Compte tenu des circonstances, pour quelqu’un qui venait d’échapper d’un cheveu à une tentative d’assassinat, Iceni trouvait qu’elle donnait l’impression d’être plus soucieuse que secouée. Elle avait choisi au hasard un autre des bureaux sécurisés attenant au centre de commandement, l’avait fait inspecter puis s’était assise derrière la table de travail pour répondre à Black Jack. « Un cargo arrivé de Nanggal deux jours plus tôt par notre portail n’a signalé aucune difficulté. Je peux vous assurer que la nouvelle que vous nous avez rapportée nous inquiète à l’extrême. Nous sommes incapables d’expliquer le problème que vous rencontrez en tentant d’accéder à d’autres portails de l’hypernet. Mes renseignements antérieurs à notre rupture avec le Syndicat confirmaient que tous les portails en activité avaient été équipés d’un dispositif de sauvegarde interdisant leur effondrement par télécommande. Je ne peux pas croire que le nouveau gouvernement de Prime ait délibérément détruit la majeure partie de son hypernet. Le contrecoup de cette destruction sur l’activité industrielle et commerciale serait incalculable.
» Cela étant, nous n’avons aucune idée de ce qui s’est produit. Notre portail n’avait jusque-là donné aucun signe de panne ou de dysfonctionnement. Nous avons soigneusement inspecté matériel et logiciel en quête des traces d’un sabotage survenu plus particulièrement durant la période où la flottille de Boyens se trouvait encore à Midway.
» Si jamais vous découvriez d’autres anomalies dans l’activation du portail, nous vous serions reconnaissants de nous en faire part. Au nom du peuple, Iceni, terminé. »
Alors qu’elle fixait encore le petit écran qui surplombait son bureau, une idée la traversa : si Black Jack avait quitté Midway à la date et à l’heure prévues, la bombe qui la visait aurait explosé juste après, ou, du moins, si peu de temps après le départ de la flotte que l’annonce de cet événement n’aurait pas atteint Geary avant qu’elle n’emprunte le portail. Celui qui l’a fait ne tenait pas à ce que Black Jack l’apprenne. Enseignement important : Black Jack n’est donc pas dans le coup.
Que faire ? C’était à présent la grosse question qui se posait. Riposter ? L’étiquette syndic appelait à des représailles de proportion équivalente : ergo un attentat à la vie de Drakon.
Iceni ne quittait pas l’écran des yeux, mais elle n’y voyait plus les va-et-vient des vaisseaux dans le système stellaire. Ce que j’éprouve exactement ? De la déception ? Non, bien davantage.
Comment Drakon a-t-il pu perpétrer un tel forfait ? Ou, s’il ne l’a pas commandité lui-même, comment a-t-il pu permettre à une cinglée comme cette Morgan de s’attaquer à moi ? Ils auraient dû se douter que, même en cas de succès, ces sigles militaires trahiraient l’origine de…
Ses yeux refirent le point. Son cerveau aussi.
Oui. Ils auraient dû le savoir. Reprends-toi, Gwen. Pourquoi Drakon ou quelqu’un de son état-major, tous gens ayant accès aux explosifs industriels du commerce et ayant également investi les anciennes installations du SSI, qu’ils contrôlent à présent, ce qui leur permet de disposer des explosifs des serpents, se seraient-ils servis d’explosifs militaires qui les dénonceraient nécessairement ?
Je dois vieillir. Pourquoi ai-je mis si longtemps à m’en apercevoir ?
Elle s’adossa plus confortablement pour réfléchir et se repasser chaque fait, chaque événement de tête. Au bout de cinq minutes, elle entra une adresse virtuelle. « Général Drakon, je dois vous parler. En tête-à-tête. Pas au centre de commandement. Je viens de me rendre compte que la prétendue sécurité d’un au moins, voire de plusieurs des bureaux, a été compromise. »
Drakon la scruta. Il la questionnait du regard, l’air inquiet. Elle voyait bien qu’il était soucieux, mais ses premières paroles la prirent de court. « Vous allez bien ? »
Sa première question la concernait. C’était donc pour elle qu’il s’inquiétait ? L’esprit d’Iceni flotta un instant, éberlué. « Très bien, merci. Où voulez-vous qu’on se retrouve ? Il nous faut quelque chose de nouveau et de sûr, où nul ne s’attendra à ce que nous nous rencontrions.
— Je ne connais qu’un seul endroit qui corresponde à cette description, mais vous ne tiendrez peut-être pas à vous y rendre.
— Dites toujours. »
Drakon l’attendait à l’entrée du bureau occupé naguère par le CECH Hardrad, ancien directeur du SSI de Midway. Le complexe massivement fortifié qui servait autrefois de QG aux serpents avait été sévèrement mitraillé quand les troupes de Drakon l’avaient investi, mais le bureau de Hardrad, enfoui en son cœur, ne trahissait que par un seul indice le sort qu’avaient connu ce CECH et tous les serpents de la planète : sur un mur, derrière son ancienne table de travail, plusieurs taches encore visibles balisaient l’endroit où s’était tenu le directeur quand le colonel Morgan lui avait logé une balle dans le crâne.
Iceni se pointait avec deux gardes du corps, qu’elle invita à l’attendre dehors avant d’entrer. Elle regarda autour d’elle en faisant la grimace. « Je ne garde pas de très bons souvenirs de cet endroit.
— Moi non plus, convint Drakon avant de faire signe au colonel Malin de fermer la porte en sortant et de rester devant. Mais c’est le seul de la planète où nous sommes sûrs de ne trouver aucun enregistreur ni dispositif d’écoute.
— Ironique, n’est-ce pas ? » Iceni contempla un instant le bureau et le fauteuil de Hardrad, secoua la tête puis s’assit dans un des fauteuils confortables disposés autour d’une table basse dans un des angles. « Les serpents piégeaient tout sauf le bureau de leur patron.
— Leurs CECH ne veulent surtout pas qu’on sache ce qu’ils ont fait ou ordonné, commenta Drakon en prenant place dans le fauteuil opposé. Qu’est-il arrivé ? »
Elle le dévisagea quelques secondes avant de répondre. « On a voulu me tuer. Ou faire croire à une tentative d’assassinat. »
Le visage de Drakon se fit dur et glacé. « Un attentat ? Dirigé contre vous ?
— La bombe était équipée d’un détonateur biométrique. »
Le général sentit brusquement les joues lui cuire : le volcan menaçait de faire éruption sous la banquise. « Que je… Une seconde ! Vous avez dit qu’on avait cherché à faire croire à une tentative d’assassinat.
— Il se pourrait. » Iceni le scruta, mystifiée. « Vous me posez un dilemme, général. Permettez-moi d’être directe. La bombe qui me visait contenait des explosifs directionnels portant des sigles militaires.
— Quoi ? » Elle n’arrêtait pas de le noyer sous de nouvelles révélations, et il avait le plus grand mal à les digérer l’une après l’autre. « Des sigles militaires ? » Il prit brusquement conscience de ce que ça impliquait et sa colère enfla. « On a tenté de me mouiller là-dedans ? On a voulu vous faire croire que j’avais donné le feu vert ?
— Ce n’est pas le cas ?
— Non ! »
La chaleur de sa voix surprit Iceni, mais elle se borna à lui rendre son regard interrogateur. « Des gens de chez vous, peut-être ? Proches de vous ?
— Certainement pas. Vous faites allusion au colonel Morgan, j’imagine ?
— Entre autres.
— Ce n’est pas elle, poursuivit Drakon. Parce que, si ç’avait été elle, vous seriez morte. Comment a-t-on détecté la bombe ?
— Quelqu’un l’a repérée juste avant que je ne m’asseye.
