Chapitre six

« Si elle a réussi malgré tout à survivre, je la tuerai moi-même ! »

Debout devant Iceni, Togo ne réagissait à ses philippiques qu’en affichant un visage de marbre et il évitait sagement de proférer le premier mot.

Il était vraiment dommage que le sous-CECH Akiri, qui avait brièvement appartenu à l’état-major d’Iceni, eût été assassiné par un serpent quelques mois plus tôt. Pour l’heure, elle aspirait âprement à la présence à ses côtés d’un officier des forces mobiles sur qui déverser sa bile.

Sur l’écran qui surplombait le bureau de la présidente, la trajectoire de la flottille de Midway s’était stabilisée et accélérait vers une interception du cuirassé syndic. « Oh, merveilleux ! La cerise sur le gâteau !

— Madame la présidente ? s’enquit Togo.

— Regarde ! Tu vois ces deux symboles ? Ils signifient que deux de nos avisos vont télescoper le cuirassé syndic ! Pas pour une passe de tir rapproché ! Pour une collision ! »

Le front d’ordinaire parfaitement lisse de Togo se creusa d’une ride légère. « Comment la kommodore a-t-elle convaincu leurs équipages d’obtempérer à un tel ordre ?

— Elle n’en a pas eu besoin ! On peut les télécommander. Avec les codes d’accès, Marphissa peut s’emparer du contrôle des autres vaisseaux de sa flottille. Je les lui ai confiés, et elle s’en sert à présent pour une opération qui va me coûter un bras en soutien populaire ! »

Cette fois, Togo hocha la tête pour signifier qu’il comprenait. « Parce qu’on croira que vous avez envoyé vous-même ces équipages à la mort. Ceux des autres forces mobiles vont très mal le prendre.

— Et les citoyens aussi ! Je m’efforce de les garder de bonne humeur en procédant au goutte-à-goutte à des changements susceptibles d’améliorer leur sort et de leur accorder davantage de liberté. Si j’étais un CECH ordinaire, me voir jeter ainsi la vie de leurs concitoyens aux orties ne les ferait même pas ciller, mais ils s’attendent à ce que je me conduise différemment.

— N’avez-vous pas de codes permettant d’outrepasser ceux qui ont autorisé Marphissa à prendre le contrôle de ces avisos ?

— Il leur faudrait quatre heures pour les atteindre ! lâcha Iceni, les dents serrées. Trois de trop.

— Cette initiative ne ressemble guère à la kommodore Marphissa », fit remarquer Togo.

Iceni fixait l’écran d’un œil noir. « Que ça lui ressemble ou pas, elle l’a prise. Je veux certes me débarrasser de Boyens et de sa flottille, mais pas en fragilisant ma propre position. La nouvelle de cette affaire se répandra dans les systèmes voisins et on me regardera partout comme une vulgaire CECH.

— On vous respectera si vous…

— Je n’ai pas assez de puissance de feu pour régner sur cette région de l’espace par la peur ! » Et je n’y tiens pas non plus. Cela m’obligerait à prendre des mesures pour la renforcer, et j’en ai déjà trop fait dans ce sens. Togo était sans doute informé de certaines de ces initiatives puisqu’il avait fréquemment suivi ses ordres pour les mener à bien, mais il ne savait pas tout. Loin s’en fallait. « Ce sacrifice pourrait réduire à néant toutes nos chances de parvenir à une alliance renforcée avec Taroa. »

Iceni se contraignit à s’asseoir et à respirer posément. Comment gérer les retombées de ce désastre ? Pas seulement la perte d’une bonne partie de ma flottille, mais encore l’usage délibéré de deux de mes vaisseaux comme projectiles.

Togo se gratta prudemment la gorge. « Certains des vaisseaux syndics changent de cap. »

Iceni reporta le regard sur l’écran et constata que les croiseurs lourds et les avisos qui poursuivaient le nouveau venu étaient en train de rebrousser chemin. « Ils vont renforcer les défenses autour du cuirassé. » Mais les vaisseaux de Marphissa poursuivaient leur course effrénée vers le cuirassé, même si, désormais, leur mission semblait non seulement désespérée mais manifestement impossible. Où veut-elle en venir ?

La réponse s’imposa à Iceni quelques secondes plus tard, quand elle constata que les vaisseaux de la kommodore avortaient leur assaut pour regagner l’orbite. « C’était du bluff. Bon sang ! Elle a fichu la trouille à Boyens de sorte qu’il a laissé filer le croiseur.

— Sa fuite va beaucoup contrarier le CECH Boyens, lâcha Togo.

— Oh, il sera très fâché, en effet. » Est-ce que ça peut me servir ? Oh que oui ! L’allégresse se substituait à la brève fureur de tout à l’heure. Non seulement Marphissa s’était montrée plus maligne que prévu, mais encore les derniers événements avaient-ils inspiré à Iceni un moyen de sortir enfin de l’impasse où Boyens et sa flottille acculaient Midway. « Il faut que je contacte le nouveau venu. Ce croiseur peut nous être très utile. Préviens le général Drakon que je dois m’entretenir avec lui en tête-à-tête. Rien que nous deux. Ne me regarde pas comme ça. Il reste des serpents en activité et je ne peux pas prendre le risque de leur dévoiler le plan que je viens d’échafauder.

— Si madame la présidente ne daigne plus me compter parmi… » Togo était encore plus raide que d’ordinaire et sa voix plus compassée.

« Ce n’est pas ça », le coupa-t-elle. Mais bien plutôt qu’il s’agit très exactement d’une situation où je peux me servir à mon avantage de la position d’informateur du colonel Malin tout en réduisant les possibilités de deviner ce que je projette. Elle réussit à adresser à Togo un sourire rassurant. « Tu m’es trop proche. Si on te sait impliqué, on cherchera à découvrir ce que ça cache. »

La minable excuse n’eut pas l’air de rassurer Togo. « Je dois vous prévenir, madame la présidente, que le général Drakon œuvre très certainement contre vous. Il pourrait mettre à profit toute intimité apparente entre vous deux.

— Quelle intimité ? demanda Iceni d’une voix tranchante.

— Des… bruits ont couru.

