74.

Gabriel-femme se tient dans le majestueux bureau du patron des éditions Villambreuse. Celui-ci trône entre deux piles de manuscrits. Il est au téléphone et parle fort.

– … Parfaitement… Mais oui… La pensée de Wells va être diffusée grâce à nous dans le monde entier… Bien sûr… Elle va revivre de plusieurs manières, mais sachez que les éditions Villambreuse vont être particulièrement actives… Non… Non… Je ne vous parle pas de ça. Je vous parle de tout autre chose, une nouvelle de Gabriel Wells, une nouvelle inédite, qu’on a eue en exclusivité. Pourquoi elle n’est pas connue ? Il me l’avait confiée personnellement il y a deux ans pour savoir ce que j’en pensais. Je l’ai gardée précieusement jusque-là et maintenant nous allons pouvoir la faire paraître.

Gabriel-femme ne se souvient plus de cet envoi, il se demande de quelle nouvelle Alexandre peut bien parler. Face à lui, son éditeur poursuit sa conversation :

– … Puisque je vous le dis… Son titre ? « À ta place ».

Gabriel-femme se souvient de ce texte et comprend le choix de l’éditeur.

– L’intrigue ? Un écrivain de l’Académie française et un écrivain de science-fiction décident d’échanger leurs textes. Résultat, les critiques couvrent de compliments l’œuvre censée avoir été écrite par l’académicien, tandis que celle prétendument écrite par l’auteur de science-fiction est ignorée et dénigrée. Seulement, l’académicien n’en reste pas là : il décide de démissionner de l’Institut et d’écrire des romans d’anticipation. Quant à l’auteur de science-fiction, il prend conscience que, dans le fond, il a toujours eu envie d’écrire de la poésie. Ça vous plaît ?… Non ?… Pourquoi ? Bien sûr que je sais que cela ne va pas nous réconcilier avec nos concurrents, mais justement, je crois que cela aurait plu à Gabriel Wells qu’on la publie maintenant. Disons que ce serait une sorte d’hommage posthume, ou de clin d’œil.

L’éditeur s’aperçoit que la jolie femme en face de lui semble très intéressée par la conversation, il ne cherche donc pas à l’écourter.

– De toute façon, je n’ai plus rien à perdre, alors autant essayer de faire bouger les lignes.

En entendant cette phrase, Gabriel-femme se souvient pourquoi cet éditeur lui a toujours semblé sympathique. Sans broncher, il attend patiemment qu’Alexandre de Villambreuse raccroche, une vingtaine de minutes plus tard.

– Heureux de vous revoir, mademoiselle Filipini, je suis désolé de vous avoir fait attendre. Vous êtes toujours à la recherche du meurtrier de Wells ?

– Oui, mais j’avance.

– Moisi ?

– Il est innocent.

Il croise et décroise ses longs doigts aux ongles parfaitement manucurés.

– Alors vous soupçonnez qui ? Son frère ?

– Thomas aussi est innocent.

– Moi ?

– J’ai encore des doutes vous concernant, monsieur de Villambreuse. Aidez-moi à les dissiper.

Alexandre sourit, réfléchit, puis se lève.

– Je vais vous les ôter pour de bon. Suivez-moi, mademoiselle.

L’espace d’un instant, Gabriel-femme, connaissant la réputation de séducteur de l’éditeur, a peur qu’il l’entraîne dans un vestibule pour le coincer mais il le guide en fait vers un somptueux bureau tapissé de portraits de Gabriel Wells. Un homme est avachi dans un fauteuil, en train de travailler face à un large écran.

– Salut, Sylvain !

– Bonjour, patron.

– Sylvain Dureau, d’Immortal Spirit, est l’accoucheur de la pensée virtuelle de Gabriel Wells. Voilà comment je vais manifester mon amour pour mon auteur préféré : je vais le rendre éternel. Croyez-vous qu’on puisse tuer un auteur qu’on apprécie à ce point ? Sylvain, s’il te plaît, fais une démonstration à mademoiselle.

Alors, face à l’esprit de Gabriel Wells incarné dans le corps de Lucy Filipini, apparaît le visage entièrement reconstitué de l’écrivain. Il a l’impression de se voir dans un miroir.

– Bonjour, mademoiselle, prononce le Gabriel Wells Virtuel.

– Allez-y, parlez-lui ! propose, insistant, Alexandre de Villambreuse. Même si c’est très déconcertant, dialoguez comme si c’était le vrai Gabriel ! Vous n’avez qu’à l’appeler Gabriel-virtuel.

– Bonjour Gabriel-virtuel.

– Vous êtes ravissante, mademoiselle.

Gabriel ne s’attendait pas à être complimenté par sa propre représentation virtuelle.

– Comme le vrai Wells était assez taquin et séducteur, on a reproduit ces traits de caractère dans l’intelligence artificielle qui sert à l’animer, commente Alexandre de Villambreuse.

Gabriel-femme décide de tenter le tout pour le tout :

– J’ai une question à vous poser, Gabriel : selon vous, qui aurait pu tuer votre modèle ?

Le visage virtuel qui flotte face à lui se crispe de façon infime, puis bouge la lèvre inférieure, ce qui pourrait être interprété comme un instant de réflexion intense.

– Beaucoup de gens souhaitaient que le Gabriel-organique cesse d’écrire, dit-il finalement.