— Une chance que ce quelqu’un se soit trouvé derrière le bureau. »
Iceni marqua une pause. « Pourquoi dites-vous cela ? » Sa voix lui parut à elle-même un peu trop calme et mesurée.
« Vous venez de m’apprendre qu’on s’était servi d’explosifs directionnels, expliqua Drakon. Le détonateur n’aurait scanné que la direction où les explosifs auraient frappé.
— En effet. Le détonateur ne pouvait donc être détecté que dans cette même direction ? Intéressant.
— Pourquoi ? » demanda Drakon en quêtant une réponse du regard. Elle le scruta un instant avant de parler. Le général aurait aimé pouvoir lire dans ses pensées.
Iceni eut un geste brusque qui se traduisit par l’apparition soudaine dans sa main d’une arme de poing, petite sans doute mais puissante et mortelle. « Vous êtes conscient que je pourrais vous éliminer ici et maintenant.
— Je suis conscient que vous pourriez au moins essayer. Vous devez savoir que je dispose des mêmes moyens de défense.
— Oui. » Autre tour de passe-passe et l’arme regagna sa cachette. « Pourquoi êtes-vous resté aussi impassible quand j’ai sorti mon arme ? »
Drakon pointa l’index sur le visage d’Iceni. « Ce n’est pas elle que je regardais, mais vos yeux. Quand quelqu’un a l’intention de se servir d’une arme, ça se lit avant tout dans son regard. Le vôtre ne trahissait rien de tel.
— Je vais devoir m’exercer. J’ai cru que, peut-être, vous… me faisiez confiance. L’expérience de toute une vie, à mesure que je m’élevais dans la hiérarchie syndic, m’a appris à ne me fier à personne. Il n’y a qu’un seul être à Midway dont je sois certaine qu’il n’œuvre pas contre moi. »
Drakon ébaucha un sourire, qui s’effaça dès qu’Iceni reprit la parole.
« C’est l’officier de liaison de l’Alliance. J’ai la certitude qu’elle n’est pas un serpent et qu’elle ne travaille pas pour vous ni pour aucune autre faction de ce système stellaire ou d’un système voisin.
— Selon vous, elle n’aurait pas d’autres projets ? la défia Drakon, la voix rauque.
— Je sais qu’elle en a d’autres. Mais aussi qu’ils devraient épouser les miens.
— Vraiment ? Êtes-vous prête à adopter ce suffrage libre et universel dont se targue tant l’Alliance ? »
Iceni ne répondit pas aussitôt ; elle se rejeta en arrière et se passa la main dans les cheveux en détournant le regard. « Vous avez déjà mis ce sujet sur le tapis, finit-elle par dire. Les citoyens se satisfont des quelques miettes que nous leur jetons.
— Vous avez probablement lu les mêmes rapports que moi, insista Drakon. Certains éléments sont d’ores et déjà mécontents et exigent maintenant des élections à toutes les fonctions, y compris aux vôtres. »
Les yeux d’Iceni revinrent se poser sur lui, comme pour le narguer cette fois. « Mais pas aux vôtres.
— Parce que je ne remplis pas de telles fonctions. Mais ces éléments en question attendent de moi que j’obéisse à celui qu’ils auront élu à votre poste. Je ne peux pas dire que cela m’enchante, ajouta Drakon. À un moment donné, il nous faudra affronter ces citoyens. Autrement dit, mettre de notre côté la majorité des électeurs et la majorité des élus. Pour ma part, je sais ce que cela implique. Vous aussi. Cet officier de l’Alliance ? Vraisemblablement pas. »
Iceni hocha la tête sans le quitter des yeux. « Vous avez raison. Qu’essayez-vous de me dire, Artur ?
— Que la raison pour laquelle nous avons décidé de travailler conjointement reste recevable. Si nous voulons survivre, si nous voulons gagner, nous devons travailler en équipe. » Je ne sais pas pourquoi je tiens tant à ce qu’elle s’en persuade, mais c’est le cas. Toujours est-il que c’est la vérité. Sans l’autre, chacun de nous court à sa perte.
Iceni finit par sourire. « Je tenais à vous l’entendre dire. Je suis d’accord avec vous, mais je voulais savoir si vous étiez toujours conscient de la situation que nous affrontons. Mais qui d’autre à part vous et moi ? Tous ceux qui travaillent pour nous ?
— Non. » À quoi bon tourner autour du pot ? « Pas pour moi en tout cas.
— Ni pour moi. » Elle se leva puis lui tendit la main. « Y a-t-il quelqu’un à qui vous vous fiez dans notre système stellaire ? »
Drakon dut soigneusement y réfléchir avant de répondre puis finit par se lever et serrer brièvement la main qu’on lui présentait. « Oui. »
Il savait qu’Iceni espérait en entendre davantage avant qu’ils ne gagnent tous les deux la porte, mais, encore sous le coup de sa déclaration selon laquelle elle ne pouvait se fier qu’au seul officier de liaison de l’Alliance, Drakon n’en dit pas plus.
La flotte de Black Jack avait quitté le système mais elle avait laissé à bord de la principale installation orbitale quelque chose qui requérait la présence du général Drakon en personne : les trois cent trente-trois citoyens syndics naguère capturés par l’espèce extraterrestre Énigma et qui, tous, avaient choisi de rester à Midway. Black Jack avait commencé par faire cette proposition à dix-huit seulement d’entre eux et Midway avait accepté, mais, au dernier moment, quand on les avait séparés du groupe, tous les autres avaient changé d’avis à l’unanimité. On aurait pu s’y attendre de la part de gens qui souffraient encore des séquelles d’une longue et commune détention. Mais tous étaient désormais libres et séjourneraient à Midway. Certes, ils ne savaient strictement rien des Énigmas, mais leur présence dans le système ferait figure de coup d’éclat diplomatique.
Drakon était assis, seul, dans le compartiment réservé aux passagers d’une navette militaire qui allait échapper à l’atmosphère. Le grand écran installé devant lui était scindé en deux parties : une moitié montrait l’espace infini et les étoiles innombrables sur le fond noir de l’espace, et l’autre des nuages blancs dérivant au-dessus de vastes étendues liquides, ponctuées par quelques archipels et deux petits continents insulaires. Le général avait l’impression d’être suspendu entre deux extrêmes : il ne dépendait que de sa décision et de son initiative d’osciller ainsi entre les cieux et un monde vivant, d’opter pour une féroce rentrée dans l’atmosphère ou de se perdre dans le vide glacé.
Le pressant carillon de son unité de com l’arracha heureusement à sa troublante rêverie. « Que se passe-t-il ? demanda-t-il en voyant apparaître le visage du colonel Malin. La présidente Iceni serait-elle en retard ? » Iceni emprunterait sa propre navette. Si l’image d’un trajet effectué en commun aurait sans doute aidé à consolider, dans la tête des citoyens, la vision qu’ils se faisaient d’un tandem de dirigeants œuvrant la main dans la main et agissant en harmonie – du moins selon la conception syndic de ce terme –, on avait jugé trop périlleuse cette occasion de réunir deux cibles de choix dans un unique véhicule. En outre, un accident – un véritable accident, sans rapport avec la pure et simple liquidation d’un rival – n’est jamais exclu.
« Non, mon général, répondit Malin. La navette de la présidente vient de décoller. Mais nous assistons à un rebondissement intéressant. Un cargo a émergé il y a quelques heures du portail de l’hypernet. Il arrivait de Taniwah. »
Drakon s’apprêtait à ranger la nouvelle dans les « chiens écrasés » quand il fixa Malin. « De Taniwah ? Pas de Sobek ? Tu es bien sûr ?
