Iceni coula un regard vers Togo, lequel avait dû transmettre le message car il acquiesça de la tête et se faufila hors du bureau.
« Trouve Morgan », ordonna Drakon à Malin. Il ne se fiait pas trop au nervi d’Iceni ni à ce qu’il s’apprêtait à faire. « Dis-lui de ma part qu’il y a peut-être un… agent des serpents au centre de commandement. Je veux qu’elle le débusque… »
Malin hésita. « Mon général, les méthodes de Morgan…
— Elle peut être aussi subtile et discrète qu’un démon quand elle le veut bien. Tu le sais comme moi. Je veux qu’elle s’y attelle. Nos chances sont déjà trop faibles. Je ne tiens pas à ce qu’une vipère ni rien d’autre fournisse à Boyens des informations sur ce que nous allons faire avant même que nous n’agissions.
— À vos ordres, mon général.
— Et dis-lui aussi qu’elle me prévienne dès qu’elle l’aura identifié, afin qu’on puisse arrêter une décision sur la suite à donner à l’affaire.
— Mon général, je me sens obligé de vous rappeler que, si vous lâchez Morgan sur quelqu’un, elle risque de n’observer aucune retenue, déclara prudemment Malin en y mettant les formes. Et aussi de vous faire remarquer un autre point de détail. La transmission par faisceau étroit était certes dirigée vers le CECH Boyens, mais ça ne signifie pas qu’elle lui était adressée. »
Iceni saisit aussitôt la balle au bond. « La flottille syndic hébergeait sûrement des représentants du SSI. Où bien insinueriez-vous qu’il pourrait y avoir d’autres joueurs ?
— Je dis seulement qu’il existe d’autres possibilités, madame la présidente. »
Manifestement, la dernière déclaration de Malin s’adressait aussi à Drakon. Celui-ci scruta son assistant en se demandant pourquoi il amenait ce sujet sur le tapis devant Iceni. Si elle a contacté les serpents embarqués sur les vaisseaux de Boyens…
Mais pourquoi l’aurait-elle fait ? Iceni n’était pas stupide. Elle savait que le SSI voulait sa peau. CECH principale de Midway, elle ne s’était pas seulement révoltée contre les Mondes syndiqués. Elle avait aussi, avec l’aide de Drakon, présidé au massacre de tous les serpents de Midway. Certes, leurs familles avaient été renvoyées vers Prime, mais le SSI tenait certainement à faire un exemple dont on se souviendrait longtemps pour venger ses morts et faire en sorte qu’on y réfléchît désormais à deux fois avant d’éliminer des vipères.
Aucun ne souhaite me voir mort aussi férocement qu’il souhaite la mort d’Iceni. Elle le sait. Elle a probablement envoyé Togo vérifier que je n’ai pas envoyé moi-même ce message.
Un appel de la salle principale du centre de commandement interdit à Malin de poursuivre. « Les Énigmas bougent ! »
Iceni sortit promptement du bureau, mais Drakon, d’une main péremptoire, arrêta Malin qui se préparait à la suivre. Se précipiter pour assister à un événement qui s’était déroulé plus de quatre heures plus tôt lui semblait stupide, d’autant que ça lui offrait une bonne occasion de s’entretenir en privé avec Malin sans attirer l’attention. « Il y a une éventualité que tu n’as pas soulevée, déclara-t-il. La possibilité que la présidente ait envoyé elle-même ce message par faisceau étroit. La proposition préenregistrée d’une entente secrète, destinée à m’évincer dans tous les sens du terme. »
Malin répondit en choisissant ses mots. « Général, je ne dispose d’aucune information indiquant que la présidente Iceni aurait pu prendre une telle initiative. Ce geste n’aurait d’ailleurs aucun sens.
— Je sais et je respecte trop Iceni pour croire qu’elle ne le sait pas aussi. Mais les vieilles habitudes ont la vie dure. Tes informations sur ce qu’elle fait présentement sont-elles fiables ?
— Je suis bien certain que je le saurais si elle avait l’intention de se retourner contre vous, mon général.
— Hmmm. » Drakon jeta un regard vers la porte donnant sur le centre de commandement. « C’est ton opinion ou bien disposes-tu de renseignements solides ?
— Les deux, mon général. » Malin semblait sûr de lui, comme s’il maîtrisait le sujet.
En vérité, il évoquait même beaucoup Morgan dans les mêmes circonstances. En dépit de leur très forte et réciproque inimitié, Malin et Morgan se ressemblaient parfois de manière troublante. « Ouvre l’œil et efforce-toi de remettre en question tout ce que tu crois savoir.
— Oui, mon général. » Malin sourit. « Vous me l’avez suffisamment inculqué. C’est même le seul principe auquel on puisse se fier lorsqu’on échafaude un plan, quel qu’il soit.
— Je l’ai appris à la dure, Bran. File. »
Malin parti, Drakon rejoignit Iceni au centre le commandement. Elle observait toujours l’écran principal. Même le rampant qu’il était n’avait aucun mal à comprendre ce qui se passait. « Les Énigmas s’apprêtent à intercepter Black Jack. »
Les deux forces se précipitaient l’une vers l’autre à des vélocités que Drakon, officier des forces terrestres, appréhendait en revanche difficilement. À plus de 0,2 c. Drakon fit le calcul. Plus de soixante mille kilomètres par seconde. Comment un cerveau humain pourrait-il se représenter une telle vitesse ? J’ai l’habitude d’opérer en fonction de données planétaires, dans un environnement où un kilomètre est déjà une distance conséquente.
Et les forces terrestres ne se ruent pas non plus l’une vers l’autre comme le faisaient ces vaisseaux. Drakon savait au moins pour quelles raisons les astronefs combattaient ainsi. Sans doute pouvaient-ils se voir l’un l’autre à des distances incommensurables, mais leurs armes, compte tenu de l’immensité de l’espace et des vitesses terrifiantes auxquelles ils se déplaçaient, avaient une si courte portée qu’ils devaient pratiquement être à touche-touche pour combattre. Ils pourraient tourner éternellement en rond en évitant le contact si l’un des deux camps refusait le combat ou s’il n’avait pas à gagner une destination bien précise, telle qu’un portail de l’hypernet. « Éternellement » restant relatif en l’occurrence, bien entendu, puisque cette éternité serait limitée par les réserves de vivres et de carburant.
