Chapitre cinq

Drakon s’accorda quelques secondes pour se calmer. « Comment ? finit-il par demander.

— J’avais ordonné à une escouade entière de m’accompagner à sa cellule de haute sécurité pour la prendre sous notre garde, mon général, expliqua le colonel. Nous l’y avons trouvée morte. Les relevés médicaux transmis par sa cellule avaient été truqués pour laisser croire qu’elle était vivante et en bonne santé. Une enquête préliminaire a conclu à un décès par administration d’un poison à effet rapide.

— Depuis quand était-elle morte ?

— Moins d’une heure. Nous le saurons avec plus de précision quand l’autopsie sera terminée. »

La conclusion crevait les yeux. « Quelqu’un ne voulait pas la voir tomber entre nos mains. Qui savait que vous alliez vous présenter ?

— Les plus hauts gradés de l’état-major de la présidente Iceni, répondit Malin. Nous ne pouvions pas nous pointer pour l’embarquer à son insu, n’est-ce pas ?

— Non », admit Drakon. Iceni aurait sans doute piqué une crise si ses gens s’étaient ainsi permis de piétiner ses plates-bandes. « J’imagine que les systèmes de surveillance de sa cellule ne montrent rien ?

— Rien, confirma Malin. Je les ai fait examiner, mais nous découvrirons certainement qu’ils ont eux aussi été piratés et qu’au moment du meurtre de l’agent ils auront enregistré de fausses données, qui ne révéleront rigoureusement rien. Mon général, j’assume l’entière responsabilité de…

— Non, le coupa Drakon. J’aurais dû te dire d’embarquer directement cet agent puis appeler personnellement Iceni pour lui demander d’approuver son transfèrement. J’ai permis aux serpents encore planqués à Midway de prendre une tête d’avance sur moi. Nous allons devoir nous atteler à la récupérer.

— Les problèmes qui requièrent votre attention sont nombreux, mon général. Les serpents, eux, n’ont à se concentrer que sur une seule tâche, saboter votre action et celle de la présidente Iceni, tandis que la présidente et vous devez vous focaliser sur des dizaines de questions différentes. » Malin hocha la tête, en même temps que ses lèvres se crispaient de détermination. « Je vais m’atteler à celle-ci. Et, si vous y tenez… j’en ferai part au colonel Morgan. Elle doit en être informée puisqu’elle cherche à débusquer les serpents qui opèrent encore en sous-marin. »

Drakon le fixa en arquant un sourcil. « Elle doit être tenue au courant, certes, mais, si tu lui en parles, elle se moquera de ton échec.

— Je l’aurai bien mérité, mon général. Ça me… » Le sourire de Malin était acerbe. « Ça me motivera pour éviter d’autres dénouements identiques. Je vous fournirai un rapport circonstancié dès que le décès de cet agent et les circonstances qui l’ont entouré auront été analysés.

— Merci. » Le regard de Drakon était braqué par-delà le colonel, comme s’il était transparent. Il se demandait pourquoi il avait l’étrange impression d’être passé à côté de quelque chose. Mais quoi ? Quelque chose de capital ou bien… qui devrait l’être ? « Comment s’appelait cet agent, au fait, colonel Malin ?

— Pardon, mon général ? » La question semblait avoir sidéré Malin.

« Son nom ? Quel était le nom de cet agent ? »

Malin consulta sa tablette de données. « Yvette Saludin, mon général. Est-ce important ?

— Ça l’était pour elle. » Drakon ferma les yeux. « Les serpents menaçaient de s’en prendre à sa famille si elle ne coopérait pas. Où vivent ses parents ?

— Dans le système stellaire de Chako, mon général. Selon nos dernières informations, Chako reste sous la férule syndic.

— Nous ne pouvons donc rien pour eux. » Drakon rouvrit les yeux et fit de nouveau le point sur Malin. « Ça te tracasse ?

— Moi, mon général ? » Le colonel secoua la tête, perplexe. « Non. Nous n’avions pas d’autre choix que de l’arrêter et, à partir du moment où elle a commencé à travailler pour les serpents, son destin était scellé. Elle était morte dès cet instant. Je regrette seulement de n’avoir pu obtenir d’elle des indices sur ceux qui travaillent encore à couvert.

— Évidemment. » Bien qu’il déclarât avec véhémence rejeter le système syndic, Malin faisait parfois preuve d’une remarquable froideur. Morgan pouvait tuer sur un coup de sang alors que Malin, lui, restait un meurtrier de sang-froid. Ils formaient les faces opposées d’une même médaille, car, pour celui qui avait l’infortune de se retrouver dans leur collimateur, c’était du pareil au même. « Rien de neuf sur la flottille de Boyens ? s’enquit Drakon, brusquement pressé de changer de sujet.

— Non, mon général. Les forces mobiles ont envoyé un croiseur léger larguer des drones de surveillance le long de la trajectoire entre la flotte de l’Alliance et la flottille syndic. Nous avons capté quelques transmissions, mais toutes ont plus ou moins la même teneur : le CECH Boyens invite Black Jack et sa flotte à quitter le système, et Black Jack ou l’un de ses subordonnées répond : “Après vous.”

— Je viens d’adresser un message à Geary, déclara Drakon. J’ignore quel effet il aura. Attendons de voir. »

Le message de la flotte de l’Alliance ne venait pas directement de Black Jack mais d’une femme se présentant elle-même comme Victoria Rione, émissaire du gouvernement de l’Alliance. Iceni scrutait d’un œil sceptique l’image de la civile. Émissaire, hein ? Quels sont exactement les pouvoirs de sa charge ?

Mais les paroles de cette femme retinrent aussitôt l’attention de la présidente.

« Nous avons parlementé avec le CECH Boyens, comme vous le savez certainement, déclarait l’émissaire Victoria Rione. Ces pourparlers n’ont guère été fructueux. Il est pressé de nous voir partir, pour des raisons que vous et moi connaissons. Le CECH Boyens a d’ores et déjà mis la barre un cran plus haut puisque, s’il exigeait au début notre départ, il profère à présent des menaces à peine voilées, et je m’attends à ce que, constatant leur absence d’effet, il passe incessamment à une hostilité déclarée.

» Il reste indubitable, présidente Iceni, que le CECH Boyens ne dispose pas à Midway d’une puissance de feu suffisante pour menacer les forces de l’Alliance stationnées ici. Mes officiers m’affirment qu’en notre présence sa flottille n’ose même pas quitter le voisinage du portail de l’hypernet. »

L’expression de Rione se fit plus intense. « L’étape suivante menacera sans doute un atout qui compte beaucoup pour nous tous et qu’il devrait pouvoir frapper sans déplacer sa flottille. »

Iceni ravala un juron. Le portail ! Si Boyens menaçait de l’endommager jusqu’à provoquer son effondrement, nous ne pourrions rien faire pour l’en empêcher. Je ne jurerais pourtant pas qu’il mettrait cette menace à exécution, car le gouvernement syndic serait certainement très contrarié de la perte de ce portail ; mais, si d’aventure il s’y risquait, pouvons-nous nous permettre d’en subir les conséquences ? Le trafic commercial continuerait sans doute de s’effectuer par les points de saut, mais le portail nous permet d’accéder à davantage de systèmes.

