Chapitre sept

« Passez en condition d’alerte générale vingt minutes avant notre arrivée à Midway et préparez-vous au combat », ordonna Marphissa.

Le kapitan Toirac la dévisagea avec inquiétude. Ils se trouvaient dans la cabine de la kommodore, laquelle, sur un croiseur lourd, n’était sans doute guère luxueuse mais contenait deux personnes sans qu’elles souffrent de claustrophobie. « Nous allons débarquer au beau milieu de la flottille syndic et nous ne filerons qu’à 0,02 c dans l’espace conventionnel ?

— C’était l’idée générale. Nous cherchons à ce qu’ils nous pourchassent. Quand nous arriverons au portail, le contrôle du Manticore passera au kapitan Bascare.

— Quoi ? Asima… Pardon… kommodore, je ne sais même pas qui est cette Bascare.

— Vous apprendrez à la connaître. » Marphissa ne pouvait pas révéler à Toirac que la « Bascare » en question n’était autre que le capitaine Bradamont de la flotte de l’Alliance, mais elle consentit à lui fournir quelques autres explications. « Faites-moi confiance. Ce sont les ordres de la présidente Iceni, destinés à mener à bien une opération qu’elle a elle-même planifiée. Mais nous devrons en faire notre part.

— Je n’en sais trop rien. » Toirac regarda autour de lui. Tant son maintien que son expression trahissaient ses doutes. Cette posture, incarnation de l’incertitude, ne lui était devenue que par trop familière, tant en privé que sur la passerelle.

Marphissa se lécha les lèvres. Elle cherchait les mots justes. « Nous nous connaissons depuis un bon moment, Ygor. C’est sur ma recommandation que vous commandez ce vaisseau.

— Vraiment ? Pourquoi ne me l’avez-vous pas…

— Une seconde ! » Elle le transperça du regard. « Vous avez sans doute les compétences requises, mais vous ne témoignez pas assez de force d’âme. Vous êtes lent, hésitant, vous permettez à vos techniciens et à vos officiers subalternes de prendre des décisions à votre place. Déléguer son autorité et ses responsabilités est certes bel et bon. Je crois même cela avisé en dépit des enseignements du Syndicat. Mais vous allez trop loin. Abandonner le pouvoir de décision à ses subordonnés est beaucoup moins recommandable. »

Le kapitan Toirac détourna les yeux, les sourcils froncés. « Je fais ce que je peux. C’est très difficile. Je m’efforce d’éviter les erreurs des Syndics.

— Parfait ! Vous refusez de régir votre vaisseau d’une main de fer. Je peux le comprendre. Mais vous exagérez dans l’autre sens. Vous ne pouvez commander ce bâtiment qu’en commandant effectivement ! Je vous soutiendrai, Ygor. Je vous prodiguerai tous les conseils que je pourrai. Je sais que le kapitan-levtenant Kontos vous a parlé et s’est efforcé de vous aider. Mais il affirme que vous n’écoutez pas.

— Kontos ! Il y a quelques semaines, c’était encore un sous-chef ! J’en sais plus long que lui sur les responsabilités du pouvoir.

— Il est très doué, Ygor. Il sait se débrouiller pour que ses subalternes reconnaissent en lui un meneur d’hommes. Vous devez cultiver cette même qualité, cette même façon d’aborder le commandement…

— Si vous n’êtes pas contente de moi, pourquoi ne pas laisser tomber tout bonnement le couperet ? grommela Toirac.

— Parce que je veux vous aider à réussir, insista Marphissa, muselant son exaspération devant un tel comportement.

— Ce n’est pas en me rabaissant que vous m’y aiderez.

— N’avez-vous donc rien entendu de ce que je viens de vous dire ? Êtes-vous au moins conscient de la manière dont vos techniciens et vos officiers se comportent envers vous ou dans votre dos ? »

Toirac crispa les lèvres avec entêtement. « Si vous êtes à ce point mécontente de moi, répéta-t-il, il vaudrait peut-être mieux trouver un autre commandant à ce vaisseau. »

Elle le foudroya du regard. « Je n’y tiens pas, mais, puisque vous avez soulevé la question, il ne me reste plus qu’à vous prévenir que, si vous ne prenez pas bientôt le chemin de vous comporter en véritable commandant du Manticore, je n’aurai pas d’autre choix que de recommander votre remplacement. »

Il la dévisagea, l’œil de plus en plus sombre. « Ça n’aura pas duré longtemps, n’est-ce pas, Asima ? Tous ces beaux discours comme quoi tout a changé et, dès que vous avez un petit pouvoir entre les mains, vous redevenez une sous-CECH qui lèche les bottes de sa supérieure… »

Marphissa bondit sur ses pieds, folle de rage. « Je vais faire comme si je n’avais pas entendu ces derniers mots ! Écoutez-vous un peu ! Je m’efforce de vous aider et vous me remerciez en m’insultant ! Si j’étais la sous-CECH dont vous parlez, vous seriez relevé de votre commandement depuis des semaines. Mais j’ai patienté. J’ai attendu que vous vous repreniez. »

Toirac baissa les yeux. « Oui, kommodore.

— Bon sang, Ygor ! Chercheriez-vous à me pousser dans mes derniers retranchements ?

— La kommodore peut prendre toutes les mesures qui lui semblent adaptées. Je comprends et je m’y soumettrai.

— Sortez ! » Marphissa avait failli hurler, tant elle craignait de pousser trop loin le bouchon si Toirac ne faisait pas davantage preuve d’intelligence.

Celui-ci salua d’un geste raide et mécanique puis obtempéra ; seul le groom de l’écoutille l’empêcha de claquer sous la violence de sa poussée.

Marphissa se rassit en cherchant à maîtriser sa fureur. J’ai essayé. Et il me répond avec des « Je comprends et je m’y soumettrai » comme si j’étais une CECH syndic abusant de son autorité. Il est bien plus facile de se plaindre du patron que d’être le patron. Mais, si Toirac est incapable de me distinguer d’une lèche-cul syndic, il n’est pas seulement veule, il est aussi stupide.