Ça ne me plaît pas. Drakon sentit ses mâchoires se serrer à ce spectacle. Les batailles spatiales sont par trop mécaniques. On ne voit jamais le visage de l’ennemi. Rien que ses vaisseaux. On peut traverser l’immensité, de si vastes distances que la lumière elle-même met des heures à faire le voyage, mais, au bout du compte, on finit toujours par foncer l’un vers l’autre tête baissée. Comment échafauder des tactiques quand, si loin de lui que vous soyez, l’autre bord observe tout ce que vous faites ? On en revient toujours au choc frontal de deux groupes qui s’efforcent de pilonner l’ennemi aussi fort qu’ils le peuvent.
Mais alors comment diable Black Jack a-t-il fait pour éroder les forces mobiles des Mondes syndiqués bataille après bataille ? Il doit y avoir une autre variable là-dedans, un facteur différent de tout ce que je connais.
Il étudia l’ensemble du système stellaire sur l’écran : planètes gravitant paresseusement sur leurs orbites quasi circulaires ; comètes et astéroïdes épousant leurs propres trajectoires elliptiques, tantôt circulaires, tantôt si allongées qu’elles s’enfonçaient jusque dans le noir glacé du vide pour revenir frôler le brillant brasier de l’étoile ; portail de l’hypernet dressé quelque part à l’écart ; amas occasionnels de vaisseaux de guerre et, de temps à autre, un nombre rassurant de vaisseaux marchands, majoritairement des transports traversant le système pour se rendre ailleurs et faisant de leur mieux pour éviter, gauchement et pesamment, de se fourrer dans les jambes des bâtiments de guerre. Tout cela faisait du système un champ de bataille très différent de ceux auxquels il était accoutumé.
Cela dit, pour un champ de bataille, Midway différait aussi par d’autres aspects du système stellaire moyen. Drakon savait que les points de saut ont grosso modo autant d’importance dans les batailles spatiales que les cols de montagne ou les ponts franchissant les fleuves principaux pour les combats terrestres. Tous doivent les emprunter, à l’allée ou au retour. Là où l’étoile moyenne dispose de deux ou trois points de saut, voire, très exceptionnellement, de cinq ou six, Midway en abritait huit, menant chacun à une étoile différente – Kahiki, Lono, Kane, Taroa, Laka, Mauï, Pelé et Iwa. Ce qui lui valait d’ailleurs son nom : Mitan ou Mi-chemin.
Puis, quelque quarante ans plus tôt, les Mondes syndiqués y avaient aussi construit un portail de l’hypernet, massive structure orbitant lentement à près de cinq heures-lumière de l’étoile et donnant accès à toute autre étoile de l’espace syndic dotée d’un portail. Cela faisait de Midway un nœud commercial pour toutes sortes de négoces ainsi qu’un carrefour pour les vaisseaux convoyant cargaisons et passagers vers de nombreux autres systèmes stellaires, en même temps qu’un bastion chargé de défendre cette région de l’espace. Mais également une cible, encore qu’officiellement on ne se connût encore aucun ennemi de ce côté du territoire syndic diamétralement opposé à l’Alliance.
La grosse flottille de réserve qui surveillait cette zone de l’espace ne correspondait donc à aucune fonction publiquement reconnue puisque seuls quelques-uns des personnages les plus hauts placés de l’empire syndic étaient informés de la présence d’une espèce extraterrestre intelligente au-delà de Midway. On en savait même si peu sur elle qu’on l’avait baptisée Énigma. Toutefois, ses ressortissants avaient repoussé jusqu’à Midway les frontières, jadis en pleine expansion, des Mondes syndiqués. Il arrivait parfois aux vaisseaux syndics de disparaître sans laisser de traces dans ces régions frontalières, mais on n’apercevait jamais ceux des Énigmas, même lors de négociations à très longue distance, qui répondaient la plupart du temps à des exigences de leur part.
Là-dessus, la flottille de réserve avait été rappelée au loin par le gouvernement de Prime, pour affronter l’Alliance qui, sous le commandement de Black Jack Geary, avait réduit en miettes les autres forces mobiles des Mondes syndiqués. Elle avait quitté Midway, avait croisé la route de Geary et n’était jamais revenue. Quelques mois plus tard, alors que les Énigmas menaçaient d’investir de nouveau le système, Black Jack s’était pointé à Midway (invraisemblablement loin de l’espace de l’Alliance) en apportant la nouvelle que la guerre était finie. Les Mondes syndiqués l’avaient perdue après l’avoir eux-mêmes déclenchée, et avoir sacrifié sur son autel d’innombrables existences et des ressources incalculables.
Déjà chancelants, grevés par le coût en matériel et en vies humaines de la guerre, ils avaient commencé à s’effondrer. Drakon et Iceni avaient conduit la rébellion à Midway, y avaient détruit et balayé toute présence du SSI exécré. L’effritement des Mondes syndiqués avait contaminé les systèmes voisins. Kane avait sombré dans l’anarchie quand les dirigeants syndics l’avaient déserté pendant que se querellaient les comités de travailleurs. Taroa avait connu une guerre civile au cours de laquelle trois factions s’étaient affrontées, et à laquelle seule une intervention militaire menée par Drakon avait réussi à mettre fin, en faveur de celle des Libres Taroans.
Et voilà que les Mondes syndiqués revenaient reconquérir Midway avec une nouvelle flottille commandée par Boyens, que les Énigmas déboulaient à leur tour avec l’intention de s’accaparer eux aussi le système, tout comme la flotte de Black Jack, quelque peu endommagée mais combattant toujours, apparemment, les Énigmas et peut-être aussi la flottille syndic, tandis que les forces mobiles de Midway s’apprêtaient à aider Black Jack, à moins qu’elles ne découvrent entre-temps qu’il mijotait de se lancer dans une entreprise à laquelle elles ne devraient sans doute pas coopérer, et que les intentions de ces six nouveaux vaisseaux restaient un mystère.
D’une certaine façon, les batailles spatiales pouvaient être très compliquées.
« Encore aux premières loges pour observer comment Black Jack mène ses troupes ? lâcha Drakon.
