60.
– Papi, papi, au secours ! Reviens ! J’ai vraiment besoin de toi !
Le croque-mitaine est maintenant à quelques dizaines de centimètres de lui.
– Mange donc un de mes délicieux bonbons ! Allez, ouvre la bouche et ferme les yeux.
Gabriel ne peut plus résister. L’injonction l’hypnotise, il clôt les paupières et desserre les mâchoires.
Soudain, un rugissement rauque résonne derrière lui. Il se retourne et aperçoit un énorme chien, semblable à un lion.
L’homme au chapeau et aux lunettes noires s’arrête, inquiet. Le chien colossal lui agrippe la main pour le forcer à lâcher son sac de bonbons. L’homme hurle et disparaît finalement dans un nuage opaque.
Le chien revient vers son maître, un homme de haute stature à la moustache épaisse.
– Rotte-Vrillet, vous devriez avoir honte de toujours vous attaquer aux enfants ! Vous abusez de votre ancienneté d’âme errante en terrorisant les nouveaux !
– Je reviendrai avec des renforts et vous ferez moins les fiers, tous les deux. Votre chien des Baskerville ne vous protégera pas la prochaine fois !
Rotte-Vrillet s’est déjà envolé quand le sauveur s’approche de Gabriel, qui redevient progressivement adulte. Il grandit, ses poils poussent, sa peau se ride, et il retrouve avec soulagement son aspect de quadragénaire.
– Les peurs d’enfance… C’est une manière facile d’attaquer l’esprit des autres ; c’est minable, surtout de la part d’un collègue écrivain.
– Vous êtes…
– Ah ? Vous m’avez reconnu ? Je suis Arthur Conan Doyle.
Gabriel n’en croit pas ses yeux.
– Eh oui, c’est un des grands avantages du fait d’être mort : on peut se retrouver entre écrivains.
– Je vous dois…
– Pensez-vous, rien du tout, l’interrompt le père de Sherlock Holmes.
– Si. Je vous dois beaucoup et depuis longtemps, maître.
– Pas de ça entre nous. Nous ne sommes que des artisans. Des horlogers. Nous prenons des petits bouts d’intrigues pour en construire une longue.
Gabriel se rend compte que les esprits ne connaissent pas la barrière de la langue. L’anglais et le français ont disparu, on peut communiquer avec n’importe qui très facilement.
– Je vous admire tant ! Ce n’est pas de l’artisanat ; Sherlock Holmes, c’est la création d’un chef-d’œuvre intemporel.
L’autre grimace :
– Bon sang ! Quand ce personnage arrêtera-t-il de me hanter ? Quelle horreur d’avoir créé un être fictif plus connu que soi-même…
– Excusez-moi.
– Je vous taquine ! Holmes m’énerve, mais c’est mon héros, alors il faut bien que je fasse avec. C’est un peu comme votre Le Cygne.
Gabriel n’en revient pas :
– Vous m’avez donc vraiment lu ?
– Bien sûr. Quoiqu’il me semble plus juste de dire qu’entre auteurs on ne se lit pas, on se surveille. Et d’ailleurs, qu’avez-vous lu de moi précisément, monsieur Wells ?
Quand deux écrivains se rencontrent, ils redoutent cette question. Gabriel a l’impression de passer l’oral du bac français.
– J’ai lu tout le cycle des aventures du professeur Challenger : Le Monde perdu, Au pays des brumes, Quand la terre hurla, La Machine à désintégrer.
– Vous connaissez mes textes sur Napoléon ?
– Bien sûr : La Grande Ombre, L’Oncle Bernac. D’ailleurs, à propos de Napoléon, si cela vous intéresse, j’ai récemment appris que…
– Et lesquels de mes romans classiques connaissez-vous ?
– Euh… Le Mystère Cloomber, L’Ensorceleuse, La Compagnie blanche…
Doyle lui donne une tape dans le dos qui le traverse.
– Ça ira, ça ira ! Ne voyez dans ces questions que le signe de mon côté diva, inquiète d’être oubliée. Vous verrez, pour nous les écrivains, l’oubli est une terreur.
– Mon grand-père m’en a déjà parlé.
– C’est votre grand-père, Ignace, qui m’a fait découvrir vos romans. Je dois vous avouer que depuis Jules Verne, Barjavel et Boulle, je pensais qu’en France, la littérature de l’imaginaire était exsangue. Et puis vos livres m’ont intrigué. Quand j’ai vu que vous vous réclamiez de mon héritage, je me suis intéressé à vous.
– C’est un honneur.
– Puis-je vous dire la vérité ? En fait, je n’aime pas beaucoup vos romans.
Gabriel est piqué au vif.
– Vous avez d’excellentes idées, mais vous manquez de rigueur, vous ne travaillez pas assez la psychologie des personnages.
– Désolé.
