Chapitre quatre

« Mon général ». La voix de Malin était pressante. Il s’était rapproché de Drakon sans se faire remarquer pendant que tous, la mâchoire pendante, fixaient désespérément, sur l’écran principal, le message de mort qu’il venait d’annoncer à la planète. « Quelques cargos sont toujours en orbite. On peut encore décoller et vous conduire à l’un d’eux.

— Je croyais que vous teniez à ce que je reste », répondit Drakon. La fin de tous les espoirs qu’il avait placés en Midway le remplissait d’amertume.

« Quand ça avait encore un sens, général. Ça n’en a plus aucun. On ne peut pas stopper ce bombardement. En revanche, on peut vous sauver et, tant que vous vivrez, vous pourrez toujours tenter de tirer quelque chose des décombres. À Taroa ou dans un système similaire, vous pourriez encore exercer une grande influence avec la flottille commandée par Marphissa.

— Et mes troupes, colonel Malin ? Qu’adviendra-t-il de mes soldats ?

— Nous en exfiltrerons le plus possible vers les cargos, général. »

Le plus possible ? Quelques centaines peut-être sur des milliers. Le colonel Rogero resterait sans doute jusqu’à la fin avec son unité, pour regarder les projectiles cinétiques des Énigmas s’abattre à travers l’atmosphère en laissant des traînées de feu qui s’épanouiraient en champignons. Le colonel Kaï aussi. Gaiene ? Drakon voyait très bien le colonel Gaiene accueillir avec soulagement un bombardement qui signerait la fin de son long chagrin. Il porterait sans doute un toast plein de défi au projectile gravé de son nom, et embrasserait la mort avec ce panache mêlé d’affliction qui le caractérisait depuis des années. « Je ne crois pas y tenir, Bran. Abandonner tous ces soldats, tous ces citoyens qui comptaient sur nous pour les défendre…

— Mon général, avec tout le respect que je vous dois, il ne s’agit pas de vous, insista le colonel. Mais du devoir qu’il vous faudra remplir ensuite avec ce que nous pourrons sauver du naufrage. »

Morgan venait d’apparaître à la gauche de Drakon. Elle affichait une surprise exagérée. « Même Malin peut parfois avoir raison, mon général. Partons. Il nous reste encore un bon moment avant que ces cailloux ne frappent la planète et ne la réduisent en miettes, mais, quand la populace découvrira le sort qui l’attend, elle se soulèvera et tentera d’envahir les terrains d’atterrissage. »

Tous deux voyaient juste. Malin et Morgan avaient la logique et la raison pour eux. Mais Drakon coula un regard vers Iceni, qui fixait l’écran principal, comme pétrifiée. Sentant les yeux du soldat se poser sur elle, elle lui retourna son regard sans mot dire, mais il comprit avec certitude la teneur du message muet que ses yeux venaient de lui transmettre : Allez-y. Partez.

Au lieu de s’y plier, il préféra se porter à sa rencontre en plantant Malin et Morgan sur place. « Madame la présidente, déclara-t-il cérémonieusement, vous gagnez une navette. Je vais ordonner à mes soldats de former un cordon de sécurité autour des terrains d’atterrissage. Ils devraient pouvoir repousser la foule jusqu’à ce que les navettes soient chargées et prêtes à décoller. »

Iceni le regarda droit dans les yeux. « Et nous abandonnerions ensuite ces soldats ? Qui auraient tenu bon le temps de nous mettre à l’abri sous leur protection ?

— C’est leur rôle, madame la présidente. Ils y sont parfois contraints. Vous seriez en sécurité.

Je serais en sécurité ? Moi seule, général ? Et vous ? »

Avant que Drakon pût répondre, le superviseur du centre de commandement les héla. « Nous recevons un message des forces de l’Alliance. Il s’adresse à la présidente Iceni et au général Drakon.

— Ouvrez-nous une fenêtre privée ici », ordonna Iceni.

Quelques instants plus tard, la fenêtre virtuelle s’ouvrait devant eux à l’insu du reste de la salle. Drakon avait déjà vu des images de Black Jack Geary. Le célèbre héros de l’Alliance n’avait pas l’air d’un héros mais d’un homme qui fait son devoir et ne se trouve pas pour autant héroïque. Drakon apprécia. Pour l’heure, Black Jack n’avait pas l’air de se réjouir d’avoir anéanti la majeure partie de l’armada Énigma. Le timbre de sa voix était plutôt lugubre. « Ici l’amiral Geary. Nous avons fait de notre mieux pour éliminer l’armada extraterrestre, mais quelques vaisseaux nous ont échappé et certains d’entre eux sont responsables du bombardement cinétique qui vise votre planète habitée. Nous allons continuer de traquer ces bâtiments, mais nous ne pouvons pas arrêter le bombardement imminent. Je vous adjure de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité de votre population. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »

La voix de Morgan, méprisante, rompit le silence qui s’ensuivit. « Y a-t-il quelque chose là-dedans que nous ne sachions pas déjà ? Partons, mon général.

— Il a fait ce qu’il a pu, répliqua Iceni en lui décochant un regard féroce.

— Oui, convint Drakon. Je ne peux rien reprocher à Black Jack. » Cela dit, Morgan avait raison. Il était temps de partir. Mais il ne bougea pas. Il lui semblait que ses pieds étaient boulonnés au parquet. Iceni ne bronchait pas non plus. Mentalement, Drakon voyait les rangées de ses soldats, de ces hommes et femmes qui l’avaient suivi des années durant, qui avaient livré bataille sur des dizaines de planètes et perdu des camarades sur chacune tout en continuant d’exécuter ses ordres. Il se les imaginait tenant bon, retenant les foules affolées pendant qu’une navette l’emportait, lui, vers la sécurité, les abandonnant à une mort certaine ; et, au-delà, les plages blanches et les doux versants des îles de ce monde, dont il se rappelait les alizés soufflant sur de larges bras de mer, et le coucher de son soleil, dont la taille et la teinte, au fil des ans, avaient fini par lui devenir familières. Partir était une chose. Abandonner ces soldats et cette planète en connaissance de cause, conscient qu’ils cesseraient bientôt d’exister, était bien différent et bien plus difficile.

Même après ces années passées à gravir les échelons de la hiérarchie syndic et tout ce à quoi il lui avait fallu se résoudre, il restait encore des postures dont le général Artur Drakon se sentait incapable.

« Mon général », reprit Malin. Mais quelque chose dans sa voix trahissait maintenant sa compréhension : toute supplique serait vaine.

Drakon secoua la tête. « Accompagne la présidente quand elle quittera la planète, Malin. Elle aura besoin de tes conseils et de ton assistance. »

Malin baissa les yeux. « J’aimerais mieux rester, général.

— C’est un ordre, Bran.

— J’ai l’impression que tout châtiment dont vous me menaceriez pour avoir désobéi à vos ordres serait privé de sens en ces circonstances, fit remarquer le colonel. Nous devrions pouvoir surmonter ça depuis le complexe du QG.

