81.

« Merci d’être vivante une journée de plus. »

Lucy, après avoir réintégré son corps, constate que sa migraine est terminée. Elle a encore quelques douleurs au ventre, mais elle se connaît et sait que le plus difficile est passé. Sans perdre une seconde, elle allume son ordinateur et effectue le virement sur le compte de Michael Plumer.

Elle regarde par la fenêtre ; le ciel s’est couvert et la pluie commence à tomber. La foudre illumine la pièce et les chats se crispent.

Elle consulte les horaires des prochains trains pour Londres, envisageant de rejoindre Stonehenge en taxi à partir de là pour assister à la suite des événements. Mais elle en aura au moins pour trois bonnes heures et d’ici là, la partie sera sans doute terminée.

Elle se souvient qu’elle a promis à Gabriel de contacter la mère de l’accidenté suisse qui lui a indiqué le nouveau nom de Samy et l’appelle aussitôt. Quand la femme décroche, elle lui explique rapidement les circonstances exceptionnelles de cet appel et lui donne les trois clefs qui prouvent que le message vient bien de son fils. Elle lui dit ensuite ce que souhaite celui-ci : qu’elle pardonne à son assassin, dissolve le comité de soutien et ne se préoccupe désormais que de son propre bonheur. À l’autre bout du fil, la femme est débordée par ses émotions et Lucy est soulagée de ne pas avoir à lui parler en face. La conversation dure quelques minutes et, au moment de raccrocher, elle considère que le message est passé.

Quelqu’un sonne alors à sa porte. La médium sursaute, craignant que ce soient les hommes de Samy, ou même Samy en personne qui l’aurait retrouvée grâce à une puce qu’elle n’aurait pas détectée, mais, en regardant par la fenêtre, elle reconnaît Thomas Wells. Rassurée, elle lui ouvre.

– Je suis venu vous faire profiter d’une version portative du nécrophone.

Il attend sur le seuil avec une grosse valise tandis que la pluie tombe dru. Lucy l’invite à entrer.

– Vous êtes toujours en contact avec mon frère là-haut ? demande-t-il.

– En quelque sorte… Pourquoi me demandez-vous ça ?

– J’aurais besoin de vous pour un suivi parallèle. Vous dans la métaphysique et moi dans le physique. C’est un peu ce dont nous étions convenus lors de notre dernière conversation, non ? Je peux ?

Sans attendre sa réponse, il déploie sur la table basse une parabole noire dont la tige centrale jaune est branchée sur son ordinateur portable. Les chats approchent, curieux. Comme Lucy ne connaît pas la teneur des propos que lui a tenus Gabriel quand il était dans sa peau, elle préfère ne pas s’avancer et lui indique où il peut s’installer. Il lance plusieurs programmes et fait quelques réglages qui réclament toute sa concentration. Elle l’observe sans rien dire. Il poursuit ses manipulations.

– Allô ? Il y a quelqu’un ?

La machine grésille et il continue ses réglages. Elle n’ose l’interrompre.

– Allô ? Y a-t-il une âme errante qui m’entende ? Allô ? Allô ?

Comme il ne se passe rien, les chats repartent dormir.

Je suis là, dit une voix dans le haut-parleur de l’appareil.

– Gabriel ? Si c’est toi, dis-moi le code.

Non, c’est Edison. Je vous suis partout depuis la panne pour poursuivre notre conversation, dit la voix dans le haut-parleur. Je ne comprends même pas pourquoi vous êtes venu ici, nous aurions pu poursuivre ce dialogue dans votre laboratoire. Quant à votre frère, je crois qu’il a d’autres préoccupations actuellement. Mademoiselle Filipini est au courant.

Thomas est surexcité.

– Bonsoir, monsieur Edison.

Il se tourne vers Lucy :

– Et mon frère, où est-il ?

– À cet instant ? Du peu que j’en sais, il est dans le sud de l’Angleterre, dit-elle.

– Et il fait quoi ?

– Il participe à une petite « fête locale ».

Edison manifeste son impatience.

On s’en fiche de votre frère. Moi je suis là. C’est tout ce qui importe. Notez bien que je suis le premier mort à communiquer avec un vivant, scientifiquement parlant. C’est important pour moi qui n’ai pas pu être le premier vivant à communiquer avec un mort. Et grâce à mademoiselle Filipini, on a un témoin. Vous pouvez filmer ce qu’il se passe avec votre smartphone, mademoiselle ?

Lucy ne partage pas leur enthousiasme, elle s’est reculée, s’est avachie dans son fauteuil et a fermé les yeux.

– Mademoiselle Filipini ? Vous dormez ?

Elle reste longtemps immobile ; seules ses cornées s’agitent sous la fine peau des paupières.

– Mademoiselle Filipini !?

Elle semble rêver, alors il retourne à sa machine et reprend ses réglages.

– Edison ?

Je suis toujours là ! Reprenons notre conversation, je vous en prie.

– Non, dit Lucy d’un ton détaché.

Comment ça, « non » ? s’insurge l’âme errante du scientifique.

– Je viens de recevoir un message de ma Hiérarchie, ils vous interdisent de révéler votre découverte au public.

Quoi ? Mais il est indispensable que tout le monde sache ! proteste Edison.

– C’est prohibé, rétorque Lucy.

– Et si nous refusons de nous soumettre à ce diktat ? demande Thomas.

– Ceux de la Hiérarchie se chargeront de vous faire changer d’avis. Mais cela risque d’être pénible pour vous. Vous ne pourrez pas dire que je ne vous ai pas averti !

– Ceux de votre soi-disant Hiérarchie ne me font pas peur. Ils ne peuvent agir sur la matière.

Elle se lève, s’approche à quelques centimètres du visage du scientifique et prend un air espiègle.

– Eux non, mais moi si.

– Je ne vais pas renoncer à une découverte aussi fondamentale simplement parce qu’une médium m’a conseillé de le faire.

– Vous n’avez pas le choix.

– Vous ne croyez quand même pas que vous allez réussir à m’intimider ? Et d’ailleurs, que devrais-je redouter de votre part ? Que vous me frappiez ?

Lucy prend alors un air menaçant, et Thomas croit pendant quelques secondes qu’elle s’apprête à le gifler.

– Pour empêcher quelqu’un de faire une bêtise, il y a le bâton mais il y a aussi la carotte…

Elle se rapproche alors davantage de lui jusqu’à ce que leurs lèvres se touchent.

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