89.

Gabriel Wells est au Purgatoire et réfléchit au milieu des cristaux d’améthystes.

Tu es monté pour apprendre la vérité sur ta mort, et maintenant tu la connais, Gabriel, lui dit Métraton. Tu as dit à Lucy que tu accepterais ensuite de te réincarner. Il est temps pour toi d’accomplir le reste de ton voyage. Tout ce que je peux te garantir, c’est que je vais influer du mieux que je peux pour que, dans ta prochaine réincarnation, tu puisses encore être romancier. Cela me permettra aussi de continuer à lire tes histoires, et je ne manquerai pas de les comparer à celles de tes incarnations précédentes. À mon avis, tu composeras de meilleures fins dans ta prochaine vie.

Mais je vais devoir revivre une enfance !

Bien sûr. Quel est le problème ?

Ne pas pouvoir marcher, les bouillies, les fessées, les vêtements trop petits, les parents qui ne comprennent rien et qui imposent leur vision du monde, les mauvaises notes à l’école, les batailles dans la cour de récréation…

C’est nécessaire pour que tu développes le sentiment de révolte qui nourrira ton œuvre littéraire. Si ta jeunesse est trop facile, tu ne seras pas contestataire.

Mais il n’est même pas certain que je comprenne qu’il me faut devenir écrivain !

Tu auras toujours ton libre arbitre, en effet.

Gabriel, après un temps de réflexion, finit par lâcher :

Non.

Quoi, non ?

Je refuse de me réincarner.

Voilà autre chose !

Je veux poursuivre mon existence de Gabriel Wells.

Métraton fronce les sourcils ; son interlocuteur semble persuadé de son bon droit. Il reprend :

Et si je révisais ma copie ? Si je mettais dans L’Homme de 1000 ans des informations moins précises, une version censurée par le Haut Astral, à l’intrigue très romancée, avec beaucoup d’action, des sentiments, une version laissant peu de place aux développements scientifiques proprement dits, qui seraient réduits à la portion congrue ? Je dirais juste qu’un groupe de scientifiques effectuent des manipulations génétiques, sans plus de précisions. À la fin, l’expérience de prolongation de la vie échouerait. Cela démotivera ceux qui seraient tentés de reproduire le protocole décrit dans le livre.

De nouveau, la vieille dame baisse ses lunettes d’un air dubitatif, mais Gabriel poursuit :

Ce serait l’histoire d’un fiasco : l’équipe qui veut prolonger l’espérance de vie humaine non seulement n’y arrive pas, mais prend conscience que c’est une mauvaise idée. Le message serait : « Mieux vaut une courte vie de qualité, qu’une longue vie faite d’une succession de jours insipides. »

Métraton reste impassible, tandis que le caniche bâille à pleine gueule.

Gabriel surenchérit :

Après avoir lu L’Homme de 1000 ans, les lecteurs ne voudront même plus vivre vieux !

L’écrivain a l’impression de prononcer la tirade la plus importante qu’il ait jamais dû improviser. Il cherche ses mots, qui d’habitude sortent trop vite. Il bafouille :

Ils voudront vivre intensément et en conscience. Ils voudront en priorité être utiles aux autres et à la planète. Surtout à la planète.

Métraton ramasse ses jambes en position du lotus. Elle réfléchit longtemps, puis dit enfin :

D’accord.

Vous acceptez ?

Oui. Notamment parce que je ne suis pas sûre que ce que tu écrirais dans ta prochaine réincarnation me ferait autant rire que ce que tu as écrit jusque-là.

Je vous promets de ne jamais oublier ma promesse. Je prendrai toujours en compte l’influence que peuvent avoir mes livres sur mes lecteurs.

Tu ne mettras pas en scène de domination humaine qui entraînerait la destruction de toutes les autres espèces et l’épuisement des matières premières. L’humanisme, c’était bon pour la Renaissance, maintenant il faut passer à autre chose. On est bien d’accord ?

Oui.

Désormais, c’est un peu moi ton éditrice ! Beaucoup d’action, de psychologie, de personnages, d’intrigues amoureuses, de suspense, un peu de spiritualité (pas trop pour ne pas passer pour un fou) et surtout peu voire pas de science efficace !

