accepteraient de suivre parce qu’ils se fient à toi pour les ramener chez eux. S’il nommait quelqu’un d’autre à leur tête, alors là, oui, il y aurait de gros problèmes. »

Geary ne s’en sentit que plus mal. « Ils vont me suivre dans ce bourbier parce qu’ils se fient à moi.

— Amiral. » Le ton de Desjani contraignit Geary à la regarder droit dans les yeux. « Vous allez devoir mener votre barque dans les rapides. Sans vous, la flotte serait en train de ravager Varandal.

— Sans moi, le problème n’aurait même pas été soulevé.

— Oh, veuillez me pardonner, amiral. Sans vous, la flotte aurait été anéantie voilà plusieurs mois dans le système central syndic, et les Syndics seraient en train de ravager Varandal et tous les systèmes de l’Alliance qui leur tomberaient sous la main.

— Pourquoi est-ce insuffisant ? demanda Geary. Pourquoi le sort de l’Alliance dépend-il encore de moi ?

— Je t’ai dit que les vivantes étoiles n’en avaient pas encore fini avec toi, répondit Desjani. Quant à savoir pourquoi, nous poserons la question à tes ancêtres, mais je sais au moins une chose. En l’occurrence, on a confié ces responsabilités à quelqu’un qui pouvait les endosser.

— Tanya. » Il se voila les yeux de la main. « Comment suis-je censé soutenir à la fois le gouvernement et la flotte quand chacune des parties s’imagine que l’autre est décidée à la détruire ? »

La main de Desjani se posa sur la sienne. « Tâche de les empêcher toutes les deux de faire une sottise, l’entendit-il déclarer d’une voix lugubre.

— C’est tout ? » Il sentit naître en lui un rire incrédule et il le libéra, en emplissant tout le compartiment l’espace d’un instant. « Comment peut-on empêcher les gens de faire une sottise ? Les hommes sont doués pour ça. C’est même un de nos plus grands talents et nous l’exerçons fréquemment. »

Elle ne répondit pas aussitôt. « Quand on cesse de pratiquer un talent, on finit par se rouiller, affirma-t-elle finalement. Nous le cultivons donc en faisant de fréquentes sottises. Imagine un instant que les hommes soient nuls en matière de stupidité. Nous mettrions des siècles à nous faire tout le mal que nous pouvons désormais nous infliger en quelques mois. »

Geary rouvrit les yeux, fixa son visage grave puis remarqua qu’un coin de sa bouche frémissait comme si elle s’efforçait de réprimer un sourire. « Depuis quand es-tu investie de ce sens tordu de l’humour, Tanya ?

— Ce n’est qu’une partie de mes efforts pour rester saine d’esprit. Et, puisqu’on parle de fous, pouvons-nous aborder le sujet des événements qui se sont déroulés pendant la quasi-révolution de tout à l’heure ? Un petit rappel ne te ferait pas de mal avant que tu t’adresses à tout le monde. »

Geary garda un instant sa main dans la sienne puis la relâcha. « Je vais peut-être devoir bien mener ma barque, mais c’est grâce à toi que je garde le cap. Tu as raison. Je n’ai pu entendre aucun des messages qui ont dû filtrer par les portes de derrière. J’ai vu une mise à jour, donc je connais certains des vaisseaux impliqués. Dont l’Illustre, bien entendu. »

Elle montra ses dents. « Badaya n’a pas cessé de semer la zizanie. C’était le plus intraitable de tous ; il persistait à dire que le gouvernement cherchait à se débarrasser de toi et de tous tes partisans dans la flotte, en me traitant quasiment de veuve. Si nous nous étions trouvés dans le même compartiment, je lui aurais volontiers vidé un barillet dessus.

— Ça l’aurait certainement fait taire, convint Geary.

— Ouais. Eh bien, ça aurait eu au moins cet avantage. »

Préférant laisser de côté pour l’instant le problème de Badaya, Geary parcourut mentalement la longue liste des vaisseaux présents à Varandal. « L’Intrépide ?

— Oui. » Desjani parut fugacement mal à l’aise puis haussa les épaules. « Tu avais besoin d’aide, a-t-elle insisté.

— Même après que tu as transmis mon ordre ?

— En effet. Jane Geary était assez agressive et tenait à affronter le gouvernement, et elle a entraîné plus d’un vaisseau dans son sillage, comme tu as pu t’en rendre compte. »

C’était absurde. « Elle ne faisait pas partie des officiers accusés ou relevés de leurs fonctions par ce message. L’Intrépide n’appartenait même pas à la flotte avant la bataille de Varandal. Et Jane s’est retrouvée à la tête d’un cuirassé plutôt que d’un croiseur de combat parce qu’on ne la jugeait pas assez énergique. Qu’est-ce qui a bien pu lui faire lâcher les manettes ?

— Je n’en sais franchement rien. Mais des gens ont remarqué qu’elle incitait tout le monde à faire ce à quoi je m’opposais. Sur les canaux privés, on a beaucoup chuchoté qu’elle ne me soutenait pas. Note que je ne l’ai pas pris personnellement, se donna-t-elle la peine d’ajouter. Mais, professionnellement, j’étais sérieusement déstabilisée. Je te suggère de t’entretenir avec elle.

— Je n’y manquerai pas. » Geary parcourut de nouveau ses souvenirs. « Un vaisseau ou un officier t’aurait-il soutenue ?

— Hmmm. » Elle réfléchit puis lui jeta un regard énigmatique. « Le Dragon.

— Le Dragon ? » Le capitaine de frégate Bradamont, un des officiers de Tulev. « En quoi est-ce surprenant ? Tous les croiseurs de combat de Tulev, dont le Dragon, sont restés en position.

— C’est vrai, convint Desjani. Mais, sur les canaux privés, Bradamont est sortie la première des rangs pour m’appuyer.

— En quoi est-ce un problème ? » Geary s’interrompit pour réfléchir. « C’est inhabituel, non ? » Ses souvenirs de Bradamont lui dépeignaient un officier qui se battait bien et avec agressivité mais qui, durant les conférences, se tenait toujours coi, dans l’ombre de Tulev. Il ne se rappelait pas avoir jamais vu cette femme prendre la parole ou attirer l’attention sur elle lors d’une réunion.