« Il existe peut-être une ligne d’action qui dégonflerait cette baudruche », continua Rione.

Iceni tendit l’oreille, soudain tout sourire. Il faut que je persuade Drakon.

« Vous voulez faire de l’Alliance la copropriétaire de notre portail ? » Drakon fixait Iceni comme s’il se demandait à quel moment la démence s’était emparée d’elle. Il avait accepté sans barguigner sa proposition d’une nouvelle rencontre en tête à tête dans l’ancienne salle de conférence du SSI qui leur servait à présent de terrain neutre. Ce consentement immédiat avait laissé Iceni aussi satisfaite qu’inquiète des vrais mobiles de Drakon, car, comme disait le vieux proverbe syndic, à cheval donné il faut toujours regarder la bouche.

« Boyens se retrouve échec et mat, expliqua-t-elle. Il ne peut plus menacer d’endommager le portail si l’Alliance en devient la copropriétaire. Cela équivaudrait à une agression par les Mondes syndiqués des biens du gouvernement de l’Alliance.

— Une rupture du traité de paix ?

— Claire et indubitable. Boyens s’est déjà présenté comme le représentant du gouvernement syndic en désignant sa flottille comme une force appartenant à ce gouvernement. Il ne pourrait plus se prévaloir de ne pas agir au nom du Syndicat.

— Le gouvernement syndic de Prime aurait sa tête sur un plateau. » Drakon se tut ; les pensées affluaient dans la sienne. « À quelle hauteur ?

— La participation de l’Alliance ? Peu importe qu’elle ne possède qu’une part infime du portail. Toute attaque de celui-ci resterait une agression contre l’Alliance. Consentiriez-vous à lui en céder un centième ?

— Un pour cent ? Qu’obtiendrions-nous en échange ?

— Nous l’avons déjà obtenu. Nous lui accorderions cette participation d’un pour cent en remerciement de sa défense de Midway contre les agressions de l’espèce Énigma. »

Drakon réfléchit davantage. « L’idée est de vous ?

— J’aurais bien aimé, mais non. Elle a été avancée par une politicienne de l’Alliance du nom de Rione, qui accompagne la flotte. Nous n’avons pas beaucoup de renseignements sur elle, mais nous avons au moins appris qu’elle avait été vice-présidente de la République de Callas et sénatrice de l’Alliance.

— De hautes responsabilités, semble-t-il.

— En effet. Ce qui rend d’autant plus étrange son entêtement à se présenter comme une simple émissaire du gouvernement de l’Alliance. Nous en sommes certes très loin, mais nous avons intercepté de faibles rumeurs portant sur certaines perturbations consécutives à la guerre. Rien de comparable à ce que connaissent les Mondes syndiqués, mais quelques problèmes. » Iceni marqua une pause. « Si Black Jack a pris le contrôle de l’Alliance, il doit avoir besoin de politiciens pour aller au charbon et régir tous les systèmes stellaires en son nom. Si ce nouveau titre d’émissaire dont Rione se réclame fait d’elle une représentante personnelle de Black Jack, elle jouit peut-être de bien plus de pouvoirs que dans ses anciennes fonctions. »

Drakon reluqua l’image de Rione, encore visible sur l’écran qui surplombait la table, en hochant la tête. « Jolie femme. Jusqu’à quel point ses relations avec Black Jack sont-elles intimes, selon vous ?

— Cette Rione m’a fait l’effet d’une femme très habile. Sans doute, pour l’Alliance, ce qu’on trouve de plus proche de nos propres CECH syndics en matière de pénétration. Je doute qu’elle ait besoin de recourir à la promotion canapé.

— Je ne voulais pas dire… Bon, vous savez comment ça marche. Le dirigeant décide des conditions d’emploi de ses subordonnés sans tenir compte de leur desideratas ni de ce que disent des lois que tout le monde ignore d’ailleurs. Elle n’a peut-être pas choisi d’appartenir à Black Jack.

— Je sais comment ça marche sous la tutelle syndic, reconnut Iceni, cédant quelques pouces. Vous avez raison. Il aurait pu l’exiger d’elle. Mais, à ce que je sais de Black Jack et à ce que j’ai pu voir de lui, ce qui se réduit d’ailleurs à bien peu, il n’est pas fait de ce bois. Tout le monde n’abuse pas ainsi de ses subordonnés, même dans le Syndicat.

— Tout à fait d’accord, admit Drakon. Mais nous pouvons au moins présumer, sans crainte de nous tromper, que, si cette idée a été avancée par son émissaire, elle lui a été soufflée par Black Jack.

— Ce serait effectivement une de ces manœuvres politiciennes extrêmement retorses dont nous avons pu constater qu’il était capable », céda Iceni. L’espace d’un instant, elle laissa voir son malaise à Drakon. « Dans la mesure où nous avons encore besoin de sa protection, il serait stupide de le décevoir. Mais nous créerions aussi un précédent en nous… pliant à ses exigences. »

Drakon hocha la tête à deux reprises. « On n’y peut pas grand-chose, n’est-ce pas ? Un pour cent. Ça me va parfaitement. C’est un marché gagnant-gagnant. Je dois avouer que j’aimerais assez voir la tête que tirera Boyens quand il l’apprendra. » Drakon fixa la représentation virtuelle du système de Midway, proche d’une paroi du bureau. « Nous révolter contre la férule du Syndicat était pour nous une question de vie ou de mort. Je n’ai guère consacré de réflexions à certains aspects de l’indépendance. À ces accords officiels, par exemple, comme celui-ci avec l’Alliance. Ou celui que nous avons offert à Taroa. Sommes-nous assez bien informés pour avoir la certitude que nous nous y prenons bien ?

— Douteriez-vous de mes compétences, général ?

— Non. Mais nous naviguons désormais en eaux très profondes.

— J’en conviens. » Iceni modifia l’écran des étoiles de manière à ce qu’il affiche toute la région de l’espace entourant Midway. « Grâce à ces accords, nous édifions une sorte de forteresse autour de nous en ajoutant à nos forces celles que nous puisons chez d’autres. Si nous n’y prenions pas garde, le contraire se produirait. Mais je suis bien certaine que nous en tirerons autant de bénéfices, voire davantage, que nos futurs partenaires.

— Du moins si nous avons le temps de laisser s’en accumuler les dividendes, fit remarquer Drakon.

— C’est vrai. Nous en avons besoin tout autant que d’alliés dans les systèmes voisins. Taroa voudrait intervenir à Kane.

— Je sais. » Il fit la grimace. « Kane est une authentique fosse septique, à ce que j’en ai vu. La dernière chose dont nous avons besoin, c’est bien de nous pointer là-bas pour devenir l’ennemi contre lequel se coaliseront toutes les factions. Ulindi ne manque pas non plus de légèrement m’inquiéter.

— Qu’en savons-nous ? demanda Iceni.

— Très peu. Une sorte de black-out l’entoure. Je m’efforce de découvrir ce qui s’y produit de si grave pour qu’on cherche à le cacher aux étrangers.

