63.
Sous le souffle du vent, les arbres ploient, les herbes se courbent, les papiers volants sont emportés, mais cela ne ralentit pas Gabriel et son étrange guide qui a surgi dans la tour d’astronomie. D’après le peu qu’elle lui a expliqué, Lucy serait enfermée dans la cave d’une maison isolée dans une banlieue au nord de Paris.
Ensemble, ils découvrent une villa en travaux devant laquelle sont garées deux voitures, une Porsche et une BMW. Au rez-de-chaussée, bien protégés des bourrasques, deux hommes affalés dans des sofas jouent, manette entre leurs mains crispées, à un jeu vidéo qui consiste à foncer en voiture dans une ville en essayant d’écraser un maximum de piétons.
Le plus petit joue d’une seule main et, de l’autre, caresse un chat obèse à poil long. L’animal est immobile et ferme les yeux pour ne pas être dérangé par les images de l’écran qui se succèdent si vite qu’elles l’irritent.
Gabriel suit l’âme errante de la jeune femme qui lui indique la cave et l’emmène dans un long couloir avec plusieurs portes.
– Lucy ! appelle-t-il.
– Gabriel ! répond une voix en provenance d’une pièce fermée.
Il traverse le bois de la porte et la trouve étendue sur un lit dans une pièce semblable à une cellule de prison, avec des toilettes, un lavabo et une table.
– Que s’est-il passé, Lucy ?
– Je dormais, quand on m’a mis sur le nez et la bouche un mouchoir à l’odeur âcre. Je n’ai pas eu le temps de voir mon agresseur. Quand je me suis réveillée, j’avais un sac de toile noire sur la tête et les mains ligotées dans le dos. Aux secousses, j’ai compris que j’étais dans un coffre de voiture. Cela a duré plusieurs dizaines de minutes, puis les secousses se sont arrêtées. Des bras m’ont saisie par les épaules et par les pieds, et transportée jusqu’ici. Puis un grand type a enlevé le sac ; quand je me suis mise à hurler, il a mis sa main sur ma bouche et a dit : « Je te laisse de la nourriture et des vêtements, les toilettes sont là, et ce n’est pas la peine de crier, il n’y a pas de voisins. » C’est à cet instant que Dolorès est arrivée et a proposé de m’aider. Alors je lui ai dit d’aller vous chercher, Gabriel.
– Dolorès ? La Dolorès de la prison de Rennes ?
Celle-ci répond directement :
– Ce serait un peu long à vous expliquer, mais disons qu’à ma sortie de prison, j’ai voulu me venger de celui qui nous avait trahies, ma sœur et moi. Je n’ai pas été assez rapide et je me suis fait tuer. Ensuite, j’ai erré longuement avant de me souvenir de la petite qui parlait aux morts. Alors j’ai voulu la contacter pour qu’elle m’aide à mener à bien ma vengeance. Je l’ai cherchée longtemps avant de finalement la trouver dans une cave en train de pleurer. C’est là qu’elle m’a dit qu’il fallait que je vous joigne.
– Attendez, attendez, que je comprenne bien. Lucy, vous dormiez avec Samy, chez lui, et vous avez été chloroformée et kidnappée. Mais lui, qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?
– Je ne sais pas. Soit il a été lui aussi kidnappé et il est dans une pièce à côté, soit ils l’ont… Oh non ! Ce serait affreux.
– Cela ne me semble pas correspondre à des cambrioleurs. Quel intérêt de vous kidnapper ? Ils ne vont pas demander une rançon, car si oui, à qui ? À Samy ? À vos parents ?
– Pourvu qu’ils ne l’aient pas déjà tué !
C’est alors qu’un bruit de serrure se fait entendre ; la porte s’ouvre et les deux hommes du rez-de-chaussée pénètrent dans la pièce.
– Vous parlez à qui ? demande le plus grand en cherchant partout la trace d’un téléphone portable.
Ne trouvant rien, il fait signe à l’autre qu’elle doit être folle et parler toute seule. Le plus petit hausse les épaules et sort de sa poche une seringue et une fiole.
– Qu’est-ce que vous me voulez ? Pourquoi m’avez-vous kidnappée ? Si c’est de l’argent que vous voulez, sachez qu’on peut discuter. Je dois avoir des économies, peut-être 2 000 euros à la banque. Si vous m’accompagnez, je peux sortir cet argent et vous le donner. En échange, vous me laisserez partir, d’accord ?
– Je crois qu’elle n’a pas compris ce qu’il lui arrivait, ironise le plus petit en enfonçant la seringue dans la fiole.
– Alors expliquez-moi ! Est-ce que Samy est vivant ? L’avez-vous tué ?
– Samy ! Elle s’inquiète pour Samy ! ricane le plus grand.