« C’est encore vrai. Bradamont fait profil bas depuis qu’elle a pris le commandement du Dragon, et pour une bonne raison.

— Une petite minute. » Quelque chose titillait sa mémoire. À propos des états de service de Bradamont. Quelque chose de très inhabituel. « C’était une prisonnière de guerre des Syndics.

— Très juste, amiral. Qui a été libérée lors de son transfèrement dans un autre camp. » Desjani lui lança un nouveau regard difficile à interpréter. « Son transport a été intercepté par une force d’intervention de l’Alliance. Ça n’arrivait pas très souvent. Pas plus, d’ailleurs, que les transfèrements de prisonniers d’un camp de travail syndic à un autre. »

Geary se rejeta en arrière pour dévisager Desjani. « Il y avait un bandeau d’avertissement dans ses états de service, mais rien de haute priorité, de sorte que je n’ai pas pris la peine de vérifier.

— Je n’en suis pas surprise. De la présence de ce bandeau. Bizarre comme j’ai du mal à le sortir.

— Quoi donc ?

— Bradamont est tombée amoureuse d’un officier syndic alors qu’elle était prisonnière. »

Il s’attendait à tout sauf à cela : qu’elle avait été une détenue difficile, encline à organiser la résistance parmi les autres prisonniers ; ou bien qu’elle avait détenu des renseignements confidentiels que les Syndics auraient cherché à lui extorquer ; voire qu’elle avait dans l’Alliance des relations familiales qu’ils auraient tenté d’exploiter. « Elle est tombée amoureuse. D’un Syndic ? Dans un camp de travail ?

— C’était une sorte d’officier de liaison avec le camp. » Desjani surprit l’expression de Geary. « Tu peux comprendre maintenant pourquoi elle s’est tenue tranquille. Affligée d’une telle tache dans son passé, il aurait été absurde d’attirer l’attention sur elle. »

La haine des Syndics était devenue de plus en plus virulente à mesure que la guerre s’éternisait, et ses répercussions corrosives sur l’honneur et le professionnalisme avaient choqué Geary quand il s’en était aperçu. Mais, même sans cela, une relation de cet ordre entre des officiers appartenant à des bords opposés restait difficilement compréhensible. « Comment s’est-elle retrouvée à la tête d’un croiseur de combat ? »

Desjani haussa les épaules. « Excellente question, amiral. Mais nul ne sait pourquoi. Ce qui reste une certitude absolue, c’est que la sécurité a dû la blanchir après l’avoir débriefée. Bon, bien sûr, tout le monde a sa petite théorie quant aux accointances qu’elle aurait pu entretenir ou sa mission secrète pendant sa détention. Tout ce que je tiens pour certain, c’est qu’après avoir été innocentée par la sécurité elle a été affectée à un poste d’officier responsable sur le Dragon et que, quand le capitaine Ming a été muté, on l’a promue à son commandement. Bloch était alors à la tête de la flotte et, à l’époque, je l’entendais souvent grommeler dans sa barbe et se plaindre que Bradamont ait été nommée par une autorité supérieure à la sienne, lui interdisant ainsi de récompenser un officier qui lui aurait été loyal.

— Elle m’a l’air d’un officier capable et d’une bonne combattante, mais…

— Oui, fit Desjani. Mais. Pendant un bon moment, je ne supportais même pas de la regarder. »

Geary dévisagea son épouse avec curiosité, non sans se rappeler que, peu de temps après leur rencontre, elle avait exprimé le regret de ne pouvoir anéantir entièrement des planètes syndics. « Que ressens-tu maintenant à son égard ?

— Elle… a fait son devoir. Elle s’est battue vaillamment. » Un regard noir. « Je respecte son comportement au combat. Juste avant que tu n’assumes le commandement de la flotte, dans la confusion qui a régné pendant l’embuscade syndic, Bradamont s’est lancée avec le Dragon dans une dangereuse passe de tir, attirant sur elle le feu de deux cuirassés syndics qui avaient pris l’Indomptable dans leur collimateur. Elle a sans doute sauvé mon vaisseau. »

Geary opina lentement. « Alors elle nous a probablement sauvé la vie à tous les deux.

— Ça m’a également traversé l’esprit, mais ça me paraissait moins essentiel que le fait qu’elle combattait aussi bien que Black Jack avec son vaisseau. » Desjani s’interrompit. « Un vieux dicton de la flotte.

— Je l’ai déjà entendu.

— Pardon. » Elle savait à quel point il appréciait peu ces on-dit et autres propos attribués au légendaire Black Jack, surtout lorsqu’il ne se rappelait pas lui-même en avoir prononcé la plupart. « Quoi qu’il en soit, c’est pour cette raison que, depuis, je me conduis toujours correctement avec Bradamont. Ça et… euh… une compréhension toute personnelle des tours que peut vous jouer le cœur, qu’on le veuille ou non. De toute évidence, Bradamont ne s’est jamais compromise dans ce camp de prisonniers, sinon la sécurité ne l’aurait pas réhabilitée, même si elle avait été une Geary. Pardon. Encore un de ces dictons. Mais c’est aussi pourquoi elle n’a pas cherché à attirer l’attention. Ce qui rend d’autant plus anormales ses récentes et très ostentatoires tentatives pour m’aider à garder la situation en main. Il y a eu un peu de changement, bien entendu. Il n’y a pas si longtemps, quelqu’un comme Kila ou Faresa lui serait tombé dessus si elle avait ouvert la bouche, mais la guerre est officiellement terminée et ils sont morts tous les deux. Puissent mes ancêtres et les vivantes étoiles me pardonner de n’éprouver aucun regret dans ces deux cas. »

Desjani marqua une nouvelle pause avant de sourire fugacement. « Jaylen Cresida me manque, mais Bradamont… elle m’a fait l’impression que Jaylen était revenue me porter secours.

— Très bel éloge.