— Oui, mon général. Quand le cargo est apparu, la kommodore Marphissa a ordonné au Kraken de se rapprocher du portail pour rechercher les destinations accessibles. Tous les portails connus des Mondes syndiqués, à l’exception de ceux qui comme Kalixa ont été détruits, figuraient dans la liste des options. »
Drakon se radossa à son siège en se massant le menton. « Nous avons donc de nouveau accès à l’ensemble du réseau. Les CECH de Prime n’ont pas détruit l’hypernet syndic.
— Non, mon général. En revanche, ils ont réussi à bloquer temporairement l’accès à tous les portails, sauf celui de Sobek, pour tous les vaisseaux partant de Midway.
— J’ignorais que c’était possible.
— Ça ne l’est censément pas, répondit Malin. Nous ne saurions pas comment nous y prendre. Malgré tout, il nous faut présumer que Prime, elle, en a trouvé le moyen.
— Merveilleux ! D’où tiens-tu cette information ?
— Elle nous a été transmise par le centre de commandement sur ordre de la présidente Iceni, mon général.
— Quelles sont les chances pour que nos espions dans l’espace syndic découvrent le moyen de bloquer l’accès aux portails et, éventuellement, celui d’y remédier ?
— Je vais envoyer des instructions en ce sens à nos informateurs dans le territoire sous contrôle syndic. Mais, dans la mesure où ces instructions devront se plier au cabotage d’un cargo qui empruntera des chemins détournés afin de se soustraire au blocus que nous imposent les Mondes syndiqués, elles mettront un certain temps à parvenir à leurs destinataires, et j’ignore également si l’une de nos sources aura accès à cette information. Elle sera certainement classée “hautement confidentielle”.
— Qu’en est-il de nos techniciens ? Maintenant qu’ils savent que c’est faisable, ne pourraient-ils pas trouver eux-mêmes la réponse ?
— On les a prévenus, mon général. J’ai cru comprendre que la présidente Iceni avait accordé la priorité à ces recherches.
— Très bien. Merci. » L’image de Malin s’effaçant, Drakon reporta le regard sur le grand écran, à l’avant du compartiment, où les étoiles et la surface de la planète promettaient certes un sort diamétralement opposé mais tout aussi fatal.
Le brouhaha des conversations tenues par les travailleurs de la principale installation orbitale et leurs familles, qui s’étaient réunis pour assister à l’arrivée des ex-prisonniers des Énigmas, s’éleva encore de quelques décibels à l’apparition de Drakon. Il fit de son mieux pour afficher la plus grande désinvolture et s’arrêta un instant pour bavarder avec les soldats qui assuraient la sécurité de la soute de débarquement à l’occasion de cet événement.
« Qu’en dites-vous ? demanda-t-il au major responsable de la garde. Disposez-vous d’assez d’effectifs ?
— Les citoyens sont très excités, mon général. Mais il n’y a pas de souci à se faire, aucun trouble ne fermente. Personne ne s’imagine qu’on leur cache quelque chose. Et nous avons un tas de gusses sous la main en cas d’imprévu. »
Drakon hocha la tête ; il ne quittait pas des yeux l’écoutille par où apparaîtraient les prisonniers libérés. « Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, major, mais je me rends compte que ça fait chaud au cœur d’être à l’unisson des citoyens. »
Le major se fendit d’un sourire, tout comme les gardes qui se trouvaient à portée d’oreille. « Oui, mon général. Au lieu de faire le sale boulot pour les CECH et les serpents, on travaille pour la population. Je pourrais facilement m’y faire.
— C’est un changement plutôt agréable, non ? » Comme beaucoup d’autres, ces soldats avaient souvent participé à des cordons de sécurité par le passé. Les serpents refusaient de se salir les mains dans d’aussi basses besognes que le maintien de l’ordre, la répression des émeutes ou autres problèmes de sécurité intérieure collective, de sorte que les CECH devaient faire appel aux troupes régulières pour s’acquitter de ces tâches déplaisantes.
Mais, à mesure que Drakon prenait conscience du comportement de ses soldats, constatait qu’ils agissaient et réagissaient au contact du public comme s’ils en faisaient partie au lieu d’avoir l’impression d’appartenir à une troupe distincte chargée de le contrôler, il se demandait ce qu’il adviendrait si d’aventure on leur donnait l’ordre d’user de la force contre cette foule ou une autre. Iceni avait certes affirmé que Drakon et elle étaient toujours habilités à y recourir pour contrôler leurs concitoyens, mais, à bien étudier la situation ici et maintenant, Drakon doutait que ce fût encore vrai.
« Je questionnerai mes commandants de brigade à ce propos quand je redescendrai à la surface. » D’abord mener correctement à bien cette opération. « Restez sur le qui-vive quand les prisonniers commenceront à émerger, ordonna-t-il. On a eu quelques pépins lors de leur récupération par les navettes. »
Le sourire du major s’effaça. « L’Alliance ?
— Non. Apparemment, l’Alliance les traitait convenablement. Le problème tenait plutôt à leur long enfermement par les Énigmas. Ils sont très fragiles.
— Oh, bien sûr, mon général. Comme au sortir d’un camp de travail ? Je ferai passer le mot. »
Le bourdonnement des conversations vira au rugissement quand Gwen Iceni fit son premier pas dans la soute et agita la main à l’intention des citoyens qui se pressaient contre les barrières de sécurité. « I-ce-ni ! I-ce-ni ! » psalmodiait la foule entre deux ovations.
Drakon se porta à sa rencontre. « Vous êtes très populaire », fit-il remarquer.
Elle le scruta, se fendit d’un sourire inattendu puis lui agrippa la main et la leva au-dessus de leur tête tout en se tournant face au public. Les applaudissements redoublèrent et Drakon se sentit légèrement mal à l’aise lorsqu’il entendit à son tour hurler « Dra-kon ! » et « Le général ! », le tout mêlé aux témoignages d’adulation pour Iceni.
« Je ne m’y fie pas, murmura-t-il pour Iceni lorsqu’elle baissa le bras et lui relâcha la main.
— À quoi ? demanda-t-elle. À cette idolâtrie du héros ? Vous avez raison. Elle est aussi versatile que le temps et, au lieu de chanter nos louanges, ils pourraient d’une seconde à l’autre exiger nos têtes. Nous avons bien fait de nous retrouver ici. Ça permet à tout le monde de nous voir travailler en équipe.
— Peut-être devrions-nous plutôt chercher des yeux ceux qui n’ont pas l’air d’apprécier, fit remarquer le général.
— Ce n’est pas une mauvaise idée. » Elle lâcha quelques mots dans son unité de com. « Mon cordon de sécurité va procéder à une recherche et tenter de découvrir dans la foule, grâce à l’imagerie de ses caméras, les visages qui affichent du mécontentement.
— Où sont vos gardes du corps ?
— N’ayez crainte, vous les verrez si le besoin s’en fait sentir. » Elle sourit. « Et les vôtres ?
— J’ai quelques soldats à ma disposition.
— Êtes-vous informé de menaces précises ?
— Non, répondit Drakon. C’est bien ce qui m’ennuie. Quelqu’un au moins devrait vociférer, ou s’être assez enivré pour se vanter de ce qu’il fera un de ces jours. Quelqu’un qui exècre les CECH devrait méditer de nous descendre en raison de notre passé. Et il y a encore des serpents tapis dans l’ombre. Pourquoi n’entends-je rien de tout cela ? Quelqu’un s’en est pris à vous ?
— Exact. Nous ne pouvons pas renoncer à nos gardes, mais l’absence de toute menace proférée à notre encontre reste bien étonnante. Il faudra aussi nous inquiéter, dorénavant, de celles qui viseront le capitaine Bradamont. Elle sortira la première du vaisseau. Nos concitoyens doivent absolument voir en cet officier de l’Alliance une amie. Quel meilleur moyen d’obtenir ce résultat que de la lâcher en même temps que les prisonniers libérés par Black Jack ?