— Il en courra toujours. Je ne peux pas permettre à des ragots de cours d’école d’empiéter sur mes décisions ! Envoie ce message au général Drakon pendant que je contacte le nouveau croiseur. »

Drakon fixait Iceni sans ciller tout en retournant sa proposition dans sa tête. Je ne suis pas technicien en tactiques des forces mobiles, mais le concept m’a l’air solide. « Vous croyez que ça peut marcher ?

— Je crois que ça a une bonne chance de marcher, mais nous ne pouvons pas envoyer Togo. Tout le monde remarquerait son absence et en déduirait qu’il est en mission spéciale pour moi.

— Qui, alors ? Il serait trop risqué de transmettre un message, j’en conviens. À la première ombre de soupçon, Boyens nous ferait un pied de nez. »

Iceni eut un geste détaché. « Pourquoi pas les colonels Malin et Morgan ?

— Deux des miens ? Pour une entrevue personnelle avec Black Jack ? » Son regard se fit plus aigu. « Vous prendriez le risque de me laisser leur confier un message différent ?

— Oui, répondit sereinement Iceni. Est-ce à dire que je ne devrais pas ?

— Je dis seulement que nous avons l’un et l’autre assez d’expérience pour ne pas tomber dans ce piège. Qu’est-ce qui a changé ?

— J’ai appris à mieux vous connaître. »

Drakon aurait aimé y croire, ce qui ne le rendit que plus circonspect.

« Quoi qu’il en soit, reprit Iceni, je peux faire poser à l’un de vos colonels un boîtier scellé qui enregistrera tout. De sorte qu’aucun message non autorisé ne sera transmis à Black Jack.

— D’accord. Je peux comprendre pourquoi vous avez avancé le nom de Malin. Mais… Morgan ? »

Iceni eut un sourire entendu. « Parce que, si l’un des deux avait un projet personnel à l’esprit, l’autre vous en ferait part.

— C’est assez vrai. » Drakon se repassa le plan mentalement puis hocha la tête. « Je suis d’accord. On remarquera sans doute l’absence de Morgan et Malin, mais on présumera qu’ils vaquent à mes affaires, dont sont exclues les forces mobiles.

— Les vaisseaux de guerre, rectifia Iceni. Je tiens à m’écarter le plus possible de la terminologie et des modes de pensée syndics. Je m’attends à recevoir bientôt des nouvelles de ce nouveau croiseur, en réponse à notre offre de le faire escorter jusqu’à sa destination par un de nos croiseurs lourds. Je vous ferai prévenir dès qu’il l’aura acceptée et nous pourrons alors chercher le moyen d’expédier vos colonels à Black Jack à l’insu de tous. »

Drakon réfléchit en se massant le menton d’une main. « Nous pourrions faire intervenir le nouvel officier de liaison de l’Alliance.

— Vraiment ? Mais oui, vous avez raison. » Cette fois, le sourire d’Iceni avait l’air parfaitement sincère. « Nous formons une bonne équipe, Artur. »

Marphissa se tenait devant le sas principal du Manticore et attendait que la navette eût fini de s’y accoupler. Que se passe-t-il, par l’enfer ? Pourquoi la présidente tient-elle tant à ce que j’aille inspecter personnellement les progrès accomplis dans la préparation de notre cuirassé au combat ?

Le Manticore avait mis deux jours à atteindre la géante gazeuse, où l’armement du nouveau cuirassé Midway avançait lentement. Marphissa se trouvait donc à deux jours de sa flottille et à des heures-lumière de toute nouvelle sur les événements qui se déroulaient à proximité du portail de l’hypernet.

La navette la conduisit directement à l’un des sas du Midway, où elle trouva le jeune et fringant levtenant-kapitan Kontos qui l’attendait sans escorte. « Par ici, kommodore. »

Ils entreprirent la traversée du cuirassé. En dépit de laprésence de travailleurs du chantier naval et d’un équipage réduit, de nombreux secteurs du Midway restaient déserts. Marphissa fut prise d’un curieux malaise alors qu’ils longeaient une coursive. Kontos n’avait jamais fait montre d’une dangereuse ambition personnelle et la présidente Iceni avait sans doute donné l’ordre à Marphissa d’inspecter le Midway, mais, à son goût, ces dispositions évoquaient un petit peu trop les occasionnelles mises au placard d’officiels syndics réputés tombés en disgrâce. En outre, certains « amis » de la kommodore – ayant entendu dire qu’Iceni n’avait guère apprécié le tour joué par Marphissa à Boyens lors de la fuite du nouveau croiseur lourd – lui avaient rapporté ces rumeurs. Même si elles étaient fondées, la présidente ne me ferait pas disparaître. Elle n’est pas comme les autres CECH. « Que se passe-t-il ? » demanda-t-elle à Kontos à voix basse.

Celui-ci lui adressa un regard énigmatique. « Je ne peux pas vous le dire. C’est très important. Vous allez… rencontrer un autre officier. Elle est censée vous rejoindre ensuite à bord du Manticore. »

C’était plutôt rassurant, dans la mesure où ça sous-entendait qu’elle retournerait sur son vaisseau en un seul morceau et sans les fers aux pieds. Du moins fallait-il l’espérer.

Kontos sortit une enveloppe qu’il lui tendit. « Vos ordres. Je ne les ai pas lus, à l’exception d’un document de travail spécifiant que je devais vous les remettre.

— Des ordres écrits ? » Marphissa prit l’enveloppe et la contempla.

« On ne veut pas risquer de compromettre ce qu’ils contiennent.

— Ça crève les yeux ! Je n’avais encore jamais vu d’ordres couchés sur le papier. »

Kontos fit halte devant une écoutille. « Elle est dans cette cabine. Je suis le seul à bord à l’avoir vue.

— Qui diable est-ce donc ? La présidente serait-elle montée en secret à bord du Midway ?

— C’eût sans doute été moins surprenant, déclara Kontos avant de saluer. Je dois vous introduire, sceller hermétiquement l’écoutille puis attendre votre appel. Il y a à l’intérieur un panneau de com opérationnel, connecté à mon fauteuil de commandement de la passerelle. C’est là que je l’attendrai.

— Dois-je lire ces ordres avant de rencontrer cette personne ?

— Je l’ignore, kommodore.