— Je le pense sérieusement. » Elle le reluqua. « Mais tout le monde n’a pas vu d’un aussi bon œil son comportement respectable dans cette affaire. Comment comptes-tu expliquer à Badaya et à sa faction pourquoi tu quittes l’Alliance alors qu’ils s’attendaient à ce que tu en assures la direction ? »

Le coq-à-l’âne le déstabilisa un instant ; en outre, il n’avait pas la réponse à cette question. « Je suis ouvert à toutes les suggestions. »

Elle vérifia l’écran devant elle. « Vingt minutes avant d’atteindre l’Indomptable. Je préférerais passer ce temps à batifoler avec mon nouveau mari, car seules les vivantes étoiles savent quand nous en aurons de nouveau l’occasion, mais j’ai l’impression que nous allons plutôt devoir le consacrer à nous creuser les méninges.

— Je partage tes sentiments. » Geary activa son propre écran. « Voyons si nous pouvons trouver des idées là-dedans. Recherche… chef… non, dirigeant… combattant… hors… de ses frontières. » Une interminable succession de résultats le dévisagea effrontément. « Superbe. Comment trier dans ce fatras ? »

Desjani se pencha vers lui pour en désigner un. « Marc Aurèle ? Quel nom bizarre. Regarde la date de cette citation. Un empereur romain. Qu’est-ce qu’un empereur romain ?

— Qu’est-ce qu’était un empereur romain, rectifia Geary en fixant les dates. Ça fait très longtemps, sur la Vieille Terre. Quel rapport avec… Il régnait sur son empire mais il a passé sa vie à guerroyer à ses frontières.

— Il faut croire qu’on a déniché notre précédent.

— Espérons-le. » Geary poursuivit sa lecture. « C’était aussi une espèce de philosophe. “Si c’est injuste, ne le fais pas ; si c’est faux, ne le dis pas”, cita-t-il.

— Facile à proclamer, protesta Desjani. Pour agir justement, il faut faire très attention à ce qu’on dit. C’était peut-être plus simple à l’époque de l’empire romain. Tout se passait sur une seule planète. Une région de cette planète. Comment voudrais-tu que ç’ait été compliqué ?

— Ça dépend sans doute de la manière dont les gens ont changé depuis cette époque, si d’aventure ils ont changé. Cet Aurèle devait sans doute combattre sur ses frontières pour préserver la sécurité de sa nation, hasarda Geary. Tout en confiant à des subordonnés de confiance la gestion des affaires internes. On a notre réponse. Tout le monde s’accorde à dire que je suis le seul à pouvoir affronter ces extraterrestres, alors nous leur affirmerons à tous que je suis contraint d’aller m’en charger, pendant que mes hommes de confiance suivront mes instructions dans l’Alliance.

— Malin, approuva Desjani. Et l’identité de ces hommes devra rester secrète ?

— Naturellement. » Mais Geary s’était exprimé avec une telle aigreur qu’elle lui jeta un autre regard perçant.

« Amiral Geary, vous ne faites qu’abuser des gens qui, sans vous, agiraient de manière à créer un tas d’ennuis à tout le monde, y compris à eux-mêmes. Maintenant, rectifiez votre tenue.

— Elle me paraît très correcte.

— Vous êtes un amiral et vous vous devez de bien présenter. En outre, je ne tiens pas à vous voir sortir de cette navette en donnant l’impression que je vous ai sauté dessus.

— Oui, m’dame. »

Ces derniers mots lui valurent un autre regard de travers puis, levant les yeux au ciel d’exaspération, Tanya Desjani poussa un profond soupir.


À bord de l’Indomptable, alors que la navette reposait douillettement dans sa soute, il descendit la rampe pour poser le pied sur un des ponts du vaisseau, tandis que les souvenirs de tous les événements qui s’y étaient déroulés affluaient dans sa mémoire : les derniers mots qu’il avait adressés à un amiral Bloch défait et condamné, puis, bien plus tard, ses premières rencontres avec des hommes et des femmes de l’Alliance libérés des camps de travail syndics, et son départ précipité, voilà environ quatre semaines, alors qu’il cherchait à se soustraire à une nouvelle promotion et à de nouveaux ordres, tout en s’efforçant de rattraper Desjani.

Le bref délai qui s’était écoulé entre l’annonce de leur arrivée et leur débarquement ne semblait pas avoir bouleversé l’équipage. Un garde impeccable lui rendit les honneurs au pied de la rampe. Une proclamation retentit dans tout le vaisseau : « Amiral Geary à bord ! » Il leva un bras qui venait tout juste de se rétablir et rendit leur salut à ces garçons.

Desjani, qui arrivait juste derrière lui, reçut le même accueil, suivi de cette nouvelle annonce : « Indomptable à bord ! » Selon une ancienne tradition relative aux commandants de vaisseau, Desjani était désignée par le nom de son bâtiment en de telles circonstances.

Geary s’arrêta pour l’attendre, en parcourant du regard l’effectif complet des officiers du vaisseau alignés devant lui, tandis que, derrière, d’autres rangées de spatiaux et de fusiliers figuraient le reste de l’équipage. Ils avaient belle allure. Mieux que ça. Il se surprit à sourire à ce spectacle et, conscient que tout le monde observait ses réactions, continua d’afficher sa satisfaction.

Desjani fit halte à côté de lui, le visage impassible, puis adressa un signe de tête à son second. « L’équipage m’a l’air assez en forme.

— Merci, commandant.

— L’amiral et moi allons tenir une conférence stratégique d’urgence. Je procéderai à l’inspection du vaisseau dès qu’elle sera terminée.

— Oui, commandant. » Le second prit un objet rectangulaire large d’un demi-mètre et haut d’un quart des mains d’un autre officier et le lui présenta. « De la part des officiers et hommes d’équipage de l’Indomptable, avec nos compliments et nos félicitations pour l’amiral Geary et vous-même, commandant. »

Desjani fronça légèrement les sourcils en l’acceptant puis un coin de sa bouche se retroussa et elle tourna le cadeau pour le montrer à Geary. C’était une plaque de vrai bois incrustée d’une carte stellaire en métal scintillant représentant le périple de la flotte, sous le commandement de Geary, à travers l’espace des Mondes syndiqués et d’un système à l’autre, jusqu’à son arrivée à Varandal dans celui de l’Alliance. Une légende désignait chaque système par son nom. Sous la marqueterie, les noms de Geary et Desjani s’entrelaçaient, gravés dans le bois, reliés entre eux par des lignes formant un superbe nœud. Geary voyait des spatiaux s’exercer à faire de tels nœuds depuis qu’il était aspirant, et on lui avait appris qu’ils étaient extrêmement anciens et toujours aussi efficaces, s’agissant d’arrimer un objet, que lorsque l’on y recourait à bord des premiers navires commerciaux navigant sur les mers de la Terre. « Très joli, déclara-t-il. Merci.