— Très bien. Contrairement à Ulindi, nous dépendons du trafic spatial qui emprunte nos points de saut et notre portail, et nous ne pouvons pas empêcher les vaisseaux en transit d’apprendre ce qui se produit chez nous. » Elle se passa la main dans les cheveux. « Nos favoris semblent bien partis pour remporter les élections à Midway. Cela devrait assurer une certaine stabilité.

— Nous ne pouvons pas gagner partout, protesta Drakon. Nous aurions l’air d’avoir truqué les résultats à la mode syndic.

— Nous ne remporterons pas tous les postes, le rassura Iceni. Juste ce qu’il faut. » Elle s’esclaffa. « Et, apparemment, nous n’aurons pas non plus à manipuler les résultats électoraux. Nos actions et celles de nos partisans sont passablement élevées depuis notre résistance héroïque lors de l’attaque Énigma. Vous trouvez ça bizarre ?

— Quoi donc ?

— Nous sommes aux affaires parce que le peuple le veut et non parce que nous avons le pouvoir de le manœuvrer. N’est-ce pas singulier ?

— Et s’il changeait d’avis ?

— Il nous restera toujours le pouvoir. »

Assise à la passerelle du Manticore, son vaisseau pavillon, la kommodore Asima Marphissa était cruellement consciente de l’infériorité numérique et de la faiblesse de ses forces mobiles par rapport à toutes les formations qui croisaient présentement dans le système de Midway. La moitié de ses croiseurs lourds stationnaient près de la géante gazeuse pour protéger l’installation qui orbitait autour, ce qui ne lui en laissait que deux autres, plus cinq croiseurs légers et douze avisos, pour affronter le CECH Boyens. Sa petite flottille se perdrait sans doute au milieu de la flotte de l’Alliance, et celle du Syndicat la surclassait sévèrement d’un cuirassé, de six croiseurs lourds, de quatre croiseurs légers et de dix avisos. Elle-même était sans doute outrageusement fière de sa minuscule formation, mais elle ne se faisait aucune illusion sur sa taille ni sur ses capacités.

D’accord, j’ai moi aussi un cuirassé, le Midway, qui peut sans doute se déplacer mais pas combattre. En réalité, il ne peut même plus se déplacer pour l’instant puisque le kapitan-levtenant Kontos s’emploie encore à démonter les entretoises qui le relient à la principale installation des forces mobiles. Seul un Kontos aurait pu imaginer cette façon de se servir d’un cuirassé désarmé pour sauver l’installation du bombardement Énigma.

Je me demande jusqu’à quel point Kontos convoite mon poste. Pourrons-nous nous fier à un personnage aussi brillant et ambitieux, la présidente Iceni et moi, quand le cuirassé sera doté d’un armement fonctionnel ?

« Kommodore, nous recevons une transmission de la flottille syndic », rapporta le technicien en chef des trans, interrompant le train relativement morose de ses pensées.

« Le CECH Boyens consentirait-il enfin à s’entretenir avec moi ? » s’étonna Marphissa. Elle avait davantage rapproché sa flottille du portail de l’hypernet, de sorte qu’elle ne se trouvait plus qu’à moins de cinq minutes-lumière de la formation syndic, narguant ainsi ouvertement Boyens et le mettant au défi d’engager avec elle un combat dans lequel Black Jack et sa flotte risquaient d’intervenir, du moins fallait-il l’espérer.

« Il ne s’adresse pas à vous personnellement, kommodore. Il est diffusé à l’intention de toute notre flottille.

— Montre-moi ça. » Elle savait que tous les travailleurs et superviseurs de chacun de ses vaisseaux visionneraient le message nonobstant les interdictions et règlements. Mieux valait découvrir ce que Boyens voulait faire savoir.

Le CECH affichait le sourire syndic standard réservé aux communications avec les inférieurs (différant donc, naturellement, de celui réservé aux pairs ou aux supérieurs). Marphissa avait été assez souvent témoin de cette mimique hypocrite et paternaliste pour aussitôt l’identifier, en même temps que la nuance exacte qu’elle revêtait en fonction de son auditoire, et que son absence totale de signification.

« Citoyens, commença Boyens avec l’intonation d’un père de famille déçu par ses rejetons, on vous a trompés. Sans doute vous a-t-on forcés à prendre des décisions contraires à votre volonté. Vous affrontez à présent de sérieuses menaces et vous ne pouvez plus compter sur personne pour vous protéger, vous et vos familles, sinon sur ces fantoches qui s’intitulent eux-mêmes général et présidente. Vous n’êtes plus obligés de vous soumettre à leurs caprices. »

Le sourire standard de Boyens s’effaça, aussitôt remplacé par le regard sincère, parfaitement factice, d’un CECH syndic. « Je suis habilité à accorder l’immunité pour toute initiative prise à l’encontre des lois des Mondes syndiqués ou toute action entreprise contre leur population. Récompenser la loyauté est plus important que de chercher à punir ceux qui ont malencontreusement accordé leur confiance à des usurpateurs. Reprenez le contrôle de vos vaisseaux et placez-les sous mon autorité. Je pourrai alors vous protéger, non seulement des brutalités exercées par ces dictateurs fantoches, mais encore de la barbarie des forces de l’Alliance auxquelles ils se sont alliés.

» Vous serez accueillis, protégés et récompensés. Il vous suffit pour cela d’agir en votre propre intérêt et en celui de la population. Au nom du peuple, Boyens, terminé. »

Marphissa fixait encore avec amertume l’image de Boyens qui venait de s’effacer. Son message aurait sans doute sonné de manière plus authentique s’il ne l’avait pas achevé d’une voix aussi monocorde sur cet « au nom du peuple ». Que lui répondre ?

« Il nous prend pour des imbéciles, grogna le technicien des trans en chef.

— Assurément. Que lui diriez-vous à ma place ? »

Le technicien hésita. La force de l’habitude. Le système syndic apprenait à ses travailleurs à ne jamais parler à cœur ouvert, et ils se rendaient vite compte qu’en leur demandant leur avis leurs dirigeants et CECH leur tendaient le plus souvent un piège. Mais celui-là avait vu s’opérer nombre de changements depuis que Midway avait acquis son indépendance, et il avait été témoin de la façon dont l’ex-cadre et désormais kommodore Marphissa gérait ses équipages ; de sorte qu’il commit la folie, naguère suicidaire, de la regarder droit dans les yeux et de lui livrer le fond de sa pensée : « Je lui dirais que nous ne sommes pas stupides. Ni assez simplets ni assez cinglés pour croire aux promesses d’un CECH syndic. Que… nous avons fait l’expérience de la férule des Mondes syndiqués et que nous savons qu’elle ne fait aucun cas du bien-être de la population. Que la présidente Iceni et le général Drakon nous ont apporté une liberté que nous n’avions jamais connue, et qu’ils nous ont aussi fourni les raisons et le pouvoir de rire des mensonges d’un CECH ! » Le technicien s’interrompit brusquement, l’air de se demander anxieusement comment allait se solder cet éclat qui, sous la tutelle syndic, lui aurait sans doute valu un sévère châtiment.