— Fichtrement peu probable, grommela Drakon. Très bien ! Mais réunis une escorte pour accompagner la présidente Iceni jusqu’au terrain d’atterrissage. Aussi forte que possible. La panique ne va pas tarder à se déclencher. »

Morgan se tenait à proximité dans une posture étrangement irrésolue. Elle regardait fixement Drakon, comme incapable de décider de ce qu’elle devait faire, attitude bien peu caractéristique de sa part. »

« Passez devant, colonel Morgan », ordonna Drakon. Il tourna la tête vers Iceni, laquelle, les poings serrés, continuait de regarder l’autre extrémité du centre de commandement. « Vous prendrez la tête de l’escorte de la présidente Iceni, vous veillerez à ce qu’elle monte à bord d’une navette, vous l’aiderez à réquisitionner un cargo en orbite, vous resterez avec elle et vous la protégerez où qu’elle aille. Tirez-la de là, conduisez-la en lieu sûr qu’elle y tienne ou non, et tâchez de vous en sortir indemne, vous aussi.

— Non. » Morgan secoua la tête comme si elle sortait brusquement de l’hébétude. « Vous…

— M-madame la présidente ? appela le superviseur. Il se passe quelque chose.

— Quoi donc ? aboya Iceni en concentrant de nouveau son attention sur la situation.

— Ces six vaisseaux, madame la présidente. Ils… Ils interviennent.

Que font-ils ? » interrogea Iceni d’une voix péremptoire. Mais, dès qu’elle reporta le regard sur l’écran, sa colère s’évanouit et l’incompréhension se lut dans ses yeux. « Que font-ils ? » répéta-t-elle, mystifiée.

Quelque peu oubliés, les six bâtiments mystérieux s’étaient contentés jusque-là de piquer tranquillement vers l’étoile. Ils rebroussaient à présent chemin vers le plan du système en accélérant de façon très impressionnante, tandis que leur trajectoire visait…

« Le bombardement, lâcha le superviseur incrédule. Ils filent vers une interception du bombardement cinétique.

— Pourquoi ? demanda Iceni à la cantonade. À quoi bon ? Que pourraient-ils bien faire ?

— Je… Je l’ignore », madame la présidente, bafouilla le superviseur, qui, de par sa position, se sentait contraint de répondre.

Iceni pivota pour faire face à Drakon. « Les forces mobiles ne pourraient arrêter un bombardement. C’est un problème trop complexe même pour nos systèmes de contrôle du tir. Que fabriquent ces bâtiments ? »

Ce fut le colonel Malin qui se chargea de le lui expliquer : « Ce ne sont pas nos forces mobiles. Ni des unités de l’Alliance. Pas même des vaisseaux humains. Ils ont peut-être des capacités dont les nôtres ne disposent pas. »

Tous les regards étaient braqués sur l’écran principal, où les six vaisseaux ovoïdes fondaient sur les massifs projectiles métalliques et se faufilaient juste derrière en effectuant une manœuvre qui arracha à Iceni et à plusieurs autres un cri d’admiration ; puis ils entreprirent de tirer sur eux, en faisant parfois mouche mais la plupart du temps en portant des coups qui, sans les détruire, les faisaient dévier de leur trajectoire et les envoyaient valser dans une direction qui jamais n’atteindrait la planète.

Impressionné malgré lui bien qu’il ne prît pas entièrement la mesure de cet exploit, Drakon assista au détournement du bombardement, un projectile après l’autre. Mais il remarqua que le taux de réussite diminuait graduellement, à mesure que les cailloux s’éloignaient des six vaisseaux.

Finalement, ne resta plus qu’un ultime projectile cinétique poursuivant sa course vers la planète. Des tirs en provenance des six vaisseaux s’efforçaient encore de le frapper, mais sans résultat. Drakon se surprit à évaluer les dommages que produirait cet objet lors de son impact. « Vous en avez une idée ? demanda-t-il à Morgan et Malin, sur quoi tous deux secouèrent la tête.

— Tout dépend d’où il frappera », s’expliqua Malin.

Les tirs cessèrent. Drakon entendit monter comme un grand soupir du centre de commandement, chacun se vidant les poumons de désappointement. Passer si près de la réussite sans entièrement y parvenir… Cela étant, on ne pouvait guère se plaindre, dans la mesure où un bombardement à l’échelle planétaire avait été réduit à un unique caillou qui, certes, pouvait se révéler dévastateur, mais pas de manière cataclysmique. « Si vous avez enfin décidé tous les deux de recommencer à obéir aux ordres, tâchez de calculer la trajectoire de ce projectile et de déterminer son point d’impact, ordonna-t-il à ses deux assistants. Il nous faudra… »

Les six vaisseaux avaient recommencé à tirer. Une seule salve.

Au lieu d’annoncer un franc succès, le superviseur se mit à sangloter de soulagement.

Iceni parut sur le point de le réprimander, puis elle sourit et prit une profonde inspiration. « J’ignore d’où ils viennent, je ne sais pas qui ils sont, mais nous pouvons nous estimer heureux qu’ils se soient trouvés là.

— Peut-être n’était-ce pas seulement une question de chance », hasarda Malin. Il fixait la représentation des six bâtiments inconnus en affichant une expression étrangement calculatrice.

Drakon scruta le visage de Morgan et y lut la même réaction. « Qu’en penses-tu ? »

Elle eut une sorte de rictus, n’exprimant plus rien de sa forfanterie habituelle. « Il nous faut ces armes.

— Ne t’avise surtout pas d’envisager un abordage.

— Et célébrer la victoire pourrait bien être un poil prématuré, ajouta Malin. Un autre groupe d’Énigmas vient de déclencher un second bombardement cinétique. »

Drakon pivota vers l’écran en marmottant un juron. Effectivement, celui des trois groupes de vaisseaux ennemis qui visait la géante gazeuse avait largué ses propres projectiles cinétiques sur l’installation des forces mobiles et le cuirassé attenant. « Il faut déplacer ce machin.

— Aucun ordre de notre part n’arriverait à temps, le reprit Iceni. Le kapitan-levtenant Kontos a donné par le passé la preuve de remarquables capacités. Je suis bien certaine qu’il se rendra compte de la nécessité de déplacer le cuirassé avant que les projectiles ne le touchent. La kommodore Marphissa, de son côté, ne pourrait sans doute pas atteindre les vaisseaux ennemis à temps pour arrêter le bombardement, mais elle pourrait au moins leur interdire de faire davantage de dégâts. »

Mais, quelques instants plus tard, l’apparente sérénité d’Iceni se fissurait. « Qu’est-ce qu’il fabrique ? »

Drakon loucha sur l’écran en s’efforçant de comprendre ce qui se produisait. « Le cuirassé a allumé sa propulsion principale.

— Mais il est toujours amarré à l’installation des forces mobiles ! Ça risque d’arracher le quai d’amarrage, voire d’endommager aussi le cuirassé sans autre résultat ! » L’opinion que se faisait Iceni du kapitan-levtenant Kontos avait manifestement changé du tout au tout.

Mais, les minutes passant, l’expression de la présidente s’altérait de nouveau, cédant la place à l’incompréhension. « Selon les données qui nous parviennent du cuirassé, il aurait activé sa propulsion principale pratiquement à plein régime alors qu’il est toujours arrimé à l’installation. Comme est-ce possible ?

