71.

Une langue râpeuse lui lèche le visage.

Gabriel-femme soulève une paupière et distingue un chat à quelques centimètres de sa pupille, qui pourrait la crever d’un seul coup de griffe bien ajusté.

Il ouvre l’autre œil et découvre la chambre de Lucy éclairée par les premiers rayons de soleil. Déjà d’autres chats accourent vers lui, visiblement affamés.

Ses jambes fines se déploient, quittent le lit et l’amènent vers la cuisine. Ses mains aux doigts graciles versent les croquettes dans les différentes écuelles. Il déclenche la fontaine. Une pensée lui vient avec un léger retard :

« Merci d’être vivante.

Merci d’avoir un corps.

J’espère me montrer digne aujourd’hui de la chance que j’ai d’exister. »

Il se dirige vers le miroir et se reconnaît.

Je suis l’esprit de l’écrivain Gabriel Wells dans le corps de la médium Lucy Filipini. Non, je ne suis pas fou. Non, je ne rêve pas. Non, tout ce qui se passe n’est pas uniquement issu de mon imagination. Oui, cela pourrait être pire.

Debout dans la cuisine, il sent ses poumons qui se gonflent et se dégonflent, il sent son cœur qui bat.

Il ferme les yeux, il perçoit le sang propulsé dans ses veines qui arrive jusqu’à l’extrémité de ses doigts et de ses orteils.

Il ouvre la fenêtre et respire amplement, avant de mettre de nouveau en fond musical l’Adagio de Samuel Barber qu’il apprécie de plus en plus.

On se rend compte de la chance qu’on a d’être vivant quand… on a connu l’expérience de la mort, se dit-il.

Il note cette phrase, réalisant qu’il n’a rien perdu de ses habitudes d’écrivain, consignant les pensées qui pourraient être reprises dans son prochain roman.

Finalement, être auteur est une forme de névrose. Ou tout du moins de pathologie assumée.

Il se souvient qu’il va devoir rendre ce corps fabuleux à sa propriétaire, mais cette pensée, loin de le décevoir, lui donne envie de profiter de chaque seconde, qui recèle tant de possibilités.

C’est pourtant bien l’esprit de l’écrivain qui a pris le dessus. Il cherche l’ordinateur de Lucy. Par chance, elle possède un appareil nouvelle génération qui fonctionne avec l’empreinte du doigt, ce qui lui évite d’avoir à trouver le mot de passe.

Une fois l’ordinateur allumé, il commence à écrire.

« Qui… m’a… tué… ? »

Plus que jamais, il est conscient que le réel est inimitable et souvent « invraisemblable », et qu’il n’est, en tant qu’auteur, que l’humble imitateur du Créateur qui invente en permanence des situations insolites. Il imagine alors pour son texte la dédicace suivante :

« Au grand scénariste qui a inventé le monde complexe dans lequel nous vivons. De la part d’un admirateur inconditionnel. »

Il essaie de bien se remémorer en détail tout ce qui lui est arrivé, note chaque péripétie et entame son récit, alternant scènes de dialogue et scènes d’action.

De nouveau, il se demande quelle pourra être sa dernière phrase, se disant qu’il faudrait une chute inattendue.

Il se souvient alors de l’Esclapion, un établissement de soins imaginé par le médecin grec Esculape, qui soignait les fous en les mettant dans un labyrinthe souterrain. Lorsque enfin les malades, après avoir erré dans l’obscurité, repéraient une lueur, couraient vers le puits de lumière, levaient leur visage en direction de la lumière qui indiquait la sortie, ils recevaient sur la tête le contenu d’un grand seau rempli de serpents. L’effet était radical. L’ancêtre de l’électrochoc, en quelque sorte – les bienfaits de la surprise finale.

De la même manière, les bonnes intrigues sont des dédales dans lesquels le lecteur cherche la lumière indiquant la sortie et, au moment où il croit la trouver, il faut qu’il reçoive un seau de serpents.

Gabriel se rappelle aussi que le médecin Esculape a péri frappé par la foudre (de Zeus ?) pour avoir tenté de ressusciter les morts.