Marphissa fit le tour de la passerelle des yeux et lut sur tous les visages un assentiment unanime. « Je ne peux guère dire mieux, technicien en chef Lehmann. Aimeriez-vous envoyer vous-même cette réponse au CECH Boyens ? »

Lehmann parut d’abord pris de court puis un peu plus inquiet. Il finit par afficher une moue satisfaite. « Oui, kommodore. Si vous m’y autorisez.

— Je vais vous présenter, puis vous lui répéterez ce que vous venez de me dire. Inutile d’en rajouter ni de broder. Rien que des mots qui viennent du cœur. » Marphissa enfonça la touche de transmission en veillant à ce que la réponse parvienne non seulement à Boyens, mais encore à tous les vaisseaux de la flottille du CECH ainsi qu’à ceux de la sienne. « CECH Boyens, personne ici n’accepte votre proposition. Si des gens de vos unités cherchent à reprendre leur liberté, ils sont invités à nous rejoindre. Un de nos techniciens va vous répondre lui-même. »

Marphissa attendit que Lehmann eût fini de se répéter puis elle refit le point sur sa personne. « Au nom du peuple, Marphissa, terminé », déclara-t-elle en articulant distinctement chaque syllabe avec le ton qui convenait.

Elle venait d’autoriser un subalterne à faire la nique à un CECH. Devant ce geste, qui réduisait à néant toutes les craintes engendrées par une vie entière d’apprentissage de la servitude, elle ressentit une profonde exaltation.

Les travailleurs de la flottille de Boyens entendraient les paroles du technicien en chef Lehmann ainsi que les siennes. Peut-être réagiraient-ils en conséquence, même si les serpents étaient sans doute plus nombreux que jamais et constamment sur le qui-vive à bord des vaisseaux de Boyens. Déclencher une mutinerie sur ces bâtiments syndics restait du domaine du vœu pieux, mais elle ne pouvait guère mieux, hormis en regarder d’autres décider du sort de son système stellaire.

« Un message de Black Jack adressé à nous deux conjointement ? » s’étonna Drakon. Il était venu très vite, dès qu’Iceni l’en avait informé. Sans doute auraient-ils pu connecter leurs écrans l’un à l’autre pour tenir une réunion virtuelle, mais c’eût été prendre un risque insensé, compte tenu des possibilités de piratage. Seule une rencontre en tête-à-tête dans une salle sécurisée, dont tant les techniciens d’Iceni que ceux de Drakon pourraient confirmer qu’elle ne contenait aucun dispositif de surveillance, se révélerait assez sûre.

« Oui. Visionnez-le puis dites-moi ce que vous en pensez. » Elle pressa quelques touches et l’image de Black Jack se matérialisa au-dessus de la table.

Le ton et le maintien de l’amiral Geary étaient aussi compassés qu’à l’ordinaire. « Présidente Iceni, général Drakon, j’ai deux problèmes à vous soumettre. Tout d’abord, présidente Iceni, je dois vous informer que, lors de notre passage dans l’espace contrôlé par les Énigmas, nous avons repéré et libéré quelques-uns de nos congénères qu’ils retenaient prisonniers, sans doute à des fins d’étude. Tous, hormis ceux nés en captivité, venaient de colonies ou de vaisseaux syndics. Nous les avons examinés aussi consciencieusement que possible, sans trouver en eux aucune trace d’une contamination biologique ou autre.

» Je dois souligner qu’aucun ne savait rien sur les Énigmas. Ils étaient cloîtrés à l’intérieur d’un astéroïde creux et n’ont jamais vu leurs geôliers. Ils ne peuvent donc rien nous en apprendre. Tous ont été traumatisés physiquement, mentalement et affectivement par leur longue incarcération. Compte tenu de leur état de santé, j’ai l’intention d’en ramener la majorité dans l’espace de l’Alliance, où je pourrai leur faire prodiguer des soins avant de les rapatrier dans leur système d’origine, un peu partout dans les Mondes syndiqués. Trois d’entre eux, cependant, affirment que leurs parents sont natifs de Taroa, et quinze autres déclarent venir de Midway. Ces dix-huit personnes aspirent à rentrer chez elles dès à présent. Nous serions d’accord pour exaucer leur vœu, mais, avant tout, j’aimerais savoir tout ce que vous pourriez m’apprendre sur les conditions qui règnent actuellement à Taroa et, ensuite, m’informer de vos intentions concernant les quinze de Midway. Je me sens obligé de veiller à ce qu’ils soient convenablement traités maintenant que je les ai libérés. »

Geary marqua une brève pause. « Le second problème concerne l’officialisation de nos relations avec le nouveau gouvernement de Midway. »

Ce n’était sans doute pas la première fois qu’Iceni entendait ces mots, mais son cœur bondit dans sa poitrine. Officialiser nos relations. Il reconnaît donc formellement que Midway est indépendant et que Drakon et moi en sommes les dirigeants légitimes. C’est mieux que je n’espérais.

« Je me propose d’affecter à votre système un officier supérieur de l’Alliance, afin de pérenniser notre engagement envers Midway et pour vous prodiguer, tant en matière de défense que dans votre transition vers une forme plus libérale de gouvernement, tous les conseils et l’assistance dont vous auriez besoin. Cet officier est le capitaine Bradamont, qui commandait naguère le croiseur de combat Dragon. Ses états de service sont excellents et, dans la mesure où elle a été un temps prisonnière de guerre, elle a d’ores et déjà établi des contacts avec certains officiers des Mondes syndiqués et peut donc travailler avec eux. Le capitaine Bradamont a accepté cette fonction, mais il me faut aussi votre consentement à son affectation, qui, selon moi, devrait bénéficier aux deux parties. Les émissaires du gouvernement de l’Alliance qui accompagnent la flotte ont eux aussi approuvé la nomination du capitaine Bradamont, de sorte qu’il ne nous reste plus qu’à obtenir l’accord de votre gouvernement.

» Dans l’attente de votre réponse à ces deux questions, en l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »

Drakon resta quelques secondes assis sans mot dire après la fin du message, puis il se tourna vers Iceni. « Officialiser notre relation. Cela veut-il bien dire ce que je crois ?

— Oui. Il nous fait là un cadeau de valeur : notre reconnaissance officielle par l’Alliance et Black Jack en personne, mais avec deux complications.

— Expédions déjà la plus facile, suggéra Drakon. Ces gens que détenaient les Énigmas.

— Ce serait la plus facile, selon vous ? » Elle soutint fermement son regard. « Croyez-vous Black Jack quand il affirme qu’ils ne savent rien des Énigmas ?

— Oui. » Drakon fit la grimace. « Pas parce que je suis enclin à me fier aux officiers de l’Alliance, mais parce qu’il ne lui servirait à rien de nous mentir à ce sujet s’il compte vraiment nous les remettre. S’il les gardait par-devers lui ? Alors là, oui, je serais méfiant. Mais, quand il les aura mis à notre disposition, nous pourrons leur poser toutes les questions que nous voulons.