Ne décide rien tout de suite. Tu es trop remontée. Mais il aurait tout intérêt à s’appliquer, et vite.

« Kommodore ? » Un coup frappé à l’écoutille ponctua la question.

Marphissa leva les yeux en s’efforçant de se calmer. « Entrez. »

Bradamont la fixait depuis le sas. « Tout va bien ? » Derrière elle, Kontos surveillait la coursive du regard, à l’affût d’un problème. Tous deux étaient déjà en combinaison de survie, prêts au combat.

Le kapitan-levtenant et la kommodore avaient d’ores et déjà remarqué que l’officier de l’Alliance s’intéressait énormément au vaisseau, à l’état de son équipement, à sa propreté et à d’autres questions matérielles, mais qu’elle ne semblait guère s’inquiéter de l’équipage. Certes, elle y prêtait attention, témoignait indéniablement de la curiosité à l’égard des matelots et de leur travail, mais elle ne donnait pas l’impression de les craindre, de voir en eux une menace éventuelle. Ce que sous-entendait cette attitude, ce qu’elle disait sur les pratiques de l’Alliance, comparativement à celles du Syndicat (qui avaient toujours force de loi sur ce vaisseau) ne laissait pas de turlupiner Marphissa.

« Problèmes personnels, expliqua-t-elle. Nous arrivons dans une demi-heure, n’est-ce pas ? Je dois me concentrer là-dessus. Tout doit bien se passer.

— Vous n’avez rien à redouter, déclara Bradamont.

— Vous serez provisoirement aux commandes et à la manœuvre. Je suis certaine que c’est ce que souhaite la présidente Iceni. » Marphissa se contraignit à sourire. « En outre, je tiens à vous voir piloter un vaisseau au combat.

— Moi aussi, renchérit Kontos.

— Vous êtes certaine que votre équipage le prendra bien quand il découvrira qui je suis ?

— Il me connaît. Il croit en notre présidente. Et il connaît de réputation le kapitan-levtenant Kontos. De plus… son entraînement l’a conditionné à obéir aux ordres. Tout cela devrait lui interdire de partir en vrille. »

La kommodore enfila prestement sa combinaison de survie puis prit leur tête jusqu’à la passerelle, où elle s’assit près d’un kapitan Toirac qui boudait manifestement et n’avait pas encore enfilé sa propre tenue de combat. Les techniciens de quart constatèrent que Bradamont, Kontos et Marphissa portaient la leur, et ils entreprirent de faire passer le mot à leurs amis un peu partout à bord : quelque chose se préparait. Deux d’entre eux au moins coulèrent un regard vers Toirac puis échangèrent quelques mots à voix basse en souriant.

Marphissa réprima un soupir, en même temps qu’elle passait mentalement en revue les candidats susceptibles de remplacer Toirac. Le nom du kapitan-levtenant Diaz lui vint aussitôt à l’esprit. En sa qualité de commandant en second du Manticore, il avait soutenu Toirac de son mieux et n’avait strictement rien fait, du moins à la connaissance de la kommodore, pour saper son autorité. Diaz manquait apparemment d’ambition, ce qui, si on l’arrachait à son élément, pouvait augurer de problèmes en cas de promotion, mais ses états de service plaidaient en sa faveur.

Debout près de Bradamont au fond de la passerelle, Kontos se gratta la gorge.

Marphissa vérifia l’heure. « Dix-neuf minutes avant notre arrivée à Midway, kapitan. »

Toirac l’ignora.

Très bien. Tu dégages. Mais je ne prendrai aucune mesure officielle avant la fin de cette opération. Si près d’entrer en action, nous pouvons nous passer de la perturbation que causerait une relève du commandement. « Passez en alerte maximale ! » ordonna-t-elle aux techniciens de faction sur la passerelle du Manticore.

« À vos ordres, kommodore ! »

Chacun ouvrit un casier près de sa console, en sortit une combinaison de survie et l’endossa : ces tenues étaient sans doute très inférieures aux cuirasses de combat des forces terrestres, qui leur fournissaient une protection contre les shrapnels et les armes de poing, ainsi que de l’oxygène en cas de dépressurisation du vaisseau. Les casques en restaient ouverts, capuches drapées sur les épaules de manière à préserver les supports vitaux de la tenue jusqu’à ce que le besoin s’en présente. Les données portant sur l’état de préparation du croiseur ne cessaient d’affluer et des marqueurs verts d’éclore sur l’écran de Marphissa, à mesure qu’armes, senseurs, boucliers, propulseurs, ainsi qu’une tripotée d’autres secteurs critiques se déclaraient prêts.

Le kapitan Toirac sortit nonchalamment de son casier sa propre combinaison de survie et l’enfila avec une lenteur affectée.

« Le vaisseau est pleinement paré au combat, kommodore, annonça le technicien en chef.

— Cinq minutes. Vous pouvez faire mieux. Réduisez à quatre la prochaine fois. À présent, tout le monde m’écoute sur la passerelle. Dès que le Manticore émergera à Midway du portail de l’hypernet, le kapitan Bascare deviendra temporairement le commandant en chef du vaisseau. Quoi qu’il arrive, vous devrez obéir à ses ordres comme s’ils venaient de moi. Est-ce bien compris ? Il n’y aura aucune hésitation, aucune question. »

Tous opinèrent puis saluèrent. Le plus gradé sourit ce faisant. « Je comprends et j’obéirai, kommodore », déclara-t-il, mais en parant ces traditionnelles paroles de soumission d’une telle aura de fierté que Marphissa lui retourna son sourire.

Bradamont vint se placer à côté d’elle.

Kontos croisa le regard de la kommodore et dévia le sien vers Toirac en arquant un sourcil. Marphissa secoua la tête. « Plus tard », articula-t-elle silencieusement.