– Dites-moi ce qui se passe ! J’ai le droit de savoir ! Qu’est-ce que vous voulez ?
Il saisit la jeune fille et relève sa manche de force. Elle se débat.
– Calme-toi et tout se passera bien, dit le plus petit.
– Tu vas voir, déclare l’autre d’un air goguenard, ton esprit va voyager dans des contrées dont tu ne soupçonnes même pas l’existence, et après tu te demanderas pourquoi tu n’as pas fait ça plus tôt. En plus, il n’est même pas question d’argent, on t’offre le trip gratos.
– C’est quoi ? Vous avez mis quoi dans cette seringue ?
– Ça porte un joli nom qui te va bien… C’est de l’héroïne. Pour l’instant tu es inquiète, mais bientôt cela te fera voyager et tu nous demanderas, que dis-je, tu nous supplieras pour en avoir encore.
Il saisit le bras de Lucy.
– Laissez-la ! crie Gabriel en donnant des coups de poing qui traversent la matière sans rencontrer de résistance.
– On ne peut rien faire pour elle, déplore Dolorès.
Le plus petit met un garrot en caoutchouc sur le bras de la médium, cherche sa veine dans le creux de son coude, puis enfonce l’aiguille. Lucy se débat en vain. Le liquide jaune entre dans sa veine et se mélange à son sang.
– Pourquoi ils lui font ça ? demande Gabriel.
– Je crois savoir. C’est ce qu’ils font pour prostituer les filles. Ils les tiennent par l’addiction à la drogue.
– On ne peut pas la laisser comme ça !
– Elle est dans la matière, nous sommes dans l’immatériel, on ne peut rien faire.
Les deux hommes s’en vont en lâchant :
– Fais de beaux rêves.
Lucy reste hébétée.
– Ga… Ga… Gabriel ?
– Oui je suis là, Lucy ! Je suis là !
– Gabriel, je… vous en prie… aidez-moi.
– Lucy ! Dites-moi ce que je peux faire…
– Ils vont venir, ne les laissez pas… entrer. Il faut que cela soit… vous…
– Qui ça, « ils » ?
Dolorès lui fait signe de lever la tête ; il distingue alors une dizaine d’âmes errantes collées au plafond qui affichent des airs ingénus.
– Qu’est-ce qu’ils font là, ceux-là ?
– Ils veulent lui voler son corps, répond Dolorès.
– Comment est-ce possible ?
– Avec l’héroïne qui va progressivement agir sur son cerveau, son aura va perdre son étanchéité. Son esprit ne sera plus retenu et va donc quitter son corps. Toutes ces âmes errantes veulent évidemment profiter de cette occasion pour lui emprunter son enveloppe charnelle.
– Comment sont-ils au courant ?
– Cela a déjà dû se produire ici. Ils savent que, de temps en temps, des filles sont droguées, et que la dose est suffisamment forte pour provoquer une sortie de corps. Ces âmes errantes sont comme des vautours de l’invisible qui guettent leur proie.
En effet, celles-ci s’approchent déjà.
– Gabriel ! Dolorès ! Je vous… entends… Ils sont là, n’est-ce pas ? Dites-moi s’ils sont là. Dites-moi la vérité !
– OK, il y a une dizaine d’âmes errantes, concède Dolorès.
– Ils veulent entrer en moi. Le premier qui entrera empêchera les autres d’entrer et après je ne pourrai rien faire. Il faut que vous entriez en premier, Gabriel.
– Quoi ?
– Je sais que ces charognards sont là… alors je vais vous demander quelque chose… Gabriel… prenez mon corps.
– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
Elle esquisse une grimace et se mord les lèvres pour arriver à parler clairement :
– Votre esprit est intact. Ma chair n’est plus protégée par une aura opaque. Dans quelques secondes, je ne serai plus étanche. Tout pourra entrer en moi. Si ce n’est pas vous qui prenez possession de mon corps, ce sera une âme errante étrangère et je ne suis pas sûre qu’elle voudra me le rendre par la suite. Vous seul… me semblez digne de confiance… Je vais sortir de ce corps par le chakra 7, au sommet de mon crâne… Disposez-vous sur le bord et, quand je sortirai, vous entrerez pour me remplacer… Vous voulez découvrir ce que ça fait d’être dans un corps de femme ? se force-t-elle à articuler. Tout homme a sûrement eu envie de le savoir au moins une fois dans sa vie, non ? Et puis je sais bien que vous avez voulu… allez, avouez-le… pénétrer mon corps… et là je vous propose de le pénétrer complètement…
– Mais pas comme ça !
– Si, il le faut, dit Dolorès. Elle a raison, vous devez entrer dans son corps et l’occuper, sinon il sera perdu. Une fois qu’une de ces âmes errantes parasites sera dedans, elle ne voudra plus en partir.