— Black Jack donne encore la preuve qu’il est un brillant politique. Il nous dit vrai en même temps qu’il nous propose un marché que nous ne pouvons pas refuser. » Iceni pianota sur l’appui-bras de son fauteuil. « Ces citoyens. Nous devons les accepter. Si le bruit se répandait que Black Jack a offert de nous les rendre et que nous avons décliné, ça pourrait nous coûter très cher. On nous accuserait d’avoir conspiré avec lui pour garder sous le boisseau ce qu’ils savent des Énigmas.

— Il est retors, comme vous dites.

— Où les mettre s’il cherche à nous forcer la main ? Où a-t-il dit que les Énigmas les détenaient ?

— À l’intérieur d’un astéroïde creux. » Drakon réfléchit un instant en se massant le menton. « Il semble qu’ils y soient restés très longtemps. Ils n’aimeraient sans doute pas qu’on les libère à la surface d’une planète. Tous ces grands espaces les affoleraient.

— Qu’en savez-vous ? Black Jack a certes affirmé qu’ils avaient été très affectés par leur emprisonnement, mais sans plus de précisions. »

Drakon marqua une pause comme pour se demander s’il devait répondre, puis il haussa les épaules. « J’ai connu des gens qui avaient été libérés au terme d’une très longue claustration dans un camp de travail. Ils se sentaient très désorientés dès qu’ils n’étaient plus entourés de quatre murs. »

Iceni se demanda comment réagir. Combien sommes-nous à connaître quelqu’un qui a été envoyé dans un camp de travail ? Mais nous ne sommes pas si nombreux à avoir rencontré un rescapé. Beaucoup y ont trouvé la mort. « Des amis à vous ?

— Ouais. » Drakon baissa les yeux, le visage dur et fermé.

D’accord. N’en parlons plus. Je vais même changer de sujet pour te faire plaisir. « Alors, que proposez-vous de faire de ces ex-prisonniers des Énigmas ? »

Le général releva la tête, visiblement soulagé qu’Iceni n’ait pas cherché à creuser davantage. « La principale installation orbitale. Ses dimensions restent restreintes, elle ressemble peu ou prou à ce dont ils avaient l’habitude, c’est une station mixte, occupée à la fois par des militaires et des civils, et assurer sa sécurité ne sera pas trop problématique puisqu’on pourra aisément en contrôler l’accès. En outre, personne ne pourra nous accuser de les claquemurer pour servir nos propres objectifs.

— Hmmm. » Iceni sourit. « Nous pourrions même augmenter notre capital de sympathie auprès des citoyens. Voyez ! Des gens ont été ramenés pour la toute première fois de l’espace contrôlé par les Énigmas. Et ils sont ici, à Midway, de nouveau libres, grâce à notre relation avec Black Jack. »

Drakon hocha la tête puis la regarda fixement. « Ce n’est pas vraiment la première fois.

— Qu’on ressort de l’espace Énigma ? demanda Iceni. Le colonel Morgan aurait sans doute le droit d’y prétendre. Mais vous ne m’avez pas dit pour quelle raison. Savez-vous pourquoi elle s’est portée volontaire pour cette mission suicide alors qu’elle avait à peine dix-huit ans ?

— Non. Morgan a grandi dans un orphelinat de l’État. Ses parents sont morts tous les deux pendant la guerre, mais elle n’en parle jamais. Malgré tout, elle a réussi à décrocher ensuite un certificat médical l’autorisant à briguer une nouvelle affectation.

— Ah ? Et que dit-il, ce certificat ? »

Drakon se renfrogna. « Pas grand-chose, à part qu’il la déclare bonne pour le service. Il lui fallait cette dispense, sinon elle aurait été renvoyée au casse-pipe comme simple soldat et future chair à canon. C’est d’ailleurs le sort qu’a connu l’autre survivant de cette mission. Il est mort un mois après qu’on l’a dépêché vers une de ces batailles que l’Alliance et nous-mêmes n’arrêtions pas d’alimenter en hommes, en femmes, en vaisseaux et en matériel, comme si, en lui fournissant assez de victimes, il nous était loisible d’enrayer cette machine de mort. »

Iceni le scruta. Les batailles auxquelles il venait de faire allusion lui étaient connues, tout comme le sentiment de futilité qu’elles engendraient, à force de constater que rien ni personne ne pouvait mettre fin à un carnage absurde. « Mais la nouvelle affectation de Morgan lui a épargné ce sort, n’est-ce pas ? demanda-t-elle comme si elle ne l’avait pas déjà appris par Togo, qui avait pris ses renseignements. Elle avait certainement un mécène pour décrocher cette dispense. Sait-on qui c’est ?

— Non. J’ai dû présumer qu’elle remplissait les conditions, car elle n’avait aucune accointance qui aurait pu lui arranger ça.

— À votre connaissance en tout cas, insista Iceni.

— J’ai sérieusement creusé, laissa tomber Drakon sur un ton laissant entendre que ses recherches avaient été exhaustives. Mais vous saviez déjà tout cela, et surtout qu’elle était revenue de l’espace Énigma. Je n’ai amené ce sujet sur le tapis que parce que… eh bien, nous savons tous les deux que Morgan a quelques problèmes.

— C’est un euphémisme.

— Quelques-uns de ces problèmes pourraient être antérieurs à sa mission et expliquer pourquoi elle s’est portée volontaire. Il n’y a aucun moyen de le savoir. Et… (Drakon s’interrompit) c’est valable pour tous ces citoyens qui ont été prisonniers des Énigmas. Nous ignorons qui ils sont, ce qu’ils ont fait et comment ils sont tombés entre leurs mains. Du moins si les Énigmas ont des mains. Certains pourraient eux aussi avoir des problèmes et exiger une assistance médicale.

— Je vois. » Iceni opina d’un air réfléchi. « Je n’y avais pas pensé. Oui, nous ne pouvons pas nous contenter de lâcher ces gens dans la nature tant qu’ils n’auront pas été soumis à une évaluation. Cela seul devrait suffire à justifier un accès limité à ces ex-prisonniers, et à les garder en sécurité. Que cette raison soit acceptable devrait interdire à quiconque de mettre en doute nos motivations.

— Avons-nous autre chose à leur reprocher ? »

Iceni dut réfléchir un instant. « Qu’ils pourraient effectivement ne rien savoir ? Probablement pas. Je trouve excellentes vos idées concernant ces citoyens libérés. Nous pouvons garder ici ceux de Taroa jusqu’à ce que nous recevions une réponse des Libres Taroans. » Elle eut un sourire désabusé. « Prendre une décision à ce sujet exigera sans doute un bon moment, le temps que le gouvernement provisoire de la Libre Taroa en débatte, en discute et parlemente.

— Espérons que leurs citoyens ne seront pas morts de vieillesse d’ici là, convint Drakon. Nous versons déjà assez de pots-de-vin et nous mettons suffisamment la pression aux gens de Taroa pour leur faire approuver la convention de défense mutuelle avant qu’ils se rendent compte de l’étroitesse des liens qu’elle tisse entre nos deux systèmes ; évitons de les solliciter encore à accepter tout de suite ces ex-prisonniers. Bon, l’autre marché, à présent. Que savez-vous sur cet officier, Bradamont ?