Elle prépara une instruction destinée à transmettre l’identification du Manticore, non sans s’être assurée auparavant que l’émetteur était bien coupé et ne la diffuserait que lorsqu’elle l’activerait. Les senseurs de la flottille de Boyens n’auraient pas besoin d’intercepter l’identification officielle du vaisseau pour le reconnaître. Ils avaient vu bien trop souvent sa coque et connaissaient toutes les marques et balafres spécifiques qu’elle avait accumulées dans l’espace. Mais cette fois l’identification contenue dans la transmission leur réserverait une très vilaine surprise.

Cinq minutes. « Écoutez-moi, tout le monde ! reprit Marphissa. Si le kapitan Bascare envoie un message, elle se servira d’un autre nom et d’un autre grade. Que cela ne vous fasse surtout pas hésiter. Est-ce bien clair ? »

Tous hochèrent de nouveau la tête. Sauf le kapitan Toirac.

« Désactivez l’unité de propulsion principale numéro deux, ordonna Marphissa. Veillez à ce qu’elle ne se réactive pas quand seront passées les instructions de manœuvre, à moins qu’on ne lui en donne l’ordre.

— À vos ordres, kommodore ! répondit le technicien de l’ingénierie. Désactivation de l’unité de propulsion principale numéro deux. Unité deux désactivée. »

Marphissa se tourna vers Bradamont. « Il vous faut ce siège ?

— Non. Les armes sont à vous. Je peux donner debout, d’ici, toutes les instructions de manœuvre.

— Plus qu’une minute. Boucliers au maximum, toutes les armes parées à tirer », annonça Marphissa.

Kontos n’avait pas moufté, mais ses yeux étaient braqués sur Bradamont.

Ils émergèrent du portail : le néant qui cernait jusque-là le Manticore fut brusquement remplacé par le noir piqueté d’étoiles de l’espace infini. « Je prends le commandement, déclara Bradamont. Virez à cent soixante-dix degrés sur tribord, descendez de deux. Accélération maximale des unités de propulsion principales un, trois et quatre. »

Le Manticore pivota et accéléra : sa trajectoire dévia pour viser les autres vaisseaux de la flottille de Midway, à cinq minutes-lumière.

« Boyens est toujours là », fit remarquer Marphissa, son écran remis à jour.

Bradamont hocha la tête et, de l’index, pointa un autre secteur relativement proche du portail de l’hypernet. Quand le Manticore avait quitté Midway, la flotte de l’Alliance s’en trouvait encore à deux heures-lumière, mais, à présent, une force assez conséquente de croiseurs de combat et d’escorteurs orbitait à dix minutes-lumière.

« La flottille syndic manœuvre, annonça le technicien en chef. Croiseurs lourds et avisos. Ils reviennent sur nous pour une interception. »

Bradamont opina derechef. « Quand arriveront-ils à portée de tir ? »

Les techniciens échangèrent un regard. « Nous n’avons pas émergé du portail à une très haute vélocité, kapitan Bascare, et, avec une unité de propulsion principale désactivée, nous ne pouvons pas non plus fournir une accélération optimale. Les croiseurs lourds syndics seront à portée de missile dans dix-sept minutes.

— Très bien. Dans quel délai l’unité de propulsion principale numéro deux pourra-t-elle être réactivée ?

— Cinq secondes, kapitan. Et cinq de plus pour atteindre la poussée maximale. » Le technicien eut pour Bradamont un regard curieux, comme s’il se demandait comment un officier aussi haut gradé pouvait ignorer des données aussi rudimentaires sur un vaisseau construit par les Mondes syndiqués. Tous avaient pourtant vu le kapitan Bascare à la manœuvre du Manticore à l’occasion de quelques transits par un système stellaire, alors qu’il escortait l’autre croiseur, et ils avaient donc la certitude qu’elle savait piloter, ce qui rendait cette lacune encore plus intriguante.

Bradamont esquissa un sourire. « Seize minutes », annonça-t-elle à Marphissa.

Son assurance était si perceptible que l’équipage, en dépit de sa fébrilité et du détachement syndic lancé à leurs trousses, attendit sans poser de questions que, sur les écrans, la bulle marquant l’enveloppe d’engagement des missiles syndics se fût encore rapprochée du Manticore.

« Les vaisseaux de l’Alliance bougent ! Ils… piquent sur la flottille syndic ! » La technicienne des opérations fixa son écran en clignant des paupières d’incrédulité puis sourit. « Ils viennent à notre rescousse ? Black Jack arrive ! »

Pas l’Alliance, Black Jack, nota Marphissa. Elle s’en souviendrait.

Une alerte se mit à clignoter sur les écrans : les missiles syndics arriveraient à portée d’impact dans une minute.

« Du calme, lâcha Bradamont. Ingénierie, je vais ordonner la réactivation de l’unité de propulsion principale numéro deux dans une minute et dix secondes. C’est bien compris ? Attendez mon ordre.

— Oui, kapitan. »

Marphissa se tourna vers Bradamont. « Maintenant ?

— Quarante secondes, répondit le capitaine de l’Alliance. L’information devra parvenir aux vaisseaux syndics trop tard pour qu’ils réagissent. »

Quarante secondes plus tard exactement, Marphissa appuyait sur une touche et la transmission de l’identification du Manticore s’allumait, annonçant à tout l’univers que le vaisseau était…

« Kommodore ? demanda le technicien des trans, ébahi. Notre code d’identification déclare que notre unité appartient à… l’Alliance.

— Qu’elle bat pavillon de l’Alliance, rectifia Marphissa. Ce n’est pas la même chose. Écoutez le capitaine Bascare.

— Activez unité de propulsion principale numéro deux, ordonna Bradamont. Poussée maximale. » Elle enfonça les touches de l’unité de com de Marphissa. « Unités des Mondes syndiqués, ici le capitaine Bradamont de la flotte de l’Alliance, commandant un vaisseau officiellement affrété par l’Alliance. Cessez immédiatement vos manœuvres hostiles.