– C’est dommage que vous soyez mort, je suis sûr que dix ans de plus vous auraient permis d’être parfaitement au point. Mais bon, vous allez continuer d’évoluer ici, dans les limbes. Vous avez beaucoup de choses à apprendre encore, et l’avantage c’est que désormais vous avez tout votre temps.
– Que me serait-il arrivé si vous n’étiez pas intervenu au moment de l’attaque du croque-mitaine ?
– Vous auriez pu rester coincé dans cet état d’enfant apeuré et vous auriez alors certainement été incapable de réfléchir ou de vous intéresser à autre chose qu’à votre bourreau. Cela aurait figé votre esprit.
– Combien de temps cela aurait-il pu durer ?
– C’est variable. Parfois, certains restent même tétanisés plusieurs années.
Gabriel frissonne.
– Ce que vous auriez dû essayer de faire comprendre aux gens, c’est que la pesanteur de la littérature française contemporaine empêche les autres pays de s’y intéresser. Jadis c’était un phare de la littérature mondiale, mais ses soi-disant défenseurs sont en réalité ses fossoyeurs. Bientôt, plus personne ne s’intéressera à ces romans français sans intrigue, à la seule gloire de leurs auteurs.
– Je me suis battu contre ça. Enfin, quand j’étais vivant.
– Si vous voulez inverser la tendance, il va falloir continuer à vous battre dans l’invisible. Mais vos adversaires sont très puissants, très unis, très organisés.
Arthur Conan Doyle invite Gabriel Wells à voler avec lui au-dessus de Paris.
– Vous êtes mort d’une manière douce, mais pensez à tous ces écrivains qui terminent mal, telles des baleines échouées. Je me souviens d’auteurs qui, n’ayant plus aucun lecteur à leurs séances de dédicaces, restaient des heures à attendre un hypothétique client. J’en ai vu, des auteurs en fin de carrière, et pas des moindres, qui étaient refusés chez tous les éditeurs et qui auraient eu plus de chances d’être publiés sous pseudonyme. J’en ai aussi vu qui, ayant perdu toute fierté, se compromettaient dans des emplois misérables. Ils devenaient nègres de gens qui ne savent pas écrire, jurés de prix littéraires, critiques, ou pire, professeurs de littérature. J’ai toujours trouvé paradoxal que ce soient ceux qui ont échoué qui donnent des leçons aux nouvelles générations.
Conan Doyle rit de sa propre remarque. Gabriel Wells, qui n’en revient toujours pas de cette rencontre, lâche un petit rire gêné.
– Chez nous, il n’y a ni retraite, ni pot de départ. Ce qui sonne le glas de notre carrière, ce n’est rien d’autre que le désintérêt progressif du public. Soyez heureux de ne pas avoir connu cette épreuve.
Gabriel s’aperçoit qu’il n’avait jamais songé à sa propre fin en tant qu’auteur. Pour lui, sa carrière était une montagne à gravir dont il ne voyait pas le sommet. Il ne s’était jamais demandé ce qu’il adviendrait de la descente. Doyle lui fait soudain prendre conscience que son assassinat lui a évité l’épreuve de la déchéance et constitue en cela une sortie honorable. En mourant assassiné, il part de manière « romanesque ». Encore faudrait-il qu’on sache qu’il a été assassiné car, pour l’instant, sa nécrologie indique qu’il est mort dans son sommeil d’un arrêt cardiaque.
– J’ai mené ma propre enquête sur votre assassinat par pur… jeu de l’esprit. Ce n’est pas Moisi le coupable. Il fanfaronne, mais dans le fond, c’est un faible. Il parle fort et de manière agressive pour attirer l’attention et essayer d’exister, mais ce n’est qu’un produit des médias, une marionnette, un clown pour la télévision. Il n’a aucun intérêt, même comme suspect.
– Alors qui ?
– À mon avis, ce n’est pas non plus Sabrina Duncan ni Alexandre de Villambreuse, vos principaux suspects. Tout comme Lucy et Ignace, mes soupçons se portent sur votre frère jumeau. Et la clef de l’énigme me semble être ce qu’il fabrique dans son laboratoire secret.
– Un laboratoire secret ? Vous avez vu ce qu’il y fait ?
– Non. J’ai juste vu quantité d’ordinateurs et d’appareils. Tant qu’il n’a pas pris de drogue ou d’alcool, je ne peux pas fouiller son esprit ou savoir ce dont il s’agit. Bon, maintenant je dois vous laisser. Ce fut un plaisir de discuter avec vous, mais je suis attendu pour une séance de spiritisme.
– Je vous demande pardon ? Vous faites encore du spiritisme dans l’au-delà ?
– Oui, je le pratiquais de mon vivant avec tout un groupe d’écrivains et nous avons décidé de continuer maintenant que nous sommes de l’autre côté du miroir.
– Est-ce indiscret de vous demander qui sont vos compagnons de séance ?