Je me demande même si je vais évoquer l’existence de la salamandre axolotl, que la plupart des gens ignorent.

Pas d’axolotl.

Je ne parlerai pas non plus du rat-taupe nu ou de la tortue des Galápagos. Mon traitement sera à base d’aspirine.

Tu ne pourras pas non plus faire référence à ce que tu as découvert ici sur les coulisses invisibles du monde. Tu ne pourras évidemment pas non plus parler de moi.

De toute façon, même si je le faisais, personne ne le croirait, temporise Gabriel. Qu’en haut de la Hiérarchie des âmes siège une petite dame avec un chien, ce n’est pas crédible.

Métraton éclate de rire.

C’est vrai… On penserait que c’est de la fiction.

Ma devise a toujours été : « Comprenne qui pourra ».

Métraton semble amusée.

Tout compte fait, je t’autorise à évoquer certains éléments de ce qu’il t’est réellement arrivé.

Même mon arrivée ici ?

Après tout, j’aime bien l’idée que, quand tu dis la vérité, les lecteurs croient que c’est de la fiction.

Donc je peux même parler de vous ?

Cela donnera peut-être envie aux gens d’être plus aimables avec les vieilles dames à petit chien… De toute façon, je crois que c’est bien que tes lecteurs aient le vague sentiment qu’il existe autre chose là-haut. Mais pas plus. Je te le répète, je préfère les cartésiens aux superstitieux ou aux mystiques ! Je préfère les Houdini aux Doyle ! Éveille chez tes lecteurs le sentiment de mystère. C’est, à mon avis, ce qu’il y a de plus précieux. Mais si jamais, à cause de toi, l’humanité voit son espérance de vie prolongée, je transformerai ta requête en gigantesque regret. Je l’ai déjà fait pour Oppenheimer, qui voulait maîtriser l’énergie nucléaire sans en assumer les conséquences.

Donc je peux continuer à être Gabriel Wells ?

Ton corps, qui est déjà en putréfaction au Père-Lachaise, ne peut évidemment pas revivre. Tu resteras une âme errante. À toi de trouver un vivant capable de t’entendre et de retranscrire tes idées. Je pense que tu vas choisir ton frère, maintenant qu’il a mis au point son nécrophone. Je lui ai interdit de révéler au public son existence, mais il peut l’utiliser en privé du moment que personne ne le sait.

Elle le fixe intensément.

Tu imagines ce qu’il se passerait si les nécrophones étaient en vente libre dans les supermarchés, comme les téléphones ? Toutes les âmes errantes qui s’ennuient (et elles s’ennuient toutes) se précipiteraient pour discuter avec les vivants. Cela serait la foire aux casse-pieds… Tu n’as pas idée de la mesquinerie de la plupart des morts ! Si ton frère diffuse son nécrophone, tous les ectoplasmes auront l’occasion de se faire connaître. Ils risquent alors de faire des révélations, ce qui créerait encore plus de problèmes chez les vivants.

Nouvel éclat de rire de Métraton.

Donc, Gabriel, débrouille-toi pour que ton frère soit discret… Sinon je devrai le tuer comme je t’ai tué.

Je lui ferai passer le message quand il me recontactera. Toutefois, ne vous en déplaise, je ne compte pas faire appel à lui ni à son nécrophone. Je préfère passer par Lucy. Elle peut aussi entendre ma voix. Je lui dicterai ma nouvelle version de L’Homme de 1000 ans et elle l’apportera à mon éditeur.

À toi de choisir. Bon, qu’est-ce que tu attends ? Je t’ai assez vu. Tu n’es pas le seul dont je doive m’occuper. File, maintenant, et va créer ton roman. Et s’il te plaît, rien que pour moi, trouve une fin un peu surprenante, d’accord ?

L’écrivain se sent envahi d’un immense sentiment de gratitude. Dorénavant il sait, et il peut agir. Il regarde Métraton qui lui fait un petit clin d’œil avant de poser son doigt sur ses lèvres : motus et bouche cousue.

Une dernière chose : j’ai un incipit à te proposer. Le héros pourrait dire : « Qu’ai-je appris de cette existence passée ? »

Загрузка...