— Parfait. Je vous appelle dès que j’ai terminé. » Stupide obsession du secret, songea-t-elle. Qu’est-ce qui peut bien être assez confidentiel pour justifier toutes ces précautions… ?

Elle fit deux pas à l’intérieur du compartiment et se pétrifia, à peine consciente que Kontos refermait l’écoutille derrière elle.

Un capitaine de la flotte de l’Alliance se tenait près d’une des tables boulonnées au pont, vêtue de son uniforme réglementaire.

Marphissa inspira profondément. Un officier de l’Alliance. Elle avait vu des prisonniers de guerre, affronté ses vaisseaux en bataille rangée, mais jamais elle ne s’était entretenue avec un de ses officiers, ni d’ailleurs avec aucun de ses ressortissants. La guerre avait duré un siècle. La population de l’Alliance n’était pas seulement l’ennemi, elle était depuis toujours une menace pour elle et sa patrie. Trouver un Énigma dans le compartiment ne lui aurait pas paru plus surprenant que d’y rencontrer cette femme.

Mais elle était là sur l’ordre de la présidente Iceni. Il devait y avoir une bonne raison à cela.

J’ai regardé la mort en face. Je peux bien affronter un officier de l’Alliance.

« Je suis le capitaine Bradamont, se présenta la femme en se mettant au garde-à-vous.

— Kommodore Marphissa », répondit machinalement celle-ci. Son regard se porta sur le sein gauche du capitaine Bradamont, où s’alignaient médailles et décorations. Mais, là où, sur une tenue syndic, ces récompenses auraient constitué un résumé parfaitement compréhensible de la carrière de leur propriétaire, celles de l’Alliance, inconnues de Marphissa, formaient comme un barbouillage bariolé qui n’avait aucun sens pour elle. Qui donc était cette femme ? « Pourquoi êtes-vous là ?

— Vous n’avez pas reçu d’instructions ?

— Je… » Marphissa posa les yeux sur l’enveloppe qu’elle tenait toujours à la main. « Je ferais peut-être mieux de les lire maintenant. »

Au bout de plusieurs secondes exaspérantes, elle réussit enfin à comprendre qu’il fallait briser le sceau qui fermait l’enveloppe. Elle farfouilla à l’intérieur, en tira la paperasse qu’elle contenait et la parcourut. Officier de liaison… assistance à un projet spécial… pleinement habilitée à… « C’est quoi, ce projet spécial ? Minute, il y a encore une page. »

Une opération destinée à piéger la flottille syndic dans une impasse, où il lui faudrait choisir entre combattre ou détaler ? Le regard de Marphissa se focalisa de nouveau sur l’officier de l’Alliance. « Capitaine… ?

— Bradamont.

— Je suis complètement larguée. Jamais je n’aurais imaginé m’adresser un jour à quelqu’un comme vous. Quand les serpents grouillaient dans tous les coins, ç’aurait suffi à me faire accuser de haute trahison.

— Les serpents ? Oh, la sécurité interne ! »

Le mépris que trahissait la voix de Bradamont reflétait exactement les sentiments qu’inspiraient les serpents à la kommodore. Marphissa se rendit compte qu’elle se dégelait légèrement. « Ils sont tous morts. Nous les avons éliminés. » J’en ai tué un moi-même. Pourquoi est-ce que je ressens brusquement le besoin de m’en vanter, comme s’il me fallait noyer cette femme sous mes exploits ? Mais je déteste me remémorer le meurtre de ce serpent. Il l’avait sans doute mérité, mais je déteste me le rappeler.

Bradamont avait hoché la tête. « Je sais que vous vous êtes débarrassés de votre Service de sécurité interne. Je n’aurais pas consenti à rester à Midway s’il existait encore.

— Consenti ?

— Je me suis portée volontaire. Ou disons plutôt que l’amiral Geary me l’a demandé.

— L’amiral Geary ? Oh, Black Jack, voulez-vous dire ? Une requête qu’il vous aurait été difficile de décliner, en effet. Vous apparteniez à son état-major ? »

L’officier de l’Alliance secoua la tête. « Je commandais le Dragon. Un croiseur de combat. »

Cette déclaration ne sonnait pas comme une vantardise, mais elle aurait pu en être une. Marphissa se rapprocha de Bradamont pour la scruter. « Pourquoi nous avez-vous crus quand nous vous avons appris que nos serpents n’étaient plus là ?

— Ne pas remarquer les ruines de votre Service de sécurité interne eût été malaisé, fit observer Bradamont. Et quelqu’un de Midway qui a toute ma confiance me l’a confirmé.

— L’Alliance avait un espion dans notre système stellaire ? éructa Marphissa.

— Non. Loin de là. C’est un… ami.

— Un ami ? » Un espion, Marphissa aurait pu l’accepter, mais un ami ? Comment était-ce possible ?

Un long silence s’ensuivit. Toutes deux semblaient soudain incapables de trouver un sujet de conversation. De quoi peut-on bien parler avec une ennemie ? Même quand elle a cessé de l’être. Bradamont finit par embrasser les alentours d’un geste vague. « Je constate que vous vous êtes trouvé un cuirassé.

— Oui. À Kane. Nous l’avons réquisitionné là-bas, dans l’installation orbitale syndic.

— J’ai lu le compte rendu de l’opération, déclara Bradamont, stupéfiant Marphissa. Votre présidente me l’a envoyé. Belle manœuvre, kommodore. »

L’éloge faillit faire sursauter Marphissa ; puis elle s’aperçut qu’elle se dégelait encore plus, tout en restant sur le qui-vive. Cette femme commandait un des croiseurs de combat de Black Jack et elle trouve que j’ai fait du bon boulot à Kane ? Eh bien, c’est la vérité. Mais je ne me serais jamais attendue à l’entendre de la bouche d’un officier de l’Alliance. « Merci… capitaine. » Nouveau silence embarrassé. « Êtes-vous déjà montée à bord d’un cuirassé ? demanda la kommodore.

— D’un cuirassé syndic, voulez-vous dire ? » Bradamont inclina légèrement la tête, comme pensivement. « Une seule fois. À la tête d’une équipe d’abordage. À Ixchel. »

Il n’existait apparemment pas de sujets anodins. « Cette bataille ne m’est pas familière. » Il y en avait eu tant et tant. « L’Alliance l’a emporté, j’imagine ?

