27.
Gabriel Wells commence à s’habituer à l’effet que cela fait d’entrer dans une maison par son toit. Il traverse les tuiles, l’étage supérieur, la moquette, le plancher, le plafond, et retrouve Lucy qui l’attend devant sa poupée de clown hilare.
– Retour de mission, annonce-t-il.
– Vous avez pu obtenir des informations sur Samy ?
– Le jour de sa disparition, il est allé gare de Lyon. Son concierge de l’époque pense qu’il a quitté la France. Je vais poursuivre mon enquête en essayant de trouver quel train il a emprunté.
– Il a dû lui arriver quelque chose de terrible qui lui aura fait prendre peur ! Forcément. Probablement en lien avec la valise de cocaïne. On a dû tenter de le piéger ! J’espère vraiment qu’il a pu fuir à temps.
– Et, accessoirement, pour ce qui est de mon assassinat, vous avez avancé de votre côté ?
– Votre intuition était la bonne. Vous avez bien été empoisonné.
– Avec quel poison ? Arsenic ? Strychnine ? Cyanure ?
– Un poison complexe. Il y a notamment dedans de l’antimycine A et de l’atractylate. En tout cas, Krausz affirme que c’est un composé que n’utilisent que les chimistes ou les scientifiques avertis. Le tout mêlé à des analgésiques et des soporifiques.
– Ah oui, quand même ! J’en étais sûr ! Krausz vous a donné d’autres informations ?
– Une estimation de la chronologie des événements. Selon lui, entre l’ingestion du poison et son action, il se serait passé vingt-quatre heures. Vous avez forcément été en contact avec le poison et votre assassin la veille de votre mort. Donc lundi. Qui avez-vous vu ce fameux lundi et qu’avez-vous fait ? Essayez de vous rappeler le plus de détails possible, en particulier les moments où vous avez bu ou mangé à proximité d’autres personnes.
Gabriel marque un temps pour se remémorer sa journée du lundi. Il ferme les yeux, laisse remonter les souvenirs et récapitule lentement les événements tandis que Lucy prend des notes sur son smartphone :
–7 h 30. Je me lève. Mon premier geste du matin est toujours de consigner mes rêves. Ensuite je bois un verre de jus d’orange qui vient du réfrigérateur, auquel seule ma femme de ménage, Maria-Concepción, a accès.
–8 heures. Je pars à pied au bistrot Le Coquelet en remontant la rue, je rejoins ma place habituelle et la patronne me donne mon ordinateur portable, que j’avais laissé sur place. J’avale ma deuxième boisson du matin : un café crème. Je relis mon travail de la veille pour continuer dans la bonne direction. Cinq minutes plus tard, la patronne m’apporte un croissant et un autre café crème. Je travaille deux bonnes heures.
–10 h 30. Je termine de rédiger les dernières pages de L’Homme de 1000 ans. Je réécris plusieurs fois la dernière phrase jusqu’à être pleinement satisfait. Puis j’inscris le mot « FIN » au bas de la page. Comme à mon habitude, je prends une photo avec la patronne du bistrot et mon ordinateur, et nous buvons une coupe de champagne pour fêter l’événement.
–10 h 45. J’appelle mon éditeur, Alexandre de Villambreuse, pour lui signaler que j’ai fini d’écrire mon roman. Il est très excité et veut que je le lui envoie au plus vite, mais je lui dis qu’il me faut encore passer un petit coup de correcteur orthographique, à cause d’un traumatisme d’enfance que je lui rappelle, comme à chaque nouveau roman : « Jadis on me mettait zéro si je faisais plus de dix fautes. » Il me signale qu’il y a des correcteurs professionnels qui sont payés pour cela. J’insiste pour rendre une copie aussi propre que possible afin que ces mêmes correcteurs soient dans un état de concentration optimale pour repérer les scories. Je m’engage à lui remettre cette copie dès le lendemain, mardi, à 10 heures. Je bois un café serré.
–11 heures. En me relisant, je doute de l’utilité de plusieurs passages qui ne me semblent pas indispensables ou trop compliqués. Je taille largement dedans, puis je prends un café allongé.