— Pas une mince affaire », répondit Iceni.
Mais il eut le plus grand mal à rester concentré pour observer les représentations des deux forces se « précipitant » l’une vers l’autre, apparemment à une allure d’escargot en raison de l’échelle du champ de bataille. D’autant que ce qui s’était passé quand elles s’étaient croisées avait d’ores et déjà pris fin, et que les images de l’événement n’atteindraient sa planète que plusieurs heures après le choc frontal.
L’esprit de Drakon vagabondait et ses pensées se tournaient plutôt vers un moyen de découvrir l’identité de celui ou celle qui avait envoyé un message à la flottille syndic depuis le centre de commandement. Le logiciel présidant aux nombreuses fonctions de ses systèmes était truffé de sous-routines, de virus et de sentinelles, insérés en grande partie par des intervenants officiels au nom d’une activité de surveillance, de sécurité, de sauvegarde ou de leur fiabilité. Ou par, comme disaient les travailleurs, « la faute à pas de chance ». Ils savaient que, s’il se passait quelque chose, les responsables tiendraient à disposer d’assez d’infos pour faire porter le chapeau au bouc émissaire qu’ils auraient choisi.
Mais Drakon savait aussi qu’un fatras de sous-programmes, de vers, de chevaux de Troie parfaitement illicites, voire illégaux, avaient également été tissés dans ce programme, tant et si bien qu’il était devenu bien trop complexe pour qu’on pût jamais le purger de ces parasites. Il avait parfois recouru lui-même à ces expédients pour s’informer de ce qui aurait dû lui rester caché ou pour parvenir à des fins qu’il n’était pas censé atteindre. Un de ses pairs avait émis un jour l’hypothèse que la moitié de ce qu’accomplissaient les Mondes syndiqués se faisait en contournant le système. Et je lui ai répondu que ce chiffre me paraissait encore trop bas. Voilà qui ne manque pas d’ironie. En dépit de tout ce qui nous déplaisait ou que nous haïssions dans le système syndic, nous nous chargions nous-mêmes de le pérenniser en trouvant les moyens d’effectuer le boulot même quand il s’efforçait de nous rendre la tâche impossible.
Pour l’heure, Morgan et Malin recouraient à leurs méthodes personnelles pour fouiller dans le capharnaüm de ce programme et tenter d’y repérer les traces de leur gibier. Si quelqu’un avait envoyé un message à la flottille de Boyens en se servant des systèmes de com du centre de commandement, il en resterait des traces quelque part. Pareils à des chasseurs fouinant dans les sous-bois en quête d’une brindille brisée ou d’une tige tordue, Malin et Morgan finiraient par tomber dessus. Une fois qu’ils auraient déniché cet indice, l’un ou l’autre – voire les deux en même temps –, ils s’en serviraient pour en découvrir d’autres qui finiraient par dessiner une piste, piste qui les mènerait à leur proie. Les seules inconnues restant le temps que ça leur prendrait et qui des deux la débusquerait en premier.
Le bras droit d’Iceni, Togo, était revenu et s’approchait d’elle pour lui murmurer quelques mots à l’oreille. Il devait s’agir d’un sujet sensible puisqu’il ne prenait pas le risque de faire son rapport sur un canal privé, fût-il censément sécurisé, de peur que son message ne fût entendu ou intercepté. Cela étant, Drakon était persuadé que Togo n’avait pas trouvé la source de la transmission.
Je ne doute pas qu’il soit compétent. Sinon, Iceni ne s’en embarrasserait pas, surtout si proche d’elle. Mais il n’est pas, comme Malin et Morgan, animé par cette rivalité intense qui les oppose l’un à l’autre. C’est sans doute parfois un véritable pensum, mais, la plupart du temps, cette compétition reste un atout inestimable.
Je me demande ce qui peut bien motiver Togo. Il ne serait pas mauvais de le savoir.
« Mon général », l’interpella soudain Malin sur un ton qui arracha aussitôt Drakon à ses réflexions sur la relation d’Iceni et Togo.
Malin aurait-il déjà remporté la course ?
Mais, en scrutant son assistant, le général se rendit vite compte qu’il n’affichait aucun triomphe. Le colonel fixait plutôt l’entrée du centre de commandement.
Morgan venait d’y pénétrer d’un pas nonchalant. Elle ne semblait pas pressée, se mouvait avec l’assurance désinvolte d’une panthère se rapprochant d’une proie acculée. Sa main se dirigeait vers son étui de hanche et s’apprêtait à dégainer son arme de poing.
Et elle marchait droit sur la présidente Iceni.
Drakon se rua, mais moins vite que Togo. L’assistant et garde du corps d’Iceni avait pivoté à une allure fulgurante et s’était interposé entre la présidente et Morgan. Passes, feintes et parades se succédèrent presque trop vite pour que l’œil les suivît, puis Morgan et Togo se retrouvèrent l’arme braquée sur le visage de l’autre, quasiment à bout touchant, tandis que leurs mains libres, verrouillées, s’efforçaient de prendre le dessus.
« Cessez ! » gronda Drakon. Sa voix restait sourde mais son timbre assez vibrant pour pétrifier tous ceux qui se trouvaient à portée d’oreille, dont Morgan et Togo. En d’autres circonstances, le spectacle de tous ces travailleurs tétanisés devant leur console et n’osant même pas respirer aurait sans doute été cocasse, mais, pour l’heure, Drakon n’avait aucune envie de rigoler. « Repos, colonel Morgan. »
Morgan inspira profondément sans cesser une seconde de dévisager Togo, puis elle recula d’un pas, rompant le contact avec toute la grâce d’une ballerine. Le canon de son arme décrivit un tranquille arc de cercle et se retrouva pointé vers le pont.
La présidente Iceni restait impavide mais ses yeux trahissaient sa surprise, son inquiétude et sa colère. « Reculez ! » ordonna-t-elle d’une voix qui portait avec la même puissance que celle de Drakon.
Le visage de Togo ne révélait strictement rien. Il se contenta de reculer d’un pas, tandis que son arme disparaissait sous ses vêtements aussi vite qu’elle était apparue.
« Que se passe-t-il, bordel ? » demanda Drakon à Morgan.