— Si la victoire revient aux derniers qui restent en vie, alors, oui, nous avons gagné, même si nous n’étions plus très nombreux. Puis nous sommes partis et nous l’avons fait sauter. »

Au moins un terrain commun. Guère surprenant, à la vérité. « Vous avez perdu beaucoup d’hommes pour l’arraisonner puis vous êtes partis en le faisant sauter.

— À croire qu’on a connu les mêmes expériences.

— Quelquefois. »

Nouveau silence gêné, puis Marphissa désigna les chaises dressées autour de la table la plus proche. Quand il serait terminé, ce compartiment servirait de salle de détente aux officiers. Il lui manquait encore de nombreux aménagements, mais les meubles étaient déjà installés.

« Merci, dit Bradamont. Au cas où vous vous poseriez la question, je me sens moi aussi mal à l’aise.

— Je m’en serais doutée. Parce que, voilà quelques mois à peine, nous nous serions sans doute entretuées ?

— Et parce que nous avons passé toute notre vie d’adulte à nous consacrer à ce but, comme nos parents et grands-parents.

— Mais, maintenant, nous sommes… euh… » Marphissa échoua à trouver le mot juste. « Que sommes-nous, au fait ?

— Du même bord, j’imagine. Que dites-vous de ce plan pour nous débarrasser de la flottille syndic ?

— Qu’il est risqué. Mais que… si ça marche… »

Bradamont sourit. « En effet. Si ça marche. » Elle plongea la main dans un paquetage posé à côté de la table en faisant mine de ne pas remarquer que Marphissa s’était tendue, et elle en sortit une bouteille. « Je vous ai apporté un petit cadeau. En gage de… euh…

— De bienvenue ? demanda Marphissa en examinant l’étiquette. Du whiskey ? De Vernon ? Savez-vous au moins combien vaudrait une telle bouteille dans l’espace syndic ? Nul n’a pu mettre la main sur cette gnôle depuis un siècle… sauf par le marché noir.

— Nous ne sommes pas dans l’espace syndic, n’est-ce pas ? »

Marphissa sourit en dépit de ses appréhensions. « Non. Plus maintenant. Puis-je l’ouvrir ?

— Je n’attends que ça. » Bradamont lui rendit son sourire. « Je boirai la première gorgée pour vous prouver qu’il n’est ni drogué ni empoisonné.

— Vous auriez pu prendre un antidote, fit remarquer Marphissa. À moins que vous n’ayez envie d’en boire une gorgée de plus.

— Vous êtes rudement gonflée pour une… » Le sourire de Bradamont s’effaça. « Pardon.

— La force de l’habitude, laissa tomber Marphissa en en versant deux verres. Je pourrais moi-même vous servir des noms d’oiseau sans même m’en rendre compte. Tâchez de ne pas les prendre trop à cœur.

— Entendu. »

Marphissa sirota le breuvage du bout des lèvres en s’émerveillant de sa saveur. « J’avoue avoir été estomaquée. Comment avez-vous pu décider de vous remettre entre les mains de…

— De gens qui étaient des Syndics autrefois ? » Une étincelle s’alluma dans les yeux de Bradamont. « J’ai été détenue dans un camp de travail syndic. Je les connais.

— Il n’y a plus de camps de travail. Du moins là où s’exerce l’autorité de la présidente Iceni.

— C’est ce qu’on m’a dit. » Bradamont sourit de nouveau. « Vous avez l’air de vous en enorgueillir.

— J’en suis très fière. Nous… Nous sommes en train de tout changer. » Au tour de Marphissa de sourire. « La présidente Iceni nous aidera à bâtir un gouvernement qui soit vraiment pour le peuple. »

Bradamont l’étudia longuement puis leva son verre. « En ce cas, trinquons à la présidente Iceni. »

Marphissa l’imita. « À notre présidente. » Elle regarda ce que buvait Bradamont, bien résolue à ne pas s’enivrer davantage que l’officier de l’Alliance. Mais Bradamont avait porté un toast à Iceni… « Vous n’êtes là que pour nous épauler dans cette opération ? »

Bradamont secoua la tête. « Je suis censée rester à Midway après le départ de la flotte. Pour observer ce qui s’y passe et, éventuellement, prodiguer toute assistance qui ne contreviendrait pas aux intérêts de l’Alliance.

— Votre assistance ? » Une idée inattendue traversa soudain l’esprit de Marphissa, lui arrachant un éclat de rire. « Tactique ? Vous nous apprendriez à combattre comme Black Jack ?

— Oui. »

Bénis soient nos ancêtres ! Marphissa but une plus longue gorgée. Stupeur et ressentiment se livraient bataille en son for intérieur. « C’est… Comment vous expliquer ce que je ressens ? J’ai moi-même le plus grand mal à résoudre les conflits qui m’agitent. Cela dit, il serait génial, il me semble, que quelqu’un puisse nous enseigner quelques-unes des ruses de Black Jack. Et, dans la mesure où la flotte de l’Alliance est considérablement plus puissante que tout ce qu’aurait pu lui opposer naguère l’espace syndic, avoir parmi nous un des anciens officiers de Black Jack ne peut être que bénéfique. Rien que pour cela, j’aimerais vous embrasser. »

Bradamont siffla à son tour une lampée de son breuvage puis arqua un sourcil. « J’en déduis qu’il est encore trop tôt pour me remettre du rouge ?

— Non, parce que, d’un autre côté, Black Jack nous a humiliés et a anéanti nos forces mobiles, dont nos camarades formaient les équipages. C’est déjà assez éprouvant en soi. Et voilà qu’un des siens descend du ciel pour nous apprendre à combattre. Rien que pour cela, j’aimerais vous étriper.

— Les gens ne vous inspirent pas ces sentiments mitigés d’habitude, kommodore ?