— Ça ne suffira pas, mais c’est un début, concéda Drakon. L’écoutille est en train de s’ouvrir. Espérons que ça ne tournera pas au fiasco. »
Le bruit de fond – conversations et cris des citoyens – se réduisit aussitôt : le capitaine Bradamont venait d’émerger du sas pour se diriger droit vers Drakon et Iceni. Son uniforme de l’Alliance ne pouvait guère passer inaperçu, pas plus que sa démarche, qui n’était en aucune façon celle d’une ex-détenue. Le brouhaha se tut complètement, puis quelques cris de colère retentirent.
Entre-temps, Bradamont avait rejoint le général et la présidente. Elle se mit au garde-à-vous et salua à la mode de l’Alliance en portant à sa tempe l’extrémité des doigts de la main droite et en les y maintenant pendant qu’elle parlait : « Présidente Iceni, général Drakon, articula-t-elle d’une voix qui portait assez loin, j’ai le grand plaisir de vous remettre au nom de l’Alliance vos concitoyens retenus jusque-là captifs par l’espèce Énigma. Nous les avons rapatriés comme ils en avaient fait le vœu et nous les abandonnons à présent aux bons soins de leurs amis, de leur famille et de ceux qu’ils chérissent. »
Drakon lui rendit son salut, conforme celui-ci à la tradition syndic, le poing droit posé sur le sein gauche : « Merci. »
Iceni hocha la tête. « Nous sommes tous redevables à Black Jack qui a délivré ces citoyens des Énigmas, les a ramenés jusqu’à nous en bravant de grands périls et n’a rien exigé en contrepartie. »
Le bourdonnement s’atténua davantage : les citoyens réagissaient au spectacle qu’on avait monté pour eux. Drakon soupçonnait le petit laïus de Bradamont d’avoir été revu et corrigé par Iceni avant l’arrivée de son cargo.
Bradamont se rapprocha d’un pas et reprit la parole à voix basse. « Observez soigneusement les prisonniers à leur sortie et, si jamais ils commencent à faire des leurs, traitez-les avec douceur. Ils sont très nerveux. Pas dangereux, juste terrifiés.
— Compris », déclara Drakon en regardant les prisonniers libérés émerger de l’écoutille. Certains étaient vêtus de combinaisons ou d’autres effets fournis par l’Alliance, tandis qu’un grand nombre se cramponnaient encore aux affûtiaux dépareillés qu’ils portaient à leur libération. Ils marchaient en groupe, comme un troupeau de bêtes cherchant à se protéger les unes les autres ; certains regardaient autour d’eux avec émerveillement et d’autres fixaient le vide. La plupart se fendirent d’un sourire soulagé en apercevant images ou uniformes prouvant qu’ils étaient rentrés chez eux.
Un vieil homme se détacha du troupeau en apercevant Drakon. Il se redressa et salua d’un geste raide et manifestement rouillé, comme s’il ne s’en souvenait que très confusément.
« Travailleur Olan Paster, s’identifia-t-il. Au rapport ! »
Drakon le dévisagea d’un œil sombre tout en lui retournant son salut. « Votre unité ?
— Aviso 9356G, chef.
— On ne construit plus d’avisos de modèle G depuis des décennies fit remarquer Iceni en vérifiant rapidement sur sa tablette de données. Le 9356G est porté disparu à Pelé il y aquarante-cinq ans.
— Ça a duré si longtemps. » Le vieillard clignait des yeux de confusion. « Nous n’avions aucun moyen de compter le temps. L’Alliance nous a bien donné la date universelle, mais nous nous posions toujours la question. Pardonnez-moi. Je ne reconnais pas votre uniforme, alors je ne sais pas quel grade vous donner.
— Nous avons rejeté les tenues syndics standard, lui apprit Drakon. Je suis le général Drakon et voici la présidente Iceni. Nous ne faisons plus partie des Mondes syndiqués.
— Vous n’êtes plus… des Syndics ?
— Non, répondit Iceni en le rassurant d’un sourire. Il n’y a plus de serpents à Midway, ajouta-t-elle à l’intention de l’ensemble des ex-prisonniers. Nous ne sommes plus les valets du Syndicat ni les esclaves des CECH de Prime. Nous sommes libres, tout comme vous. On vous affectera des quartiers sur la station orbitale et vous serez bien traités. Dès qu’on aura réussi à identifier des parents à vous vivant dans notre système stellaire, ils seront autorisés à vous rendre visite. Répondez à toutes les questions en vous appliquant de votre mieux. Nous avons consenti à prendre provisoirement en charge les citoyens de Taroa, en attendant que le nouveau gouvernement de ce système accepte de les accueillir. Les autres seront les bienvenus jusqu’à ce que nous ayons localisé vos foyers et pris des dispositions pour votre transport.
— Qu’est-il advenu des Mondes syndiqués ? s’enquit une femme d’un certain âge. Les travailleurs de l’Alliance nous ont dit qu’ils avaient gagné la guerre et qu’elle était finie. Nous ne les avons pas crus.
— L’Alliance vous a-t-elle traités correctement ? demanda Iceni pour la gouverne des spectateurs.
— Oui. On a été très gentil avec nous.
— La guerre est bel et bien finie, affirma Drakon. Vous aurez accès aux informations ainsi qu’aux archives historiques afin de vous mettre au courant.
— Merci, honorable CECH…
— Général, la coupa Drakon. C’est mon grade. La dirigeante civile de ce système stellaire est la présidente Iceni. Les CECH ne règnent plus sur Midway.
— Au nom du peuple ! » s’écria Iceni d’une voix sonore, s’attirant des applaudissements renouvelés du public tandis que les médecins entreprenaient de conduire les ex-prisonniers au bloc qui leur avait été attribué.
Une enfant qui, sans doute, n’avait jamais connu la liberté se détacha du groupe et courut à la rencontre du capitaine Bradamont. « Merci ! Merci de nous avoir sauvés ! » cria la gamine avant que sa mère ne la rattrape et ne la ramène dans la file.
Drakon tourna la tête vers Iceni et constata qu’elle souriait. Ce bref épisode ferait son petit effet dans tous les bulletins d’information comme dans les autres médias. Gwen l’aurait-elle aussi mis en scène ?
Le capitaine Bradamont suivit un instant des yeux les ex-prisonniers qui s’éloignaient puis fit de nouveau face à Drakon et Iceni. « Je suis à votre disposition. »
Elle donnait bien le change, Drakon devait lui reconnaître au moins ça. Mais cette impavidité de façade n’en cachait pas moins de la nervosité.
« C’est ce que j’ai cru comprendre, dit-il. Venez. Vos bagages suivront plus tard. »
Flanquant Bradamont, Iceni et lui entreprirent de se diriger vers l’aire d’embarquement des VIP. Ça faisait tout drôle de marcher côte à côte avec un officier de l’Alliance. Étrange sensation. À mesure qu’ils progressaient, des soldats formaient devant et derrière eux un cordon de sécurité, en même temps que plusieurs hommes et femmes en civil dont irradiait une aura de dangereuse compétence, qui restaient à l’écart mais semblaient extraordinairement vigilants.
« Mon service est en train d’émettre une annonce publique vous concernant, capitaine Bradamont, déclara Iceni. Tout le monde à Midway saura que vous êtes en poste ici pour représenter personnellement Black Jack. Connaissez-vous le terme “filleul”. »
Bradamont secoua la tête.
« Il existe plusieurs sortes de parrainage dans le système syndic, expliqua Iceni. Nous continuons de nous rapporter à ce système. Les gens raisonnent encore en ces termes et les comprennent. La plupart de ces arrangements sont informels et reflètent les divers degrés d’intérêt que porte un subordonné à son avancement dans sa carrière et sa vie.
