6.
Ils sont bloqués devant la porte blindée en chêne massif de l’appartement de Gabriel. Problème : il n’a pas la clef. Même s’il porte des vêtements – il en a la preuve en regardant son torse et ses jambes –, il n’a pas de vraies poches, donc pas de trousseau, pas de carte d’identité, pas de porte-monnaie ni de smartphone. En fait, il n’a aucun objet sur lui.
– L’idéal serait que vous ayez une clef cachée sous le paillasson, lance Lucy. Est-ce le cas ?
– Non, désolé. Jusqu’à maintenant je n’avais jamais songé que je pourrais en avoir besoin le jour où je serais mort.
– Il faudra vous en souvenir pour vos prochaines vies. Une clef de secours cachée quelque part peut toujours se révéler utile dans des circonstances exceptionnelles. Vous avez un plan B ?
– Il va falloir attendre la femme de ménage. Vu l’heure, Maria-Concepción ne devrait plus trop tarder. Sinon, on peut aussi appeler les pompiers pour qu’ils défoncent la porte.
– C’est une idée… Mais vous, vous pouvez la traverser tout de suite puisque vous êtes un pur esprit immatériel.
Gabriel Wells s’aperçoit qu’il n’a pas encore acquis ce réflexe et qu’il est arrêté psychologiquement par les portes. Prenant son courage à deux mains, il franchit l’obstacle en fermant les yeux, comme s’il avait peur que ses pupilles entrent en contact avec les fibres de bois de la porte et la plaque d’acier du blindage.
Il goûte à ce nouveau plaisir d’être devenu un passe-muraille, et comprend qu’on ne peut rien dissimuler à un esprit qui traverse la matière.
Une fois à l’intérieur de son appartement, il se précipite vers sa chambre.
Son corps gît sur le lit. Il est allongé sur le ventre, la tête penchée du côté droit, les yeux grands ouverts et la langue pendante.
– C’est donc à ça que je ressemble…, songe l’écrivain en se voyant pour la première fois de l’extérieur.
Il s’examine sous des angles inaccessibles même avec un miroir, observe sa nuque et le sommet de son crâne.
Une pensée lui vient.
En fait, on ne prend véritablement conscience de son corps que lorsqu’on ressent une douleur ou qu’on éprouve un plaisir physique. Quand on a un ongle incarné, on se rappelle que nos ongles poussent ; quand on a une gastro-entérite, on se rappelle qu’on a des intestins ; mais lorsqu’il ne se passe rien de spécial, on ne fait pas attention à tout ça. Pourtant, c’est tellement extraordinaire d’avoir un corps. Et là, de le voir ainsi dans sa globalité, je m’aperçois de la chance que j’avais d’avoir cette enveloppe pour mon esprit.
Gabriel approche son doigt de la pupille de ses yeux et la traverse. Il touche sa bouche, franchit la barrière des dents et de la langue. Il plonge la main dans son crâne, puis la retire d’un coup de son cerveau sans que cela produise aucun bruit.
Il place son visage ectoplasmique en face de son visage de chair, voit ses cils, sa cornée un peu asséchée. Il regarde ses pores, ses narines immobiles, il essaie de se palper, en vain. Il traverse partout sa propre peau et se dit qu’il faut maintenant que des vivants s’en occupent.
Il va retrouver la jeune médium qui l’attend sur le palier.
– J’ai les yeux ouverts et on dirait que je ne respire plus.
– Cela ne veut rien dire. J’ai pour ma part tenté d’appeler les pompiers, mais toutes les lignes sont occupées et je tombe en permanence sur un message automatique. Je pense que vous n’êtes pas le seul à avoir choisi de mourir aujourd’hui. Il y a soit un attentat, soit un incendie particulièrement virulent, soit une malencontreuse série de chats bloqués dans des arbres.
Ils attendent donc la femme de ménage. Mais lorsque Maria-Concepción arrive enfin, suspicieuse, celle-ci refuse de laisser entrer l’inconnue.
Gabriel Wells vient à la rescousse :
– Dites-lui que vous êtes une de mes amies et que vous avez oublié votre téléphone portable chez moi hier soir. C’est déjà arrivé dans le passé…
Lucy s’exécute et la femme de ménage, surmontant sa méfiance, obtempère et s’attaque aux trois grosses serrures de la porte blindée avant de filer dans la cuisine.