— Que non pas. Pas au même moment, en tout cas. Que ressentez-vous, vous, capitaine ? »

Bradamont regarda de nouveau autour d’elle puis sirota une autre gorgée. « Je peux comprendre ce que vous éprouvez. Tout professionnel s’enorgueillira de son travail et de ses compétences et, en revanche, s’offusquera d’une assistance condescendante, si insignifiante soit-elle. Cela dit, s’agissant des principes de base, vous n’avez besoin d’aucune aide. Si ce que vous avez fait à Kane en est un exemple, vous êtes très douée, kommodore. En ce qui me concerne, ce que je ressens est pour le moins singulier. J’ai déjà séjourné sur des planètes syndics… pardon, des Mondes syndiqués. En tant que prisonnière. Une petite voix en moi hurlait : “Fuis, espèce d’idiote !” Mais, quand je vous vois vêtue de cet uniforme, une autre voix me souffle que je devrais vous haïr pour toutes les morts et les destructions occasionnées par une guerre aussi stupide qu’interminable. » Elle reposa son verre en secouant la tête. « Je reste en partie engluée dans le passé. Mais, d’un autre côté, je constate que des gens s’efforcent de l’oublier pour créer du neuf, de rejeter les liens qui les y enchaînaient. Et vous êtes de ceux qui travaillent avec le colonel Rogero.

— Le colonel Rogero ? » Marphissa dut se concentrer pour se souvenir de lui. « Un des commandants de brigade du général Drakon. C’est lui, votre ami ?

— Oui. »

Ce monosyllabe recelait plus d’émotion que n’est censée en inspirer l’amitié d’ordinaire. « Ah ! Très bien. Cela doit cacher une histoire passionnante.

— En effet. » Bradamont se radossa à sa chaise et drapa le bras autour de son dossier. « Le fond de l’affaire, c’est que, grâce au colonel Rogero, j’ai appris que les Syndics aussi pouvaient être humains. Et de surcroît, pour certains d’entre vous au moins, des gens merveilleux. Certes, ça ne changeait rien à la guerre. Je devais continuer à vous combattre et même m’y appliquer, parce que, en dépit de ce qu’était chacun de vous individuellement, vous aussi vous battiez pour un enjeu que je ne pouvais pas vous permettre de remporter.

— Je vois. » Marphissa soupira lourdement, tout en contemplant le dessus de table inachevé. « Je ne tenais pas à la victoire du Syndicat, mais je redoutais ce qui risquait de se produire en cas de triomphe de l’Alliance. On nous avait montré les images de planètes que nous nous étions disputées puis qui avaient été bombardées… Non. Je sais. Nous l’avons fait aussi. Je voulais protéger ma patrie, voilà tout. On nous a affirmé que vous aviez déclenché la guerre. Vous le saviez ? On enseignait aux enfants que c’était la faute de l’Alliance. On n’apprenait la vérité qu’en grandissant, à condition de grimper assez haut dans la hiérarchie syndic : le Syndicat avait pris cette décision. Mais, une fois cadre exécutif, que faire de cette vérité ? Il ne vous reste plus qu’à continuer le combat. Comment réagir autrement ? »

Bradamont lui retourna sombrement son regard. « Vous auriez pu vous révolter pendant la guerre.

— Certains l’ont fait. » Marphissa frissonna puis but une longue gorgée avant de remplir son verre. « Quand le Syndicat disposait encore d’une pléthore de forces mobiles, il lui était facile de réprimer toute rébellion. Les traîtres ont péri, déclara-t-elle, amère. Les planètes félonnes ont été réduites en monceaux de ruines, les familles renégates ont été massacrées ou laissées à l’abandon dans les décombres de leurs villes, et les serpents étaient partout. Chuchotez les mots qu’il ne fallait pas et vous disparaissiez. Offensez un CECH et votre époux, votre femme ou vos enfants disparaissaient. Nous révolter ? Bon sang, croyez-vous que nous n’avons pas essayé ?

— Je vous demande pardon. » Bradamont avait l’air sincère. « Nous nous plaignons souvent de notre propre gouvernement dans la flotte de l’Alliance et nous parlons même de le combattre. Mais nous n’avons jamais rien enduré de tel. Rien de comparable.

— Les Syndics nous qualifient maintenant de traîtres, poursuivit Marphissa. Mais nous n’en sommes pas. Vous savez ce qui est drôle ? Tout le système syndic encourageait la délation. On devait dénoncer ses amis, ses collègues et même son mari, sa femme, ses parents et ses enfants. Mais il fallait rester fidèle à un patron qui, lui, n’était pas loyal envers vous. Qu’ils soient maudits ! Tous autant qu’ils sont ! » Pourquoi est-ce que je lui raconte tout ça ? Mais je n’aurais pu l’avouer à personne. Même si ma vie en dépendait.

Bradamont rompit un autre silence gêné. « Mais Iceni est différente, elle ?

— Oui.

— Et Drakon ?

— Le général Drakon ? Il soutient la présidente. Je n’ai pas besoin d’en savoir plus.

— Je le croyais un codirigeant.

— Techniquement, c’est sans doute vrai, concéda Marphissa. Mais je ne réponds que devant la présidente. Comment est Black Jack en réalité ?

— Il est… » Bradamont fixa son verre en fonçant les sourcils. « Complètement différent de ce à quoi on s’attend. Pas inférieur. Supérieur. Vrai.

— Réellement… ? On dit qu’il… Bon, il paraît qu’il serait davantage…

— Il est humain, affirma Bradamont.

— Mais nous a-t-il été envoyé ? Est-il un agent d’autre chose que l’Alliance ?

— Il ne s’en est jamais targué. Je n’en sais rien. Ça me dépasse. » Bradamont lui coula un regard inquisiteur. « Il me semblait que les Syndics ne croyaient pas à tous ces trucs ?

— Les religions ? La foi ? Officiellement, ces superstitions ont été découragées. Nous ne sommes censés croire qu’au Syndicat. Mais les gens se cramponnent à leurs vieilles croyances. » Marphissa haussa les épaules. « Parfois, nous ne pouvions nous raccrocher qu’à elles. Certains croyaient au Syndicat comme en une espèce de providence, de puissance divine, mais, quand les Syndics nous ont abandonnés aux Énigmas, leur foi a été sérieusement ébranlée. Vous avez vraiment vu des Énigmas ? »

Bradamont opina, pas désarçonnée le moins du monde par le coq-à-l’âne. « Un seul. Et même pas entier. Nous n’en savons encore que très peu sur eux. L’amiral Geary est persuadé qu’ils préféreraient se suicider collectivement que de nous permettre d’en apprendre davantage sur leur espèce. »

Marphissa mit un certain temps à digérer l’information. « Une espèce encore plus timbrée que l’humanité ? Génial !