— Ils ont largué des missiles ! » L’avertissement se fit entendre au moment précis où Bradamont finissait sa phrase. Ses tampons d’inertie ne réussissant pas entièrement à amortir les effets de la réactivation à plein régime de son unité numéro deux, le Manticore réagit par une embardée à cette augmentation sensible de son accélération.

Puis les derniers mots de Bradamont se gravèrent dans les esprits et tous sur la passerelle, sauf Kontos et Marphissa, la fixèrent d’un œil stupéfait. « À vos postes ! » vociféra Kontos pour les rappeler à leurs responsabilités.

Les missiles étaient au nombre de vingt-quatre. Leur solution de tir avait été gravement affectée par la brutale accélération du Manticore, mais leurs systèmes de visée pourraient la rectifier jusqu’à un certain point. « Virez de quatre degrés sur bâbord, ordonna Bradamont. Et descendez de six degrés.

— La flottille de Midway change de cap, déclara le technicien des opérations. Elle adopte à présent une trajectoire d’interception des croiseurs lourds syndics qui nous pourchassent, kapi… kapitan Bascare. »

Le regard de Marphissa vola d’une zone à l’autre de son écran : elle venait de remarquer que le petit vecteur signalant le changement de trajectoire du Manticore plaçait désormais les missiles qui le pourchassaient directement derrière lui. Autrement dit, leur vitesse relative avait été réduite dans la mesure du possible et en faisait des cibles plus faciles à acquérir. Détail, certes, mais détail important.

« Minute ! » Le kapitan Toirac venait de bondir de son siège en fixant Bradamont d’un œil noir. « Nous ne pouvons pas obéir à cette…

— Bouclez-la ! aboya Marphissa, à bout de patience.

— Je ne… »

Mais Toirac ne finit pas sa phrase. Son visage s’était crispé. Marphissa se rejeta en arrière, assez pour constater que Kontos avait dégainé son arme de poing et enfoncé son canon entre les omoplates du commandant du Manticore. À bout touchant, la combinaison de survie de Toirac ne suffirait pas à amortir le tir et il en était conscient. Les vieilles méthodes sont parfois les plus efficaces.

« Je le voyais venir », déclara Bradamont en détournant les yeux de la scène. Elle ne laissa rien transparaître de ce qu’elle pensait des protocoles de commandement syndics.

Mais elle n’était certainement pas impressionnée. Marphissa se focalisa de nouveau hargneusement sur l’engagement et ordonna à ses batteries de lances de l’enfer de poupe d’ouvrir le feu ; puis elle regarda les faisceaux de particules déchiqueter les missiles à l’approche. Un missile, puis trois, puis quatre.

Il en restait vingt.

Bradamont les suivait elle aussi des yeux en comptant les secondes depuis leur largage, tout en observant sur son écran les données relatives à leur endurance fondées sur les capacités précises de missiles syndics. « L’évaluation est bien plus facile à obtenir quand on sait très exactement de quoi sont capables les projectiles, déclara-t-elle à Marphissa. Réduction à zéro de la poussée de toutes les unités principales de propulsion ! » ordonna-t-elle.

Marphissa et Kontos pivotèrent vers le technicien de l’ingénierie, mais celui-ci avait déjà entré la commande. « Poussée de toutes les unités principales de propulsion réduite à zéro, kapitan.

— Relevez les propulseurs de manœuvre de cent soixante-dix-huit degrés ! »

Les propulseurs s’allumèrent, repoussant la poupe du vaisseau vers le haut et le contraignant à se retourner face à la direction d’où il venait, son armement le plus lourd désormais braqué sur les missiles à l’approche. Ses lances de l’enfer en effacèrent encore plusieurs autres.

« Activez à plein régime toutes les unités de propulsion principales ! » ordonna Bradamont.

Le technicien de l’ingénierie n’hésita qu’une fraction de seconde. « Toutes les unités activées à plein régime. »

Le Manticore grinça et gémit, la pression sur sa coque augmentant de seconde en seconde. Sa propulsion principale, à présent retournée à cent quatre-vingts degrés, freinait sa vélocité à un rythme tel que des voyants signalant des menaces à l’intégrité de la coque commençaient à clignoter sur les écrans. Ceux qui étaient restés debout durent se cramponner, car la force de la décélération réussissait à contourner des tampons d’inertie surchargés.

« Combien de temps pourra-t-il tenir ? » murmura Bradamont à l’oreille de Marphissa.

Celle-ci consulta les relevés relatifs à la tension de la coque, dont les chiffres grimpaient à vive allure dans le rouge. « Dix secondes à ce rythme. Guère plus.

— Ça suffira. »

Pour tout le bien que ça leur faisait, les missiles, qui continuaient d’accélérer vers la position qu’aurait occupée le Manticore s’il avait lui-même continué de prendre de la vitesse, se retrouvaient désormais contraints d’adopter des vecteurs d’interception beaucoup plus courts dans la mesure où le croiseur lourd décélérait aussi vite qu’il le pouvait. Les virages qu’ils devaient négocier étaient extrêmement serrés. Bien trop, dans la plupart des cas, pour que leur structure y résistât. Alors même qu’ils zigzaguaient, nombre d’entre eux se fragmentèrent sous la tension.

Six survécurent pourtant, mais, l’espace de quelques secondes critiques, leurs louvoiements brutaux les conduisirent à portée du Manticore et pratiquement au point mort par rapport à lui.

Les lances de l’enfer se déchaînèrent de nouveau et anéantirent les six rescapés.

« Réduisez d’un tiers la poussée de toutes les unités de propulsion principales », ordonna Bradamont. La pression exercée sur le bâtiment s’allégea aussitôt, tandis que, après avoir oscillé un instant, les jauges de sécurité redescendaient lentement dans des zones moins périlleuses.