– Rendez-vous… à mon chakra 7.
Déjà les autres âmes errantes, qui ont entendu la conversation, s’approchent elles aussi du sommet du crâne de Lucy, prêtes à descendre dans son corps dès que cette issue s’ouvrira.
– Attendez ! Non, ne sors pas Lucy, l’avertit Dolorès, les parasites sont là aussi !
– Je ne peux pas gérer ça, pas dans mon état actuel… Attendez… j’ai peut-être une idée. Vous allez vous approcher au plus près du sommet de mon crâne… Je vais compter jusqu’à 20. Quand vous m’entendrez dire le nombre exact de mes chats, que seuls vous et moi connaissons, vous entrerez d’un coup dans mon corps. Cela vous donnera l’avantage. OK ? Si vous êtes bien synchrone, cela peut fonctionner. Vous êtes prêt ?
Elle commence à compter. Autour de Gabriel, les autres âmes avides de voler ce corps se tiennent prêtes, elles aussi, à se précipiter.
– 1… 2… 3…
Elle a du mal à articuler clairement les nombres.
– 10… 11… 12… 13…
D’un coup, l’âme de Lucy sort comme une bulle.
Gabriel se précipite avant que les âmes errantes voisines n’aient eu le temps de réagir.
– Vous avez réussi ! s’exclame Dolorès.
Les autres âmes errantes, déçues, abandonnent le terrain.
Lucy, devenue pur esprit, flotte face à son ancienne amie Dolorès.
– Merci !
Les deux anciennes détenues de la prison de Rennes miment un geste d’étreinte cordiale.
Gabriel, lui, a investi le corps de la jeune femme.
À peine a-t-il perçu la sensation plutôt agréable d’être de nouveau incarné que les effets de l’héroïne se font sentir ; déjà il ressent une certaine euphorie et voit des flashs colorés. Avant même qu’il n’ait eu le temps de percevoir précisément la forme et le volume de son corps, son esprit lui envoie des images déformées de tout ce qui l’entoure. Les murs se courbent, s’inclinent, se gondolent, le plafond s’élargit, s’éloigne, monte et descend, il a froid aux mains et sa tête est bouillante. Puis soudain il ressent une douleur aiguë à l’endroit de la piqûre, et sa bouche lui semble remplie de salive qui n’arrête pas de déborder, ce qui lui procure une sensation extrêmement désagréable. Il est pris de nausées.
– Je suis là, tout près ! le rassure Lucy. Je ne vous laisserai pas tomber, Gabriel. Vous m’entendez ? VOUS M’ENTENDEZ ?
Dolorès semble pessimiste.
– Ce n’est pas dit qu’en entrant dans ton corps il sache utiliser la capacité médiumnique de ton cerveau.
– Gabriel ! GABRIEL ! Vous m’entendez ???
Il a des convulsions, puis quand elles cessent enfin, il arrive tant bien que mal à articuler :
– Oui. Oui, je vous entends, Lucy.
Les deux femmes sont rassurées.
– Inspirez à fond.
Gabriel voudrait respirer mais ses bronches le brûlent. Il tousse, crache. Il est partagé entre le plaisir d’être de nouveau incarné et la douleur provoquée par la deuxième vague d’énergie sombre que la drogue fait affluer en lui. Les hallucinations recommencent et le lit lui apparaît comme une sorte d’animal menaçant à quatre pattes. Il comprend que sa paranoïa naturelle est amplifiée par le poison. Le plafond est rempli de lames de rasoir aiguisées prêtes à pleuvoir sur lui. Son cœur connaît des arythmies. Les battements accélèrent ou ralentissent sans raison. Il fait un effort qui lui semble surhumain pour se lever et, malgré les vertiges, se dirige vers le robinet du lavabo pour essayer d’étancher sa soif insupportable.
Il place sa tête sous le robinet d’eau glacée.
– Je suis désolée. Merci… de souffrir à ma place, dit Lucy.
Il tente de marcher et tombe à quatre pattes. N’arrivant plus à se relever, il s’endort.
L’esprit libéré de Lucy Filipini vole dans la pièce au-dessus de son ancienne enveloppe charnelle actuellement occupée par l’esprit assoupi de Gabriel Wells.
Mais elle n’a pas le temps de profiter des joies de l’apesanteur. Elle se retourne vers Dolorès et lui pose la question qui lui brûle les lèvres :
– Que crois-tu qu’il m’est arrivé ?
– Je suis allée voir dans les autres pièces ; il y a d’autres filles enfermées comme toi, probablement droguées elles aussi.
– Tu en déduis quoi ?
– Ça ressemble à un réseau de traite des Blanches.