— Ça n’a rien de démentiel à leurs yeux, rectifia Bradamont. Pour eux, ça reste parfaitement sensé. Un peu comme la guerre peut paraître sensée à l’humanité.

— Non, vous faites erreur, déclara Marphissa en remplissant de nouveau leurs verres. Nous la savions tous insensée. Nul ne savait comment y mettre fin. Livrer une guerre parce qu’on ignore comment la terminer ! Il faut croire, après tout, que les Énigmas ne sont pas plus cinglés que nous. Et ces superbes vaisseaux que nous avons vus ? Si rapides. Pouvez-vous m’en parler ?

— Les Danseurs ? » Bradamont ne put s’empêcher de sourire. « Ils sont vraiment affreux. Et, manifestement, ils ne raisonnent pas comme nous. Mais nous avons apparemment réussi à établir un lien. Ils nous ont aidés.

— Ils ont sauvé notre planète principale. » Marphissa leva de nouveau son verre pour porter un toast. « Je ne l’aurais jamais cru possible, mais ils ont réussi à dévier un bombardement cinétique. Aux Danseurs !

— Aux Danseurs ! l’imita Bradamont. Mais ils sont vraiment très moches. Tenez, voici une image. » Elle tendit sa tablette de données à Marphissa. « Je dois transmettre à votre présidente un rapport sur eux. »

La kommodore fixait l’image, bouche bée. « Le croisement d’une araignée et d’un loup ? Sérieusement ? C’est à cela qu’ils ressemblent ? Mais ils pilotent leurs vaisseaux comme s’ils étaient leur prolongement. Avec une grâce incroyable. Comment leurs systèmes de manœuvre y parviennent-ils ? »

Bradamont se gargarisa un instant de sa gorgée de whiskey avant de l’avaler. « Nous sommes pratiquement certains qu’ils les pilotent manuellement. »

Marphissa eut un sursaut incontrôlé. « Des manœuvres d’une telle complexité à des vélocités aussi fantastiques ? Et en pilotage manuel plutôt qu’automatique ? Impossible !

— Pour nous, précisa Bradamont.

— Que pouvez-vous me dire de l’autre énorme bâtiment ? la pressa Marphissa.

— L’Invulnérable ? Il appartenait aux Bofs. Nous l’avons arraisonné. » Bradamont plissa les yeux comme pour regarder la lumière jouer dans le liquide ambré qui remplissait encore partiellement son verre. « Ils sont tout mignons, ces Bofs. Et cinglés. Pas comme les Énigmas, genre “Fichez-nous la paix !” Non. Eux, ce serait plutôt : “Si on le pouvait, on dominerait l’univers. Et ce sont des combattants fanatiques. Jusqu’au-boutistes. Ils figurent aussi dans mon rapport à votre présidente. Les Bofs n’atteindront jamais l’espace contrôlé par l’Homme, espérons-le, mais il faut absolument que vous sachiez pourquoi vous ne devez jamais envahir celui qu’eux-mêmes contrôlent.

— Merci. » Peut-être était-ce l’alcool. Ou encore leur expérience commune des vaisseaux de guerre. Mais Marphissa se sentait détendue et elle souriait chaleureusement à Bradamont. « J’espère que votre rapport comprendra la manière dont vous vous y êtes pris pour arraisonner ce vaisseau colossal.

— Ce fut… épineux, lâcha Bradamont. Ouais. Nous pouvons parler des tactiques que nous employons dans la flotte de l’amiral Geary pour triompher de nos ennemis. »

Marphissa croisa le regard du capitaine de l’Alliance et un frisson la parcourut intérieurement, battant en brèche l’attirance qu’elle lui inspirait un instant plus tôt. « Et de nous aussi. Comment vous avez écrasé les forces mobiles syndics.

— Oui, convint Bradamont d’une voix plus douce, comme si elle avait pris conscience de ce qu’éprouvait Marphissa. Je parlais également de vous. De vous aider à vaincre les forces syndics qui pourraient revenir à Midway pour tenter d’en reprendre le contrôle. Je peux vous narrer comment nous avons réagi lors de différents engagements, depuis Corvus jusqu’à Varandal. L’amiral Geary m’y a autorisée.

— Varandal ? C’est dans l’espace de l’Alliance, n’est-ce pas ?

— Oui. C’est là que nous avons combattu votre flottille de réserve.

— Que vous l’avez détruite, voulez-vous dire, rectifia Marphissa en contemplant le fond de son verre. Je sais. Le CECH Boyens en avait au moins informé la présidente Iceni, bien qu’il ait manifestement laissé de côté bon nombre d’informations datant de l’époque où il était encore votre prisonnier. Nous avions beaucoup d’amis dans les équipages de ces unités. Certains étaient même plus que des amis. La flottille de réserve a passé pas mal de temps à Midway. Elle y séjournait depuis des décennies. » La voix de Marphissa avait adopté des intonations contrites, rageuses, accusatrices. C’était injuste et elle le savait. C’était la guerre. N’empêche…

« Je regrette, dit Bradamont.

— Nous avons tous perdu beaucoup d’amis, j’imagine. »

Le silence parut s’éterniser puis Bradamont reprit la parole avec une alacrité forcée. « Avez-vous déjà reçu une liste de prisonniers ?

— De quoi ? demanda Marphissa, incertaine d’avoir bien entendu.

— Une liste de prisonniers, répéta Bradamont. Des officiers et matelots que nous avons capturés à Varandal après la destruction de leurs vaisseaux. »

Marphissa avait de nouveau levé son verre pour boire une gorgée, mais sa main se figea à mi-hauteur. « Des prisonniers ? Vous aviez fait d’autres prisonniers ? Pas seulement le CECH Boyens ?

— Oui. » Bradamont tressaillit. « N’avez-vous donc pas entendu dire que l’amiral Geary a interdit l’exécution des prisonniers dès qu’il a pris le commandement de la flotte ?

— Si, mais je n’y ai pas cru.