« Tous les vaisseaux syndics altèrent leur trajectoire, annonça le technicien des opérations. Leur flottille pique sur le portail, kapitan.

— Excellente idée », lâcha Marphissa, en proie à une satisfaction qui ne tarda pas à virer au désappointement. Les croiseurs lourds qui avaient poursuivi le Manticore rebroussaient chemin pour rejoindre le cuirassé syndic à haute vélocité. « Dommage. Ils refusent le combat. »

Les vaisseaux de l’Alliance fonçaient certes vers la flottille syndic, mais, si l’on se fiait aux projections qu’affichait son écran, ils n’arriveraient pas à portée de tir avant qu’elle ait emprunté le portail. « Pourquoi Black Jack n’a-t-il pas pu les rattraper ? demanda Marphissa à Bradamont d’une voix sourde.

— L’objectif était de s’en débarrasser, répondit l’interpellée sur le même ton. Avec ou sans combat. Nous avons réussi à leurrer les vaisseaux de Boyens et à les inciter à tirer sur une unité battant pavillon de l’Alliance, laissant ainsi à l’amiral Geary toute latitude pour riposter. Mais, si le CECH Boyens préfère éviter le contact, Black Jack ne peut pas l’en empêcher. Cela dit, le tour est joué : la flottille des Mondes syndiqués quitte Midway. »

Encore passablement contrariée, Marphissa vérifia la trajectoire des autres bâtiments de sa flottille ; elle suivait à présent un vecteur d’interception légèrement incurvé la ramenant vers les croiseurs lourds syndics qui se hâtaient encore de rejoindre leur cuirassé. Croiseur lourd contre croiseur lourd : les chances étaient égales. « Ici la kommodore Marphissa de la flottille de Midway. Veillez à rester hors de portée de tir des vaisseaux syndics à moins que l’un d’eux tente de faire défection.

— Quelles sont les chances pour que ça se produise ? s’enquit Bradamont en changeant de nouveau de vecteur pour faire rejoindre au Manticore la flottille de Midway.

— Elles pourraient être assez fortes, répondit Marphissa. Tout dépend du nombre de serpents qui se trouvent à bord de chaque bâtiment, de leur vigilance, de la loyauté des officiers et des matelots envers le Syndicat, et aussi de pas mal de chance. Mais, si la flottille syndic vise bien le portail de l’hypernet, ça ne laisse guère de temps à une mutinerie pour se déclarer.

— Kommodore… ! » la héla la technicienne des trans avant de s’interrompre brutalement, l’air médusée.

Marphissa ne s’était pas tournée dans sa direction qu’un voyant d’alarme se mettait à clignoter près du cuirassé syndic sur son écran. « Un de leurs croiseurs légers vient d’exploser. » Sur le coup, elle ne prit pas conscience que ces paroles sortaient de sa propre bouche. « Qu’est-il arrivé ?

— En dehors des missiles qu’ils ont lâchés sur nous, il n’y a pas eu d’autres tirs de leur part, affirma le technicien des opérations.

— Selon la signature de l’explosion, il devrait s’agir d’une surcharge de son réacteur, déclara celui de l’ingénierie. Il n’y a pas eu d’avertissements, pas de signes précurseurs. Il s’est mis en surcharge, voilà tout.

— Comment est-ce possible ? demanda Marphissa. Il y a des verrous de sécurité, tant matériels que logiciels. Des mots de passe, des protocoles qu’on doit suivre, des mesures de correction automatiques. Comment le noyau d’un réacteur pourrait-il exploser sans avertissement ?

— Kommodore, intervint timidement la technicienne des trans, je crois le savoir. Juste avant que le croiseur léger n’explose, nous avons reçu un message qui nous était adressé par faisceau directionnel. L’identification de l’expéditeur était CL-347. Je n’ai entendu que le mot “liberté”… puis la transmission a été coupée. »

Marphissa se voila le visage d’une main, consciente du silence qui venait de s’abattre sur la passerelle. Il lui fallut un bon moment pour se composer une contenance, puis elle baissa la main et balaya la salle du regard. « Les serpents… ou les CECH syndics… ont un nouveau tour dans leur sac. Ils préfèrent détruire un de leurs vaisseaux plutôt que de laisser son équipage s’échapper. » Inutile d’enfoncer le clou. Tous haïssaient déjà les serpents et leurs maîtres. L’incident ne ferait que raffermir leur résolution à combattre jusqu’à la mort.

« La flottille syndic vient d’emprunter le portail de l’hypernet, rapporta le technicien des opérations. Midway est délivré des forces d’occupation du Syndicat. »

Bradamont accueillit la nouvelle d’un hochement de tête. « Opération réussie. » Elle aussi s’exprimait d’une voix penaude : la destruction du croiseur léger jetait une ombre sur toute envie de fêter la victoire. « À qui dois-je remettre le commandement du Manticore, kommodore ? À vous-même ou… ? »

Le kapitan Toirac se raidit, mais il garda le silence. Debout derrière lui, Kontos avait rengainé son arme de poing ; il n’en était pas conscient.

En dépit de tout ce qui s’était passé, Marphissa aurait peut-être hésité à faire le dernier pas, mais elle avait assisté à la destruction du croiseur léger. Elle ne se sentait pas d’humeur à tolérer plus longtemps un individu incapable d’assumer pleinement ses responsabilités ou s’y refusant.

Elle pressa une touche de com. « Kapitan-levtenant Diaz, veuillez monter sur la passerelle. »

Diaz n’apparut qu’au bout d’une petite minute, mais le délai lui parut beaucoup plus long. « Oui, kommodore ? »

Marphissa n’avait certainement pas appelé ce moment de ses vœux. Elle dut s’armer de courage pour affronter Diaz. « Kapitan Toirac, vous êtes relevé de votre commandement et de toutes vos fonctions pour avoir échoué à assumer vos responsabilités. Kapitan-levtenant Diaz, vous êtes promu au grade de kapitan, et vous prenez sur-le-champ le commandement du Manticore. »

D’abord atterré puis contrit, Diaz se tourna vers Toirac. Il salua et hocha la tête. « À vos ordres, kommodore.