Il s’aperçoit que son esprit dérive. C’est son grand défaut : sa mémoire lui offre de multiples axes de réflexion, mais le détourne aussi parfois de sa ligne narrative.

Il faut tenir le cap.

Il tape à grande vitesse une sorte de plan global.

Mais le problème, réalise-t-il bien vite, est que ce qui lui est réellement arrivé n’est pas crédible. Personne ne croira une seconde à l’histoire de sa mort et de sa réincarnation temporaire en femme.

Il tape de plus en plus vite. Rien que le fait de sentir pianoter ses doigts aux ongles trop longs et d’entendre claquer les touches lui apporte un sentiment de plénitude.

L’idéal serait que sa vie se prolonge de la sorte, avec son corps de jeune femme et son esprit de vieil écrivain. Et qu’est-ce qui l’en empêche, après tout ? La parole qu’il a donnée à Lucy de lui restituer son corps quand elle le réclamerait ?

Il écrit et sent son esprit qui court de ligne en ligne comme un cheval galopant dans la forêt.

Il a l’impression d’avoir retrouvé son unité en un esprit cohérent. Finalement, c’est peut-être cela qui lui manquait le plus quand il était un pur esprit : taper sur le clavier d’un ordinateur pour créer le sillon de l’intrigue.

L’écriture me sauve. C’est le seul moment où je me retrouve vraiment. C’est le seul espace où je ne me contente pas de suivre les événements, puisque c’est moi qui les crée.

Il continue à rédiger des chapitres de son histoire jusqu’à ce que ses yeux commencent à le brûler.

Il regarde la pendule ; elle indique 12 h 30. Il a écrit pratiquement quatre heures sans même s’en apercevoir.

Il enfile une veste, sort dans la rue et hèle un taxi, résigné à devoir s’accommoder du mode de locomotion poussif des vivants.

S’il était une âme errante, il serait déjà arrivé.

Le chauffeur diffuse une musique saccadée et a poussé le volume à fond. Lorsque Gabriel-femme lui demande de baisser le son, il lui répond qu’il est dans son véhicule et qu’il fait ce qu’il veut.

Gabriel redécouvre ainsi les inconvénients d’être dans la matière, a fortiori lorsqu’on est une femme…

Avec la stature réduite et les muscles moins puissants de Lucy, il ne peut pas se permettre, en cas de conflit, d’en arriver à la menace physique. Dans le rétroviseur, le regard du chauffeur est plein de concupiscence.

Gabriel-femme a un frisson désagréable. Son ventre se fait de nouveau douloureux.

– Détendez-vous ma petite dame, nous sommes bientôt arrivés.

Gabriel-femme a le sentiment d’être une proie potentielle face à un prédateur. Comme pour confirmer cette impression, le chauffeur sourit de toutes ses dents et passe sa langue sur les lèvres dans un geste sans équivoque. Enfin, ils arrivent à destination.

– Et voilà, ma jolie petite dame. Vous voyez, avec moi tout se passe toujours bien. Cela fera 35 euros.

Gabriel-femme lui donne la somme réclamée.

– Et mon pourboire !? réclame le chauffeur d’un air effaré.

Gabriel ne répondant pas, l’autre lui lâche une insulte sexiste.

L’écrivain prend conscience que toutes les fois où il a tenté de se mettre dans la peau d’une femme pour un personnage, il était loin du compte. Il commence désormais à comprendre.

Il arrive devant l’immeuble où vit son frère. Il sonne à l’interphone.

– C’est pour quoi ?

– C’est Lucy Filipini.

– 5e droite.

L’ascenseur étant en panne, Gabriel-femme emprunte les escaliers et découvre son frère qui l’attend sur le seuil.

– Quel plaisir de vous retrouver, mademoiselle Filipini. Je ne m’attendais pas à ce que vous… veniez chez moi. Je ne sais même pas comment vous avez eu mon adresse personnelle et…

– Vous avez un peu de temps ? Vous voulez toujours que nous déjeunions ensemble au restaurant ? Allons-y, j’ai faim.

Thomas enfile un manteau puis l’emmène dans un bistrot chic à proximité. Une fois sur place, il laisse la jeune femme passer devant et lui propose la banquette. Au moins, Gabriel-femme profite de la galanterie masculine… Il s’assoit et retire discrètement ses chaussures à talons dans lesquelles il n’est décidément pas à l’aise.