— C’est la stricte vérité. Nous avons cessé de passer les prisonniers par les armes… » Bradamont piqua un fard. « Je ne peux pas y croire. Je n’arrive pas à me persuader que nous soyons tombés si bas jusqu’à ce qu’il ne nous le rappelle… Bref, pour résumer, nous avons fait des prisonniers. Et, quand nous n’en voulions pas et que nous nous trouvions dans un système stellaire syndic, nous laissions leurs modules de survie s’échapper. Vous ne l’avez pas su ?

— Nous ne savions que ce que le gouvernement syndic voulait que nous apprenions.

— Oh, bien sûr. La sécurité, hein ? Étrange, tout ce que les gouvernements veulent justifier en son nom, n’est-ce pas ? Eh bien, je peux vous dire que des gens de votre flottille de réserve sont encore retenus prisonniers à Varandal. En très grand nombre. Je le sais. »

Marphissa se contenta de fixer Bradamont pendant ce qui lui fit l’effet d’une bonne minute, puis elle réussit à trouver ses mots. « Vous êtes sûre qu’ils y sont toujours et qu’on ne les a pas dispersés dans les camps de travail de l’Alliance ? »

Bradamont rougit de nouveau, mais de colère cette fois. « L’Alliance n’a jamais eu de camps de travail. Si on les avait dispatchés, ç’aurait été dans des camps de prisonniers de guerre. Mais on les enregistrait encore quand la guerre s’est achevée et nul n’avait envie de s’occuper de leur rapatriement. Ils sont donc restés coincés à Varandal, aux mains des autorités de la flotte, qui, elles, doivent les héberger, les nourrir, les surveiller et les soigner jusqu’à ce que les accords portant sur la libération des prisonniers de guerre aient été finalisés. Je le sais parce que de nombreux officiers s’en plaignaient là-bas. Les Syndics… Le gouvernement des Mondes syndiqués, je veux dire, est censé pondre des mesures en ce sens, mais ça traîne en longueur et, pendant ce temps, les autorités de Varandal se retrouvent avec un tas de Syndics sur les bras, qu’elles préféreraient rendre à leur planète natale. »

De furieuse, l’expression de Bradamont se fit songeuse. « Vous êtes fantastiques, vous autres. Vous dites savoir que les survivants de la flottille de réserve sont détenus à Varandal. Pourquoi n’envoyez-vous pas quelqu’un les récupérer ?

— Qui ça ? Nous ? demanda Marphissa, refusant d’en croire ses oreilles.

— Dépêchez là-bas un ou deux cargos modifiés. De combien auriez-vous besoin ? Plus de deux. Quatre ? Non, plutôt six. Vos prisonniers sont environ quatre mille. Ils seront un peu à l’étroit, mais six cargos devraient suffire à les convoyer, à condition d’avoir été aménagés pour abriter autant de monde que possible.

— Nous pouvons affréter… » commença Marphissa puis la réalité s’imposa à elle. « Des cargos ? Qui se rendraient tout là-bas en traversant un territoire immense où l’autorité du Syndicat est continuellement contestée ou s’est tout bonnement effondrée ? Où le peu qu’il en subsiste s’empresserait de canonner des vaisseaux opérant en notre nom ? » Pas question de placer la barre si haut. Je ne vais même pas y croire.

« Vous pourriez les faire escorter, suggéra Bradamont. Par quelques-uns de vos vaisseaux de guerre.

— Des vaisseaux de guerre ? Nous en avons bien peu. Et vous voudriez que nous envoyions vers un système stellaire de l’Alliance un convoi escorté par ces vaisseaux ?

— Ce n’est peut-être pas une très bonne idée », admit Bradamont en buvant une autre gorgée. Elle fit rouler un instant le whiskey sur sa langue avant de déglutir. « D’accord, voici comment vous pourriez procéder. Simple suggestion, ajouta-t-elle prudemment. Allez à Atalia. Vous avez un portail, vous pouvez donc emprunter l’hypernet sur le plus clair du trajet. D’Atalia, le saut jusqu’à Varandal est relativement aisé. Atalia a revendiqué comme vous son indépendance. Cela dit, sa situation est beaucoup moins bonne que la vôtre, loin s’en faut. »

Marphissa opina sans mot dire. Inutile d’y chercher des explications : un système frontalier comme Atalia avait sans doute été impitoyablement pilonné pendant des décennies.

« Atalia disposait d’un aviso lors de notre dernier passage, poursuivit Bradamont. D’un seul. Il s’y trouve aussi un vaisseau estafette de l’Alliance, qui monte la garde près du point de saut pour Varandal. Votre convoi émerge à Atalia, puis vos vaisseaux y stationnent pendant que les cargos sautent jusqu’à Varandal.

— Et qu’arrive-t-il quand six anciens cargos syndics déboulent à Varandal ?

— Les autorités de l’Alliance voudront savoir qui ils sont et ce qu’ils viennent faire là. Elles ne les détruiront pas de but en blanc. Le feriez-vous si des cargos de l’Alliance se pointaient à Midway ?

— Non. » Obstacles. Objections. Qu’est-ce qui pouvait bien se mettre encore en travers ? « Nous remettraient-elles ces prisonniers ? »

Bradamont fit la grimace puis se massa la nuque. « Techniquement parlant, nous sommes censés les rapatrier nous-mêmes dans les Mondes syndiqués. Mais, compte tenu de tous les systèmes stellaires qui s’en désolidarisent, ça devient de plus en plus épineux. Et nous n’aimons toujours pas les Syndics. Larguer les ressortissants d’un système qui vient de déclarer son indépendance sur une planète encore contrôlée par les Syndics ne serait pas très “humanitaire”.

— Humanitaire ? » s’enquit Marphissa, ironique.

Bradamont la questionna du regard puis : « Pourquoi ce ton sarcastique ?

— Parce que c’est une… blague récurrente. Personne ne prononce ce mot sérieusement. En lui donnant son sens réel, quel qu’il soit.

— Oh ! » L’espace d’un instant, Bradamont eut l’air interloquée puis elle reprit contenance. « Alors disons plus prosaïquement que la flotte de l’Alliance aimerait se débarrasser des prisonniers détenus à Varandal. »

Consciente de sucrer les fraises, Marphissa reposa soigneusement son verre. « Combien ? chuchota-t-elle. Combien avez-vous dit qu’ils étaient ?