— Kapitan Toirac, vous êtes confiné dans vos quartiers », ajouta Marphissa en s’efforçant de ne pas chevroter. Pourquoi m’as-tu forcée à faire cela ?

Toirac se leva et quitta la passerelle en frappant du pied, sans saluer ni même paraître conscient de la présence de Marphissa.

« Je vais veiller à ce qu’il y arrive sans… encombre, déclara Kontos. Avec votre permission, kommodore ?

— Faites donc. » Elle regarda Kontos suivre Toirac pour s’assurer qu’il ne fasse pas de sottises puis se tourna de nouveau vers Diaz. « Vous savez pourquoi j’ai pris cette mesure. Prenez le commandement de ce vaisseau, kapitan Diaz.

— Je n’y manquerai pas.

— Je rétrocède le commandement au kapitan Diaz, déclara Bradamont.

— Merci, kapitan… Bascare ?

— Bradamont. Je suis le capitaine Bradamont. »

Marphissa lui posa la main sur l’épaule. « Le capitaine a été envoyée par Black Jack pour assister la présidente Iceni et aider à nous débarrasser de la flottille syndic, expliqua-t-elle. Elle quittera bientôt le Manticore mais restera à Midway après le départ de la flotte de l’Alliance, car l’amiral Geary tient à ce que tout le monde sache qu’il est un fervent partisan du système stellaire libre et indépendant de Midway. »

Elle sentit diverses émotions fluctuer sur la passerelle.

« Un officier de l’Alliance ? lâcha Diaz, interloqué.

— Un officier de Black Jack, corrigea Marphissa d’une voix ferme. Le commandant d’un de ses croiseurs de combat. » Tous comprirent ce que cela recouvrait et affichèrent un respect réticent.

« Kommodore, s’enquit le chef des techniciens, va-t-elle aussi nous commander ?

— Non. Il était nécessaire, cette fois, de placer la flottille syndic dans une situation où elle devrait faire feu sur un vaisseau affrété par l’Alliance et momentanément commandé par un de ses officiers, afin de fournir à Black Jack un prétexte parfaitement justifié pour la détruire. Malheureusement, elle a réussi à fuir. Le capitaine Bradamont n’est pas là pour nous commander, mais pour témoigner de l’engagement de Black Jack en faveur de notre liberté.

— Pourquoi Black Jack aurait-il besoin de prétextes pour justifier ses interventions ? » demanda le technicien des opérations.

Marphissa faillit aboyer devant l’impudence de la question, mais Bradamont la devança. « Parce que l’amiral Geary, l’homme que vous appelez Black Jack, n’est pas un CECH des Mondes syndiqués. Il n’obéit pas à ses caprices. Il respecte les lois. »

Cette réponse les impressionna. Sans doute les techniciens restaient-ils méfiants, mais ils se tournèrent vers Marphissa en hochant la tête, puis leur chef se leva et salua. « Nous comprenons, kommodore. »

Alors que les deux femmes quittaient la passerelle, Bradamont poussa un soupir. « J’ai l’impression que je devrais moi aussi rester confinée dans mes quartiers.

— Pardonnez-moi, mais vous avez raison. Ce sera plus sûr.

— Je n’ai pas à me plaindre. Un officier syndic sur un vaisseau de l’Alliance souffrirait probablement des mêmes préjugés.

— Je tâcherai de savoir si la présidente Iceni préfère qu’un cargo vienne vous chercher pour vous ramener par une navette régulière ou bien qu’on vous transfère sur un aviso ou un autre vaisseau de guerre. D’ici là, je posterai un garde devant la porte de votre cabine. J’espère que vous comprenez.

— Vous feriez peut-être aussi bien d’en poster un devant la cabine de ce kapitan, lâcha Bradamont.

— Navrée que vous ayez assisté à cette scène. » Marphissa eut un geste confus, mi-rageur, mi-dépité. « Pourquoi aussi m’a-t-il rendu la tâche si difficile ?

— Il en va toujours ainsi, déclara Bradamont, fataliste. Ceux qui n’arrivent pas à s’acquitter de la leur s’arrangent toujours pour la compliquer aux autres.

— C’était un ami.

— Ouch ! Vous avez été promue très vite, n’est-ce pas ? Bienvenue au club des galonnés et à ses plaisirs. Consentir à faire ce qu’il faut même quand on n’y tient pas réellement en est un. Sans doute le plus grand. Certains parviennent à gérer cela, d’autres pas. »

Marphissa fit la grimace. « Vous allez me manquer, capitaine. Bonne chance pour la suite.

— On se reverra, kommodore. On va devoir convaincre vos patrons de la nécessité d’aller récupérer vos prisonniers de guerre, même s’il faut pour cela envoyer quelques-uns de vos vaisseaux de guerre à l’autre bout du monde. Leur faire avaler la couleuvre sera sans doute plus délicat maintenant. L’amiral Geary quittera très bientôt Midway à présent que la flottille syndic en a été chassée, de sorte que votre système devra de nouveau se reposer sur ses seules défenses. »

« Nous nous trouvons dans une situation inhabituelle, présidente Iceni, déclara Black Jack. Nous n’avons plus accès aux portails d’Indras, de Praja, de Kachin ni de Taniwah. Le CECH Boyens nous avait bien avertis que le gouvernement syndic s’acharnerait à rendre notre voyage de retour plus difficile que nous ne l’aimerions, mais nous ne nous attendions pas à ce qu’il saborde son propre réseau de communications. Selon notre clef de l’hypernet, Sobek reste le seul portail qui nous soit encore accessible. »

Drakon, qui s’était rendu au centre de commandement pour assister au départ de la flotte de l’Alliance, secoua la tête d’incrédulité à la fin du message. « Prime aurait lâché presque tous ses portails ? Ça porterait un coup fatal à ce qu’il reste des Mondes syndiqués. Le seul impact économique serait déjà monstrueux, mais, en outre, cela grèverait très sérieusement leur capacité à envoyer des troupes pour réagir à des menaces, tant internes qu’externes. Auraient-ils renoncé à tout espoir de maintenir la cohésion de leur empire dans le seul but de compliquer son voyage de retour à Black Jack ?