– Gabriel Wells était un peu paranoïaque, chuchote Alexandre de Villambreuse à l’oreille de la jeune fille, nous avons donc aussi programmé ce trait de caractère, par souci de fidélité à sa pensée.

– Mais qui, à votre avis, avait le plus intérêt à mettre fin à ses jours ?

– Qui ? répète le visage sur l’écran pour gagner du temps.

De nouveau il adopte une mimique d’intense réflexion.

– Voyons les choses autrement… Qui, cher Gabriel-virtuel, choisiriez-vous comme assassin si vous écriviez un roman sur sa mort ?

Alexandre de Villambreuse lève le pouce en signe d’encouragement.

– C’est exactement comme ça qu’il faut poser la question.

Une nouvelle fois, le visage à l’écran manifeste une intense concentration, avant de se détendre.

– « Pour comprendre un système, il faut s’en extraire », disait Gabriel.

– Et quand on s’en extrait, on trouve quoi ?

– J’ai trouvé ! L’assassin c’est… L’assassin c’est… L’assassin c’est…

Gabriel-virtuel bégaie, se bloque, puis l’écran s’éteint d’un coup.

– Oh non ! Vous l’avez fait bugger ! s’exclame Sylvain Dureau.

– Les pannes sont des choses qui arrivent, surtout avec un programme neuf.

Il démonte le capot de l’ordinateur et cherche l’origine du bug.

– Je vous l’avais dit, il ne faut pas encore lui en demander trop, c’est une version bêta !

– Je ne savais pas que lui poser des questions sur l’assassin de son modèle le mettrait dans cet état, remarque Gabriel-femme. Je suis déçu.

Alexandre de Villambreuse ne veut pas renoncer à impressionner la jeune femme, alors il ouvre une armoire et sort une ramette de feuilles imprimées.

– Voici les trois premiers chapitres de L’Homme de 1000 ans.

– Vous m’autorisez à les lire ?

– Je peux vous laisser voir les vingt premières pages, mais pas plus. Le reste est top secret et doit évidemment être relu et remanié par un humain, pour lui donner du « liant ».

Gabriel-femme, curieux, lit l’incipit.

« Qui n’a rêvé un jour de voir sa vie se prolonger sans fin ? »

Alexandre a bien repéré que ses romans commencent toujours par une question et s’y est montré fidèle. La suite du récit obéit à une structure de polar classique dont la seule originalité est son thème : la prolongation de la vie.

Le héros lui semble un peu banal, mais il se doute qu’un simple programme d’intelligence artificielle ne peut pas comprendre la folie des hommes.

Alexandre allume un cigare et relâche quelques bouffées opaques.

– Vous êtes consciente, mademoiselle Filipini, du privilège que vous avez de lire ça avant tout le monde ?

Gabriel n’ose lui dire ce qu’il pense vraiment de ce premier chapitre confondant de banalité et se contente de le remercier.

– Évidemment, si vous voulez lire la suite, c’est possible. Mais il faudrait alors que nous nous revoyions de manière moins formelle…

Il lui tend sa carte de visite ; Gabriel-femme le remercie et prend congé. En chemin, il repense à toute l’alchimie qui lui a permis de transformer son cerveau en machine à fabriquer des histoires. Il est de plus en plus persuadé que la faiblesse du programme Gabriel Wells Virtuel tient au fait qu’il ne sera jamais aussi curieux qu’un esprit humain vivant.

L’écrivain, qui se sent alerte dans le corps de la médium, a envie de profiter du répit que lui offre cette nouvelle enveloppe féminine, mais, au fond de son esprit, il sent que son assassinat l’a profondément touché. Quelque chose en lui est brisé. Tant qu’il ne saura pas pourquoi et par qui il a été tué, il ne pourra pas trouver la paix.


75. ENCYCLOPÉDIE : KINTSUGI,


OU L’ART DE RÉPARER AVEC DE L’OR

Dans la culture japonaise, un objet brisé peut avoir plus de valeur qu’un objet neuf intact, sa réparation étant considérée comme une source supplémentaire d’intérêt.

L’art de réparer pour bonifier porte même un nom : le kintsugi (littéralement « jointure en or »). Les premières références au kintsugi datent du XVe siècle, lorsque le shogun Ashikaga Yoshimasa a envoyé un bol de thé cassé en Chine pour le faire réparer. Selon la tradition, le bol lui est revenu orné d’attaches de fer inesthétiques. Le shogun a alors protesté et des artisans japonais ont proposé de réparer le bol en fixant des jointures en laque recouvertes d’or et bien visibles. Celles-ci étaient donc une nouvelle décoration ajoutée à l’œuvre d’art d’origine. Dès lors, l’habitude a été prise chez les shoguns de ne plus jeter les objets de céramique cassés, mais de leur offrir une deuxième vie en mettant en valeur leurs accidents plutôt que de les dissimuler.

Le succès du kintsugi fut tel que certains collectionneurs, notamment parmi les chajin, qui pratiquaient la cérémonie du thé brisaient délibérément les poteries uniquement pour les décorer avec des jointures en or. Et, en proposant une deuxième vie aux objets, le kintsugi véhicule aussi l’idée qu’un homme qui a vécu des drames, qui a été brisé et réparé, a plus d’intérêt qu’un homme intact protégé des vicissitudes de l’existence.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

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