— Qu’elle est intimement liée au colonel Rogero, répondit Iceni en choisissant encore soigneusement ses mots. Et que nous nous sommes servis de ce lien pour transmettre à Black Jack notre version des événements. Je sais aussi que les archives des serpents sur lesquelles nous avons mis la main contenaient un dossier identifiant Bradamont comme une source portant le nom de code de Mante religieuse. Êtes-vous informé de toute l’histoire ?

— J’imagine que le moment est venu de vous parler de mon équipe. » Drakon détourna le regard et porta la main à sa bouche pour réfléchir. « Voici la version courte. Il y a quelques années, le colonel Rogero et un petit groupe de soldats rentrant de permission ont été tirés au sort pour servir de gardes sur un cargo, préalablement modifié en transport de passagers, chargé de convoyer des prisonniers de guerre de l’Alliance jusqu’à un camp de travail. En chemin, ce cargo a été victime d’un très grave accident. Pour leur sauver la vie, Rogero a fait sortir les prisonniers de leurs cellules puis leur a permis de participer aux réparations du bâtiment afin de sauver tout le monde. »

Iceni secoua la tête. « Sans doute la réaction la plus intelligente et avisée, mais aussi la plus contraire au règlement.

— Effectivement. Dès qu’ils se sont retrouvés en lieu sûr, Rogero a été appréhendé. Le CECH responsable de son arrestation a décidé que, puisque le colonel aimait tant les prisonniers de l’Alliance, on pouvait lui permettre de passer plus de temps avec eux en l’affectant au même camp de travail, un authentique cercle de l’enfer. Là-bas… (Drakon écarta les bras) Bradamont et Rogero sont tombés amoureux l’un de l’autre.

— De bien étranges circonstances pour une idylle, fit observer Iceni.

— Oui, mais, voyez-vous, ils se connaissaient déjà. Rogero m’a appris que Bradamont menait la troupe des prisonniers de l’Alliance lors de l’accident et pendant les réparations. Elle l’avait fortement impressionné. Et, de son côté, elle avait vu le colonel risquer sa peau pour les sauver. »

Comprenant enfin, Iceni secoua la tête. « Ils en savaient déjà un rayon l’un sur l’autre.

— Pendant ce temps, j’essayais de découvrir pourquoi Rogero n’était pas rentré de permission. Je venais tout juste de remonter sa piste jusqu’au camp de travail quand les serpents ont découvert son idylle avec Bradamont. On m’a appris que la seule alternative, quant à l’avenir du colonel, se situait entre un transfert dans un autre camp de travail ou son exécution.

— Qu’est-ce qui l’en a sauvé ?

— Moi, répondit Drakon le plus prosaïquement du monde, sans une ombre de vantardise. J’ai suggéré aux serpents d’utiliser l’affection que portait Bradamont à Rogero pour la retourner, afin qu’elle nous renseigne de l’intérieur sur les intentions de l’Alliance. » Le général sourit. « Ils ont adoré. Bien sûr, concrétiser cette idée exigeait de restituer Bradamont à la flotte de l’Alliance, de sorte que les serpents se sont débrouillés pour la faire convoyer jusqu’à la frontière et laisser fuiter l’information. Son transport a été intercepté, les fusiliers de l’Alliance l’ont libérée et l’ont remise à la flotte. Entre-temps, on m’avait renvoyé Rogero, en me laissant entendre qu’il pouvait feindre de transmettre à Bradamont des informations fiables en échange de celles qu’elle lui envoyait, exactement comme je l’avais proposé. Mais Rogero m’a annoncé tout de go que les serpents l’envoyaient m’espionner.

— Bien entendu. Mais, connaissant dès lors l’identité de votre espion, vous pouviez mieux vous protéger des serpents. » Iceni laissa reposer son front sur sa paume. « Cette relation était-elle effective ? C’est ce qu’il m’a semblé quand nous avons transmis à Black Jack le message de Rogero.

— Elle l’est.

— A-t-elle vraiment espionné l’Alliance pour nous ?

— J’en doute très sérieusement. Ce que les serpents permettaient à Rogero de lui transmettre consistait en partie en informations déjà connues de l’Alliance et en partie en renseignements erronés destinés à l’induire en erreur. À ce que m’en a dit Rogero, ce qu’il recevait d’elle était du même tonneau. »

Iceni scruta Drakon. « Selon vous, le service du renseignement de l’Alliance se servait d’elle comme les serpents de Rogero ?

— J’en ai la certitude.

— Elle travaille donc pour eux depuis plusieurs années ?

— Autrement, pourquoi aurait-on tant insisté pour la muter à Midway ? fit remarquer Drakon. Cela étant, comme l’a dit Black Jack, elle a aussi commandé un croiseur de combat de l’Alliance.

— Pendant la campagne de l’amiral Geary contre les Mondes syndiqués, ajouta Iceni, pensive. Que ne doit-elle pas savoir sur ses méthodes de combat ! » Elle se redressa. « Black Jack déclarait qu’elle pouvait nous fournir conseils et assistance. Y compris en matière de défense. Ce savoir pourrait nous être très précieux. Inestimable. Oh, oui, il est retors. Des conseils stratégiques sous une forme d’apparence parfaitement inoffensive.

— Vous comptez donc l’accepter ?

— Nous ne pouvons pas nous permettre de la rejeter. Et, si le colonel Rogero se porte garant pour elle… » Iceni réfléchit un instant en se mordillant la lèvre. « Ce sera délicat. Très délicat. Elle est l’ennemi. Plus maintenant, officiellement parlant, mais, toute notre vie, nous avons regardé l’uniforme qu’elle porte comme celui de l’ennemi. D’un ennemi responsable du massacre d’un nombre incalculable de nos concitoyens.

— Nous avons déclenché le conflit, fit sèchement remarquer Drakon.

— Mais le travailleur moyen n’en a cure, souvenez-vous. » Iceni secoua encore la tête. « Il va falloir trouver un moyen de gérer ça. La reconnaissance officielle par l’Alliance de notre statut de système stellaire indépendant, et la présence d’un officier chargé à la fois de représenter Black Jack et de nous instruire de ses tactiques ? Pas moyen de décliner. »

Drakon hocha la tête. « Vous avez raison à cet égard, mais aussi quand vous affirmez qu’on aura le plus grand mal à trouver des gens qui accepteront de travailler avec elle. Comptez-vous la claquemurer pendant un certain temps sur l’installation orbitale, elle aussi ?

— Non. Je veux qu’elle puisse aller et venir librement et faire tout ce qui lui chante. » Iceni sourit. « Nous saurons ainsi où elle veut se rendre et ce qu’elle compte y faire.

— Très bien. Nous savons déjà qu’elle rapportera à Black Jack ce qui se passe à Midway.

— Je peux le tolérer, du moment qu’elle ne cherche pas à en faire un nid d’espions de l’Alliance. »

Drakon tripota un instant les commandes et Iceni revit une partie du message de Geary : « “… dans votre transition vers une forme plus libérale de gouvernement…”

— Ce pourrait être un problème, concéda-t-elle, s’il s’attend vraiment à ce que nous continuions d’offrir à nos concitoyens davantage de liberté et de participation au gouvernement. Nous avons déjà pris certaines dispositions, comme ces élections libres aux fonctions subalternes, qui devraient réjouir l’Alliance.