— L’installation elle-même se déplace, annonça aimablement le superviseur.

— Je le vois parfaitement ! fulmina-t-elle. Pourquoi ne se brise-t-elle pas sous la tension ? Que fiche donc Kontos ? »

Comme pour répondre à sa question, une transmission leur parvint, montrant le kapitan-levtenant Kontos debout sur la passerelle du cuirassé Midway. Comme à son habitude, l’attitude du jeune homme semblait parfaitement détendue dans cette mauvaise passe. « À l’attention de la présidente Iceni : dès que l’armada extraterrestre a émergé à Midway, je me suis convaincu qu’il serait probablement nécessaire de protéger cette installation de toute attaque conventionnelle. J’ai donc ordonné aux travailleurs du chantier naval de renforcer aussitôt les attaches du cuirassé à l’installation, en recourant à tous les moyens disponibles. Ils ont progressé régulièrement et s’attellent encore à consolider ces zones pendant que, de mon côté, je m’efforce d’arracher l’installation à la trajectoire des projectiles cinétiques grâce à la propulsion du Midway. Je nous accorde une chance raisonnable de succès. J’ai également informé la kommodore Marphissa des dispositions que j’ai prises. Si nous réussissons à esquiver le bombardement, j’en rendrai compte aussitôt après. Au nom du peuple, Kontos, terminé.

— Il est cinglé, marmonna quelqu’un, assez distinctement pour se faire entendre par tout le centre de commandement retombé dans le silence.

— Ça pourrait marcher », avança le superviseur.

Iceni semblait sur le point d’exploser. « Il risque d’y perdre le cuirassé… mon cuirassé… en un plan tiré par les cheveux qui n’a aucune chance de…

— Madame la présidente ? l’interpella un technicien d’une voix à la fois hésitante et hardie. Nos projections affirment que l’installation des forces mobiles va réussir à se soustraire au champ du bombardement. Tout juste.

— Quoi ? Vous êtes sûr ?

— Compte tenu des données qui nous parviennent, concernant tant la masse connue de l’installation que les performances attribuées aux unités de propulsion principale du cuirassé… oui, madame la présidente. »

Iceni en resta muette. Elle reporta le regard sur l’écran où l’installation des forces mobiles et le cuirassé qui la tractait s’éloignaient de la zone d’impact à une lenteur affolante. Le bombardement Énigma frôla l’installation d’un cheveu avant de plonger vers l’atmosphère de la géante gazeuse, puis de ricocher dessus pour aller se perdre dans l’espace.

« Le colonel Rogero m’avait bien dit que Kontos était doué, commenta Drakon.

— Oui, convint Iceni d’une voix encore mal assurée. Il est promis à un brillant avenir. Si je ne l’assassine pas avant.

— Il reste un groupe, intervint Morgan tandis qu’ils regardaient la kommodore Marphissa se préparer à intercepter ceux des Énigmas qui avaient bombardé l’installation. Celui qui pique sur le portail. »

Drakon le dévisagea d’un œil acerbe. « Les six vaisseaux mystérieux nous ont sauvés du premier, le kapitan-levtenant Kontos du deuxième avec l’aide de la kommodore, du moins quand elle rattrapera les Énigmas, et nous dépendons maintenant du CECH Boyens pour nous protéger du dernier.

— Eh bien, nous aurons au moins assisté à un miracle aujourd’hui, fit observer Iceni. Un ou deux de plus, ce n’est peut-être pas trop exiger. »

Il se trouva que le troisième groupe d’Énigmas finit par avorter son attaque et piquer sur le point de saut pour Pelé au maximum (assez considérable) de sa vélocité. « Ils ont leur compte », affirma Drakon. Il en avait été assez souvent témoin en présence de combattants humains. À un moment donné, la volonté de combattre finit toujours par vaciller et flancher. Plus les combattants sont aguerris, plus ce moment se présente tardivement, mais pratiquement toute force finit par rompre si elle a subi des dommages assez conséquents. C’était apparemment vrai des Énigmas comme des hommes, du moins à cet égard. Le savoir restait rassurant.

Le savoir. Drakon fixa la représentation de la flotte de Black Jack, qui était entrée dans l’espace contrôlé par les Énigmas et en était revenue accompagnée de six vaisseaux mystérieux et d’un mastodonte tracté par des cuirassés. « Que nous confiera-t-il de ce qu’il a appris, selon vous ? » demanda-t-il.

Iceni secoua la tête. « Je ne saurais dire. Il en demandera peut-être un bon prix.

— Quel prix ? Nous n’avons pas grand-chose.

— Je ne sais pas. » Mais la présidente avait l’air soucieuse et, comme si elle connaissait la réponse, Morgan lui décocha un petit sourire satisfait.

« Nous devrions sans doute lui parler, suggéra Drakon.

— Oui. Faisons cela dans les formes. » Iceni le conduisit dans son bureau personnel, où il prit de nouveau place à côté d’elle. « Que comptez-vous lui dire ? »

Ce qu’il voulait lui dire ? Drakon coula un œil discret vers Malin, qui, tout aussi subtilement, lui suggéra du regard de s’en remettre à Iceni. D’accord. Mieux vaut se taire que passer pour un imbécile. « Je vous laisse faire cette fois-ci, déclara-t-il. Il faut au moins apprendre à Black Jack que nous ne sommes pas en très bons termes avec Boyens et sa flottille.

— Bien sûr. Si nous réussissons à nous rallier Black Jack, le CECH Boyens pourra renoncer à tout espoir de l’emporter. Autre chose ?

— Non. Je tiens seulement à m’assurer que Geary nous voie ensemble, afin qu’il comprenne que nous décidons en commun des propos que nous lui tenons. »

Iceni gratifia Drakon d’un signe de tête puis se tourna vers le micro et, d’un geste, signifia à l’officier des trans de lancer la communication. « Nous vous sommes encore redevables, amiral Geary. J’ignore qui sont exactement vos alliés, mais notre dette envers eux n’est pas moins formidable.

» Mes vaisseaux vont engager le combat avec les Énigmas qui visent mon cuirassé. Je ne suis pas en mesure de contrôler la flottille proche du portail de l’hypernet. Ne vous fiez surtout pas à elle pour servir nos intérêts, amiral. Vous connaissez déjà le CECH Boyens, son commandant. Si vous lui transmettez des consignes suffisamment claires, il hésitera peut-être à y contrevenir. Boyens doit impérativement comprendre qu’il ne domine plus ce système stellaire et qu’il ne peut plus dicter sa conduite à Midway. Au nom du peuple, Iceni, terminé. »

Elle se détendit puis remarqua que Drakon la regardait. « Ai-je dit quelque chose d’inconvenant ? »

Le général fit signe à Malin de disposer puis attendit que la porte se fût refermée hermétiquement pour répondre. « Mon cuirassé ? Mes vaisseaux ?

— J’ai dit mon ? Je croyais avoir dit notre.