Le regard de la fille se tourna vers lui. Elle prenait la mesure de sa fureur. Quand elle ne sentait pas Drakon d’humeur à le supporter, Morgan n’insistait pas. Elle répondit en témoignant un détachement tout professionnel, sans trahir aucune émotion, ni dans sa voix ni par son expression. « Vous m’avez demandé de découvrir la provenance du message adressé aux serpents, mon général. C’est fait.
— Et vous deviez aussi m’en informer ensuite.
— Sa source se trouve ici même, mon général. Information et arrestation auraient été simultanées. »
Iceni s’était suffisamment remise de sa stupeur pour rougir de colère. « Si cet officier insinue que je suis… »
Mais, avant qu’elle ait achevé sa phrase, Morgan avait fait un pas de côté pour foncer non plus sur Iceni mais sur l’opérateur de la console la plus proche d’elle. Togo, qui ne la quittait toujours pas des yeux, se déplaça lui aussi latéralement pour continuer de s’interposer entre les deux femmes.
Morgan fit halte près d’une technicienne penchée sur sa console comme si elle ne s’intéressait qu’aux informations que lui prodiguaient ses instruments. Mais Drakon avait déjà avisé la pellicule de sueur qui tapissait sa nuque quand Morgan leva le bras et appuya l’extrémité du canon de son arme de poing sur la tempe de la travailleuse. « Ne t’inquiète pas, déclara-t-elle à l’opératrice comme pour faire mine de la rassurer. Je ne repeindrai pas ton matériel avec ta cervelle, sauf si tu cherches à blesser quelqu’un. Pas de bombes dans les parages ? Sur toi ? En toi ? » La technicienne émit quelques vagues grognements négatifs. « Très bien. Tu vivras peut-être. Mais j’ai l’impression qu’on apprécierait de te poser quelques questions avant d’en décider.
— S-s’il vous plaît, bafouilla la fille, qui tremblait manifestement de trouille à présent. On m’a obligée. M-ma famille… »
Deux gardes de la sécurité accoururent pour se poster de part et d’autre de l’infortunée travailleuse, qu’Iceni fixait maintenant d’un œil plus dur que si son visage avait été sculpté dans le granite. « Accompagne ces gardes et la détenue jusqu’à une cellule de sécurité à large spectre, Togo. Je veux tout savoir d’elle, et particulièrement de ses contacts. » Togo se préparant à obtempérer, Iceni ajouta une autre instruction. « Je veux les faits. Rien que les faits. »
Les autres travailleurs sortaient peu à peu de leur sidération et fixaient leur malheureuse ex-collègue d’un œil où pouvaient se lire, mitigées, une haine et une colère grandissantes. « Serpent ! » C’est à peine si l’on entendit ce mot la première fois qu’il fut murmuré par les plus proches de l’agente du SSI appréhendée, mais, bientôt, répété par les plus éloignés, il finit par saturer tout le centre de commandement de ses sifflements rageurs.
Drakon lut le désespoir sur le visage de l’opératrice dès qu’elle l’entendit, comme si ce mot unique mais cent fois ressassé lui faisait clairement comprendre qu’elle continuerait peut-être de respirer, mais qu’elle était déjà morte aux yeux de ceux qui étaient naguère ses amis.
Morgan salua Drakon, l’air toute contente d’elle-même. « Vous vouliez le serpent. Vous l’avez.
— Pouvez-vous me certifier qu’elle travaillait seule ?
— Non, mon général. Je n’ai pas réussi à franchir les pare-feux dressés par ses contacts, mais ils ont laissé pas mal d’empreintes.
— On ne pouvait guère s’attendre à éliminer tous les serpents en agrafant leurs agents ouvertement actifs. Si les dossiers du SSI n’avaient pas été en partie détruits, nous aurions pu débusquer toutes les taupes et autres opérateurs en sous-main du système stellaire.
— Me le reprocheriez-vous… colonel ?
— Bien sûr que non… colonel. »
D’un geste impérieux, Drakon coupa court. « Vous avez fait du très bon boulot tous les deux. Le colonel Malin a repéré le signal et le colonel Morgan a découvert qui l’avait envoyé. Malgré tout, je veux moins de tragicomédie la prochaine fois. Beaucoup moins, colonel Morgan. Tu aurais dû te douter que Togo verrait en toi une menace. »
Morgan sourit, dévoilant ses canines. « J’en suis une.
— Pas tant que je ne t’ai pas ordonné d’affronter quelqu’un. Vu ?
— Oui, mon général. À vos ordres, mon général. » Elle coula vers Malin un regard en biais. « Tu dois te faire vieux. J’aurais pu dégommer la moitié du centre de commandement pendant que tu hésitais. »
Malin lui retourna son sourire. « Je suis sans doute plus âgé que toi d’un an, biologiquement parlant, mais je reconnais volontiers que je suis dix fois plus mûr.
— Bouclez-la tous les deux, ordonna Drakon. Ne refais plus jamais cela, Morgan. Bon, maintenant, mets-toi au travail sur la console de cette opératrice et vois ce que tu pourras dénicher. Malin, scanne tous les systèmes planétaires et tâche de découvrir si on a déclenché quelque chose depuis cette console. »
Tous deux se mettant au travail, Drakon se dirigea vers Iceni, qui, bien qu’on eût découvert la provenance du message adressé à la flottille syndic, ne semblait guère de bonne humeur.
« Si cette femme tente encore une fois un geste de ce genre en ma présence, je la regarderai comme une menace immédiate et directe envers ma personne », déclara-t-elle sur le ton, voisin du zéro absolu, d’un CECH prononçant une sentence de mort contre un subalterne.
Drakon marqua une pause, parfaitement conscient de ce qu’elle entendait par là. En son for intérieur, sa loyauté envers Morgan entrait en conflit avec les nouvelles relations qu’il nouait avec Iceni, en même temps qu’il reconnaissait que celle-ci avait tous les droits de se mettre en colère. « Je croyais que nous avions passé un accord. Plus d’exécutions ni d’assassinats sauf si nous y consentons mutuellement.