— On m’a conseillé de poursuivre autant que possible dans ce sens, tant que nous pourrons le faire sans danger, déclara Drakon. Afin d’assurer la stabilité à long terme du régime, ainsi que l’adhésion de nos concitoyens au gouvernement. »

Où ai-je déjà entendu cela ? Dans la bouche de cet assistant de Drakon, le colonel Malin. Il doit encore prôner ces idées. « À condition de nous en tenir au “tant que nous pourrons le faire sans danger”, je n’y vois en théorie aucune objection, lâcha Iceni. Quoi qu’il en soit, il s’agit là du long terme. Nous avons un autre problème à brève échéance. Que faire de votre colonel Rogero ? »

Drakon rumina quelques secondes. « Je préfère lui laisser la bride sur le cou. Je soutiendrai toutes les décisions qu’il prendra à cet égard, quelles qu’elles soient. »

Comme j’aurais pu m’en douter avant de poser la question. « Ça pourrait se retourner contre lui, fit-elle remarquer. Si jamais les citoyens apprenaient qu’elle n’est pas seulement un officier de l’Alliance, mais qu’elle a aussi servi d’informatrice aux serpents…

— Techniquement, Rogero était lui aussi un agent double. Il n’a pas cessé de fourvoyer le SSI, mais ses dossiers le désignent comme un informateur. Tâchons d’y mettre une sourdine dans les deux cas.

— D’accord. » Iceni le dévisagea. « Quelqu’un d’autre est-il au courant de leur liaison ? Et des rapports de Rogero avec les serpents ? »

Drakon opina pesamment. « Une seule personne. »

Une boule d’angoisse fleurit dans l’estomac d’Iceni. Une seule personne ? « Pas elle ?

— Si. Le colonel Morgan.

— Pourquoi diable êtes-vous allé lui dire…

— Je ne le lui ai pas dit. » Drakon fixa Iceni, l’œil noir. « Elle l’a découvert elle-même en cherchant à débusquer des agents secrets du SSI après la sombre affaire du colonel Dun. Je vous avais bien dit qu’elle était douée.

— Oh !… Magnifique ! » Iceni s’efforça de dissimuler sa contrariété. « Pouvons-nous la garder en vie ?

— Morgan ?

— Bradamont !

— Ah ! » Le visage de Drakon afficha une sévère détermination. « Oui. Vous n’avez pas à vous faire de bile.

— Pardonnez-moi, mais je vais m’en faire quand même ! » Iceni soupira puis réussit à se maîtriser. « Si vous me promettez que Bradamont sera à l’abri des… dangers, je répondrai à Black Jack que nous l’acceptons à Midway, ainsi que les citoyens libérés des Énigmas. »

Drakon opina puis se pencha pour mieux souligner ses paroles. « Demandez-lui si Bradamont pourra nous fournir des informations sur ce qu’a fait sa flotte dans l’espace Énigma, et où elle a trouvé ces six mystérieux vaisseaux et ce bâtiment format mammouth. On ne nous a encore rien dit à ce propos. Si Black Jack tient véritablement à officialiser nos rapports, sa représentante devrait consentir à partager au moins une partie de ces renseignements. Midway est le système stellaire le plus proche du territoire Énigma. Nous devons savoir ce qu’il a découvert.

— Oui. Absolument, convint Iceni. Je vais formuler cela diplomatiquement, mais bien faire comprendre que nous espérons obtenir ces renseignements et que nous les regardons comme d’une importance critique pour la sécurité de Midway. » Une autre idée lui traversa l’esprit, la contraignant à fixer Drakon d’un œil aigu. « Le nom de code de Bradamont était Mante religieuse. Pourquoi les serpents l’ont-ils appelée ainsi ? »

Il haussa les épaules. « Aucune idée. Les serpents n’ont guère l’habitude de s’expliquer. Quelle importance ? La mante est un insecte, n’est-ce pas ? Ce nom de code devait probablement servir à la désigner.

— Je ne suis pas de cet avis. La mante religieuse n’est pas seulement un insecte. C’est un insecte très dangereux. Un prédateur. Appartenant à une espèce où la femelle dévore ses mâles. »

Drakon la scruta puis secoua la tête. « Eh bien, elle commandait un croiseur de combat, non ? Ce sont des gens coriaces, pas vrai ? C’est peut-être de ça qu’il s’agit. Ou de l’idée de l’humour que se font les serpents.

— Peut-être. Si elle travaillait pour le service du renseignement de l’Alliance, il a dû lui aussi lui attribuer un nom de code. Je me demande lequel. »

Après le départ du général, Iceni resta encore assise un bon moment à ruminer les idées qui affluaient dans son esprit. Bon nombre des problèmes qui la taraudaient ne pouvaient être résolus aussi vite et aisément qu’elle l’aurait souhaité… quand ils pouvaient l’être. Celui de Morgan, par exemple. Je ne peux pas lâcher Togo à ses trousses. Il serait à la hauteur. Il est si doué qu’il me fiche même la frousse. Mais toute connexion entre le meurtrier de Morgan et moi-même mettrait fin à ma collaboration avec Drakon. Cette histoire de loyauté est vraiment une idée fixe.

Il faut que je recontacte Malin. Il m’a déjà refusé de liquider Morgan. Peut-être y consentira-t-il maintenant. Pourquoi tiendrait-il à la voir survivre ? S’il ne veut toujours pas m’en débarrasser, je lui ferai comprendre qu’il aurait intérêt à l’empêcher de nous nuire, à moi comme à ce capitaine Bradamont. Si Morgan cherche à s’en prendre à l’une de nous deux, Malin doit savoir que je l’en tiendrai responsable.


« Kommodore ! Un nouveau vaisseau vient d’arriver au portail de l’hypernet ! »

Marphissa se réveilla en sursaut. Elle dormait à poings fermés, épuisée par ce long enlisement durant lequel, des jours durant, la flottille syndic et celle de Midway s’étaient regardées en chiens de faïence, séparées par cinq minutes-lumière, tandis que la flotte de l’Alliance, orbitant à près de deux heures-lumière, faisait échec à toute intervention offensive du CECH syndic. Boyens ne pouvait pas attaquer, mais il refusait de partir, et elle ne disposait pas d’assez de puissance de feu pour l’y contraindre.

En dépit de sa précipitation, Marphissa vérifia du regard la coursive sur laquelle donnait la porte de sa cabine, en quête d’un éventuel traquenard. Les dirigeants et CECH syndics devaient en prendre l’habitude, faute de quoi ils risquaient d’être la proie d’un subordonné ambitieux cherchant à se dégager la voie d’une promotion. C’était en train de changer, mais la rumeur courait toujours d’agents du SSI encore dissimulés dans la masse de la population ou l’armée, de sorte que les vieilles habitudes avaient la vie dure.