Avisant un impressionnant système d’alarme, la médium se dit que le maître des lieux est un peu paranoïaque. Elle découvre un vaste appartement haussmannien typique des arrondissements chics. Dans le salon sont suspendus des portraits en noir et blanc d’actrices hollywoodiennes, Liz Taylor, Greta Garbo, Audrey Hepburn, mais surtout, de taille plus imposante, plusieurs photos de l’actrice Hedy Lamarr habillée en costume de princesse.
– C’est votre idole ? demande-t-elle.
– Hedy Lamarr est la plus belle femme du monde et de tous les temps, se contente de répondre catégoriquement Gabriel Wells.
– C’est peut-être présomptueux, mais j’ai l’impression qu’elle me ressemble.
– Si je puis me permettre, j’ai autre chose à faire que de jouer au jeu des ressemblances. Faisons vite, je suis par là. Suivez-moi.
Piquée par la curiosité, la médium ne peut s’empêcher de regarder partout autour d’elle ; elle aperçoit une bibliothèque remplie de plusieurs centaines de livres affublés d’étiquettes écrites à la main : cela va des essais historiques aux livres de cuisine, de la mythologie aux textes de spiritualité, de la poésie classique aux romans contemporains, des livres d’humour aux ouvrages de science-fiction, en passant par des recueils de nouvelles fantastiques, des pièces du théâtre classique, des recueils d’énigmes mathématiques, ainsi que des livres de photographie et de magie.
Gabriel se dépêche et la guide par la voix jusqu’à sa chambre.
– Par là ! Vite !
Dans le couloir, Lucy aperçoit des photos d’actrices françaises contemporaines, dont certaines sont dédicacées ou paraphées : « Souvenir d’un week-end enchanteur avec toi, Gaby » ; « Écris-moi un scénario et je te montrerai ce que je sais faire » ; « Fais de moi une star », « À Gaby pour la vie », tous ces textes entourés de petits cœurs ou de smileys tracés au feutre.
– Vous connaissez du beau monde, dites donc !
Plus loin sont entreposées de grandes boîtes en verre contenant des armes – revolvers, couteaux et cordes – accompagnées d’articles de journaux rappelant sur quelles scènes de crime elles ont été récupérées.
– Ce sont les vraies pièces à conviction des procès ? Vous les collectionnez ?
Au lieu de répondre, Gabriel lui répète de le suivre. Se retrouvant face à la porte de ce qu’elle devine être la chambre, elle actionne la poignée et entre. Le corps est là, gisant au milieu des plis de la couette.
La femme de ménage, qui l’a rejointe, découvre le corps sans vie de son patron, les yeux ouverts, la bouche béante. Ses jambes se dérobent sous elle, elle défaille et tombe de tout son long.
Lucy ne perd pas de temps à s’occuper d’elle. Elle retourne le corps de l’écrivain pour tâter son pouls.
Gabriel remarque alors que son cadavre présente de petites taches violacées sur la paume des mains. En cours de criminologie, il avait appris que ces marques, qu’on appelle « pétéchies », sont le signe d’un empoisonnement.
Lucy pose son oreille sur le thorax de Gabriel, puis annonce :
– C’est bien ce que je pensais. Votre pouls est vraiment très faible mais il est bien là.
– Je dois être dans le coma. Ça veut dire qu’on peut me sauver.
– On peut probablement encore agir, mais je me permets de vous poser clairement la question : voulez-vous vraiment récupérer cet étui de chair ?
Gabriel observe son cadavre et répond sans hésitation par l’affirmative.
Lucy appelle le Samu, qui arrive rapidement. L’un des urgentistes se dirige vers Maria-Concepción, toujours étendue au sol.
– Non, c’est lui, précise Lucy en désignant le lit.
Son collègue examine rapidement Gabriel et propose de l’emmener immédiatement aux urgences de l’hôpital Pompidou.
Les deux hommes en blouse fluorescente orange embarquent le corps sur une civière, puis l’ambulance démarre en trombe, toutes sirènes et tous gyrophares activés. Gabriel, inquiet, les suit et se place près d’eux à l’avant.
– Tu sais comment mes parents ont choisi mon prénom ? dit celui de droite. Parce que je suis né dans l’ambulance du Samu. En souvenir, ils ont décidé de m’appeler Samuel. Mon destin était tracé.
Ils ont à peine roulé qu’ils doivent ralentir.
– La fille a dit que c’était un écrivain célèbre, lâche son collègue. Tu le connais, toi ?
– Son nom me dit vaguement quelque chose.
– Ce n’est pas cet auteur qui écrit pour les jeunes ?