— Non. » Un détail, sans doute, mais aussi une revendication parfaitement claire de sa mainmise exclusive sur les plus puissants atouts stratégiques de Midway. Drakon se rendit compte que les récents événements l’avaient aigri, que ses soldats et lui-même s’étaient retrouvés contraints d’attendre, les bras croisés, que d’autres défendent le système stellaire de Midway. Je sais que mes forces terrestres n’auraient pas pu grand-chose contre ces menaces, mais que ses vaisseaux et ceux de Black Jack se soient appuyé tout le gros œuvre n’en reste pas moins exaspérant.

Iceni tapota à plusieurs reprises la table de l’index, en fixant son doigt comme si ce geste exigeait de sa part une intense concentration. « Si cela vous contrarie, je modifierai ma qualification de nos forces à notre prochain entretien. » Elle se tourna de nouveau vers lui, le visage inexpressif, et il se demanda ce qu’elle ressentait exactement.

« Parfait. Du moment qu’on comprend distinctement que nous partageons les responsabilités à parts égales.

— Le doute n’a jamais plané à cet égard. » Elle soutint son regard. « Nous ne pouvons pas nous permettre de nous méprendre sur l’identité de nos alliés, général Drakon.

— Gwen… Je regrette notre récent quiproquo.

— Quand votre officier m’a menacée, voulez-vous dire ? »

Iceni n’allait manifestement pas lui faciliter la tâche. « Ça ne se reproduira pas. J’y veillerai. »

Elle examina soigneusement les diodes de sécurité qui clignotaient au linteau de la porte pour s’assurer que nul ne pouvait les entendre. « La seule façon de s’assurer que ce subordonné ne répétera pas la même erreur, c’est de s’en débarrasser, Artur. Vous le savez aussi bien que moi.

— Si vous connaissiez son histoire… lâcha Drakon avec entêtement.

— Je connais son histoire. »

En dépit de la classification top secret du dossier de Morgan, Drakon aurait dû s’y attendre. Iceni avait pris ses renseignements. « Morgan a connu quelques mauvaises passes. Si elle n’avait pas su faire son boulot, ça ne l’aurait pas excusée. Mais le fait est qu’elle travaille bien. Elle a réussi à débusquer avant tout le monde l’agent du SSI qui opérait au centre de commandement. »

Iceni se renversa en fonçant les sourcils. « Il aurait pu s’agir d’un coup monté. Les serpents qui se planquent encore à Midway devaient savoir que nous brûlions. Ils auraient pu lui souffler ce tuyau.

— Pour quoi faire ?

— Pour détourner les soupçons de sa personne. »

Drakon dut marquer une pause ; les mots lui manquaient. Puis : « Sérieusement, Gwen, si vous connaissiez mieux Morgan, vous comprendriez que c’est impossible. Elle exècre véritablement les serpents. Et elle déteste également le Syndicat. Les Syndics l’ont démolie et, même si elle refuse de l’admettre, elle veut se venger d’eux. »

Iceni fit la moue. Elle réfléchissait. « Ça cadre avec mes renseignements. Elle a été démolie, ainsi que vous l’avez vous-même formulé, par un conditionnement mental à l’occasion d’une mission suicide dans l’espace Énigma, alors qu’elle avait à peine dix-huit ans.

— C’est exact. Elle a passé vingt années en sommeil d’hibernation, à l’intérieur d’un astéroïde excavé qui fondait vers une planète occupée par les Énigmas. Elle devait normalement être réveillée, tout comme ses partenaires dans cette mission, avant d’entrer dans l’atmosphère, pour atteindre ensuite la surface, réunir autant d’informations que possible sur les Énigmas et les retransmettre avant de se faire abattre. Mais la mission a été annulée dès que ces extraterrestres ont détruit les astéroïdes de tête, et on a récupéré ensuite Morgan et un unique autre soldat afin de découvrir comment ils avaient appris leur présence.

— Ça coïncide », réaffirma Iceni. Quoi qu’elle pût en penser, ses yeux n’en révélaient toujours rien. « Chronologiquement, elle a le double de son âge apparent.

— Ouais. Biologiquement, elle a le même que Malin. Cela dit, ni l’un ni l’autre ne semble y trouver un terrain d’entente. »

Iceni secoua la tête. « Ce n’est pas à moi de vous expliquer comment gérer votre équipe. Mais je peux au moins vous affirmer qu’à mon sens elle est très dangereuse.

— Verriez-vous en elle une menace à mon encontre ?

— Oui, répondit-elle, le surprenant de nouveau. Ne vous en offusquez pas avant de m’avoir écoutée. Je ne crois pas le colonel Morgan capable de vous nuire intentionnellement. Elle vous est extrêmement loyale. Ce dont vous devriez vous inquiéter, en revanche, c’est des extrémités auxquelles cette loyauté pourrait la conduire, des mesures qu’elle risquerait de prendre en croyant servir votre intérêt. »

Mon intérêt ? Où donc ai-je déjà entendu ça ? se demanda Drakon.

À Taroa. Morgan s’est servie exactement des mêmes termes. « Tout ce que je fais, c’est dans votre intérêt, général Drakon. » Même sur le moment, il s’était demandé ce que cela recouvrait.

Mais de là à représenter une menace pour lui ? Morgan avait sans doute ses côtés excentriques, mais jamais elle n’aurait obtenu cette dispense médicale si elle n’avait pas été suffisamment stable mentalement pour correspondre aux critères syndics. Certes, ceux-ci pouvaient être élastiques, mais ils ne laissaient aucune place à des électrons libres qui n’auraient pas été pistonnés par un parrain haut placé. Et Morgan n’avait jamais bénéficié d’un tel garant.

Néanmoins, Drakon pouvait comprendre les inquiétudes d’Iceni. « D’accord. Je veillerai à ce que Morgan sache que, s’il vous arrivait quelque chose, à vous ou à quelqu’un de votre entourage, sans que j’en aie clairement et spécifiquement donné l’ordre, ses bons états de service ne lui épargneraient pas les conséquences. »

Les yeux d’Iceni le scrutèrent longuement avant qu’elle ne reprît la parole. « Nous voici devant un dilemme. Je vous apprécie sans doute parce que vous ne mettez pas au rancart les gens qui deviennent gênants. Mais ce trait de caractère me complique aussi l’existence. Très bien. Prévenez-la. Je l’aurai à l’œil.

— Moi aussi. » Drakon lui adressa un regard sceptique. « Vous m’appréciez ? »

La présidente écarta les mains en soupirant. « Un peu. Est-ce si extraordinaire ?

— Eh bien… oui. » Il sourit comme pour se dénigrer lui-même. « Je ne suis pas facile à vivre.

— Et moi non plus, déclara Iceni tandis qu’un sourire fugace fleurissait sur ses lèvres. Je devrais être en train de travailler.

— Moi aussi. » Ne jamais faire confiance, ne pas devenir trop intime, ne pas mélanger plaisir et travail, et ne jamais, au grand jamais, commettre l’erreur de baisser sa garde en raison de sentiments personnels. Les vieilles mises en garde, qui lui avaient sauvé plus d’une fois la vie lorsqu’il gravissait les échelons de la hiérarchie syndic, résonnaient encore dans les oreilles de Drakon quand ils sortirent du bureau.