— Un peu comme de tirer sur ses cheveux pour éviter la calvitie », laissa tomber Iceni. Elle se savait d’humeur fantasque depuis quelque temps et elle s’efforçait d’en sortir. Mais Boyens avait réussi à s’échapper et à sauver sa flottille, la flotte de Black Jack désertait Midway, emportant avec elle toute la protection que pouvait dispenser sa cohorte de vaisseaux, il restait encore au moins un agent du SSI, tapi suffisamment près pour infiltrer un de ses espions au sein même du centre de commandement planétaire et, par-dessus le marché, elle se sentait de plus en plus taraudée par un vague pressentiment : d’autres projets, impliquant des gens et des événements dont elle n’avait même pas conscience, seraient actuellement en cours à son insu, un peu comme on ne se rend compte de la lente dérive des continents que quand un séisme dévastateur la porte à votre attention.

Et maintenant… ça !

« Où se trouve Sobek ? » demanda-t-elle, un nuage noir au front. La réponse s’afficha instantanément sur son écran : une fenêtre montrant une région de l’espace bien plus proche de l’Alliance. « Pourquoi le portail de ce système serait-il épargné ?

— Ça n’a pas grand sens, fit Drakon. Sauf si Prime en a aussi donné l’ordre et que quelque chose ait marché de travers, si bien que son portail ne se serait pas effondré comme prévu.

— Mais ça non plus n’aurait aucun sens ! Prime aurait ordonné la destruction de son propre hypernet ? Pourquoi ne pas carrément se suicider ? » Iceni baissa les yeux. Elle cherchait à se maîtriser, effort que tous devaient constater, elle s’en rendait compte. « Avez-vous une petite idée de l’impact que ça aurait sur Midway ? Cela équivaudrait à rendre notre propre portail pratiquement inutile.

— Il nous reste toujours les points de saut, fit remarquer Drakon.

— Oui. Ça nous laisse un relatif avantage, admit-elle. Mais… Maudits soient-ils !

— Black Jack ne pourrait-il pas nous bluffer ?

— Pour quoi faire ? On en aurait le cœur net dès qu’un vaisseau ferait irruption à un autre portail. Togo, ordonne à tes techniciens de vérifier celui-ci. Je veux un diagnostic complet à distance et un contrôle de tous les portails accessibles par nos logiciels de surveillance.

— À vos ordres, madame la présidente. » Togo se figea dans une posture d’écoute, une main sur l’oreillette de son unité de com. « J’avais déjà demandé à nos techniciens de vérifier les signaux émis par le nôtre. Selon eux, il fonctionne parfaitement.

— Si notre portail ne présente aucun dysfonctionnement, alors ce sont tous les autres qui sont morts ! s’écria Iceni. Envoyez-y un vaisseau. Je veux que les techniciens contrôlent ce portail en personne, pas à distance. Boyens est resté très longtemps à proximité. Peut-être a-t-il réussi à introduire dans son mécanisme de contrôle quelque chose qui serait responsable de ce problème.

— Théoriquement, on aurait détecté de telles interférences avec le mécanisme de contrôle, fit remarquer Togo.

— Je ne t’ai pas demandé de me faire un cours en chaire ! Selon ce qu’a découvert l’Alliance, la technologie de ces portails viendrait des Énigmas. Nous en savons beaucoup trop peu sur l’hypernet. Suis mes instructions ! » Elle se tourna vers Drakon, folle de rage. « Qu’ont encore bien pu nous faire ces salauds qui dirigent les Mondes syndiqués ? Seraient-ils en train de tout détruire autour d’eux rien que pour s’assurer de notre perte ? »

Mais Drakon ne l’écoutait pas vraiment ; il fixait son écran avec attention. Iceni réussit à maîtriser sa colère avant qu’elle n’explose. « Verriez-vous quelque chose qui m’échappe ? demanda-t-elle, les dents serrées.

— Non. » Le général secoua la tête distraitement, comme perdu dans ses pensées. « Il ne reste qu’un portail, celui de Sobek. Pourquoi Sobek ?

— J’ai déjà posé la question.

— Black Jack va donc être contraint d’y conduire sa flotte.

— Bien sûr, c’est… » Comprenant brusquement où il voulait en venir, Iceni s’interrompit à mi-phrase. « Prime veut que Black Jack passe par Sobek et uniquement par ce système.

— Ouais. » Drakon se renfrogna puis secoua la tête. « Ça expliquerait pourquoi son portail est le seul accessible : pour rentrer chez lui, Geary sera forcé d’emprunter la route que Prime veut lui voir prendre. Et, si j’ai bien compris, ça ne lui laisse pas le choix. Pour regagner l’espace de l’Alliance dans un délai raisonnable, il devra fourrer la tête dans la gueule du lion. Recourir aux points de saut sur tout le trajet exigerait trop de temps. Mais ça n’explique pas pourquoi, dans le seul but de le contraindre à passer par Sobek, Prime aurait pris la mesure extrême de détruire le reste de son réseau.

— Les Danseurs ? » À cette seule pensée, une boule de glace se forma dans l’estomac de la présidente. « Pour leur interdire d’atteindre l’espace de l’Alliance ? Cela en vaudrait-il la peine ?

— C’est possible, lâcha Drakon, plus lugubre que jamais. Le premier contact de l’homme avec une intelligence non humaine si l’on ne compte pas les Énigmas, ce dont je suis bien certain. Il n’y a jamais eu de “contact” avec eux. Que la guerre. Mais les Danseurs sont différents. Aller jusqu’à détruire les Mondes syndiqués pour empêcher l’Alliance de se lier d’amitié avec une espèce extraterrestre, voilà qui ressemblerait bien aux CECH de Prime.