– Oui, mon fils a lu plusieurs de ses livres je crois. Si j’arrive à le sauver et que je lui rapporte un autographe, ça pourra peut-être l’impressionner.
– Ton fils lit ? Bravo ! Le mien non. Il faut dire que je ne lui donne pas vraiment l’exemple. Je n’ai jamais compris comment on pouvait avoir la patience de lire autant de pages d’affilée ! Rester immobile, à bouger juste les yeux devant du papier rempli de petits caractères… Même pas de photos ni d’images ! Et toi, tu lis ?
– Je suis trop fatigué pour ça. Après le boulot, je m’endors même devant la télévision. Alors je te dis pas ce que ce serait devant un livre…
– Tu regardes quoi ?
– Les séries médicales, Urgences, Grey’s Anatomy, Docteur House. Et toi ?
– Moi c’est plutôt les séries policières comme Les Experts.
– De toute façon, au final, ces séries ne font que raconter plus ou moins ce qu’on vit tous les jours : des gens qui meurent, et pas toujours de manière banale. C’est pareil dans la réalité, rien que dans notre job, bon sang, qu’est-ce qu’on rencontre comme morts étonnantes !
– C’est quoi, toi, la mort la plus bizarre que tu aies vue ?
Ils poursuivent leur conversation tandis que la route devant eux se dégage enfin. Gabriel les écoute, frustré de ne pas pouvoir intervenir dans ce débat. À cet instant une seule pensée l’obsède :
« Pourvu qu’ils arrivent à temps pour me sauver. »
7. ENCYCLOPÉDIE : MORTS INSOLITES CÉLÈBRES
– Le dramaturge grec Eschyle meurt assommé en 456 avant J.-C. Un rapace ayant pris le crâne de l’écrivain pour une pierre lisse et ronde, il jette une tortue vivante dessus pour tenter de briser sa carapace et pouvoir la déguster.
– Le philosophe Chrysippe meurt en 205 avant J.-C. lors d’un banquet. Ayant vu un âne manger des figues directement dans le panier réservé aux invités prestigieux, il est saisi d’un fou rire inextinguible qui finit par l’asphyxier.
– Au Ier siècle après J.-C., Drusus, fils de l’empereur romain Claude, s’étouffe avec une poire qu’il avait lancée en l’air puis rattrapée avec la bouche pour épater ses amis.
– En 1518, à Strasbourg, une partie de la population est frappée d’une folle envie de danser. En fait, un champignon, l’ergot de seigle, s’était développé dans les réserves de céréales. Or ce champignon (qui entre dans la composition de la drogue dite LSD) a un effet hallucinogène immédiat. Ne sachant comment soigner les victimes, les médecins installent au centre du marché une scène où on les laisse danser, et ils invitent des musiciens pour leur donner le rythme. Plus de 400 personnes dansent et délirent pendant un mois avant de mourir d’accidents cardiaques ou d’épuisement.
– En 1567, Hans Steininger, maire de la ville de Braunau en Autriche, meurt le cou brisé après avoir marché sur sa propre barbe longue de 1,40 mètre.
– En 1599, Nandabayin, roi de Birmanie, meurt d’une crise de fou rire en apprenant que la ville de Venise est une république gouvernée par une assemblée et n’a donc pas de roi.
– En 1601, Tycho Brahe, astronome danois à l’origine de l’astronomie moderne, voyage en carrosse avec l’empereur Rodolphe II. Il est tellement passionné et fier de lui expliquer le mouvement des planètes qu’il n’ose pas demander de s’arrêter pour soulager sa vessie. Sa propre urine empoisonne son sang au point de le tuer.
– En 1687, Jean-Baptiste Lully, compositeur officiel de la Cour de Louis XIV, se frappe par inadvertance le pied avec la canne qui sert à donner le rythme lors de l’interprétation du Te Deum célébrant le rétablissement du roi après une forte grippe. La blessure se gangrène et entraîne sa mort.
– En 1763, l’abbé Prévost, auteur du roman Manon Lescaut, est retrouvé gisant au pied d’une statue de Jésus en croix. Alors que le médecin légiste incise son thorax pour découvrir la cause de sa mort, l’écrivain ouvre les yeux, pousse un grand cri et meurt, tué par l’autopsie.
– En 1864, George Boole, mathématicien à l’origine de l’algèbre de Boole, prend froid. Sa femme Mary, adepte de la toute nouvelle homéopathie dont l’un des principes est de « soigner le mal par le mal », arrose son mari d’eau très froide pour le guérir. Il décède le soir même d’une pneumonie.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.