— Oui, renchérit Desjani. Merci à tous, ajouta-t-elle d’une voix assez sonore pour porter sans efforts dans tout le hangar. Veuillez la faire livrer dans ma cabine, demanda-t-elle à son second en baissant le ton, avant de lui rendre soigneusement la plaque. L’amiral et moi allons tenir cette conférence sur-le-champ.

— Oui, commandant. Bienvenue à bord. »

Elle finit par sourire. « Il fait bon être de retour. Vous le savez certainement déjà, mais j’ai le plaisir de vous déclarer officiellement que l’Indomptable reste le vaisseau amiral de la flotte. Veuillez en informer l’équipage. »

Geary sortit avec elle du hangar pendant que les officiers et les matelots rompaient les rangs derrière eux et que s’élevait un brouhaha de conversations relatives à la dernière annonce de Desjani. Il expira longuement et lentement, content d’arpenter de nouveau des coursives familières. On ne pouvait guère s’égarer là où une unité de com vous guidait vers n’importe quelle destination, mais il n’en restait pas moins agréable de se diriger vers son but sans avoir besoin de se renseigner. « Vous comptez poser cette plaque dans votre cabine privée ? demanda-t-il.

— Oui, amiral. Elle ira sur une des cloisons de ma cabine. Elle y sera moins galvaudée.

— En ce cas, je ne la verrai jamais. Je croyais que nous étions convenus que je ne devais pas vous rendre visite par respect des convenances. »

Elle réfléchit, le front plissé. « Peut-être vous permettrai-je de me l’emprunter de temps en temps.

— Grand merci. »


La salle de conférence lui était certes familière, elle aussi, mais pas nécessairement rassurante. Trop de drames s’y étaient déroulés pour qu’on pût s’y sentir détendu. Geary prit place en soupirant et vérifia le logiciel de conférence tout en réfléchissant à ce qu’il allait dire. La flotte était pour l’heure déployée sur des orbites autour de Varandal, et ses vaisseaux les plus éloignés de l’Indomptable se trouvaient à presque dix minutes-lumière. « Ça va restreindre les questions et réponses en temps réel, avança-t-il.

— C’est bien ce que vous souhaitez, non ? » fit remarquer Desjani en vérifiant sur son écran.

Comme d’habitude, elle l’avait percé à jour. « J’ai le droit de rêver, non ? »

Les images virtuelles de commandants de vaisseau commencèrent de surgir de part et d’autre de la table, coupant court à toute conversation. Le meuble, tout comme d’ailleurs le compartiment lui-même, parut s’allonger pour permettre à leur nombre sans cesse croissant de s’y installer. On apercevait à présent des visages connus. La plupart d’entre eux, en tout cas, car, compte tenu des centaines d’officiers auxquels il avait affaire, Geary n’en connaissait bien que quelques-uns, tandis que certains lui restaient quasiment étrangers. Il se focalisa un instant sur le dernier commandant de l’Orion, l’image du capitaine de frégate Shen venant d’apparaître. Mince et de petite taille, il affichait une expression agacée qui semblait constante plutôt que liée à un événement précis. Geary résolut de consulter à brève échéance ses états de service.

Mais Desjani, elle, releva brusquement les yeux en constatant que Shen venait d’arriver, avant de lui sourire et de lui adresser un geste amical. Les yeux de l’homme se posèrent sur elle puis la moitié inférieure de son visage parut se fendiller comme un roc ébranlé par un séisme et il lui rendit brièvement son sourire avant de la saluer d’un hochement de tête et de recouvrer son expression irascible.

« Vous le connaissez ? demanda Geary à Desjani.

— Nous avons servi sur le même croiseur lourd, répondit-elle. C’est un excellent officier. L’apparence est parfois trompeuse, ajouta-t-elle comme si elle lisait dans son esprit.

— Toujours est-il que, s’agissant de cet homme, je vais devoir vous prendre au mot.

— L’Orion a suivi les ordres, fit-elle remarquer.

— Bien vu. » Si Shen parvenait à remettre l’Orion dans le droit chemin, il méritait bien de faire la tête qu’il voulait.

Un instant plus tard, l’apparition d’un autre commandant faisait ciller Geary. Celui-là semblait le jumeau de Shen, jusqu’à sa mine farouche apparemment figée. Sentant que Geary s’intéressait à lui, le logiciel de conférence en rapprocha l’image tandis qu’une légende l’identifiant s’affichait juste à côté de lui : Capitaine Shand Vente. Invulnérable.

« Qu’est-il advenu du capitaine Stiles ? » s’enquit Geary avec étonnement.

Desjani releva de nouveau la tête puis fixa Vente avec un visible dégoût. « Un homme plus ancien dans son grade et jouissant de plus hautes relations a dû tirer des ficelles et obtenir le commandement. N’oubliez pas que le commandement d’un croiseur de combat reste un marchepied indispensable dans la carrière d’un homme qui guigne les galons d’amiral, et, s’il était déjà difficile de les gagner en temps de guerre, la tâche risque de devenir parfaitement impossible maintenant que les amiraux ne vont plus mourir par poignées au combat. » Son regard se reporta sur Geary. « Sauf dans votre cas, bien entendu, puisqu’on n’arrête pas de vous bombarder amiral à tire-larigot.

— Quel veinard je fais », marmotta Geary. Il arrivait encore, de temps à autre, qu’un événement précis lui rappelât combien cette guerre longue d’un siècle contre les Syndics avait faussé la flotte. Point tant d’ailleurs que les méandres de la politique eussent été étrangers aux galonnés cent ans plus tôt, mais ses ressorts y étaient soigneusement dissimulés, et ce maquignonnage ne s’étalait jamais de façon aussi complaisante : relever un officier de son commandement au bout de quelques mois pour en promouvoir un autre, cela ne se faisait pas à l’époque. « Shen et Vente sont-ils apparentés ?