— C’est une explication plausible. Mais il y a également le supercuirassé. Boyens a demandé avec insistance la permission d’y accéder, longtemps après avoir compris que Black Jack ne l’autoriserait pas à s’en approcher à moins d’une heure-lumière. Tout ce que Geary nous en a dit, c’est que ce vaisseau bof recelait potentiellement une toute nouvelle technologie et des informations sur ses constructeurs, du moins fallait-il l’espérer. Il n’en sait peut-être pas plus. Mais cette technologie est assurément d’une valeur inestimable, et Prime ne tient sûrement pas à laisser l’Alliance s’en emparer. » Iceni crispa le poing et s’en racla le front. « Mais tout cela s’inscrit dans le long terme. En revanche, à brève échéance, le contrecoup sur le commerce des Mondes syndiqués serait catastrophique. Je vois mal comment Prime aurait pu s’y résoudre. Je vais répondre à Black Jack que nous n’avons encore aucune idée de ce qui se passe, mais que nous ferons notre possible pour cerner le problème.

— Comptez-vous le prévenir pour Sobek ? interrogea Drakon.

— Est-ce vraiment nécessaire ?

— Non. Si nous avons vu le danger, vous pouvez être certaine que Black Jack l’aura vu aussi. »

Suivie de près par Togo, Iceni se dirigea vers le bureau sécurisé adjacent au centre de commandement qu’elle avait déjà utilisé récemment. « À quand remonte notre dernière occasion de vérifier que notre portail donne encore accès à d’autres systèmes que Sobek ? » lui demanda-t-elle en chemin.

Togo consulta sa tablette de données. « À deux jours. Un cargo en provenance de Nanggal.

— Rien depuis ? Inusité mais pas extraordinaire. Pas étonnant que ça nous ait surpris. »

Elle entra dans le bureau. Togo fit halte derrière elle pour s’assurer que la porte était hermétiquement scellée et elle-même jeta un coup d’œil aux diodes de son linteau, dont la lueur verte signalait que le compartiment était sécurisé ; elle atteignit la table de travail et entreprit de la contourner pour gagner son fauteuil quand…

« Fixe ! »

Togo n’utilisait ce terme et ce ton de commandement que quand le besoin s’en faisait réellement sentir.

Iceni se pétrifia si violemment qu’un de ses muscles protesta, mais elle ignora la douleur et se contraignit à ne pas broncher.

Elle vit Togo la dépasser en étudiant un de ses appareils de surveillance, en même temps qu’il dardait le regard vers la table de travail. Ses gestes se ralentirent pour devenir plus prudents et posés, et il s’agenouilla devant le bureau. Il resta quelques secondes dans cette position, secondes qui parurent bien plus longues à Iceni, laquelle s’efforçait de ne pas respirer trop fort.

Togo finit par se relever, toujours prudemment mais plus naturellement. « Une bombe, madame la présidente. Cachée sous le bureau et invisible à l’œil nu puisqu’elle est dissimulée par une pellicule très fine appliquée sous la table. Explosif directionnel. Elle vous aurait coupée en deux.

— Suis-je encore en danger ?

— Pas tant que vous ne vous assoirez pas, madame la présidente. Elle vise le fauteuil. » Togo s’interrompit. Son visage ne trahissait aucune émotion. « L’amorce utilise un détonateur biométrique paramétré sur vos traits.

— Biométrique. » Configurée sur elle. La bombe n’aurait pas explosé si quelqu’un d’autre s’était assis dans le fauteuil. Mais si elle-même y avait pris place, elle aurait connu une mort certaine. « J’ai entendu parler de ces dispositifs meurtriers. On ne les déniche pas aisément. » Elle se demanda pourquoi elle se sentait soudain si calme.

« Le gouvernement syndic en contrôle étroitement les stocks », convint Togo. Il s’était de nouveau agenouillé et bricolait sous le bureau. « Elle est désamorcée. »

Iceni se détendit, se redressa puis se tourna vers la porte et le panneau qui la surplombait, dont les diodes vertes continuaient d’indiquer qu’il n’y avait ni micros, ni écoutes, ni menaces d’aucune sorte dans le bureau. De toute évidence, on n’avait pas seulement planqué cette bombe, on avait aussi trafiqué les senseurs prétendument sûrs qui auraient dû prévenir de sa présence. Comme de celle de bien d’autres choses encore. Quand a-t-on fait cela ? Et ce bureau est-il encore sur écoute ? Jusqu’à quel point les conversations qu’on y a tenues sont-elles restées confidentielles ?

Le calme fugace d’Iceni céda de nouveau la place à la fureur. « Ce bureau a été violé. Comment ? »

Togo baissa la tête en signe d’excuse. « Je ne sais pas, madame la présidente. Je le découvrirai.

— Tu as intérêt. Tu m’as peut-être sauvé la vie, mais, si tu avais bien fait ton travail, elle n’aurait pas été menacée. Je tiens absolument à savoir comment on s’est introduit ici, ce qu’on y a fait et comment cela a pu arriver sans que rien n’ait été détecté. Et, surtout, de qui il s’agissait.

— Je vous fournirai les réponses, madame la présidente. » Togo désigna la table de travail. « Mais la réponse à votre dernière question se trouve peut-être sous notre nez. Cet engin contenait des explosifs incrustés de sigles militaires. »

Militaires ? Les serpents avaient leurs propres explosifs, qui ne contenaient rien permettant de remonter leur piste. La seule personne de Midway qui avait accès à des explosifs militaires aussi spécialisés ne pouvait être que…

Togo reprit la parole sur le ton dont on se sert pour condamner un coupable. « Le général Drakon. Ou quelqu’un de son état-major. »

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