— Jusque-là, je comprends, déclara Bradamont.
— Et il y a les filleuls, poursuivit Iceni. Un filleul est le fruit d’un parrainage formel, officialisé. Lorsqu’un individu est désigné comme le filleul d’un personnage de haut rang, cela signifie que tout ce qui lui arrive arrive aussi à son parrain, que toute menace qui lui est faite équivaut à une menace faite à son parrain. Mon service vous désigne à l’attention de tous nos concitoyens comme la filleule de Black Jack, sa protégée et celle du général Drakon et de moi-même. »
Elle adressa à Bradamont un regard désabusé. « Jamais une filleule n’a sans doute disposé d’autant de pouvoir. Félicitations.
— Merci, mais ce n’était pas nécessaire…
— Oh que si, affirma Drakon. Chacun devait savoir que toute tentative pour vous nuire ou vous maltraiter sera regardée comme une attaque personnelle contre moi ou la présidente Iceni. Cela ne vous mettra sans doute pas à l’abri de tout tireur cherchant à vous éliminer, mais au moins de ceux qui seraient tentés de régler des comptes avec l’Alliance.
— En même temps que vous aurez la certitude d’être traitée en fonction de votre rang, ajouta Iceni. Quiconque vous insultera nous aura aussi insultés. » Elle sortit une unité de com et la tendit à Bradamont. « Pour vous. Elle contient les numéros personnels du général Drakon, de moi-même et de quelques-uns de nos assistants de confiance. Si vous vous en servez pour appeler un de ces numéros officiels, la conversation sera automatiquement encodée. Ça ne veut pas dire qu’on ne pourra pas intercepter le signal ni le déchiffrer. Ne dites jamais rien de confidentiel en public ni dans cette unité de com. Réservez cela aux tête-à-tête en environnement sécurisé.
— Nous vous avons installé des quartiers dans mon QG, reprit Drakon. Le complexe dispose d’une suite réservée aux VIP en visite. Elle est sans doute plus luxueuse que ce à quoi un officier de votre rang aurait normalement droit, mais vous êtes également une sorte d’ambassadeur. Que vous séjourniez à l’intérieur de ce périmètre nous facilitera amplement la tâche d’assurer votre sécurité. »
Bradamont se contenta cette fois d’opiner, tout en observant les gardes civils et les militaires qui les entouraient. On ne pouvait deviner ses pensées à sa seule expression, mais Drakon se surprit à se demander si des dirigeants de l’Alliance avaient droit à autant de gardes et de mesures de sécurité. Probablement. Le Syndicat n’a pas le monopole des timbrés. Mais, pour quelqu’un comme Bradamont, qui se situe à un échelon bien inférieur, un tel niveau de sécurité doit faire un drôle d’effet.
Ils avaient atteint l’accès à la soute des VIP et semé la majeure partie des gardes et la totalité des badauds en quittant le secteur grand public. « Quelles sont vos impressions de la kommodore Marphissa ? demanda la présidente au capitaine Bradamont.
— Elle est talentueuse et elle présente un très gros potentiel, répondit celle-ci sans l’ombre d’une hésitation. C’est vrai, elle manque encore un peu d’expérience, si l’on tient compte de son rapide avancement, mais je ne doute pas qu’elle se rattrapera très vite.
— J’ai cru comprendre que vous aviez assisté à la destitution du kapitan Toirac ?
— En effet.
— Quel effet vous a fait le kapitan ? »
Cette fois, Bradamont marqua une pause avant de répondre. Chaque mot cachait comme une arrière-pensée. « Il a été promu à un grade trop élevé pour ses compétences. Il est incapable d’assumer les devoirs de cette charge. Tout comme, d’ailleurs, de reconnaître ses faiblesses. Et le voilà à présent si rempli d’amertume que j’hésiterais à lui confier un poste de responsabilité.
— Je vois. » Iceni s’arrêta, contraignant ses deux compagnons à faire halte eux aussi, et elle scruta Bradamont. « En avez-vous discuté avec la kommodore Marphissa ?
— Oui, madame la présidente.
— Et le kapitan-levtenant Kontos ? Qu’en pensez-vous ? »
Bradamont eut un léger sourire. « Il est impressionnant. Il lui reste encore beaucoup à apprendre, mais je suis bien certaine qu’il s’instruira très vite. C’est une nature. Ce que j’ai vu de plus proche d’une nature, en tout cas.
— Une nature ? s’enquit Iceni.
— Quelqu’un qui comprend instinctivement ce qu’il faut faire et comment s’y prendre, répondit Drakon à sa place. C’est aussi l’opinion que se fait de lui le colonel Rogero. »
Bradamont était restée impassible quand Drakon avait prononcé ce dernier nom, mais son regard s’était reporté sur le général.
Iceni l’avait remarqué. Elle arqua un sourcil à l’intention de Drakon. « Je vais vous abandonner ici, capitaine Bradamont. Le général et moi-même devons emprunter des navettes différentes pour des raisons de sécurité. La kommodore Marphissa m’a fait une requête relative à une mission des plus périlleuses. J’aimerais en débattre avec vous le plus tôt possible. Vous devrez également assister à cette réunion, général. La mission en question exigera l’appui de forces terrestres.
— Oui, renchérit Bradamont. Moi aussi, je tiens à en discuter le plus vite possible. Mais, maintenant que l’hypernet syndic est HS, il me semble que ce n’est plus jouable.
— Vous n’êtes donc pas au courant ? Un cargo est arrivé il y a quelques heures par notre portail. Tout fonctionne de nouveau normalement. »
Bradamont fixa Iceni. « Vous… Les Mondes syndiqués seraient donc capables de bloquer leur réseau de manière sélective…
— Le Syndicat semble en tout cas pouvoir le faire, répondit Drakon. Pas nous. » Iceni lui décocha un regard de reproche. Il en comprit la raison et se hâta de réagir à cette muette rebuffade. « Le capitaine Bradamont doit le savoir. Elle doit pouvoir informer l’Alliance que nous disposons encore d’un hypernet qui lui est très précieux et que ce n’est pas nous qui avons empêché la flotte de Black Jack de choisir une autre destination. »
Iceni y réfléchit deux secondes puis hocha la tête. « Vous avez raison, général. L’arrivée de ce cargo nous a causé une très vive surprise, capitaine Bradamont.
— Je dois transmettre cette nouvelle chez moi au plus tôt, convint l’officier de l’Alliance. Avant que vous ne preniez congé, madame la présidente, il me faut vous remettre ceci, tant à vous qu’au général. » Elle porta la main à sa poche, apparemment inconsciente de la vigilance accrue que son geste déclenchait chez les gardes encore présents, et en sortit deux supports de données de la taille d’une piécette. « De la part de l’amiral Geary. Ce sont des comptes rendus de ce que nous avons trouvé dans l’espace Énigma et les territoires des Bofs et des Danseurs, ainsi que les informations dont nous disposons sur ces trois espèces. »
Drakon prit une des disquettes. « Elles sont identiques ?
— Les disquettes ? Oui, général. Une pour chacun.
— Quel tact ! lâcha Iceni en s’emparant de la sienne. Doit-on s’attendre à des surprises ?
— Je n’en sais rien, répondit Bradamont. Je sais seulement que l’amiral Geary vous a déjà fourni certains renseignements. Il m’a expliqué que, s’agissant des contacts entre l’humanité et ces trois espèces, vous vous trouviez en première ligne et que vous deviez donc en apprendre le plus possible sur elles.
— Dommage qu’il n’ait pas autorisé nos techniciens à monter à bord du supercuirassé confisqué aux Vachours », fit aigrement remarquer Iceni.