–11 h 30. Visite-surprise d’une de mes ex-fiancées au Coquelet, l’actrice Sabrina Duncan. Elle arrive en larmes et me raconte ses déboires avec son dernier compagnon en date, un acteur célèbre, qui s’est révélé être complètement narcissique. Elle a eu le tort de lui dire qu’il n’avait pas de conversation à moins qu’on lui fournisse un dialogue clef en main, ce qu’il a très mal pris et l’a amené à la gifler. Elle me dit en avoir marre des gens du cinéma et souhaiter revenir vers ceux de la littérature, car, dit-elle, « au moins leur côté mythomane sert leurs œuvres et non leur délire domestique ». Je lui suggère de tester les femmes. Elle éclate de rire et me quitte en disant : « À ce soir. » Je bois un café serré.
–13 heures. Je rejoins Alexandre de Villambreuse dans un restaurant chic près de sa maison d’édition. Pour fêter la fin de l’écriture de L’Homme de 1000 ans, il commande un grand cru de Bordeaux. Nous commençons à manger en attendant qu’il décante dans sa carafe. Nous évoquons les difficultés de diffusion de mes livres sur le marché américain. Il me dit que c’est un marché fermé et que les Américains sont de manière générale très méprisants envers la littérature française, qu’ils considèrent comme nombriliste et formaliste. Je lui signale que j’ai été contacté par un autre éditeur qui pense savoir comment conquérir le marché américain. Il me demande si je suis en train de le menacer de passer à la concurrence. Je calme le jeu et le rassure en lui disant que j’ai déjà refusé. Il se détend, mais ne semble pas convaincu. Il commande une autre bouteille de vin qui porte toujours la même étiquette mais dont le goût est différent, comme s’il était très légèrement bouchonné. Il m’avoue que sa maison traverse une mauvaise passe financière, notamment à cause des éditeurs numériques qui galvaudent la profession en publiant rapidement n’importe quoi en grande quantité grâce aux nouvelles technologies. Nous prenons un dessert et buvons un café. Il me répète qu’il attend avec impatience mon prochain manuscrit.
–17 heures. Enregistrement de l’émission de télévision Du goudron et des plumes, qui ce jour-là a pour thème : « La littérature de l’avenir ». Je me retrouve face à Jean Moisi qui, avant l’émission, me déclare : « Prépare-toi à mourir, Wells. » Nous buvons pendant l’enregistrement les verres de jus de pomme qui sont à notre disposition pour nous humecter le gosier, au cas où il serait nécessaire de hausser le ton… Moisi conclut l’émission en lâchant : « Wells est le pire auteur du siècle et ce serait rendre service au bon goût et à l’intérêt public que de l’éliminer, ou tout du moins de le mettre hors d’état de nuire, afin qu’il cesse de mettre des fables dans la tête de nos enfants. » Paraphrasant la célèbre formule à propos des Indiens, il conclut : « Un bon écrivain de science-fiction est un écrivain mort. Ainsi il peut, au moins, visiter les mondes imaginaires. » Cela fait rire l’animateur, et le public derrière lui. Je fais semblant de rire moi aussi, mais j’ai l’impression d’avoir perdu ce duel par manque de pugnacité et par peur de paraître agressif. Je comprends trop tard que ces émissions sont des spectacles et que ce qu’attendait l’animateur était un combat de gladiateurs pour faire monter l’audimat. Après l’émission, nous buvons en coulisses des coupes de mousseux accompagnées de cacahuètes et de chips. Moisi fait semblant de parler à son attachée de presse en me regardant de travers. Quand nos deux regards se croisent, je ressens un courant de haine pure. L’animateur veut nous réconcilier et nous invite à nous serrer la main. Moisi a la main froide et les ongles longs.
–19 heures. Retour chez moi. Comme tous les jours, j’effectue mes 50 minutes de vélo d’appartement pour développer les vaisseaux parallèles à ma coronaire bouchée, tout en buvant une boisson protéinée que Maria-Concepción agrémente pour moi avec du citron et du miel.
–20 h 30. Fête d’anniversaire de mes 42 ans. Avec mon frère jumeau, nous avons privatisé le Coquelet où nous avons invité une centaine de convives chacun. Tout le monde boit du punch, à commencer par moi.