— Cet accord ne lie pas nos gardes du corps, général Drakon. Ne coupez donc pas les cheveux en quatre. Si elle recommence, elle meurt. »
Il sentit la moutarde lui montrer au nez et dut prendre sur lui pour refouler colère et entêtement. « Ça ne se reproduira plus. Mais, si votre assistant s’en prend encore à Morgan, vous risquez de le perdre. »
Fut-ce la déception, très vite masquée par un courroux impérial, qui se lut fugacement dans les yeux d’Iceni ? « Vous me menacez ? Vous menacez un de mes plus proches partenaires ? Là ?
— Non. » Sa propre animosité grandissait, de sorte que ses paroles suivantes eurent l’air moins réfléchies. « L’affaire a été maladroitement menée, mais vous n’en étiez en aucun cas la cible. Vous devez le savoir.
— Ne prononcez pas le verbe “devoir” quand vous vous adressez à moi, général. Je ne suis pas censée agir ni raisonner comme d’autres aimeraient que je le fasse. »
Elle prenait la mouche. Lui aussi. Mets-y le holà, espèce d’idiot. Continue de te cogner la tête contre ce mur et tu n’y gagneras qu’un traumatisme crânien. « Nous devrions peut-être en discuter plus tard.
— Peut-être, en effet. » Le regard d’Iceni balaya le centre de commandement, sourcilleux. « Je serai dans mon bureau, d’où je pourrai surveiller tout cela. »
Elle sortit comme une tornade, le laissant fulminer, persuadé d’être le perdant de cette prise de bec même si c’était elle qui avait quitté un champ de bataille guère plus grand qu’un mouchoir de poche. Il fouilla le centre, le regard noir, cherchant quelqu’un sur qui déverser sa bile, mais chacun faisait mine de s’absorber entièrement dans sa tâche. Bon sang, Morgan, ne pourrais-tu pas faire preuve d’un peu de bon sens de temps en temps ? Et pourquoi Iceni a-t-elle refusé de croire à une méprise ?
Morgan aurait dû se douter qu’un tel comportement ne pouvait qu’attirer les foudres de la présidente sur sa tête et la mienne…
Elle le savait. Sapristi ! Nous allons devoir nous expliquer longuement et franchement tous les deux, colonel Morgan.
Iceni avait dû prendre sur elle pour ne pas claquer la porte en regagnant son bureau. Elle réussit à la refermer calmement, sans témoigner une violence qui aurait attiré des commentaires.
Quel imbécile, ce type ! Il devait pourtant se rendre compte de l’effet que ça faisait. Cette femme m’a menacée. S’il s’était agi de quelqu’un d’autre, elle serait déjà morte.
Je la croyais intelligente. Malin m’avait dit qu’elle était futée. Pourquoi quelqu’un d’intelligent se conduirait-il de manière aussi incroyablement…
Parce qu’il en avait l’intention ?
Iceni se contraignit à se calmer ; elle s’assit lentement et s’efforça de mettre de l’ordre dans ses pensées en évitant de regarder autour d’elle. Au-dessus de la table, pourtant, les Énigmas et les vaisseaux de Black Jack continuaient de lentement converger sur l’écran, mais le contact ne s’opérerait pas avant un bon moment encore. Consciente de ce délai, la présidente se concentra sur des questions plus immédiates.
Et si tout cela était délibéré ? Les serpents servaient-ils de couverture aux agissements de Morgan ? Son geste était peut-être sciemment destiné à me provoquer et à me pousser à l’agresser.
Morgan connaît Drakon. Il est d’une loyauté à toute épreuve. Il a été exilé à Midway précisément parce qu’il a aidé une de ses subordonnées à s’échapper quand les serpents la soupçonnaient. Ils n’ont jamais pu le prouver, mais ça ne les a pas empêchés d’exercer des représailles contre lui.
Morgan savait que, si je m’en prenais à l’un des subordonnés de Drakon, il le défendrait quasi machinalement. Mais pourquoi viserait-elle ce but ? Pour me brouiller avec lui ? Elle se rend bien compte que nous nous entendons. Peut-être ce crétin écervelé lui a-t-il affirmé que nous entretenions une relation. Professionnelle, j’entends.
Elle m’a donc tendu un piège, et la CECH expérimentée que je suis est tombée dedans. Malin avait raison au moins à cet égard : je ne peux pas me permettre de la sous-estimer.
Malin… Malin avait laissé échapper quelque chose qui avait retenu l’attention d’Iceni. De quoi s’agissait-il, déjà ? D’une question d’âge. À propos de… « Je suis sans doute plus âgé que toi d’un an, biologiquement parlant… »
C’était ça. Pourquoi Malin aurait-il fait allusion à leur différence d’âge biologique s’il n’avait pas connu le passé de Morgan ? Il devait la savoir âgée de vingt ans de plus qu’elle ne le paraissait, puisqu’elle était restée congelée en sommeil de survie pendant cette même durée à la suite d’une mission suicide chez les Énigmas. La mission avait été annulée et Morgan avait fait partie des deux seuls volontaires exfiltrés. Mais l’opération restait encore top secret, tout comme le rôle qu’elle y avait pris, et à un niveau de classification si élevé que jamais Malin n’aurait eu accès au dossier. Et Drakon n’était pas homme à partager avec un subordonné des informations personnelles sur un autre de ses subalternes.
Pourtant Malin était au courant. Sans doute avait-il pioché ses renseignements dans le certificat médical qui avait permis à Morgan de reprendre du service en dépit des traumatismes infligés à sa santé mentale par cette mission qui l’avait laissée au bord de la démence. Avait-il réussi à découvrir qui lui avait fourni cette dispense ? Et pour quelle raison ? La mère de Malin travaillait dans le service médical. C’était une question qui méritait d’être creusée. C’est peut-être par ce biais qu’il s’était fait des relations lui permettant de l’apprendre, voire de comprendre comment une fille comme Morgan avait pu se la voir accorder.
Autres questions. Togo était parti interroger l’agent du SSI. Quelque chose avait turlupiné Iceni à ce propos. Mais quoi ? L’agent ? Le message ?
Non. Togo lui-même.
Elle posa les coudes devant elle sur le bureau, s’appuya dessus de tout son poids et, l’espace d’un instant, contraignit tous ses muscles à se détendre en même temps qu’elle s’efforçait de réfléchir.
La navette ! Ç’avait été trop commode. Trop facile.