Bradamont esquissa de la main un geste d’impuissance. « Nos propres techniciens eux-mêmes n’en ont pas eu la permission. Une force de sécurité occupe certes l’Invulnérable, mais nous n’osons toucher à rien tant que nous ne l’avons pas ramené dans l’espace de l’Alliance. »
Drakon dut admettre intérieurement que l’explication ne manquait sans doute pas de logique, mais qu’il aurait lui-même avancé un prétexte similaire pour dissuader quiconque de fourrer son nez dans ce qui ne le regardait pas. Au moins Black Jack nous envoie-t-il rebondir avec politesse. « Tenez-moi au courant pour cette réunion », dit-il à Iceni avant d’escorter Bradamont jusqu’à sa navette.
Le pilote qui les attendait déjà à l’intérieur, tout comme la garde qui se tenait au pied de la rampe d’accès, s’évertuèrent à ne pas dévisager Bradamont. Drakon lui fit signe d’entrer dans le compartiment réservé aux passagers puis l’y suivit et s’assit à côté d’elle.
Le capitaine de l’Alliance inspira brusquement après la fermeture de l’écoutille. Drakon baissa les yeux et constata qu’elle crispait fermement la main sur son repose-bras. La dernière fois qu’elle s’est retrouvée claquemurée avec quelqu’un comme moi, elle était réellement enfermée. Prisonnière. Et, maintenant qu’elle s’est mise entièrement à leur merci, la voilà entourée des mêmes gens. « Savez-vous ce que sont les serpents ? » lui demanda-t-il.
Elle hocha la tête. « Ceux de l’espèce reptilienne comme ceux de la variété humaine.
— Les serpents de la variété humaine ont été exterminés dans ce système stellaire. Nous traquons ses ultimes représentants encore terrés.
— Le colonel Rogero me l’a expliqué. » Elle opina derechef, sans pourtant réussir à se détendre. « Vous comprendrez, j’espère, qu’il y a une légère différence entre le savoir et l’accepter.
— Certainement. J’ai moi-même encore du mal à m’en convaincre. Mais il est de notre intérêt de bien vous traiter, capitaine Bradamont, et j’ai fermement l’intention d’y veiller. »
Elle le regarda droit dans les yeux. « Personne pour nous escorter dans cette navette ?
— Vous êtes une invitée. Pourquoi aurions-nous besoin de gardes ? » Drakon l’étudia tandis que la navette quittait la soute et entreprenait la descente vers la planète. « Le colonel Rogero travaille pour moi depuis des années. C’est un de mes meilleurs officiers. »
Elle croisa son regard. « Et ?
— Si jamais vous vous demandez pourquoi ce n’est pas lui qui vous a accueillie, sachez que je tenais à vous jauger moi-même. Vous avez failli le faire tuer, vous savez ?
— Je sais.
— Mais il y était pour moitié, poursuivit Drakon. Mon seul souci, c’est de vérifier que nous pouvons travailler avec un officier de l’Alliance. À ce que j’ai cru comprendre, vous avez fait au mieux à bord du Manticore.
— J’y étais surtout à titre d’observatrice, afin de me plier aux subtilités juridiques…
— Je reconnais certaines des décorations que vous portez, capitaine. Vous ne les avez pas gagnées en observant. » Il montra du doigt un ruban à trois bandes, rouge, vert et argent. « Celle-là, au moins. Ajatar, n’est-ce pas ?
— Oui, général. Comment le savez-vous ?
— Une des récapitulations du renseignement, s’expliqua Drakon. Je n’avais pas vraiment besoin de savoir à quoi correspondaient tous les insignes et médailles de l’Alliance, mais celle-là a accroché mon regard parce que j’étais moi aussi à Ajatar. Au sol. »
Le regard de Bradamont soutint de nouveau le sien. « Les forces terrestres ? Sur la deuxième planète ?
— Ouais. On s’est fait salement amocher. »
Elle secoua la tête. « Ceux de nos propres forces terrestres juraient par la suite qu’ils ne pouvaient croire que vous ayez pu tenir jusqu’à l’arrivée d’une flottille syndic assez puissante pour nous chasser du système. »
Drakon haussa les épaules et détourna les yeux, laissant les souvenirs affluer. « Ça n’a pas été de la tarte. Nous n’étions plus très nombreux. J’étais alors… ce qui correspond chez vous au grade de commandant, je crois. J’avais débarqué sur la planète avec un bataillon. Quand les renforts sont arrivés, je ne disposais plus que de la valeur d’un peloton.
— Ç’a été très moche aussi dans l’espace. J’étais encore enseigne à bord d’un croiseur lourd, le Bacinet. On a été taillés en pièces. Seuls une quarantaine d’entre nous ont pu gagner les modules de survie avant l’explosion du réacteur.
— Bon sang ! Curieux que vous vous soyez trouvée à bord d’un des vaisseaux qui nous balançaient des cailloux sur la tête. La galaxie est petite, hein ? » Drakon poussa un soupir puis haussa encore les épaules. « Je suis content que ce soit fini.
— C’est fini ?
— Nân. On se bat encore, pas vrai ? L’ennemi a juste changé de nom. Mais je me plais à le croire.
— Ça pourrait devenir une mauvaise habitude chez un officier supérieur », fit observer Bradamont.
Cette remarque brutale frisant l’insubordination aurait sans doute pu contrarier le général, mais il se surprit à sourire ironiquement. « Très mauvaise, admit-il, surtout pour la planification stratégique. Je crois que je commence à voir en vous ce qu’y voit le colonel Rogero, et à comprendre pourquoi Black Jack a jeté sur vous son dévolu pour cette affectation.
— Pourrai-je… C’est là une question purement personnelle, général. Serai-je autorisée à voir le colonel Rogero ?
— Autorisée ? Non. Vous y serez contrainte. Il sera votre officier traitant tout en conservant sa fonction première de commandant d’une de mes brigades. »
Bradamont déglutit, les yeux écarquillés. « Merci, général.
— Je le fais pour lui, déclara Drakon, que cette gratitude ostensible mettait mal à l’aise. Vous aurez des gardes attitrés, mais ils respecteront votre intimité. Souvenez-vous de ce qu’a dit la présidente Iceni : tout ce que vous direz en public ou sur une ligne de communication sera probablement écouté.
— Je croyais les serpents exterminés ?
— Presque. Nous avons la certitude qu’un de leurs agents opère encore en sous-marin, fondu dans la masse du public ou des troupes. Mais les serpents ne sont pas les seuls à poser des écoutes. Vous savez comme c’est. »
Le regard qu’elle lui adressa était perplexe. Manifestement, elle ne le savait pas. « Faites-vous allusion à des écoutes officielles ou officieuses, général ?
— Aux deux. Les luttes politiques intestines et les rivalités de carrière peuvent devenir franchement violentes. » Elle devait absolument le comprendre.
« Violentes ? répéta Bradamont. Manipulatrices, voulez-vous dire ?
— Non. Je veux dire chantage, espionnage et assassinat. »
Elle lui rendit son regard sans ciller. « J’attends que vous ajoutiez : “Non, je blague !”
— Ça n’existe pas dans l’Alliance ?
— Non. Pas souvent, du moins. C’est même très rare. » Elle fixa le pont, l’air soucieuse. « Certaines des confidences que m’a faites le colonel Rogero… Je croyais les avoir mal interprétées.