Mais, bon sang, moi aussi je l’apprécie. Un peu.

« J’ai de nouveau visionné l’interrogatoire de l’agent du SSI par le personnel de la présidente Iceni, rapporta le colonel Malin. Et j’ai conduit mon propre interrogatoire. Je tombe d’accord avec les conclusions qu’on vous a fournies. Ne nous manque plus que votre approbation quant à sa terminaison. »

Drakon se renversa dans son fauteuil, bien content d’avoir enfin regagné son bureau et son QG, et d’être entouré de proches dont la loyauté n’était en aucun cas sujette à caution. Il se repassa encore les dernières paroles du colonel pendant que ce dernier attendait patiemment et respectueusement son bon vouloir, pratiquement figé au garde-à-vous. C’était au demeurant la posture la plus désinvolte qu’il adoptait en présence du général.

« Terminez. » Ce mot de « terminaison » était celui qu’employaient officiellement les Syndics pour parler d’une exécution. Terminez les prisonniers. Combien de fois n’ai-je pas entendu cette phrase ? se demanda-t-il.

Il détestait ce mot. Depuis très, très longtemps.

Mais, tout euphémisme mis à part, le sort de cette femme ne laissait aucune place à la discussion. Elle avait travaillé pour les serpents. Elle avait prétendu (et son interrogatoire l’avait corroboré) qu’on l’avait forcée à collaborer en menaçant sa famille, mais ça n’y changeait rigoureusement rien. Elle ne pouvait s’attendre à aucune pitié de la part de ses anciens collègues. La laisser filer était tout bonnement exclu.

Pourtant, Drakon n’envisageait pas sans une étrange réticence d’ordonner son élimination. « Et la présidente Iceni ? A-t-elle donné des ordres quant à la prisonnière ?

— Son bureau a approuvé sa terminaison, général.

— La présidente Iceni ou seulement son bureau ? » s’enquit Drakon.

Malin marqua une pause. « Je vérifierai si la présidente a personnellement approuvé cette décision, mon général. »

Cette décision unilatérale contrevenait-elle à son accord avec Iceni ? Probablement. La présidente aurait dû le consulter avant d’approuver l’assassinat de l’agente. D’autant qu’il n’était nullement nécessaire de précipiter cette exécution. Mais pourquoi la reporter ? Sans doute serait-ce différent si l’agente du SSI était encore de quelque utilité…

Drakon se rendit compte qu’il souriait. « Mettons que nous la gardions en vie, colonel Malin… ?

— En vie ? » Pour une fois, Malin semblait éberlué.

« Supposez que vous soyez un des serpents qui opèrent encore en sous-main sur la planète ou dans le système, que vous ayez été informé de l’arrestation de cette femme, mais que vous ayez appris que nous ne l’avons pas exécutée. Qu’en concluriez-vous ? »

Malin retourna brièvement la question dans sa tête, puis son visage s’éclaira. « Qu’elle peut encore nous être utile.

— Exactement. Qu’elle garde toujours une certaine valeur à nos yeux. Alors, que feriez-vous ?

— J’essaierais de l’abattre. De l’éliminer moi-même. » Il adressa à Drakon un sourire approbateur. « Vous voulez vous servir d’elle comme d’une chèvre pour forcer les autres agents du SSI à se dévoiler.

— C’est l’idée générale. » Vraiment ? Était-ce réellement l’unique raison de sa réticence ?

Mais toutes ces morts le rendaient malade. Avant que les Énigmas et Boyens ne débarquent, Gwen Iceni avait fait allusion devant lui à des moyens différents de gouverner, sans recourir sans cesse à des exécutions et en posant des limites au pouvoir dont disposaient les autorités en place. « Bran, auriez-vous des textes sur des systèmes de gouvernement permettant de restreindre les pouvoirs des responsables ? »

Malin hocha vivement la tête. « Oui, mon général. Je peux vous en fournir quelques-uns. Sur la science politique et l’histoire.

— Si la politique est une science, alors c’est une science pervertie, grommela Drakon. Je sais pourquoi les gens qui approuvent le pouvoir absolu dont disposent les CECH dans le régime syndic sont si nombreux. Ils espèrent devenir eux-mêmes un CECH, d’où cette propension.

— Ne sous-estimez pas la terreur que peut inspirer un tel régime. Quand on peut se servir de propos anodins pour incriminer des innocents et justifier un châtiment, nombreux seront ceux qui se refuseront à parler de vive voix. Et, pour être franc, il faut dire aussi que ceux qui croient nécessaire de placer un tel pouvoir entre les mains des dirigeants pour préserver l’ordre et la sécurité forment la majorité.

— Pourtant ils haïssent les serpents, lâcha Drakon, ironique. C’est ce à quoi a mené le régime syndic et ce qu’il justifie : un Service de sécurité interne que nous redoutions davantage que l’Alliance elle-même.

— Oui, mon général. C’est précisément à cela que ça conduit. Je vais vous dénicher ces textes. »

En dépit de l’absurdité des soupçons qu’entretenait Iceni sur Morgan, Drakon n’avait pas cessé de les ressasser, et ces références aux serpents les avaient encore exacerbés. « Colonel Malin, sommes-nous certains des renseignements que nous détenons sur le passé du colonel Morgan ? N’y aurait-il rien d’important qui m’aurait échappé ? »

L’espace d’une seconde, l’ombre d’une puissante émotion fulgura dans le regard de Malin, mais si fugitivement que Drakon n’aurait pas juré l’avoir vue. Chagrin ? Ça n’aurait aucun sens. Colère ? Peut-être. Frustration ? Bien sûr. Malin avait sans doute passé de longues heures à chercher la plus infime bribe d’information permettant de condamner Morgan, et son incapacité à débusquer ces preuves incriminantes devait l’avoir laissé très dépité.

Cela dit, il répondit d’une voix aussi assurée qu’à l’ordinaire : « Non, mon général. Qu’a-t-elle encore fait ?

— Rien depuis son petit esclandre du centre de commandement. » Drakon se massa les yeux. « Nos informations sont-elles exactes ? Y a-t-il quelque chance pour que nous nous trompions sur son compte ?

— Non, mon général. Je suis absolument certain de l’exactitude des renseignements dont nous disposons sur le colonel Morgan.

— Je sais quels sentiments elle vous inspire, alors je vais vous poser la question sans détour. Croyez-vous qu’il existe une possibilité pour qu’elle travaille avec les serpents ? »

Là, on lut sans peine dans son regard ce qu’éprouvait Malin : de la surprise. « Non, mon général. Je ne peux même pas l’imaginer… Elle les déteste, mon général.