Elle consulta de nouveau son écran, constata que les Énigmas et Black Jack étaient encore très loin d’opérer le contact et tapota sur sa tablette de com pour passer un appel. « Togo ?
— Oui, madame la présidente. » Il avait répondu presque aussitôt. Comme d’habitude, ses yeux, son expression ni sa voix ne révélaient rien, hormis le respect qu’il lui vouait depuis toujours et que trahissait son ton déférent.
« Comment as-tu réussi à découvrir si vite l’identité des personnes embarquées sur la navette qui a tenté de fuir la planète ?
— Il suffisait de vérifier les relevés de position des personnalités de premier plan, madame la présidente.
— Et ni le gouverneur Beadal ni la directrice Fellis n’avaient cherché à abuser les systèmes de repérage ? » Elle scrutait attentivement Togo, guettant d’éventuelles réactions révélatrices, mais il se contenta de hocher la tête, le visage toujours impassible.
« Si fait. On a aisément découvert les deux tentatives. Le gouverneur Beadal se servait d’une version plus ancienne du logiciel de falsification, et la directrice Fellis avait recours à un dispositif de réorientation aisément identifiable à condition de le rechercher en employant les bons paramètres. »
Ça sonnait juste. L’explication tenait la route. Ne suis-je pas tout bonnement parano ?
Une vieille blague typique de l’humour CECH lui revint en mémoire. Quelle différence y a-t-il entre un CECH sain d’esprit et un CECH paranoïaque ? Le paranoïaque est toujours en vie.
« Qu’as-tu appris de l’agent du SSI ? demanda Iceni.
— Rien encore, madame la présidente. Elle n’a jamais communiqué directement avec son officier traitant. Ils utilisaient des canaux contournés, des boîtes aux lettres à usage unique qui disparaissaient après réception de chaque jeu d’instructions. Elle ne sait rien de lui sinon les phrases codées qui lui permettaient de vérifier qu’une consigne provenait bien de son officier traitant.
— As-tu exploré les fichiers de sauvegarde en quête de messages contenant ces phrases codées ?
— Oui, madame la présidente. Aucun n’est apparu, bien que l’agent n’ait pas cherché à tromper les senseurs de la salle d’interrogatoire. Ces messages contenaient peut-être des instructions cryptées leur ordonnant de s’autodétruire sitôt après réception. Les noms de ces fichiers existent peut-être encore, mais, une fois vides, ils ne répondraient plus à nos recherches. »
Nouvelle impasse. Maudits soient les serpents, le colonel Morgan, ce fichu cabochard de général Drakon et tous les Énigmas…
« Nous savons probablement tout ce que nous aurions pu apprendre de cet agent, ajouta froidement Togo. Voulez-vous qu’on vous la garde en vue d’autres interrogatoires ou pouvons-nous en disposer ? »
Iceni en voulait pour l’instant à tout l’univers ; elle faillit aboyer un ordre exhortant Togo, d’une voix méprisante, à terminer cette femme. Mais elle se retint juste à temps. Je sais ce qu’il demande. On la garde sous les verrous ou on s’en débarrasse ? C’est un agent du SSI. Sa vie est d’ores et déjà sacrifiée. Si jamais nous la relâchions dans un moment d’égarement, son ancien collègue la supprimerait aussitôt…
Et pourtant…
« Gardez-la encore. Je tiens à ce qu’elle reste en vie pour l’instant. Veille à ce qu’on ne la maltraite pas. » Son instinct lui soufflait que c’était la réaction qu’il fallait. Pourquoi ? Elle n’aurait su le dire. Raison de plus pour lui fournir cette réponse. Elle avait besoin d’un peu de temps pour comprendre ce qui l’incitait à garder cette vipère en vie. « Tiens-moi au courant de tout ce que tu pourrais encore apprendre. »
Togo disparu, Iceni fixa un instant le dessus de son bureau d’un œil sourcilleux puis, de nouveau, consulta attentivement l’écran qui le surplombait. La lumière du premier choc de l’Alliance et des Énigmas s’y afficherait bientôt. La présidente se releva et sortit du bureau en s’efforçant de projeter, autant qu’elle le pouvait, une image d’assurance et d’autorité.
Vous me cherchez, colonel Morgan ? Vous tuer n’est peut-être pas possible pour le moment, mais ça ne m’empêche pas d’ourdir des plans. Et, la prochaine fois que vous tenterez de retourner contre moi la loyauté de Drakon envers ses subordonnés, je serai fin prête.
Si du moins c’était bien cette loyauté et non un tout autre sentiment pour Morgan qui avait incité Drakon à la défendre.
Pourquoi cette pensée faisait-elle bouillir Iceni d’une colère renouvelée ? Elle n’aurait su l’expliquer. Toujours était-il que cette fureur redoublée raffermit encore sa résolution de ne rien révéler pour l’heure de ses sentiments, de se comporter comme si Drakon et elle formaient un tandem de dirigeants qu’aucune friction ne séparait. Elle rejoignit le général et lui sourit poliment, en se conformant au protocole conseillé par le règlement syndic pour les rapports d’égal à égal. « Nous n’allons pas tarder à voir Black Jack et les Énigmas croiser le fer. »
Drakon, qui se tenait jusque-là tout raide et surveillait le centre de commandement, un nuage noir au front, tourna vers Iceni un regard où la surprise céda vite le pas au soulagement puis à la suspicion. « Oui. »
Au moins est-il assez finaud pour en dire le moins possible afin de réduire ses chances de proférer une sottise. « L’agent du SSI ne peut identifier aucun officier traitant.
— Ça ne me surprend pas, affirma Drakon. Les serpents connaissent leur travail. Peut-être que, si son interrogatoire était mené par quelqu’un d’autre… ? » Il laissa la question en suspens, comme en attente de sa réaction ; pour lui annoncer, par exemple, qu’on s’était déjà débarrassé de l’impétrante et qu’elle ne pourrait plus répondre aux questions, d’où qu’elles viennent.
« N’hésitez surtout pas, répondit-elle.
— Je n’y manquerai pas.
— Tant mieux.