— Pourquoi… ? » Desjani dévisagea Vente et y regarda à deux fois. « Pas que je sache. »

Avisé par le logiciel de conférence que Geary le fixait, Vente se tourna vers le bout de la tablée. Contrairement à celui de Shen, son masque maussade ne s’effaça pas ; il hésita un instant puis hocha sèchement la tête avant de se remettre à scruter la table devant lui comme si quelque chose de très contrariant y reposait.

Prenant en pitié l’équipage de l’Invulnérable mais ne sachant pas trop s’il pouvait faire quelque chose à propos de Vente dans le temps qui lui était imparti, Geary puisa un certain réconfort dans l’arrivée de Tulev. Peu après, les autres commandants de sa division, dont le capitaine de frégate Bradamont, apparaissaient à leur tour. Celle-ci s’assit tranquillement, sans regarder personne, exactement comme Geary l’avait vue faire à l’occasion des quelques autres conférences où il avait remarqué sa présence. S’il n’avait pas eu tant d’autres préoccupations, sans doute se serait-il demandé pourquoi quelqu’un d’aussi énergique au combat pouvait se montrer si réservé durant les conférences. Mais il fallait dire aussi que, compte tenu des problèmes qu’il avait connus pendant cette période avec des officiers comme le capitaine Numos, qui se montraient plus entreprenants lors des réunions que pendant la bataille, il s’en serait sans doute félicité s’il l’avait réellement remarqué.

Cette pensée l’avait assez distrait pour qu’il procède à une brève recherche sur le statut actuel de Numos. Toujours en attente de la cour martiale. Les roues de la justice ne tournent parfois que très lentement. Cela dit, elles n’en trouvaient pas moins le temps de pondre de stupides accusations contre une centaine d’officiers de la flotte au lieu de s’occuper de Numos.

Les images des commandants continuaient d’affluer et la salle de sembler s’agrandir pour les contenir toutes. Capitaines de vaisseau, de frégate et de corvette responsables de croiseurs de combat, cuirassés, croiseurs lourds et légers, auxiliaires de la flotte et destroyers. Le capitaine Duellos s’adossait nonchalamment à son siège, comme si la flotte n’avait pas été sur le point de se mutiner un peu plus tôt. Le capitaine Tulev restait flegmatique, sans guère laisser transparaître ses émotions, mais il souhaita la bienvenue à Geary d’un hochement de tête. Le capitaine Badaya regardait autour de lui d’un œil suspicieux, s’attendant toujours, visiblement, à voir des agents du gouvernement surgir des cloisons pour arrêter des officiers. Le capitaine Jane Geary, très calme, ne montrait par aucun signe qu’elle avait activement prôné la subversion peu de temps auparavant. Le capitaine Armus ne trahissait aucun embarras lui non plus, bien qu’il n’eût aucune raison de le faire, et semblait, comme d’habitude, aussi massif que le croiseur de combat qu’il commandait. Jusque-là, Geary n’avait pas vraiment apprécié dans sa pleine mesure à quel point cette lourdeur empesée pouvait apporter de la sérénité et une rassurante solidité quand tant d’autres de ses collègues se démenaient en tous sens, affolés.

Le dernier officier apparut et Geary se leva. Les images qui lui faisaient face réagirent de façon disparate ; presque en temps réel pour celles qui venaient de vaisseaux situés dans un rayon de quelques secondes-lumière, tandis que d’autres, franchissant une distance de plusieurs minutes-lumière, ne répondraient sans doute à ce signal que lorsqu’il aurait fini de parler. « Permettez-moi avant tout de vous exposer la situation. J’ai été désigné pour commander la toute nouvelle Première Flotte. Tous les vaisseaux ici présents y seront affectés, de sorte que, depuis environ une demi-heure, je suis de nouveau, officiellement, votre commandant en chef. »

Badaya se départit de son regard soupçonneux, qui fit place à une assurance pleine de morgue. D’autres réagirent avec un soulagement manifeste ou par des sourires enjoués, mais les temps de retard dans ces réactions permirent à Geary de constater que certains le prenaient avec stoïcisme, voire inquiétude.

« Comme vous l’aurez sans nul doute deviné, la Première Flotte a été créée pour remplir un objectif précis. Nous devons circonscrire certaines menaces envers l’Alliance avant qu’elles ne l’atteignent. Cette responsabilité nous a été dévolue pour cette première mission. C’est une tâche exigeante, mais je reste persuadé que cette flotte saura en venir à bout. » Geary tapota quelques touches pour afficher sur un écran l’image d’un secteur de l’espace très éloigné mais désormais familier. « Vous reconnaissez tous ce territoire. C’est la zone de la frontière syndic qui fait face aux extraterrestres que nous avons combattus. L’Alliance aimerait en savoir davantage sur eux. Bien plus long. Et, en particulier, l’importance de la menace qu’ils pourraient représenter pour elle. Nous allons donc y retourner et, cette fois, nous pénétrerons dans leur espace et nous obtiendrons des réponses. »

Les sourires s’effaçaient, remplacés par la surprise et quelque inquiétude. « Jusqu’à quel point pourraient-ils nous menacer ? demanda le capitaine Armus, dont le large visage affichait à présent son sempiternel entêtement mêlé d’un léger défi. Nous les avons battus.

— Nous les avons surpris, rectifia Desjani. Mais ils ont fait preuve d’impressionnantes capacités en matière de manœuvres. Nous voulons nous assurer que nous continuerons à les surprendre et qu’eux-mêmes ne nous réservent aucune mauvaise surprise. »

Geary opina. « N’oubliez pas les portails de l’hypernet. Les extraterrestres ont réussi à nous abuser si adroitement dans cette affaire qu’ils ont failli provoquer l’élimination du genre humain. »

Le capitaine de frégate Neeson s’était illuminé en entendant les dernières paroles de Desjani. « Si nous pouvions découvrir le fonctionnement de leur technologie en matière de manœuvres, ça nous donnerait un énorme avantage sur les Syndics si jamais ces derniers remettaient le couvert. »

Le capitaine Shen balaya la tablée du regard. « Je sais que la flotte a détruit de nombreux vaisseaux extraterrestres lors de l’engagement de Midway. À quelle vitesse pourraient-ils se remettre d’un tel coup ?