– Vous devez les connaître : Edgar Poe, H. P. Lovecraft, votre homonyme H. G. Wells, Aldous Huxley, mais aussi vos concitoyens, Balzac, Victor Hugo, Alexandre Dumas, Théophile Gautier, George Sand. C’est comme du « spiritisme inversé ».
Il est amusé par sa propre formule. Gabriel Wells s’aperçoit à cette occasion qu’ils ont la même manie d’essayer de trouver des phrases percutantes qui pourraient servir de point de départ à leurs récits.
– Savez-vous, monsieur Wells, qu’il y a beaucoup d’âmes errantes qui croient que ce sont elles les vivants et que le monde des vivants est celui des morts ? Cela prouve que l’esprit est tout-puissant : nous sommes ce que nous croyons être.
De nouveau, Doyle affiche son petit regard en coin qui semble signifier : « Celle-là aussi il faudrait que je la note, elle pourrait servir. »
– Allez, foncez chez votre frère et résolvez l’affaire Gabriel Wells. Si cela peut vous aider, sachez qu’il est actuellement dans son laboratoire au centre d’études des ondes de l’armée. Aile nord, laboratoire L63. C’est là qu’il se livre à ses expériences personnelles.
Gabriel remercie chaleureusement l’écrivain puis, sans attendre, se rend au LPO. Contrairement à ce qu’il imaginait, le laboratoire L63 n’est pas un laboratoire souterrain mais une pièce située dans la tour nord surmontée d’une coupole d’astronomie.
Il trouve son frère penché non sur un télescope, mais sur un appareil étrange qu’il a du mal à identifier.
Il contourne l’objet, l’examine dans les moindres détails, mais ne parvient pas à comprendre à quoi il peut bien servir.
– Ce n’est pas ce que vous croyez.
Calé sous le plafond de la pièce se trouve un autre ectoplasme, les bras croisés.
– Qu’est-ce que vous faites là ? lui demande Gabriel.
– Et vous ?
– C’est mon frère jumeau.
– C’est mon invention.
61. ENCYCLOPÉDIE : LA MACHINE À PARLER AUX MORTS
L’inventeur, scientifique et industriel américain Thomas Edison (1847-1931) est connu pour avoir déposé avec ses équipes près de mille brevets d’inventions, dont les plus célèbres sont le télégraphe, le microphone, l’ampoule électrique, la lampe fluorescente, la pile alcaline, le phonographe et même la chaise électrique.
À la fin de sa vie, Edison rédigea un livre de souvenirs intitulé Mémoires et observations, dont le dernier chapitre a pour titre « Le Royaume de l’au-delà ». En voici un extrait :
« Il m’a toujours paru particulièrement absurde d’espérer que les “esprits” veuillent bien perdre leur temps à faire joujou avec des objets grossiers et aussi peu scientifiques que des tables, des chaises ou un jeu de type Ouija. »
Edison révéla par la suite qu’il avait consacré ses derniers efforts d’inventeur à tenter de mettre au point une machine sérieuse pour parler avec les défunts. Il avait même conclu un pacte solennel avec son assistant, William Dinwiddie : le premier qui viendrait à disparaître ferait tout pour envoyer un message au survivant depuis l’au-delà.
Edison mourut en 1931 et ses Mémoires et observations furent publiés dans leur intégralité en 1948. Toutefois, le dernier chapitre fut supprimé des réimpressions suivantes car on avait jugé qu’il était trop tourné vers l’occultisme et susceptible, à ce titre, de ridiculiser son auteur. C’est grâce à la première traduction française du livre, en 1949, que l’on découvrit ce chapitre disparu.
Dans ce texte, Thomas Edison expliquait qu’il était convaincu de la survie de l’âme et qu’il voulait enfin fournir aux spirites un outil scientifique performant. Il annonçait que non seulement il croyait aux fantômes, mais qu’en plus il les imaginait très bavards. Il rappelait que personne n’était « en mesure de délimiter avec précision le domaine de la vie », mais il reconnaissait n’avoir alors encore obtenu aucun « résultat susceptible de fournir une preuve définitive et incontestable de la survie de l’âme ».
Aucun prototype de la machine à parler aux morts d’Edison n’a jamais été mis au jour, mais on a en revanche retrouvé un croquis sur lequel on distingue une trompette en aluminium, un microphone, une antenne, et la formule chimique du permanganate de potassium.
Selon plusieurs témoins, il aurait assimilé la communication avec les morts à un échange situé au niveau des ondes électromagnétiques et émis le souhait que sa machine à parler aux morts figure un jour sur la table du salon de toutes les familles.
La TransCommunication Instrumentale, ou TCI, est née ainsi, avec Edison pour fondateur. Quelques dizaines d’années plus tard, on utilisera le mot « nécrophone » pour définir cet instrument.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.