25.
Gabriel Wells étend les bras. Il traverse les nuages sans les altérer. Il effectue une volte, redescend sur la ville, plane, glisse dans les différentes couches d’air, survole les toits, avant de rejoindre son grand-père Ignace Wells au sommet de la tour Eiffel, où beaucoup d’âmes errantes prennent plaisir à se retrouver.
– Alors papi, est-ce que tu en sais plus sur ma mort ?
D’autres ectoplasmes discutent aux alentours. Ignace, qui ne veut pas prendre le risque d’être entendu, propose de repartir et de voler à bonne hauteur au-dessus de la ville.
– Pour l’instant, aucun de mes indics habituels n’a la moindre piste, mais il faut leur laisser un peu de temps. Et toi, de ton côté, comment ça se passe ?
– Pour convaincre Lucy de nous aider dans notre enquête, je me suis engagé, en échange, à retrouver Samy Daoudi, son grand amour qui a disparu. C’est son premier et unique amant, elle le cherche depuis qu’elle a été arrêtée, incarcérée puis libérée, soit depuis neuf ans. Sans jamais réussir à obtenir la moindre information.
– Tu sais quoi sur ce garçon ?
– Sa dernière adresse : 19, boulevard de Strasbourg, près de la gare de l’Est. C’est là qu’il a été vu pour la dernière fois un vendredi 13 avril il y a neuf ans.
– Allons-y !
Le grand-père policier et son petit-fils écrivain rejoignent la rue sans difficulté et traversent le toit de tuiles pour s’enfoncer dans l’immeuble.
– Comment on procède pour enquêter depuis les limbes, papi ?
Son grand-père lui répond de le suivre et furète dans les étages. Au rez-de-chaussée, il trouve enfin ce qu’il cherche : l’âme errante de l’ancien concierge. Ce dernier fume une cigarette inexistante, issue de son imagination, et souffle de la fumée tout aussi immatérielle et uniquement visible par les autres ectoplasmes. Les pieds dans des pantoufles, il est affalé dans un fauteuil juste à côté du concierge vivant qui, dans la même position, a les yeux rivés sur le match de football qui passe à la télévision.
Sans attendre la fin du match, Ignace se lance :
– Désolé de vous déranger, mais nous enquêtons sur la disparition d’un ancien locataire de l’immeuble.
– Vous avez travaillé là de quand à quand précisément ? complète Gabriel.
– Cela fait plus de vingt ans que je suis dans cette loge, dont trois depuis ma mort.
– Parfait ! Donc vous avez dû connaître Samy Daoudi qui vivait ici il y a neuf ans.
– Que voulez-vous savoir sur lui ?
– Nous enquêtons pour aider une vivante qui le recherche.
Un but est marqué, ce qui entraîne un cri spontané du concierge vivant et un regain d’intérêt de l’ancien concierge mort. Il maugrée :
– C’est votre problème, pas le mien.
– Nous avons besoin de vous.
– Tout le monde a toujours eu besoin de moi, mais je considère que maintenant que je suis mort, j’ai enfin le droit d’être tranquille, en paix, peinard quoi. La mort, c’est avant tout une super retraite. Et d’ailleurs, pourquoi je vous aiderais ? Je ne vous connais même pas !
C’est Ignace qui répond :
– Gabriel Wells ici présent est écrivain. Vous connaissez probablement ses romans : les enquêtes du lieutenant Le Cygne, ça vous dit quelque chose ?
– Jamais entendu parler. De mon vivant, je n’achetais que les prix littéraires en novembre et encore, ce n’était même pas pour les lire mais pour les offrir à ma famille à Noël. À mon avis, ils ne les lisaient pas non plus, mais ça faisait bien dans leur bibliothèque.
– Bien sûr, bien sûr, chacun ses goûts, concède Ignace avec diplomatie. Je disais donc que Gabriel est écrivain, même si vous ne connaissez pas ses livres, et accessoirement c’est aussi mon petit-fils. Or il s’avère que la célèbre médium Lucy Filipini, dont vous avez dû entendre parler, est une de ses proches amies.
– Connais pas non plus.
– C’est dommage, car cette médium a les meilleurs plans de réincarnation de tout Paris. Vous êtes sûr que son précieux nom ne vous dit rien ?
– Qu’est-ce qu’elle a de si précieux votre bonne femme, qui serait donc meilleure que ma tante Filomena, si je vous suis bien ?
– Lucy Filipini a un accès direct à la Hiérarchie qui lui permet d’offrir aux âmes errantes des réincarnations dans des fœtus exceptionnels.
– Pour l’instant, je ne souhaite pas me réincarner. Je suis bien ici à regarder la télé par-dessus l’épaule du nouveau concierge. De préférence sans que des étrangers viennent me déranger, si vous voyez ce que je veux dire…
– Et vous comptez faire cela combien de temps ? Un an ? Dix ans ? Cent ans à rester dans cette loge à regarder la télévision ? La retraite infinie, c’est ça votre rêve ? Vous ne croyez pas qu’à un moment vous aurez envie de recommencer de zéro une nouvelle existence ?
Le concierge semble enfin tiré de sa léthargie.
– OK, admettons que je vous fournisse des informations. En échange, je veux la garantie de renaître avec une existence encore plus éblouissante.
– Que voudriez-vous être dans votre prochaine vie ?
– Une vedette de foot brésilienne.
– On peut toujours demander à Lucy si elle a ça en stock. Elle ne pourra évidemment pas vous garantir que vous deviendrez le champion dont vous rêvez, mais vous aurez des parents qui vous encourageront à suivre votre passion.
Sur le visage du concierge s’épanouit alors un large sourire de satisfaction. Puis, il hoche la tête en signe d’approbation.
– Et Samy Daoudi ? le relance Gabriel.
– Je m’en souviens très bien. Un monsieur charmant, bien éduqué, toujours bien habillé, un peu timide. Il me laissait de bonnes étrennes, je crois qu’il travaillait dans la banque ou la finance. Il vivait avec ses quatre sœurs. Des femmes toujours de bonne humeur, toujours en train de rire et qui sentaient bon le parfum. Elles m’offraient des gâteaux au miel.
– Vous savez pourquoi il est parti ?
– Ils en ont parlé dans les journaux. Il y a eu un scandale : son patron est parti avec la caisse. Du peu que j’ai compris, Daoudi était un des cadres supérieurs qui risquaient de payer pour ses erreurs, alors il a préféré fuir.
– Vous avez une idée d’où il aurait pu aller ? questionne Ignace.
– Vous me garantissez que vous me présenterez à votre copine médium et qu’elle fera tout pour que je renaisse en footballeur brésilien ?
– Vous avez ma parole.
– Alors je vais vous le dire. Vous savez, dans mon métier on s’ennuie, alors on laisse traîner ses oreilles. Je l’ai entendu dire au téléphone qu’il devait quitter la France. Ensuite, il a demandé au taxi venu le chercher de le conduire gare de Lyon. Donc je suis prêt à parier qu’il s’est réfugié en Suisse ou en Italie…
26. ENCYCLOPÉDIE : MOURIR EN BONNE SANTÉ
Dans la philosophie soufie, il est conseillé de mourir en bonne santé afin d’être le plus conscient possible de l’expérience elle-même, considérée comme un moment merveilleux proche de l’extase.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.