— Nous n’en avons aucune idée, répondit Geary. Nous ne savons rien de leur puissance, du nombre des systèmes qu’ils occupent, de la population qu’ils peuvent mobiliser. Nous ne disposons d’aucune information vitale permettant d’évaluer la menace qu’ils représentent.

— Mais nous allons les combattre ?

— Notre objectif est d’établir le contact et de nous renseigner sur eux. Nous ne nous battrons que si c’est nécessaire. » Il vit leurs réactions à cette dernière déclaration se produire avec différents temps de retard, en même temps parfois, étrangement, que celles qu’avaient suscitées ses premiers propos. « Il reste vrai que les extraterrestres n’ont paru porter aucun intérêt à des négociations la dernière fois que nous les avons rencontrés, mais nous les avons refoulés dans leur propre territoire en combattant. Ils réagiront peut-être autrement cette fois, ne serait-ce que par respect de notre capacité à leur infliger des dommages. »

Le capitaine Parr, commandant du croiseur de combat l’Admirable, qui avait eu jusque-là la bonne grâce d’afficher une mine un tantinet penaude suite à son implication dans les manœuvres dirigées contre la station d’Ambaru, se fendit d’un sourire. « Ils nous savent désormais moins faciles à duper et à vaincre que les Syndics. »

Une observation du capitaine Casia du Conquérant, relative à une déclaration antérieure, finit par leur parvenir. « Vous avez certainement entendu dire que la plupart des chantiers spatiaux ont été mis en sommeil. Mais quelques nouvelles coques seront pourtant achevées. Elles ne formeront qu’une bien plus petite flotte consacrée à la défense de l’espace de l’Alliance.

— Quand partons-nous ? demanda le capitaine Vitali du croiseur de combat Risque-Tout.

— Je dois d’abord procéder à une évaluation de l’état de nos vaisseaux, du travail qu’il reste à faire, des effectifs qui ont eu le bonheur de rentrer chez eux et du nombre de ceux qui ont encore besoin d’en profiter, répondit Geary. Mais je compte consacrer au moins un mois à ces préparatifs. Nos spatiaux l’ont bien mérité.

— Ils ont bien mérité aussi une permission dans leur foyer », grommela le commandant de l’Écume de Guerre.

C’était la stricte vérité mais, alors même que Geary cherchait encore une réponse adéquate, le capitaine Parr reprit la parole en désignant l’écran d’un geste. « Qu’en est-il des humains dont les Syndics affirment qu’ils se sont perdus dans l’espace des extraterrestres ? À bord de vaisseaux ou à la surface de certaines planètes ? Allons-nous tenter de découvrir ce qu’ils sont devenus ? Apprendre comment ils ont traité leurs prisonniers humains pourrait nous en enseigner très long sur leur compte.

— Certains de ces prisonniers sont encore en vie, annonça Badaya en surprenant tout le monde par son assurance. Je viens à l’instant de parvenir à cette conclusion, ajouta-t-il, alors que tous les regards se tournaient vers lui. Durant la… confusion qui a régné un peu plus tôt dans la journée, je réfléchissais à la facilité avec laquelle on pouvait nous berner. Non seulement parce que nous sommes humains, mais aussi parce que ceux qui cherchent à nous tromper le sont sûrement aussi. Nous connaissons nos points faibles, la façon dont nos cerveaux fonctionnent, tout ce sur quoi nous fermons les yeux, et les moyens les plus efficaces d’abuser nos semblables. »

Duellos lui jeta à contrecœur un regard empreint de respect. « Mais ces extraterrestres nous ont dupés de plus d’une façon, et ils ont mené les Syndics en bateau pendant un siècle. Ce qui implique qu’ils disposent d’une connaissance du mode de fonctionnement de l’esprit humain particulièrement opérationnelle.

— Oui ! Nous pourrons lire tout ce que nous voulons sur d’autres espèces, chats, chiens, bétail ou poissons, mais nous n’aurons aucune chance de les comprendre sans les avoir étudiés in vivo. »

Geary dut réprimer un frisson à l’idée d’humains gardés en captivité aux fins d’études et, au vu des réactions de ses commandants, il se rendit compte qu’il n’était pas le seul dans ce cas. « Quand nous avons lu l’ultimatum envoyé par les extraterrestres aux Syndics, il nous a semblé écrit par des hommes. Et même des avocats humains, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Duellos.

— Certes, convint celui-ci. C’est sa formulation qui a éveillé nos soupçons. Cela dit, si jamais les extraterrestres détenaient des avocats humains, je leur conseillerais personnellement de les garder en prison. Nous en avons déjà beaucoup trop.

— Ils feraient tout un tas de dégâts chez les extraterrestres, admit Desjani. Mieux vaut les savoir là-bas qu’ici.

— Même les avocats méritent un sort moins atroce, suggéra le capitaine de frégate Landis, commandant du Vaillant, l’air de s’excuser. Mon frère est avocat, précisa-t-il.

— Nous compatissons à votre malheur, déclara Duellos.

— Mais il me semble que cette question soulève un point important, affirma sombrement Tulev. Nous parlons de Syndics. Quels risques sommes-nous prêts à courir pour nous porter à leur secours ? Cela dépendra-t-il de leur condition ? se demanda-t-il. Seront-ils réduits en esclavage ? Ou à l’état de rats de laboratoire ? »

Jane Geary sortit de son apathie pour secouer la tête. « Peut-être sont-ils mieux traités que ça. Emprisonnés, d’accord, mais dans un environnement… euh… naturel. Une ville ou quelque chose de ce genre. Parce que, si les extraterrestres cherchent à étudier nos réactions, ils tiendront à voir des humains se comporter entre eux normalement. Pas dans des cellules ou des labos.