– Votre visite est si… inattendue.

– On mange quoi de bon ici ?

– C’est marrant, c’est typiquement une expression de mon frère.

Un moment il a peur que sa manière de parler ne trahisse son identité, mais cette voix qui résonne dans son crâne le rassure. Sa voix est aiguë, finalement très différente de l’intérieur à celle qu’il entendait chez Lucy quand il n’était pas dans son corps.

– Pourquoi souhaitiez-vous me voir si vite ? Vous enquêtez toujours sur la mort de mon frère ?

– Vous avez fabriqué un nécrophone, n’est-ce pas ?

– Comment pouvez-vous savoir ça !?

Gabriel-femme cherche une explication et finit par lâcher :

– C’est Gabriel qui me l’a dit lors de nos séances. Il m’a dit qu’il avait dialogué avec vous par le truchement de cette machine.

– Alors c’était vraiment lui, j’ai vraiment parlé à mon frère mort…

– Ce qui est sûr, c’est que j’ai eu une communication médiumnique avec lui et il m’a parlé de votre machine. Il m’a dit qu’elle était tombée en panne. Vous l’avez réparée ?

– Non… Malheureusement, la pièce qui a grillé n’est pas facile à se procurer. Je l’ai commandée. Je pense la recevoir la semaine prochaine.

Un serveur leur tend deux menus.

– Le plat du jour est de la dinde aux marrons.

– Et le poisson ? demande Thomas.

– De la raie aux câpres.

– Je vais prendre ça.

– Hum… Je suis vegan, annonce Gabriel-femme qui se souvient de la promesse faite à Lucy de ne pas faire entrer de « cadavres d’animaux » dans son corps.

– Nous n’avons pas à proprement parler de menu végétarien, mais on peut vous servir la salade César sans lardons ni aiguillettes de poulet.

Gabriel indique d’un signe que ça ira très bien et reprend :

– Comment avez-vous réussi à fabriquer cette extraordinaire machine ?

Thomas apprécie cet intérêt pour son travail. Il boit son verre d’eau d’un trait, puis se penche vers Gabriel-femme :

– Vous savez, mademoiselle Filipini, jusqu’à présent on considérait qu’il n’y avait que deux manières d’analyser ce qui nous entoure : la chimie et la physique. Je pense pour ma part qu’il existe une troisième forme d’expression de la matière. Si vous prenez le disque d’une symphonie de Mahler, vous pouvez couper en morceaux l’objet disque, mais vous ne trouverez nulle part dans les molécules les notes de la symphonie. Alors, je vous pose la question : où se situe la musique dans un disque ?

– Je ne sais pas.

– C’est une onde immatérielle. Si vous prenez un oiseau, vous ne trouverez pas non plus dans les cellules de son cerveau ou dans son ADN la mélodie de son chant. Et vous pourrez avoir deux oiseaux exactement jumeaux, avec le même ADN…

– … qui chanteront différemment ?

– Je vois que vous commencez à comprendre où je veux en venir. C’est pareil dans le corps humain. Vous pouvez analyser tous les neurones du cerveau d’Einstein, vous ne trouverez nulle part la formule E=mc2. Et l’on pourrait chercher dans votre cerveau ou dans votre ADN autant qu’on veut, on n’y trouverait pas vos rêves. C’est cela ma découverte : il y a autre chose ailleurs qui ne peut être détecté par aucun outil physique ou chimique. Une troisième forme, qui n’est pas matérielle.

– Une onde, vous dites ?

– Exactement. Une onde, qui n’a aucune consistance mais qui peut agir sur la matière. L’écoute de la symphonie de Mahler provoque chez moi des giclées d’endorphines. Le chant de l’oiseau va donner envie à son partenaire sexuel de s’accoupler et un œuf va naître. La formule E=mc2 permet la construction de centrales nucléaires qui nous procurent soit de l’électricité pour éclairer nos maisons, soit des bombes atomiques pour les détruire. Et pourtant, si on y réfléchit bien, la source de tout cela n’est qu’une pensée.