— Plus qu’elle ne t’exècre ? »

Malin eut un faible sourire. « J’en doute, mon général. Je tiens le colonel Morgan à l’œil. »

Et elle te tient à l’œil. Nous nous surveillons tous les uns les autres. Comment diable réussissons-nous à faire autre chose ? « Merci, Bran. Veille à ce que les gens de la présidente Iceni soient informés que l’espionne des serpents doit rester en vie. Assure-toi d’elle et boucle-la dans une cellule de très haute sécurité, en laissant quelques failles en évidence malgré tout. »

Cette fois, Malin eut un sourire entendu. « Pourvu que ces failles soient sous haute surveillance, n’est-ce pas, afin d’apprendre qui pourrait bien chercher à en profiter ? Bien, mon général. J’y vais de ce pas. »

La présidente Iceni afficha son plus beau sourire. Cela lui était bien plus facile maintenant qu’elle avait quitté le centre de commandement et regagné le complexe abritant le siège de son gouvernement. Se retrouver en terrain connu, assise à son propre bureau, était un authentique soulagement après toutes ces journées de tension, dans l’attente de l’anéantissement par les Énigmas. « Amiral Geary, je tiens à vous exprimer ma gratitude personnelle pour votre défense de tout le territoire occupé par l’homme et en particulier du système stellaire de Midway contre les agressions de l’espèce Énigma. »

Venait à présent la partie la plus délicate. « Midway continue d’honorer ses obligations définies par les traités passés avec le gouvernement syndic de Prime, poursuivit-elle. Cependant, dans la mesure où nous sommes désormais un système stellaire indépendant, il va falloir renégocier ces accords. Je peux vous garantir que nous chercherons à obtenir des agréments qui profiteront autant à l’Alliance qu’à nous-mêmes, et que je ne prévois aucun problème à cet égard. » Là. Reste brève et légèrement vague. Ne dis rien qui puisse passer pour menaçant ni obséquieux. La flottille du CECH Boyens stationne toujours près du portail de l’hypernet et la dernière chose dont j’aie besoin, c’est de contrarier Black Jack. Mais je ne peux pas non plus lui laisser croire que je suis à sa botte. « Au nom du peuple, Iceni, terminé. »

Elle se massa la nuque, dont les muscles étaient noués. « Transmets une copie au général Drakon afin qu’il sache que je n’intrigue pas avec Black Jack dans son dos, enjoignit-elle à Togo. Préviens-moi dès que nous recevrons une réponse.

— Ce sera fait, madame la présidente.

— Aucune nouvelle du CECH Boyens ?

— Non, madame la présidente. Un des croiseurs légers va incessamment intercepter les transmissions par faisceau étroit entre la flottille syndic et le vaisseau amiral de l’Alliance, mais il n’arrivera pas en position avant une heure. »

Iceni fixa d’un œil noir l’écran montrant le croiseur léger en question, qui semblait ramper vers une orbite à mi-chemin entre la force de Black Jack et celle de Boyens. L’écran signalait qu’il progressait à 0,2 c, vitesse impressionnante même pour des voyages spatiaux. Je pourrais sans doute tancer la kommodore Marphissa et lui reprocher le délai, mais je n’ignore pas que ses vaisseaux étaient occupés à traquer les Énigmas sur mon ordre. Certes, ces justifications n’auraient sûrement pas suffi à retenir la main de certains CECH pour qui j’ai eu le malheur de travailler. Mais j’ai aussi appris de ces braillards que, bien loin de stimuler les gens, de telles récriminations contribuent le plus souvent à les rendre paresseux, par ressentiment ou par crainte. J’espère que Marphissa saura apprécier ma retenue.

« L’ambassadeur de Taroa vous attend, déclara Togo.

— Fais-le entrer. »

Comme d’autres systèmes stellaires qui s’étaient rebellés contre le Syndicat, Taroa avait souffert d’une sévère attrition en matière de responsables mûrs et compétents. Certains avaient trouvé la mort, d’autres avaient réussi à fuir ou étaient en prison. L’ambassadeur faisait partie de ces nouveaux officiels : c’était un ancien universitaire qui avait été très vite bombardé à de hautes responsabilités, en raison de ses accointances dans le présent gouvernement.

Au moins savait-il que le protocole exigeait que de telles visites se rendissent en personne.

Iceni lui adressa un sourire poli et lui désigna un siège, où elle le vit prudemment s’installer, en même temps qu’il lui retournait son regard en témoignant une nervosité qu’un émissaire plus expérimenté aurait sans doute réussi à dissimuler. Iceni avait elle-même été CECH avant de s’autoproclamer « présidente » ; les citoyens du Syndicat apprenaient très tôt à ne pas regarder un CECH dans les yeux, et les vieilles habitudes ont la vie dure, même chez les ambassadeurs fraîchement émoulus. « Vous avez reçu notre proposition ? » s’enquit-elle.

L’ambassadeur opina. « Oui, madame la présidente. Elle semble… extrêmement généreuse.

— Et vous vous demandez où est le piège ? »

La franchise d’Iceni le surprit et le déstabilisa. C’était d’ailleurs le but de la manœuvre.

« Si je peux me montrer brutal… commença-t-il.

— Je vous en prie. On gagnera du temps. »

L’homme eut un timide sourire. « Vous nous offrez de nouveau la propriété partielle d’une installation orbitale ainsi que celle du cuirassé qui s’y trouve encore en chantier et, en contrepartie, vous n’exigez de nous qu’un traité de défense mutuelle. »

Iceni sourit à son tour. Il émanait d’elle confiance et feinte franchise. « Vous sous-estimez la valeur qu’ont ces accords à nos yeux. Nous pouvons dénicher des cuirassés. Nous en avons déjà trouvé deux. Mais un allié fiable dans une région de l’espace où les menaces peuvent provenir de n’importe où à tout moment, voilà qui est bien plus difficile à débusquer. Midway ne pourra pas résister seul, même avec les atouts de ses points de saut et de son portail de l’hypernet. Et, a fortiori, Taroa non plus. Nous sommes heureux d’avoir pu vous aider à rejeter le joug syndic. » Un rappel explicite de ce qu’avait fait Midway pour les Libres Taroans ne saurait nuire. « Ensemble, en cumulant les ressources de nos deux systèmes, nous pourrons mieux nous défendre, voire lancer si besoin des expéditions de secours vers d’autres systèmes stellaires. »

L’ambassadeur opina du chef avec empressement, trahissant ainsi son ardent désir de passer ce marché. « Oui. Je suis bien certain que mon gouvernement saura le comprendre. Nul ne tient à retomber sous la coupe du Syndicat. Kane aurait peut-être besoin d’assistance. »

Les derniers rapports de Kane faisaient état d’un chaos rampant, de dizaine de groupuscules rivalisant pour accéder au pouvoir après l’effondrement des autorités syndics et l’échec consécutif de plusieurs gouvernements faibles qui leur avaient succédé. « Intervenir à Kane pourrait être très périlleux, fit remarquer Iceni. Si Taroa y tient, nous pourrons toujours en débattre. Mais on estime chez nous que l’autorité centrale de Kane va probablement s’émietter en plusieurs gouvernements rivaux. Je serais assez encline à laisser ce processus se poursuivre avant d’engager là-bas nos ressources déjà limitées.

— Je comprends, madame la présidente. Pardonnez-moi, mais j’ai besoin d’une certitude. Vous nous faites cette offre en votre nom et, conjointement, au nom du général Drakon, n’est-ce pas ?