— Peut-être ont-ils traité ainsi certains de leurs captifs, concéda plus ou moins Tulev. Mais le nombre des Syndics portés disparus dans le territoire qu’ils occupent dépasse largement celui dont ils auraient besoin pour ces recherches, à moins qu’ils n’y aient consacré une planète entière.

— En ce cas nous pourrions trouver cette planète, lâcha-t-elle.

— Oui. Le problème reste le même. Je préconiserais volontiers qu’on retrouve ces humains pour les libérer, si du moins il en reste quelques-uns en vie. Même s’ils sont des Syndics ou des descendants de Syndics. »

Venant de Tulev, ces paroles signifiaient beaucoup. Un bombardement syndic, pendant la guerre, avait rendu sa planète natale invivable, et tous ses parents étaient morts.

« Même des Syndics ne méritent pas un tel sort, convint Armus. Et que les extraterrestres détiennent aussi des citoyens de l’Alliance n’est pas exclu. Leurs vaisseaux auraient pu pénétrer très profondément dans l’espace de l’Alliance sans se faire repérer, grâce à ces vers quantiques.

— C’est une éventualité parfaitement envisageable, reconnut Badaya. Qui pourrait se fier à sa seule vue quand les senseurs affirment n’avoir rien décelé ? Et, si quelqu’un se fiait à ses yeux, qui le croirait ? Aucune trace dans les systèmes ne confirmerait ses allégations.

— De quoi disposerons-nous pour monter une telle opération de débarquement ? s’enquit le commandant du Revanche. Le contingent de fusiliers de la flotte peut se trouver facilement débordé lors de ces interventions.

— Le général Carabali sera avec nous, répondit Geary. Ainsi qu’un contingent renforcé de fusiliers. Des transports d’assaut seront ajoutés à la flotte, tant pour les convoyer, eux, que les prisonniers que nous pourrions libérer en territoire syndic ou extraterrestre. »

Armus fit la grimace. « Ça fait beaucoup de fusiliers. Que les vivantes étoiles nous aident si on leur lâche la bride sur le cou. Ils déclenchent toujours un enfer à la surface d’une planète.

— Carabali n’est pas un allié détestable, lâcha Duellos. Pour un fusilier, je veux dire.

— Non. Elle n’est pas trop pénible, en effet. » Armus se tourna vers Geary. « Que sommes-nous exactement censés faire en pénétrant dans l’espace extraterrestre ? » À l’instar du vaisseau qu’il commandait, Armus n’était pas très rapide, mais il avait tendance à charger droit au but comme un taureau.

« Nous avons quatre tâches de base », expliqua Geary. Les ordres écrits du Grand Conseil qu’il avait téléchargés les avaient clairement énoncées, en même temps que des conseils de prudence assez contradictoires. « Nous devons établir la communication avec les extraterrestres. » Il ne put s’empêcher de lancer un regard vers Desjani. « Par des méthodes excluant l’usage des armes, je veux dire.

— Nos lances de l’enfer les ont laissés pantois, fit remarquer Desjani.

— Foutrement vrai ! renchérit Badaya.

— Je vous l’accorde, convint Geary. Mais nous devons trouver d’autres moyens de converser. Notre deuxième tâche sera d’évaluer leur force. Si nous arrivons à négocier avec eux, nous n’aurons peut-être pas à obtenir cette information à la dure. »

Duellos se radossa en soupirant. « Il serait bon de savoir combien il leur reste de vaisseaux de guerre. Nous sommes aussi censés déterminer quel armement ils détiennent, j’imagine. »

Geary hocha la tête. « De préférence en évitant qu’ils ne l’emploient contre nous. »

Au tour de Tulev de faire la moue. « Pour une fois au moins, le gouvernement ne cherche pas à lésiner ni à se montrer mesquin. Il nous octroie pour cette mission la majeure partie des vaisseaux offensifs qui restent à l’Alliance. »

Badaya se renfrogna. « Que devrons-nous encore accomplir, amiral ? »

Geary montra l’écran d’un geste. « Nous devrons nous faire une idée de la dimension du territoire qu’ils occupent. Ce qui signifie qu’il nous faudra nous enfoncer profondément dans leur espace, d’où la présence dans la flotte d’auxiliaires supplémentaires. J’entends fixer le plus vite possible les limites de l’espace extraterrestre. »

Les yeux de Neeson étaient rivés sur l’écran. « Je me demande ce qui peut bien se trouver au-delà de leur frontière extérieure. D’autres espèces intelligentes non humaines ?

— C’est ce que nous devrons apprendre.

— Des alliés potentiels ? murmura Badaya.

— Peut-être, convint Geary.

— Ou d’autres nids de frelons à tisonner, fit aigrement observer Armus. Vous avez évoqué quatre tâches, amiral. Je n’en ai dénombré que trois jusque-là.

— Nous avons d’ores et déjà abordé la quatrième. » Geary marqua une pause pour s’assurer que son prochain argument porterait. « Nous savons que des vaisseaux humains ont disparu dans l’espace occupé par les extraterrestres. Nous savons aussi que les Syndics n’ont pas pu évacuer totalement certains systèmes stellaires auxquels ils ont dû renoncer sous la pression. Nous sommes donc sans nouvelles de nombre de nos semblables. » Tous les regards étaient braqués sur lui et, avant même qu’il n’en dît plus, le masque fermé de la détermination s’affichait sur beaucoup de visages. « Nous allons donc chercher toutes traces d’une présence humaine, de prisonniers ou de compatriotes ayant besoin de secours. »

S’ensuivit un long silence. Puis Shen fit la grimace. « Même s’il s’agit de Syndics ?

— Auquel cas leur appartenance à l’humanité prendrait la préséance sur toute alliance politique qu’ils auraient conclue », déclara Tulev.

Shen hocha la tête. « Si vous le dites, je n’en disconviens pas.

— Le pragmatisme l’exige, même si notre devoir envers les vivantes étoiles et l’honneur de nos ancêtres s’y refuse, affirma Duellos. On ne peut pas laisser ces êtres, quels qu’ils soient, s’imaginer qu’on peut traiter des humains de cette façon.

— Sauf quand on est aussi humain, grommela Armus.