— Parfait. »
L’absurde échange finit par se tarir, tandis que la tension montait d’un cran dans le centre de commandement. Iceni consulta l’écran principal et suivit des yeux la progression des formations éloignées. « Voyons ce que fait Black Jack. Ou plutôt ce qu’il a fait. »
Quelques heures plus tôt, la flotte réduite de Geary avait opéré le contact avec les Énigmas et… « Hein ? lâcha Iceni sans réfléchir.
— Pourquoi a-t-il effectué un aussi large virage ? s’étonna Drakon. Il a évité l’affrontement.
— Je n’en suis pas certaine. » Iceni étudiait l’écran en fronçant les sourcils : les deux forces avaient entamé simultanément un mouvement ascendant tout en cherchant à se contourner l’une l’autre. Black Jack était sans doute renommé pour ses changements de vecteur de dernière seconde, qui lui permettaient de pilonner certaines sections de la formation ennemie, mais, là, le mouvement avait été si prononcé qu’on avait évité le contact. Elle ne se souvenait pas d’avoir jamais vu un enregistrement des manœuvres de Black Jack où il aurait évalué une interception de manière aussi erronée.
« Mon général, appela le colonel Malin. Ces six bâtiments, là. »
L’attention générale était restée braquée sur Black Jack et les Énigmas, si bien qu’on avait momentanément oublié les six vaisseaux mystérieux. Tous les regards se reportèrent sur eux.
Un des officiers de quart fut le premier à comprendre ce qui se produisait. « Les Énigmas ne cherchent pas à intercepter la flotte de l’Alliance, mais les six vaisseaux inconnus. »
En réaction, les mystérieux bâtiments étaient remontés à angle droit, même si, bien sûr, les notions de « haut » et de « bas » perdent toute signification dans l’espace. Mais les hommes accordent un plan à tout système stellaire en désignant son haut et son bas de manière conventionnelle afin de lui fournir un cadre intelligible. La manœuvre des six vaisseaux inconnus arracha à Iceni un hoquet involontaire. « Magnifique. »
Drakon lui adressa un regard inquisiteur. « Ils ont l’air d’évoluer… très gracieusement.
— Oui. Gracieux, élégant, sans à-coups… » Iceni secoua la tête. « Ces inconnus savent manœuvrer. »
Des heures plus tôt, la flotte distante de Black Jack avait traversé en trombe la section inférieure de l’armada Énigma lancée dans une traque farouche des six vaisseaux inconnus, et elle l’avait largement entamée. « Bien joué », murmura Iceni, non sans remarquer que Drakon, lui aussi, observait la scène avec intensité en s’efforçant de comprendre les tactiques appliquées ; elle constata avec plaisir qu’il était assez intelligent pour ne pas négliger une méthode de combat étrangère à ses propres notions.
Une alerte se fit entendre, attirant de nouveau l’attention générale sur le point de saut pour Pelé. Iceni fixait les données qui s’affichaient à mesure que les systèmes automatisés procédaient à l’évaluation du spectacle qui s’offrait à leurs yeux : cuirassés, croiseurs lourds, destroyers et transports d’assaut de l’Alliance. « Le reste de la flotte de Geary ! s’exclama-t-elle, comprenant brusquement. Il a traqué les Énigmas jusqu’ici et a d’abord émergé avec ses bâtiments les plus rapides.
— D’accord, déclara Drakon. Je veux bien le croire. Il n’a pas été touché aussi durement que nous l’avons cru. Mais… par l’enfer ! C’est quoi, ce truc ? »
Ce truc était un bâtiment colossal dont l’identification fit piquer une crise de nerfs aux systèmes. Mais était-ce réellement un vaisseau ? « Madame la présidente, on dirait un objet monstrueux auquel seraient attelés quatre cuirassés de l’Alliance.
— Est-ce vraiment si gros ? » Elle ne quittait pas des yeux les données qui affluaient. « Ils le tractent. Les quatre cuirassés fournissent sa propulsion à ce machin.
— Ça a bien l’air d’une sorte de vaisseau, affirma un technicien. Mais il ne figure dans aucun de nos fichiers. Comme s’il n’avait jamais été construit.
— Par des hommes, en tout cas, marmonna Malin.
— Ce n’est pas un vaisseau Énigma, protesta Iceni.
— Je n’ai pas dit cela, madame la présidente. Mais ce n’est pas non plus une réalisation humaine. »
Les yeux d’Iceni se reportèrent sur le combat : les vecteurs de la flotte de Black Jack et de l’armada Énigma s’incurvaient de nouveau.
« Les Énigmas piquent sur le point de saut ! » s’écria un autre technicien, s’attirant les acclamations de ses collègues.
Mais Iceni doucha leur enthousiasme. Elle secoua la tête : « Observez ce vecteur. Les Énigmas filent certes dans cette direction, mais ils vont poursuivre leur chemin pour intercepter la seconde formation de l’Alliance. »
Les minutes s’égrenèrent à une lenteur d’escargot. Les systèmes automatisés finirent par confirmer la déclaration d’Iceni. Les croiseurs de combat de Black Jack se retournèrent pour épouser une trajectoire de traque des Énigmas, et les six vaisseaux mystérieux continuèrent de grimper un moment puis piquèrent à haute vélocité vers l’étoile en s’éloignant de tous les belligérants. Ceux-là ne semblaient guère avoir envie de se battre. Leur vecteur les rapprochait rapidement d’Iceni, mais ils s’en trouvaient encore très éloignés et elle ne se sentait nullement menacée.
Drakon s’avança d’un pas pour lui parler à l’oreille. « Que va-t-il se produire, à votre avis ? La seconde formation de l’Alliance va-t-elle esquiver le combat comme l’a fait Black Jack ?
— Elle ne le peut pas. Dans le meilleur des cas, les cuirassés sont incapables de déjouer les manœuvres des vaisseaux Énigmas, d’autant qu’ils doivent s’appuyer le fardeau des auxiliaires et de ce mastodonte.
— Alors ?
— Observez. La formation de l’Alliance est en train de se condenser. Les cuirassés ne se reposent pas sur leur capacité de manœuvre au combat, mais sur leur blindage, leurs boucliers et leur puissance de feu. »
Drakon hocha lentement la tête, le visage grave. « Un mur de mort. Le responsable de cette formation s’efforcera probablement de broyer tout ce qui se présentera. Comment les Énigmas réagiront-ils ? »
Ils parlaient de nouveau sans détours. Le malaise engendré par le récent incident s’était dissipé tant ils se retrouvaient contraints de se concentrer sur les rebondissements. Elle secoua la tête. « J’ignore ce qu’ils feront. Ce qu’ils ont fait, notez, puisque ça s’est déjà produit. Nous n’en savons pas assez sur eux.