— Absolument pas. » Il lui adressa son regard le plus sombre. « Vous devez impérativement comprendre comment ça se passe ici. Comment ça s’est passé jusque-là, parce que j’ai toujours détesté cette saloperie et que je vais faire mon possible pour l’écraser. C’est une des raisons pour lesquelles les officiers portent toujours une arme de poing. Pas parce que nous nous attendons d’une seconde à l’autre à une invasion de l’Alliance. Et aussi pourquoi je suis souvent entouré de gardes du corps. Je vais faire de mon mieux pour vous garder en vie, et le colonel Rogero aussi, j’en suis certain. Mais, si vous voulez voir venir les ennuis, vous devez impérativement prendre conscience de la réalité.
— Je… Je ferai de mon mieux, général. » Elle releva les yeux sur le grand écran monté sur la cloison, à l’avant du compartiment des passagers. Il montrait pour l’instant une vue de la surface vers laquelle plongeait la navette. « C’est beau.
— J’ai vu des planètes plus hideuses, admit Drakon. Vous allez vous en sortir, capitaine ? »
Elle tourna le regard vers lui et ce fut le commandant d’un croiseur de combat de l’Alliance qui le dévisagea. Coriace. Intelligente. Pas seulement compétente… surdouée. « Je vais m’en sortir, général. »
Il s’était souvent demandé ce qui avait bien pu pousser Rogero à tomber amoureux d’une prisonnière de guerre. Maintenant qu’il l’avait rencontrée, ce coup de foudre n’avait plus rien de surprenant. « Nous allons atterrir près de mon QG. Le colonel Rogero se trouve sur le terrain. Il ne sait pas qui il attend, au fait.
— Il aura sans doute lu les infos…
— Non. Pour autant qu’il le sache, vous êtes partie avec la flotte de Black Jack. »
Elle sourit. « Vous êtes un monstre, général.
— La plupart de ceux qui le disent le pensent réellement, vous savez.
— J’en doute. Puis-je vous demander une faveur, général ? »
Le colonel Rogero s’efforçait de masquer son agacement. Ce n’était certes pas la première fois qu’on l’arrachait à son unité sur quelques ordres vagues du général Drakon, ni même qu’on l’escortait jusqu’à une salle de conférence sécurisée du QG principal pour l’y attendre et assister ensuite à un briefing relatif à des instructions trop sensibles pour être transmises par d’autres moyens.
Mais il était assis là depuis des heures, tout seul, et cette salle de conférence n’était pas seulement sécurisée, mais encore hermétiquement scellée. Il ne pouvait accéder à aucune ligne de communication, incapable de se tenir au courant des alertes, des derniers événements ni de rien de ce qui se passait hors de ces quatre murs. J’avais envie d’assister à l’arrivée des ex-prisonniers des Énigmas. Le bruit courait que le général lui-même se trouverait dans la principale installation orbitale. Pourquoi suis-je virtuellement prisonnier ici alors qu’il se passe tant de choses dehors ?
Et pas seulement le débarquement de ces ex-prisonniers, encore qu’il ait soulevé une vague de rumeurs et même une certaine instabilité parmi les citoyens. Il restait encore des serpents planqués dans la nature, et il ne pouvait certainement pas les traquer alors qu’il se retrouvait cloîtré dans une salle qui lui interdisait de passer des appels.
Mettrait-on ma loyauté en doute ? Le colonel Morgan s’est montrée très circonspecte à mon égard pendant un certain temps, mais le colonel Malin, lui, me connaît assez pour savoir que jamais je ne trahirai le général Drakon. Cela étant, si mes accointances avec les serpents devenaient de notoriété publique…
Il jeta un coup d’œil vers la porte, l’estomac noué. Placement en détention par mesure de précaution ? Est-ce de cela qu’il s’agit ? Pour interdire à mes propres soldats de m’assassiner en me prenant pour un serpent ? Le général Drakon leur révélerait sans doute la vérité, comme quoi je dupais le SSI pour le protéger. Mais l’écouterait-on ?
Il vit se déplacer le loquet de la porte puis celle-ci s’ouvrir à la volée, dévoilant Drakon en personne, l’air parfaitement détaché. « Je suis conscient qu’on vous a gardé au frais pendant un bon moment, Donal. J’avais un problème à régler.
— Mon général, s’il y a quelque chose… » Rogero s’était levé un peu plus hâtivement que d’ordinaire, mais Drakon lui coupa la parole d’une main péremptoire. « Tout va bien en ce qui vous concerne. Je ne vous ai amené ici que pour vous apprendre qu’une autre tâche subsidiaire vous échoit.
— Une autre tâche subsidiaire ? » Ce n’était pas une bonne nouvelle. Les missions extraordinaires tendaient à vous détourner un peu trop longtemps de votre principale affectation. Mais, comparé à ses appréhensions précédentes, ce n’était qu’un inconvénient mineur. « Laquelle ?
— Je vais vous montrer. Suivez-moi. »
Rogero obtempéra, mystifié. Drakon le pilota dans le complexe. « Comment va votre unité ?
— Bien, mon général. Le moral est bon.
— Excellent. Il faudra qu’on parle plus tard des impressions que vous font les soldats et leur attitude envers les citoyens. » Drakon fit halte devant la porte close d’une petite cafétéria destinée au personnel du QG. « Mais ça peut encore attendre quelques heures. Nous y sommes.
— Mon général ? »
Drakon le fixa. « L’objet de vos nouvelles responsabilités se trouve à l’intérieur. Vous seul pouvez vous en charger, colonel.
— Dans un… snack-bar ?
— Prenez tout votre temps. Quand vous en aurez terminé ici, présentez-vous au rapport au quartier numéro un des VIP. Entendu ?
— Des VIP ?
— Exactement comme je viens de vous le dire, colonel. » Drakon entrouvrit la porte, prit Rogero par le bras et le poussa dans l’entrebâillement.
Un tantinet éberlué et de nouveau légèrement inquiet, Rogero s’apprêtait à se retourner quand il entendit la porte se refermer derrière lui dans un cliquetis. Il opta donc pour inspecter l’intérieur du local, au moment où quelqu’un se levait d’une des tables.
Ce fut une des rares occasions où Donal Rogero, perdant brusquement l’usage de la parole, se retrouva incapable d’aligner deux pensées d’affilée et dut se borner à bader, la mâchoire tombante.
« Je t’ai acheté à boire, déclara le capitaine Bradamont en lui tendant une bouteille. Je n’avais pas de devises locales, alors ton général m’en a prêté. »
Son uniforme de l’Alliance était propre et net, contrairement au treillis déchiré et roussi qu’elle portait à bord du transport de prisonniers comme dans le camp de travail. Un badge de commandement s’était ajouté aux décorations qu’elle arborait auparavant, en même temps que d’autres rubans rappelant diverses campagnes et batailles. Mais elle-même n’avait absolument pas changé. « Honore ? finit par lâcher Rogero, dont les rouages du cerveau recommençaient à s’activer. Est-ce bien réel ? »
Elle s’avança à sa rencontre en lui tendant derechef la bouteille. « C’est bel et bien réel. Je t’avais bien promis de te payer un coup un jour, non ? Ton général m’a dit que cette boisson était très populaire à Midway.
— Il se moquait de toi, affirma Rogero, qui sentait la tête lui tourner. Les soldats l’appellent la “mort subite” à cause de son goût. On s’en sert pour astiquer les cuivres.
— Oh, désolée. » Elle s’interrompit pour le regarder. « Tu avais promis de m’inviter à dîner.
— Oui. Effectivement. » Rogero secoua la tête. « Je… Je ne comprends pas.
— J’ai été détachée de la flotte de l’Alliance pour servir d’officier de liaison avec Midway.
— Ce… Ce n’est pas possible. Le général Drakon est au courant. Pour nous deux.
— Oui. L’amiral Geary aussi.
— Alors… pourquoi ?