— C’est exact. Vous devrez signifier à votre nouveau gouvernement que nous ne pouvons pas attendre éternellement votre réponse. Si nous nous retrouvons tout près d’achever nous-mêmes le cuirassé de Taroa, nous n’aurons plus besoin de votre aide.

— Bien, madame la présidente. Je mettrai l’accent sur le besoin d’une prompte réaction.

— Merci », conclut Iceni sur un ton laissant clairement entendre que l’entretien était terminé. L’ambassadeur sortit, rayonnant à l’évocation de l’accord qu’on lui proposait, et dont il s’attribuerait certainement le mérite de l’avoir lui-même négocié.

Iceni appela Togo d’un geste. « Dégotte-moi un rapport à jour sur nos agents d’influence à Taroa. Je tiens à m’assurer que nous disposons d’assez d’agents en place pour faire approuver cet accord incessamment, et sans qu’on se pose de trop nombreuses questions à propos de l’autorité qu’il conférera à Midway sur les forces militaires de Taroa. Coopère avec l’équipe de Drakon pour faire en sorte que ceux qui rendent compte à ses gens recevront les mêmes instructions. Je veux que celles-ci partent pour Taroa avec le même vaisseau qui emportera notre proposition.

— Oui, madame la présidente. Pour obtenir son approbation rapide par le gouvernement taroan, il sera peut-être nécessaire d’étoffer davantage que prévu le budget des pots-de-vin. »

Le sourire d’Iceni se fit cauteleux. « Peut-être pas. J’ai découvert qu’il coûtait parfois moins cher de soudoyer des élus que de graisser la patte de bureaucrates appointés. Les bureaucrates se font une idée bien plus précise de leur propre valeur. Mais d’autres débours sont permis si besoin. Nous ne pouvons pas nous permettre de compter exclusivement sur Black Jack pour la défense de Midway. » Le colonel Malin lui-même méritait sans doute un dessous-de-table pour avoir suggéré le premier cet accord, mais il le refuserait à coup sûr. Quels que fussent ses mobiles, la cupidité n’en faisait pas partie.

La réponse de l’amiral Geary au message d’Iceni lui parvint six heures plus tard, aussi vite que possible, donc, puisque la flotte de l’Alliance, qui s’était regroupée en une seule et massive formation, orbitait à présent à près de trois heures-lumière de la planète principale. Black Jack ne semblait guère pavoiser. En vérité, il avait même l’air aussi surchargé de travail qu’elle. Je ne lui envie pas sa position de personnage le plus puissant de l’espace occupé par l’homme. Que faire de tout ce pouvoir quand on a une conscience et un minimum de matière grise ? Fatigué ou pas, son uniforme était immaculé. Il doit avoir une très bonne assistante, qui veille à ce que sa tenue reste impeccable…

Une assistante ? Quelqu’un d’un peu plus proche peut-être, oui. Des rumeurs ont couru…

« Ici l’amiral Geary, s’annonçait Black Jack. Je laisserai aux deux émissaires du gouvernement de l’Alliance qui nous accompagnent le soin de négocier ces questions avec vous. Ils devraient vous contacter très vite à ce sujet. Dans l’immédiat, je me soucie davantage des stocks de minerais bruts de mes auxiliaires, qui sont pour l’heure au plus bas. J’aimerais obtenir votre accord les autorisant à prospecter sur certains des astéroïdes du système stellaire, afin d’extraire ces minerais bruts pour nous permettre de commencer à réparer les avaries dont nous avons souffert à Midway.

» Veuillez transmettre à la kommodore Marphissa toute ma gratitude pour sa collaboration et celle de ses vaisseaux à notre défense de Midway. Ils se sont bien battus. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »

Iceni consacra quelques instants à réfléchir à sa réponse.

« Il est sérieusement en manque de minerais bruts », lâcha Togo. Il était revenu quelques instants plus tôt pour remettre à Iceni une copie interceptée et décryptée du message ultrasecret de l’ambassadeur de Taroa à son gouvernement, relatif au traité de défense commune, et se tenait depuis derrière elle, muet comme une carpe. Il s’exprimait à présent d’un air embarrassé. « Sinon Black Jack n’aurait jamais demandé. Pas dans un système stellaire syndic.

— Nous ne sommes plus un système syndic, fit remarquer Iceni.

— Pour eux, si, madame la présidente. » Pas moyen, à sa seule expression ni à sa voix, de deviner ce qu’il en pensait. « Nous avons aussi eu le temps d’évaluer les dommages visibles infligés aux vaisseaux de l’Alliance. Ils ont livré de très rudes combats et exigent effectivement de très grosses réparations. Il lui faut ces minerais.

— Que suggères-tu ?

— Une sorte de transaction commerciale à notre avantage, madame la présidente. Nous sommes en mesure de marchander et d’obtenir des avantages qui devraient rehausser votre stature et assurer la sécurité de votre position. »

Iceni y réfléchit. C’est tentant. J’ai un moyen de pression qui pourrait me valoir des concessions.

Tentant.

Comme le fromage d’une souricière ?

Black Jack a-t-il vraiment un besoin si urgent de ces minerais bruts ? Il rentre chez lui, après tout, et il dispose d’une puissance de feu colossale. Même si ses auxiliaires rentraient à vide, ils pourraient toujours piller un astéroïde au passage dans n’importe quel système stellaire, sans demander la permission ni offrir de compensations.

Il pourrait même le faire à Midway. Prendre tout ce qui lui plairait. Se borner à dire « Vous me devez bien ça », et nous ne pourrions rien objecter.

Mais, au lieu de se servir de ce formidable atout, Black Jack demande l’autorisation.

Ô toi, grand-maître de la ruse et de la fourberie, tu voudrais que je morde à l’hameçon, n’est-ce pas ? Voir comment je réagis quand on m’offre une occasion de me défiler, de marchander et de me comporter en véritable parangon du CECH syndic. C’est de cette manière, faut-il supposer, que tu as remporté sur nous des victoires à répétition. En nous laissant croire que nous avions la haute main puis en…

« Nous ne pouvons pas nous permettre de sous-estimer Black Jack, affirma-t-elle.

— Madame la présidente ?

— Il veut nous contraindre à négocier avec lui alors que nous le croyons en position de faiblesse. Pour vérifier si nous ne lui sauterons pas à la jugulaire à la première occasion. À le voir, il a l’air d’un simple spatial formulant une requête sincère. Comment, en effet, quelqu’un de cet acabit aurait-il bien pu détruire les forces mobiles des Mondes syndiqués ? Là-dessus, il cherche à m’endormir en faisant l’éloge de la kommodore Marphissa, très finaude tentative de manipulation destinée à le faire passer pour un homme ouvert et franc du collier. En réalité, Black Jack est en train de poser un collet si soigneusement dissimulé qu’il pourrait facilement nous étrangler. »

La surprise se lut fugitivement sur le visage de Togo. « Pardonnez-moi. Je n’avais pas mesuré à quel point Black Jack pouvait être fourbe.