— Espérons que Black Jack est mieux informé. »
Il fallut un bon moment à l’armada Énigma pour opérer le contact avec la seconde formation de l’Alliance, mais, cette fois, nul ne quitta l’écran principal des yeux. Le choc frontal – l’impression d’assister à une collision qui ne laisserait que peu de survivants – semblait effroyablement inéluctable.
« Madame la présidente, j’ai examiné de plus près la trajectoire des Énigmas, annonça le superviseur en chef. Ils foncent droit sur le cœur de la formation de l’Alliance.
— Autrement dit ?
— Leurs vaisseaux sont extrêmement maniables, madame la présidente. Nous l’avons appris à nos dépens. Pourtant, ils n’ont pas l’air de vouloir tirer parti de cet avantage dans cet assaut, et ils ont renoncé à s’attaquer à la formation la plus rapide de l’Alliance pour s’en prendre à la plus lente.
— Fournissez-moi une évaluation, demanda Iceni, consciente de la dureté de sa voix. Je peux lire les données aussi bien que quiconque. Expliquez-moi ce que ça signifie. »
Le superviseur déglutit fébrilement avant de reprendre la parole. « Ça plaide en faveur de la volonté des Énigmas de détruire un objet bien spécifique de la formation de l’Alliance, madame la présidente. Et de la position de cet objet en son centre. »
Drakon pointa l’index. « Leurs bâtiments auxiliaires forment le cercle autour de ce centre, qui est d’ailleurs occupé par le truc gigantesque qu’ils ramènent.
— C’est lui qu’ils ciblent, conclut Iceni. Vous avez raison. Ils tiennent tellement à l’anéantir qu’ils ont renoncé à toutes leurs autres cibles.
— La formation Énigma se resserre et se concentre elle aussi, fit remarquer Malin.
— Oui, mon colonel, renchérit le superviseur. Elle compte frapper la formation de l’Alliance en plein dans le mille.
— Ça va être sanglant, grogna Drakon. Je déteste les assauts frontaux. »
De fait, dès que les deux forces chargèrent l’une vers l’autre, l’écran principal s’alluma d’un kaléidoscope d’éclairs, de clignotements d’alerte et de lueurs qu’un observateur ignorant leur signification aurait sans doute trouvé jolis, mais qui rendaient compte de formidables destructions dans un volume d’espace restreint. Le silence se fit dans le centre de commandement.
« Ne jamais charger un cuirassé bille en tête, finit par commenter Iceni quand les systèmes du centre de commandement entreprirent de trier les données. Sauf quand on dispose soi-même de cuirassés qu’on se fiche de perdre. » La force de l’Alliance avait sans doute essuyé quelques dommages, mais l’armada Énigma, elle, était comme étripée : son centre, où se concentraient de nombreux bâtiments, était anéanti.
Drakon hocha pesamment la tête. « Je tâcherai de m’en souvenir.
— Général, si vous devez un jour commander nos forces mobiles, nous serons sérieusement dans la panade », persifla Iceni, qui, pourtant, se sentait comme grisée de soulagement. La plupart des vaisseaux Énigmas avaient été détruits. Les autres allaient certainement…
« La formation Énigma se scinde en trois groupes plus petits, annonça une vigie d’une voix inquiète. Tous rebroussent chemin vers… vers… »
Iceni reporta le regard sur l’écran en sentant de nouveau monter la tension. Un de ces petits groupes semblait assurément piquer vers le portail de l’hypernet où stationnaient le CECH Boyens et la flottille syndic, lesquels avaient jusque-là assisté au combat sans intervenir. Elle ne s’inquiétait nullement de ce qui risquait d’arriver à Boyens, mais si les Énigmas s’en prenaient au portail…
« Les vecteurs d’interception des groupes Énigmas ont été identifiés, réussit finalement à articuler le technicien. Le premier vise le portail de l’hypernet, le deuxième la géante gazeuse et le troisième… notre planète. »
Tout le monde se tourna vers Iceni. Ne sachant pas trop que dire ni faire, elle s’efforça de n’avoir pas l’air aussi inquiète qu’elle l’était. La kommodore Marphissa et sa flottille trouveraient peut-être le moyen de protéger l’installation des forces mobiles orbitant autour de la géante gazeuse, installation qui, avec le cuirassé, était à coup sûr la cible du deuxième groupe d’extraterrestres. On ne pouvait strictement rien contre celui qui piquait sur le portail, sauf espérer que Boyens se montrerait un commandant des forces mobiles moins incompétent qu’il n’en avait donné la preuve jusque-là.
Mais, s’agissant d’arrêter le troisième groupe, celui qui fondait droit sur eux, leur impuissance était totale. La flottille de Marphissa était stationnée beaucoup trop loin pour l’intercepter, et les vaisseaux de l’Alliance, croiseurs de combat et destroyers, avaient dissous la formation pour se lancer aux trousses de l’ennemi, mais cette poursuite était désormais désespérée. Si les Énigmas se rapprochaient assez de la planète, ses défenses sol/air engageraient sans doute le combat, mais Iceni avait l’effroyable pressentiment que les extraterrestres ne se donneraient pas cette peine pour arriver à leurs fins.
Un signal d’alarme strident assorti d’un clignotement rouge remplaça toutes choses sur l’écran principal.
Drakon se tourna vers Iceni en serrant le poing. « Je reconnais ce signal.
— Oui », répondit Iceni en s’étonnant elle-même de la fermeté de sa voix. L’écran fournissait mécaniquement des données détaillées sur la sentence de mort qu’elle croyait avoir miraculeusement évitée un instant plus tôt. « Les Énigmas ont déclenché un bombardement cinétique de notre planète. Soixante-deux projectiles au total, dont de nombreux très massifs. Assez pour dévaster les régions émergées relativement restreintes de notre monde et anéantir toute sa population humaine.
— Qu’y pouvons-nous ?
— Rien, général Drakon. Rigoureusement rien. »