— Je ne connais pas le chiffre exact. Quatre mille à peu près. C’est celui qu’on entendait toujours répéter.

— Quatre mille. » Sur combien au total ? Mais, le plus souvent, quand un vaisseau était détruit, ça se produisait en un éclair, sans laisser aucune chance aux éventuels survivants. Que quatre mille personnes fussent sorties indemnes d’une bataille où leurs vaisseaux avaient été trop gravement endommagés pour continuer le combat était déjà une chance inouïe. « Nous n’en avions aucune idée. Beaucoup de ces gens sont des amis à nous. Ils viennent de Midway ou de systèmes stellaires voisins.

— Pardonnez-moi. J’y aurais fait tout de suite allusion si je m’étais rendu compte que…

— Pas grave. » Marphissa soupira. « Nous les croyions tous morts. Il fallait bien. Il en avait toujours été ainsi.

— Je sais. » Bradamont fit la grimace. « Nous partions aussi de ce principe quand certains des nôtres se retrouvaient aux mains des Syndics.

— Je dois obtenir l’approbation de la présidente Iceni pour cette intervention. Nous ne pouvons même pas l’envisager tant que cette… euh… opération spéciale destinée à nous débarrasser de la flottille syndic n’aura pas réussi. Si ça marche, nous pourrons alors dépêcher des vaisseaux pour escorter ces cargos, et ils resteront absents un bon moment. Dans la mesure où nous ne disposons que de quelques unités, nous aurons du mal à le faire avaler à la présidente Iceni. Pour être honnête, si nous avions affaire à une tout autre personne, ce serait exclu. Je crois que notre présidente sautera sur l’occasion, mais que certains de ses conseillers s’efforceront de l’en dissuader. Qu’avons-nous à y gagner, en effet ? demanda Marphissa d’une voix amère. Et convaincre le général Drakon risque d’être aussi difficile.

— À ce que j’ai entendu dire du général, il n’est pas foncièrement mauvais. Mais il faudra sans doute lui fournir une raison solide. » Bradamont la fixa d’un œil sombre puis embrassa le compartiment d’un geste. « On est encore en train d’équiper votre cuirassé. A-t-il déjà un équipage ?

— Rien qu’une permanence, reconnut Marphissa. Recruter du personnel des forces mobiles suffisamment bien entraîné et assez nombreux pour armer un cuirassé s’est révélé sérieusement problématique pour nous. En outre, un second cuirassé, encore en chantier à Taroa, exigera lui aussi un équipage. Nos ambitions comme notre quincaillerie excèdent de loin nos viviers de travailleurs qualifiés disponibles.

— Ces quatre mille rescapés de la flottille de réserve résoudraient le problème, fit remarquer Bradamont.

— Effectivement. » Marphissa balaya du regard le compartiment inachevé où elles se tenaient et se l’imagina enfin terminé et rempli de gens qu’elle s’était attendue à ne plus jamais revoir. « Ils sont vivants, ils sont formés, nombre d’entre eux voyaient en Midway leur mère patrie avant qu’on ne les en arrache, et, pour toutes ces raisons, j’ai de bonnes chances de convaincre les responsables de nous permettre d’aller les chercher. Ma foi, j’ai bien envie de vous embrasser, espèce de monstre de l’Alliance !

— Ôte tes sales pattes, vermine syndic !

— Chez vous aussi, on échange des insultes pour marquer son amitié, sorcière de l’Alliance ?

— On réserve ces insultes aux meilleurs d’entre nous, vilaine guenon syndic !

— Merci du compliment, mocheté !

— J’en ai autant à ton service, barbare !

— Pas de souci, sale vampire !

— Mais de rien, diablesse. »

Marphissa marqua une pause, consciente que la gnôle lui était montée à la tête et qu’elle n’en avait cure, sauf qu’elle avait de plus en plus de mal à se concentrer. Elle sortit son unité de com. « Pardonne-moi, le temps que je déniche d’autres noms d’oiseaux.

— Puis-je boire encore un coup en attendant ? demanda Bradamont.

— Fais comme chez toi, harpie de l’Alliance !

— Merci. » Bradamont consulta sa propre tablette de données. « Nous sommes censées faire connaissance… raclure syndic. Je peux tenir aussi longtemps que toi. »

Quand le kapitan-levtenant vint finalement prendre de leurs nouvelles, l’air quelque peu inquiet, la bouteille était vide et toutes deux s’appuyaient l’une à l’autre en pleurant sur leurs amis perdus.

Marphissa appela le Manticore pour prévenir que son inspection du Midway durerait plus longtemps que prévu.

Le lendemain, encore sous le coup d’une GDB sous contrôle mais pas entièrement éliminée par l’administration d’une copieuse dose d’analgésiques, elle transmit un « compte rendu » de son inspection du cuirassé comprenant la phrase codée exigée par ses instructions écrites (« tout peut être terminé à temps avec un soutien convenable ») puis conduisit le capitaine Bradamont, son uniforme soigneusement dissimulé sous une combinaison réglementaire syndic portant l’insigne d’un kapitan de Midway, jusqu’à la navette du Manticore. Kontos les y rejoignit, mécontent de devoir quitter le Midway mais obéissant à ses propres consignes, qui l’exhortaient à se transférer temporairement à bord du Manticore.

Deux jours plus tard, accompagné du croiseur nouvellement arrivé, le Manticore approchait du point de saut menant à l’étoile Mauï. Officiellement, il escorterait le croiseur jusqu’à Kiribati, le système stellaire d’où étaient originaires la plupart de ses matelots.

Seules trois personnes à bord du Manticore savaient qu’il abandonnerait en réalité le croiseur alors qu’il aurait pratiquement atteint cette étoile : la kommodore Marphissa, le kapitan-levtenant Kontos et une mystérieuse VIP répondant au nom de kapitan Bascare. Eux étaient informés que le Manticore ferait alors un crochet pour gagner une étoile du nom de Taniwah, où l’on trouvait un autre portail de l’hypernet.

Le Manticore l’emprunterait pour regagner Midway.

Et se retrouverait alors nez à nez avec la flottille syndic commandée par le CECH Boyens.

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