–20 h 45. Je retrouve dans un coin de la salle une dizaine d’auteurs de la Guilde de l’Imaginaire, une association que nous avons montée pour réunir les auteurs de genre. Nous évoquons l’idée de créer un prix récompensant des nouvelles pour aider de jeunes talents à émerger. Certains ont vu l’émission. Malgré leurs compliments, je reste convaincu que je n’ai pas été très bon et que l’attitude agressive de Moisi a été plus efficace que la mienne. Il y a toujours, à mon avis, un avantage à attaquer, et Moisi l’a bien compris, tout simplement parce qu’il joue ce numéro toutes les semaines. La pratique régulière de ce sport lui donne une connaissance de toutes les combinaisons possibles, à l’image d’un joueur d’échecs, et moi j’ai fait l’erreur de rester en position de défense. Un débat sur ce thème s’ouvre avec les autres : vaut-il mieux encaisser sans rien dire ou rendre les coups ? Certains prônent une guerre ouverte contre le système littéraire parisien, qui est corrompu. Ils veulent qu’on dénonce les prix truqués et les critiques dithyrambiques que les auteurs rédigent sur leurs propres livres en utilisant un pseudonyme. Les auteurs plus modérés de la Guilde ont peur, quant à eux, d’être définitivement boycottés et de perdre les quelques miettes qu’on leur accorde s’ils se lancent dans une telle entreprise. La peur étant plus forte que la volonté de justice, ces derniers sont largement majoritaires. Nous buvons du vin et mangeons des quiches.
–21 heures. Mon frère me rejoint. Il a lui aussi suivi l’émission et m’a trouvé très mauvais. Il me reproche de m’être laissé ridiculiser par Moisi. Il dit que je risque même de lui porter préjudice dans son travail en raison de notre parenté. Le ton monte, nous évoquons d’autres conflits passés, puis nous finissons comme toujours par nous réconcilier en dégustant un verre de bon vin et en consommant des nems au poulet.
–21 h 30. Alexandre de Villambreuse arrive en retard. Il me déconseille de participer à l’avenir à ces émissions que, de toute façon, mes lecteurs ne regardent pas, et dont les spectateurs sont par principe acquis à Moisi. Selon lui, je devrais désormais assurer ma promotion via Internet car là, au moins, ceux qui parlent des livres les ont achetés et lus. Je trouve sa remarque pertinente. Nous trinquons et mangeons des brochettes de légumes.
–22 h 30. Thomas et moi soufflons ensemble les bougies de nos 42 ans. Pour l’anecdote, Thomas rappelle qu’il est sorti le premier du ventre de notre mère, à minuit moins cinq, tandis que je suis né à minuit quinze. Ce qui fait que, bien que jumeaux, nous n’avons pas la même date de naissance. L’anecdote amuse nos convives. On distribue du gâteau à la crème et des coupes de champagne. Je trinque avec mon frère.
–23 heures. Sabrina met de la musique et me prend par la main pour m’inviter à danser un slow. Elle me murmure qu’elle a réservé une chambre dans un hôtel voisin où nous pourrions partager quelques minutes d’intimité en souvenir du bon vieux temps. Je lui réponds que cela ne serait pas raisonnable. Comme elle insiste, je lui cite en guise de réponse ce proverbe qui dit que se remettre avec son ex, c’est comme ravaler son vomi. Elle me jette son verre de champagne à la figure, puis va danser avec mon frère.
–Minuit. Quelques personnes dansent encore, mais la plupart des invités sont assis et discutent. Alexandre, complètement saoul, revient vers moi et me confie qu’il a l’impression que sa maison d’édition se ringardise. Il comprend bien qu’il devient nécessaire d’évoluer au risque, sinon, de mourir. Je rétorque qu’il ne faudrait pas pour autant en arriver à confier l’écriture des romans à des robots. Il reconnaît qu’il n’y avait pas pensé, mais que cela lui semble une bonne idée : après tout, c’est la garantie que les auteurs ne se plaindront pas de leur absence sur les marchés étrangers et ne menaceront pas de passer à la concurrence. Nous buvons encore du vin rouge. Je me sens de plus en plus fatigué. J’ai mal à la tête et je mets ça sur le compte du soufre présent dans les différents alcools que j’ai ingurgités. J’hésite quelques instants entre partir « à l’anglaise » – discrètement et sans dire au revoir à personne – ou « à l’italienne » – saluer tout le monde et finalement rester. Je choisis la première option.
–00 h 30. Pour éviter de subir l’inconfort de la gueule de bois du matin, je prends un médicament à base d’artichaut et de fenouil qui devrait aider mon foie à faire son travail. C’est un produit que m’a donné mon frère et que j’ai toujours sur ma table de chevet. Puis, sans me laver, ni même me brosser les dents, écrasé par la fatigue, j’enfile mon pyjama et me glisse sous les couvertures. Mon avant-dernier geste est d’éteindre la lumière. Mon dernier, de prendre un somnifère accompagné d’un verre d’eau. Je les absorbe dans l’obscurité, puis m’étends pour sombrer dans un sommeil réparateur.