— Eh bien… oui. Nous seuls avons le droit de maltraiter d’autres représentants de notre espèce. C’est sans doute un singulier impératif moral, mais je ne vois pas mieux. »

Le capitaine Landis, commandant du Vaillant, prit la parole : « Amiral, je n’étais pas moins satisfait qu’un autre d’apprendre par votre bouche que le message du QG concernant la cour martiale avait été annulé. Mais ce qui m’a stupéfié, c’est qu’on ait pu l’envoyer. » Il jeta un regard vers la place où Badaya était assis, et celui-ci lui répondit d’un hochement de tête. Geary n’avait jamais eu jusque-là la certitude que Landis appartenait à la faction de Badaya, mais c’était désormais chose faite. Pourtant le Vaillant avait obéi aux ordres un peu plus tôt.

Il décida que la meilleure façon de dissiper la tension était encore de formuler sa réponse en termes flous. « Croyez-moi, déclara-t-il en forçant sur le sarcasme, vous n’avez pas été le seul que ça a sidéré. » On réagit avec plus ou moins de retard autour de la table. « Des ordres sont donnés, mais il s’écoule parfois un bon moment avant que les gens y répondent. » Cette déclaration à double tranchant devrait laisser sur la défensive ceux qui avaient réagi de façon disproportionnée. « Et, parfois, il nous faut composer avec les agissements aberrants de certains de ceux qui devraient se montrer plus avisés. Je peux vous garantir, à vous comme au reste du monde, que tous se sont ravisés. » Il lui fallait en promettre le moins possible, car nul n’aurait su dire quelle autre idée de génie pourrait encore venir au QG dans un moment de stupidité crasse.

« Le problème est réglé, affirma Tulev. L’amiral Geary nous l’a promis.

— Une leçon à retenir », reconnut Badaya en jetant un regard à Landis, qui opina.

Geary attendit deux minutes que d’autres commentaires s’élèvent puis vit se dresser le commandant du croiseur lourd Tetsusen : « Amiral, il me semble que nous allons passer un bon moment loin de chez nous dans un avenir proche. Je serai le premier à reconnaître que je ne sais pas ce que nous réserve la paix et qu’il n’est pas mauvais, après toutes les incertitudes qui ont plané sur notre démobilisation rapide et l’éventualité qu’il nous faudrait orbiter indéfiniment autour de Varandal ou je ne sais quoi d’autre, que nous ayons une idée précise de qui nous attend. Mais nous avons tous un foyer et une famille, amiral. Les verrons-nous aussi peu en temps de paix qu’en temps de guerre ? »

Tenant à apaiser de son mieux toutes ces réelles inquiétudes, Geary répondit promptement. « Capitaine, je compte maintenir aussi longtemps que possible la flotte dans l’espace de l’Alliance, eu égard à la menace extérieure que nous risquons d’affronter. Elle restera ici encore un mois avant de partir pour sa première mission, car vous avez tous mérité ce répit. À mon sens, elle doit se trouver en position de réagir à toutes les menaces extérieures au lieu d’être clouée sur place pour les repousser, et ça signifie qu’elle doit autant que possible rester chez elle. »

Ça lui semblait la chose à dire, et sans doute était-ce le cas car tous les officiers exprimèrent leur assentiment d’un hochement de tête, bien que Badaya parût sur le point de poser une autre question.

Geary parcourut lentement du regard la table virtuelle sur toute sa longueur, en s’efforçant d’établir un contact visuel direct avec chacun de ses officiers. « Je suis honoré d’avoir de nouveau l’occasion de vous commander. Soyez les bienvenus dans la Première Flotte. Pour l’instant, tenez-vous-en aux tâches qui vous ont été préalablement assignées. Je vais vérifier l’état des vaisseaux et prendre toutes les mesures nécessaires afin que nous soyons prêts à partir dans le délai d’un mois. »

Tous se levèrent, l’unanimité de ce mouvement d’ensemble seulement compromise par les retards imposés par la distance de certains vaisseaux. Quelques commandants ne sortiraient de table que dans une dizaine de minutes. Mais tous saluaient l’un après l’autre avant de disparaître.

La plupart des images s’effacèrent aussi vite qu’elles étaient apparues, mais une poignée d’officiers restèrent sur place. En les examinant, Geary s’aperçut que ces commandants appartenaient tous à la République de Callas ou à la Fédération du Rift.

Le capitaine Hiyen, du croiseur de combat Représailles, le salua cérémonieusement. « Amiral, bien que nous soyons pour l’instant assignés aux forces de l’Alliance et que nous acceptions en conséquence sans réserve notre affectation dans la Première Flotte, nous nous attendons à ce qu’on nous rappelle chez nous dans un avenir proche. En tant qu’officier supérieur des deux contingents de la République de Callas et de la Fédération du Rift, j’aimerais vous déclarer officiellement que nous apprécions l’honneur qui nous a été fait de servir sous vos ordres. Nous sommes conscients de devoir en grande partie la victoire et notre survie à votre direction. »

Les autres officiers saluèrent avec autant de panache que Hiyen, et Geary leur retourna le geste avec un petit sourire qu’il ne put réprimer. « C’est moi qui suis honoré d’avoir combattu en compagnie de vaisseaux et d’équipages comme les vôtres. Je serai toujours reconnaissant à la République et à la Fédération de leur contribution à cette victoire pour laquelle nous avons tous servi. » La perspective de perdre ces vaisseaux l’attristait sans doute mais, compte tenu de la politique qui régnait sur leurs planètes respectives, il aurait difficilement pu s’attendre à ce que la masse des bâtiments qui formaient leurs flottes reste sous le contrôle de l’Alliance. Les officiers alliés disparurent à leur tour, laissant Geary avec les seules images virtuelles de Badaya et Duellos, et la présence bien réelle de Tanya.

Badaya se rejeta en arrière, les sourcils froncés. « Pendant que vous parliez, durant cette réunion, j’ai entendu beaucoup de soucis s’exprimer sur les canaux officieux. Maintenant que vous avez donné la version officielle en pâture au public, amiral, de nombreux officiers de la flotte ont de très sérieuses questions à vous poser, qui exigent toutes des réponses. »

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