– Mais ils ne peuvent pas venir chez les gens la nuit pour les kidnapper…
– À moins que…
– Non, c’est impossible. Samy a dû être tué ou blessé.
– Profite de ce que tu es un pur esprit pour réfléchir comme un « esprit éclairé ». OK, tu l’aimes. Mais reconnais que la probabilité que ce soit lui qui ait laissé ces types t’enlever dans ton sommeil est quand même non négligeable.
– Impossible. Samy m’aime.
Dolorès la fixe d’un air navré. Les traits de Lucy se crispent.
– Il faut que j’en aie le cœur net, reprend-elle. Allons chez lui et tu verras bien qu’il y a forcément une autre explication.
– Non ! dit Dolorès. On ne peut pas laisser ton corps ici sans surveillance. Cela te servirait à quoi de savoir la vérité sur Samy si ton corps est détruit ? Tu perdrais toute possibilité de le réintégrer. Et puis vis-à-vis de Gabriel, ce n’est quand même pas très fair play. Il est entré dans un corps drogué à ta demande.
– Alors tu proposes quoi, Dolorès ?
– Attendons qu’il se réveille. Ensuite, on l’aidera à s’évader, puis on s’occupera de savoir qui est vraiment ton Samy et pourquoi tu t’es retrouvée ici. Crois-en mon expérience d’ex-taularde : il faut d’abord aider ses amis avant de s’occuper de ses ennemis.
Lucy accepte sa proposition.
Gabriel Wells dort toujours, étendu sur le lit étroit. Il rêve. Des images fluorescentes surgissent dans son esprit et se précisent peu à peu. Il rêve de l’un des thèmes principaux de son dernier roman, L’Homme de 1000 ans : la salamandre mexicaine axolotl.
L’animal géant blanc aux petits yeux ronds et aux longues mèches roses semble vouloir lui parler. Il a la voix de son grand-père Ignace :
« Gabriel… Gabriel… Accroche-toi à la vie… Accroche-toi… Ne meurs pas. Ce serait vraiment stupide de mourir maintenant. »
64. ENCYCLOPÉDIE : LA SALAMANDRE AXOLOTL
La salamandre axolotl est un animal pratiquement immortel, car toutes les parties de son corps sont aptes à repousser. Ce phénomène rappelle celui qui touche la queue des lézards qui, elle aussi, peut se reconstituer spontanément, si ce n’est que chez l’axolotl, cette faculté de recréation s’étend à tout l’organisme, et même au cerveau. Tout morceau accidentellement coupé ou amputé repousse.
Cette spécificité s’explique par le fait que la salamandre axolotl peut rester à l’état larvaire toute sa vie. Tout comme un fœtus humain dans le ventre de sa mère, son corps est une masse de cellules souches, qui sont donc capables de se régénérer. Et tout comme un fœtus humain flottant dans son liquide amniotique, quand on en coupe une partie, elle ne cicatrise pas mais repousse.
Le nom d’axolotl vient d’un dialecte ancien, le nahuatl, et signifie « monstre d’eau ». Cette salamandre se trouve précisément dans les lacs de Xochimilco et de Chalco, dans le centre du Mexique, à 2 000 mètres d’altitude.
La salamandre axolotl est souvent d’une teinte blanc rosé ; elle est dotée de branchies en forme de fougères, réparties en longues houppes rouges ou roses qui lui donnent l’allure d’un albinos rasta. Cette allure assez sympathique a d’ailleurs servi de modèle à un Pokémon : Axoloto.
Tant qu’elle vit dans l’eau, l’axolotl respire comme un poisson. Elle peut s’y reproduire et elle ne vieillit pas. Il en va de même pour sa progéniture, qui connaît un processus de maturation similaire avant de se stabiliser à l’état fœtal et de pouvoir alors à son tour se reproduire.
Cependant, si le lac s’assèche, l’axolotl est forcée de sortir de l’élément liquide pour vivre sur la terre ferme. Elle connaît alors une métamorphose soudaine : sa peau blanche translucide s’assombrit pour devenir marron ou verte, elle n’utilise plus ses branchies pour respirer mais inspire de l’air avec ses poumons, elle perd la capacité de voir repousser ses membres amputés et le processus de vieillissement s’enclenche, lui offrant tout au plus cinq ans à vivre.
Actuellement, les axolotls sont étudiées par la recherche médicale dans l’espoir d’arriver à reproduire ce phénomène extraordinaire de « néoténie », qui entraîne la repousse systématique des organes et des membres.
Depuis 2006, les populations qui les environnent ont commencé à les considérer comme des aliments délicieux. Cette espèce de salamandre mexicaine est donc en danger d’extinction. Et si elle vient à disparaître, elle emportera avec elle le secret inscrit dans ses gènes qui permet à toutes les parties de son corps de repousser…
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.