— Mais, à présent, nous l’avons démasqué. Je vais lui donner ce qu’il convoite. Gratuitement. Sans barguigner. » Iceni eut un sourire empreint d’amertume. « Il saura ainsi qu’il traite avec quelqu’un d’assez futé pour éviter ses traquenards.

— Oui, madame la présidente. » Togo leva légèrement la main. « Nous devrions nous assurer que l’Alliance, quoi qu’elle fasse, aura bien coordonné ses activités avec les autorités minières responsables de l’extraction sur les astéroïdes. Nous pourrons ainsi surveiller ce qu’elle fait exactement en feignant de se plier aux procédures standard.

— Excellente idée. Annonce aux autorités minières qu’elles auront très bientôt des nouvelles de la flotte de l’Alliance et qu’elles doivent honorer ses requêtes sans hésitation. » Elle envoya à Geary une réponse cordiale lui accordant la permission de prospecter puis retransmit à Marphissa la dernière partie du message de l’amiral contenant ses félicitations.

« Les autorités minières ont été prévenues, madame la présidente, rapporta Togo.

— Parfait. » Elle lui adressa un regard inquisiteur. Les doutes qu’elle nourrissait un peu plus tôt sur Togo s’étaient en majeure partie dissipés dans la mesure où il n’avait cessé de lui témoigner toute la déférence qui lui était due et de se soumettre obligeamment à ses instructions. Après tout ce qui s’était déjà produit, l’irruption des Énigmas m’avait méchamment secouée. En de pareilles circonstances, on n’a aucune peine à voir le danger partout. « Black Jack est certainement en train de recueillir des renseignements sur ce que nous trafiquons à Midway et dans les systèmes voisins. Ses vaisseaux doivent tirer le maximum des transmissions, des bulletins d’information et de toutes les sources disponibles. Nous devons veiller à ce que le tableau général qui se composera dans sa tête nous soit favorable. »

Togo se tenait parfaitement immobile, le regard fixe, comme braqué sur un objectif mental très éloigné. « Il faut trouver un moyen de lui faire parvenir un topo convaincant, conforme à ce qu’il pourrait apprendre par ailleurs mais en nous assurant que l’image d’ensemble corresponde à nos préférences.

— Lui envoyer un tel paquet ferait un peu trop gros, non ? Une touche au moins d’objectivité est requise…

— Ce qui exigerait un moyen de contacter la flotte de l’Alliance officiellement, mais de façon… officieuse.

— Et ce n’est pas comme si nous avions de nombreux amis à bord des vaisseaux de Black Jack », grommela Iceni.

Des amis ? Dans la flotte de Geary ?

Togo s’apprêtait à ajouter quelque chose, mais Iceni lui intima le silence d’un geste en s’efforçant de retrouver ce qui lui échappait. Ah ! C’était ça. Cette affaire impliquant un subordonné de Drakon et une subordonnée de Black Jack. « Contacte le général Drakon pour moi. Je dois lui parler le plus tôt possible. »

Je n’aime pas ça, se dit Drakon. « Ce que je vous demande ne vous choque pas ? » dit-il au colonel Rogero. En vérité, c’est Iceni qui m’a exhorté à poser la question à Rogero, mais j’ai pris moi-même la décision de lui présenter cette requête, et je refuse de me planquer derrière quelqu’un pour me justifier.

Rogero hocha la tête. Son masque restait impassible. « J’apprécie cette occasion de transmettre un… message personnel, mon général.

— Donal, vous vous êtes montré franc avec moi quant à ce qu’elle signifie encore pour vous. Je suis conscient que ça ne vous sera pas facile, d’autant que nous recourons à ce subterfuge pour servir à Black Jack notre version personnelle des récents événements.

— Je préfère être manipulé par la présidente Iceni que par les serpents, répliqua Rogero avec un léger sourire. Je n’y vois aucune objection, mon général. Ça me permettra de dire… au revoir. Nous n’en avons jamais eu l’occasion. »

Drakon détourna le regard, plus mal à l’aise que jamais. « Nous enverrons ouvertement ce message puisque nous n’avons plus à nous inquiéter des questions que se poseraient les serpents. Enregistrez ce qui vous chante. Je ne relirai rien. Mais vous devrez ajouter le texte pondu par les gens de la présidente. Il ne contient rien de contestable, juste une mise à jour qui nous permettra de faire bonne figure. À propos des élections, de ce que nous avons fait à Taroa et ainsi de suite. Après quoi je l’adresserai personnellement à Black Jack. Rien ne garantit que ce capitaine… ?

— Bradamont. »

Étrange à quel point on pouvait investir d’émotion dans un simple nom, encore que Rogero s’efforçât visiblement de la réprimer.

« Qu’elle le recevra, termina Drakon. Mais je demanderai à Black Jack de le lui transmettre.

— D’accord, mon général. Puis-je disposer de quelques minutes d’intimité pour le rédiger ?

— Prenez tout le temps que vous voudrez. Et… merci, Donal. J’aurais aimé que ça se passe autrement.

— Nous savons tous les deux que c’est impossible, général. Elle appartient aux cadres de la flotte de l’Alliance et j’étais moi-même, encore récemment, officier dans les forces terrestres syndics. Le destin nous réunit, mais ni elle ni moi n’avons jamais rien espéré de cette aventure, sinon, tôt ou tard, une séparation. »

Moins d’une demi-heure plus tard, assis derrière son bureau, Drakon enfonçait la touche permettant d’adresser le message au vaisseau pavillon de l’Alliance. « C’est un service personnel que je vous demande là, amiral Geary. Je suis conscient que rien ne vous contraint à l’accorder à un ancien ennemi. Néanmoins, cette faveur ne m’est pas destinée à moi-même mais à l’un de mes subordonnées, le colonel Rogero, officier des plus fiable et hautement apprécié. Il m’a prié de veiller à ce que le message joint soit transmis à l’une vos subalternes. Compte tenu de ses excellents états de service, et d’un militaire professionnel à un autre, je vous prie moi-même de bien vouloir le remettre à sa destinataire. La présidente Iceni est informée de cette communication comme de la teneur du message joint, et elle n’y voit pas d’objection. Je répondrai moi-même à toute question regardant cette affaire que vous me feriez parvenir. »

Là. Il n’avait pas besoin d’en dire davantage. Mais c’était son premier message personnel à Black Jack et ce serait peut-être aussi le seul. Drakon se dépeignit mentalement, assis à côté de lui, le légendaire amiral de l’Alliance. Êtes-vous aussi réel que vous en avez l’air ? Je l’espère. C’est tout cela que je vous dirais, d’un combattant à un autre, si vous étiez vraiment cet homme. « Je me félicite que nous n’ayons jamais eu à nous affronter pendant la guerre, amiral. Je ne suis pas certain que j’y aurais survécu, mais, avant de mourir, je vous aurais offert la bataille de votre vie. Au nom du peuple, Drakon, terminé. »

Il était toujours assis derrière son bureau quelques minutes plus tard, quand le colonel Malin appela. Même s’il n’avait pas déjà été survolté par les récents événements, le visage morose de Malin l’aurait certainement alarmé. « Que s’est-il passé ?

— L’agent du SSI est morte, mon général. »

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