— Parce qu’ils nous connaissent, expliqua Bradamont. Ils savent que nous n’avons jamais failli à l’honneur ni à notre devoir en dépit de tout ce qui aurait pu nous y pousser. Nous ne les avons jamais trahis, nous n’avons jamais trahi nos planètes respectives et nous ne nous sommes jamais non plus trahis l’un l’autre. Peut-être cela suffit-il à nous qualifier pour montrer à nos deux peuples comment travailler la main dans la main. Il y a sans doute d’autres raisons à la demande qu’on m’a faite de me porter volontaire pour cette affectation, mais nous pourrons en discuter une autre fois. »
Les neurones s’étaient rallumés en assez grand nombre dans le cerveau de Rogero pour lui permettre de réfléchir. « C’est le général Drakon qui a organisé tout cela ? Comment pouvait-il savoir que les dernières paroles que tu m’as adressées étaient pour me dire que tu me paierais un verre un jour ?
— Je le lui ai appris. » Elle lui sourit. « Il a l’air comme ça d’un maître exigeant, mais c’est quelqu’un de bien.
— C’est un très bon patron. Il est… Il est… Bon sang, Honore, puis-je te prendre dans mes bras ? T’embrasser ?
— Pourquoi ne le fais-tu pas au lieu de demander, Donal ? Mais ne froisse pas mon uniforme. »
Drakon attendit l’arrivée d’une escorte chargée de ramener Bradamont dans ses quartiers en toute sécurité puis ordonna aux hommes d’attendre que Rogero ait rouvert la porte. Alors même qu’il s’éloignait, il aperçut Morgan, au fond du couloir, le regard braqué sur la porte du snack-bar.
« Ce que j’ai entendu dire est-il exact ? » demanda-t-elle de but en blanc.
Au lieu de répondre, Drakon lui coula un regard sévère. « Est-ce bien là le ton sur lequel il faut s’adresser à moi ? »
Morgan dut visiblement prendre sur elle pour se maîtriser. « Pardonnez-moi, mon général. Est-il bien vrai qu’un officier de l’Alliance se trouve dans ce local et qu’elle n’a pas été appréhendée ?
— Nous ne sommes plus en guerre avec l’Alliance, colonel Morgan. En fait, elle se comporterait plutôt en alliée.
— Mon général…
— Oui. Il y a effectivement un capitaine de l’Alliance dans ce local. C’est sa représentante officielle auprès de la présidente Iceni et de moi-même, et elle est placée sous notre protection personnelle à tous les deux. Elle est ma filleule. Vu ? Rien ne doit lui arriver et on la traitera avec tout le respect dû à son rang.
— Votre… filleule ? » Morgan le fixait, les yeux écarquillés et brillants de rage. « Un capitaine de l’Alliance ! Ils ont massacré…
— Nous l’avons tous fait, colonel Morgan. La guerre est finie. Nous avons de nombreux ennemis communs. Nous repartons à zéro. Même si c’était faux, nous avons besoin du soutien de Black Jack que nous apporte cette femme. Peut-être est-elle même notre seul atout pour gagner le temps nécessaire à nous renforcer assez pour nous défendre de manière autonome. »
La vitesse à laquelle Morgan reprit le contrôle d’elle-même ne manquait pas d’être stupéfiante, voire quelque peu alarmante. Le feu qui brasillait une seconde plus tôt dans ses yeux s’éteignit, remplacé par un voile glacé qui ne révélait rien de ses pensées ni de ses sentiments. Son visage même parut se lisser pour revêtir un masque tout aussi impavide. « Certes, mon général. Je comprends. » Sa voix elle-même était désormais empreinte d’un parfait professionnalisme et de tout le respect qui s’imposait.
« Colonel Morgan… Roh… Nous devons désormais nous conduire autrement. Pendant longtemps, passé, présent et futur ont paru se confondre. Guerre hier, guerre aujourd’hui, guerre demain. La spirale est enfin brisée. Le futur va enfin différer du passé. Une amélioration s’annonce. »
L’émotion refit surface. Morgan hocha la tête en souriant, lui signifiant son assentiment le plus total. « Oui, mon général. L’avenir sera meilleur. Nous allons nous renforcer et construire un meilleur futur.
— Tu comprends ce que je te dis quand je t’affirme qu’en déclarant le capitaine Bradamont notre filleule, à la présidente Iceni et à moi-même, nous ne faisons qu’assurer sa sécurité ? »
Morgan sourit et opina derechef. « Ça ne signifie pas pour autant qu’elle est votre héritière.
— C’est exact. Suis-moi. J’aimerais qu’on discute de notre traque des serpents encore présents sur notre planète ou dans notre système stellaire.
— J’ai fait des recherches et levé quelques pistes », déclara Morgan en lui emboîtant le pas. Ils sortirent sur l’esplanade qui s’ouvrait devant le complexe du QG et les gardes se postèrent automatiquement autour de Drakon. Le général survola du regard la pelouse qui couvrait la majeure partie de la place, non sans se rappeler fugacement tous les efforts qu’avait faits le Syndicat pour préserver la perfection de son gazon, y compris le recours à la manipulation génétique la plus sophistiquée pour obtenir la nuance exacte de vert voulue et l’épaisseur de chaque brin d’herbe. Il avait lui-même, à un moment donné, consulté les spécifications exigées pour ce gazon, en s’étonnant qu’on pût investir tant de travail dans un but si insignifiant, surtout si l’on tenait compte de la tendance de la bureaucratie syndic à négliger les questions relatives à la sécurité des soldats, à qui il était d’ailleurs interdit de marcher sur les pelouses sauf pour remplir des fonctions officielles.
Derrière eux, la façade du QG n’évoquait en rien la forteresse qu’elle était pourtant, car ses armes et ses défenses étaient dissimulées par de fausses fenêtres, des frontons factices et d’autres éléments de décoration. Lors d’une de ses plus étranges décisions, la bureaucratie syndic avait ordonné qu’aucune barrière, palissade ou autre moyen de défense ne fût installé sur les trois autres côtés de l’esplanade, au motif que le QG des forces terrestres devait paraître ouvert et accessible à tous les citoyens. Peut-être, d’ailleurs, n’avait-elle pas été si étrange, puisqu’à l’intérieur de leur immeuble du SSI les serpents étaient mieux protégés par leurs murs défensifs que les soldats des forces terrestres.
« Nous devrions remédier à tout cela, fit remarquer Drakon à Morgan. Maintenant que ça nous est permis. Placer quelques moyens de défense discrets le long du périmètre extérieur de la place d’armes. De toute façon, aucun citoyen n’est autorisé à y pénétrer. » Il scruta les trois côtés de l’esplanade, au long desquels des bâtiments bas à usages multiples et à l’architecture hétéroclite se dressaient face à une route d’accès séparant formellement le QG du reste de la ville. On apercevait de nombreux citoyens qui vaquaient à leurs affaires et qui, par la force de l’habitude, évitaient de tourner le regard vers le QG. Les serpents auraient aussitôt appréhendé un quidam soupçonné d’« espionnage », même s’ils n’en avaient pour seule preuve qu’un coup d’œil furtif vers un bâtiment gouvernemental.
« Ça, c’est parler, convint Morgan en entreprenant aussitôt de dépeindre des défenses qui auraient tenu tête à une armée entière.
— Peut-être un peu moins ambitieuses, fit sèchement observer Drakon, tout en se félicitant de lui avoir ôté l’officier de l’Alliance de l’esprit. Avez-vous finalement déniché des indices sur… »
Drakon ne sut jamais ce qui avait mis la puce à l’oreille d’une de ses gardes du corps. Cette femme avait déjà commencé à hurler un avertissement, en même temps qu’elle dégainait son arme et la relevait pour viser, quand les alarmes des systèmes automatisés qui surveillaient le secteur s’étaient déclenchées, suivies une seconde plus tard par des tirs en provenance de trois côtés.