– Rien d’autre qu’une onde…

Gabriel se surprend un instant à admirer son frère. Il ne l’avait jamais entendu parler de manière aussi claire et convaincue.

– C’est ce que m’a permis de comprendre votre exemple du sucre dans le thé. J’étais aveugle. Borné. L’université m’a éduqué en me mettant des œillères qui m’empêchaient de percevoir le monde dans sa merveilleuse complexité. C’est aussi pourquoi je pense qu’aucun ordinateur ne pourra copier la pensée de mon frère.Tout au plus imitera-t-il certains de ses tics d’écriture.

– Revenons-en à votre nécrophone.

– Je me suis dit que si quelqu’un parlait aux morts, c’était forcément qu’il y avait une onde émise et une onde perçue. J’ai retrouvé les plans du nécrophone d’Edison, il y mentionne un champ magnétique. Alors j’ai cherché dans les ondes magnétiques, et par déduction j’ai déterminé l’étroite zone du spectre où ces ondes pourraient se trouver. Ce sont des ondes à large amplitude avec des crêtes proches des infrasons.

– C’est pour ça que les chats les perçoivent ?

– En effet, plusieurs animaux communiquent aussi sur cette longueur d’onde, comme les chauves-souris ou les dauphins.

Thomas se rapproche du corps de la médium et pose la main sur sa cuisse. L’esprit de Gabriel reçoit une décharge électrique ambivalente : si sa peau de femme lui envoie un signal plutôt agréable, l’idée que son propre frère jumeau est en train de le draguer lui est insupportable. Il réagit en reculant brusquement ; dans son mouvement, il heurte la table du genou et renverse un verre qui se brise au sol en plusieurs morceaux.

– J’ai changé, Lucy. Avant, j’étais rationnel et cartésien et je ne voyais en vous qu’une arnaqueuse qui profitait de la naïveté des gens. Maintenant, je sais que vous avez raison : on peut parler aux morts, j’ai réussi à communiquer avec mon frère défunt.

Gabriel a alors une idée pour faciliter dans l’au-delà le dialogue avec Thomas :

– Lors du dernier contact médiumnique que j’ai eu avec votre frère, il m’a demandé de convenir avec vous d’un code qui vous permette de l’identifier à coup sûr. Vous voulez savoir quel est ce code ?

– Laissez-moi deviner : « Rosabelle Believe » ? Le code de Houdini pour parler depuis l’au-delà à sa femme ?

– En effet. Ce sera le mot de passe qui signifie que vous parlez bien au vrai Gabriel et non à un esprit qui prétend être lui.

– Et vous, mademoiselle Filipini, vous en êtes où de votre enquête ? Je ne sais pas si vous avez lu les journaux, mais le projet Gabriel Wells Virtuel d’Alexandre de Villambreuse avance à grands pas. Il a annoncé que la version de L’Homme de 1000 ans écrite par son programme d’intelligence artificielle sortirait d’ici un mois.

– Mais il ne pourra jamais égaler la qualité d’un véritable esprit d’auteur…

– Est-ce que le public saura faire la différence ? Imaginez que, regrettant de ne pas l’avoir découvert de son vivant, quelques critiques se réveillent soudain et fassent la promotion de cette abomination. Ce serait terrible si Villambreuse parvenait à poursuivre indéfiniment l’œuvre de mon frère avec son robot !

Les plats arrivent. Gabriel saisit sa fourchette et commence à manger avec ses gestes habituels ; voyant l’air surpris de Thomas, il se reprend et s’applique à effectuer des mouvements plus féminins, presque maniérés.

– Vous croyez encore que c’est moi qui ai tué mon frère jumeau ?

– Pour l’instant, je n’exclus aucune piste.

– Mademoiselle Filipini, vous êtes tenace et intelligente, mais je ne comprends pas pourquoi vous continuez à me soupçonner.

Il saisit sa main et l’appuie sur sa poitrine avant que Gabriel-femme n’ait le temps de la retirer.

– Sentez mon énergie. Percevez ma sincérité. Écoutez-moi bien. Je n’ai pas tué mon frère et je veux savoir tout comme vous qui a commis cet acte odieux.

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