La voie semblait dégagée. Marphissa ouvrit son écoutille à l’arraché, la main toujours prête à dégainer, et se rua vers la passerelle.

Une bruyante effervescence y avait remplacé l’ennui collectif qui affectait tout le monde jusque-là. « Un nouveau vaisseau ? Lequel ? demanda-t-elle en se laissant tomber dans son fauteuil de commandement.

— Un croiseur lourd, kommodore, rapporta le technicien en chef des observations. Modifié et disposant d’une plus grande capacité de chargement ainsi que de systèmes vitaux supplémentaires. Il a vu la flottille syndic et il s’enfuit.

— Il s’enfuit ? » Marphissa étudia soigneusement la situation décrite par l’écran avant de se concentrer sur la manœuvre du fuyard. « L’a-t-on identifié ?

— Son identification aurait dû s’afficher dès que nous avons assisté à son irruption, kommodore. Nous n’avons rien vu. »

Marphissa jeta un dernier regard au nouvel arrivant, dont la première réaction, à la vue de la flottille syndic, avait été de déguerpir. « Transmettez-lui la nôtre. Je vais aussi lui envoyer un message personnel. »

L’activité se ralentit un moment sur la passerelle, le kapitan Toirac venant d’arriver et de s’asseoir précipitamment dans le fauteuil voisin de celui de Marphissa. « Que se passe-t-il ? »

Elle lui coula un bref regard en se disant que tout CECH, sous-CECH ou cadre exécutif avec qui elle avait travaillé aurait publiquement vilipendé Toirac pour être arrivé sur la passerelle après son supérieur hiérarchique. « Consultez votre écran », lui lança-t-elle avant de se tourner vers sa console pour transmettre. « À l’attention du croiseur inconnu qui vient d’émerger du portail de l’hypernet, ici la kommodore Marphissa de la flottille de Midway. Nous appartenons à un système stellaire indépendant qui s’est libéré de la tutelle des Mondes syndiqués. Si vous voulez vous rallier à nous, soyez les bienvenus. Si vous cherchez à gagner un autre système, veuillez vous rapprocher de notre flottille et nous vous défendrons contre la force syndic présente à Midway puis nous vous escorterons jusqu’au point de saut de votre choix. Nos forces prêteront assistance à quiconque cherchera à se libérer de la tyrannie syndic. Au nom du peuple, Marphissa, terminé.

— Kommodore ? l’interpella le technicien des observations d’une voix pressante.

— J’ai vu. » Des alertes commençaient à clignoter sur l’écran de Marphissa : les vaisseaux de la flottille syndic entreprenaient de modifier leur trajectoire. « Ils se retournent et accélèrent. Tous leurs croiseurs lourds et leurs avisos.

— Prennent-ils en chasse le nouveau venu ? demanda Toirac.

— Il y a de bonnes chances. Il faut vérifier si…

— Kommodore, la rappela le technicien, nous avons effectué une simulation. Si les forces syndics adoptent leur vélocité maximale, nous ne pourrons jamais rejoindre ce croiseur lourd avant elles. »

Cet homme méritait amplement une promotion. « Peut-il leur échapper ? Il devrait avoir une bonne tête d’avance.

— Il est surchargé, kommodore. Ça limite son accélération. Si les projections actuelles restent en l’état, les vaisseaux syndics le rattraperont forcément. »

Malédiction ! Elle se tourna vers le kapitan Toirac, lequel regardait fixement son écran, l’air d’avoir complètement perdu pied et d’essayer de le dissimuler de son mieux. J’ai recommandé moi-même sa nomination à titre d’essai au poste de commandant en second de ce vaisseau. Nombre de jeunes cadres ont pris rapidement du galon après l’élimination des loyalistes syndics. Quelques-uns étaient sans doute à la hauteur. Mon vieil ami Toirac, lui, était… un bon cadre exécutif. Est-ce là toute l’autorité qu’on peut lui confier ? « Qu’en pensez-vous, kapitan ? le pressa-t-elle.

— Hein ? Oh ! » Toirac se concentra de nouveau sur son écran. « Nous n’arriverons pas à temps… et nous sommes sérieusement surclassés en nombre… Je vois mal ce que nous pourrions faire.

— Ne rien faire est un choix en soi, kapitan, affirma Marphissa. La passivité reste une attitude délibérée. Je ne vais certainement pas me croiser les bras pendant que les forces syndics éliminent ce croiseur lourd. »

Toirac piqua un fard. « Il pourrait s’agir d’un piège.

— Un piège ? Ce croiseur serait un leurre chargé de nous duper en nous incitant à le défendre ? » Marphissa cogita un instant. « C’est possible. Mais, si c’est vrai, il se débrouille comme un empoté. Il aurait dû nous faire croire que nous pourrions l’atteindre à temps pour le secourir. Et si ce n’était nullement un piège ? Qu’y pouvons-nous ? »

Toirac haussa les épaules, le front plissé de concentration. « Une démonstration de force ? Destinée à distraire les forces syndics ?

— Je vois mal comment… » Le regard de Marphissa s’était posé sur le vaisseau amiral syndic. Un cuirassé, bien trop puissant pour qu’elle permette à sa flottille de l’affronter. Seul un dément ordonnerait d’attaquer le cuirassé pendant que tous ses escorteurs étaient occupés à traquer le nouveau venu. « Simulez-moi une interception du cuirassé syndic, ordonna-t-elle. Les croiseurs lourds et les avisos de Boyens peuvent-ils rattraper le nouvel arrivant et regagner le cuirassé avant nous ? »

Tous, depuis Toirac jusqu’au plus humble de ses subalternes, la dévisagèrent l’espace d’une fraction de seconde, puis les vieilles habitudes de soumission instillées par l’entraînement syndic reprirent instinctivement le dessus et les doigts se mirent à voler sur les écrans. « Non, répondit Toirac le premier, en souriant, tout content d’avoir administré la preuve de ses compétences. Je veux dire que, si nous l’agressions, ils ne pourraient pas revenir assez vite pour…

— Alors allons-y ! » Elle avait d’ores et déjà configuré la manœuvre sur son écran. « À toutes les unités de la flottille de Midway, ici la kommodore Marphissa. Exécution immédiate de la manœuvre jointe. Terminé. »

Quatre heures plus tard, sur la planète habitée, la présidente Gwen Iceni assistait au développement des événements qui se déroulaient à proximité du portail de l’hypernet et dont l’image lui parvenait enfin. Prévenue lors de l’émergence du nouveau croiseur, elle l’avait regardé détaler, puis la flottille syndic commandée par le CECH Boyens avait envoyé un assez fort détachement à ses trousses. Son écran lui avait confirmé qu’il était perdu, juste avant qu’elle n’y voie les vaisseaux de la flottille de Midway – ses vaisseaux – accélérer à leur tour sur une nouvelle trajectoire. Mais que fabrique donc la kommodore Marphissa ? Elle ne peut tout de même pas…

La présidente regarda d’un œil incrédule les vecteurs du petit groupe se stabiliser. Les bâtiments de Marphissa se dirigeaient droit sur le cuirassé de Boyens, désormais isolé mais largement assez puissant pour affronter toute la flottille de Midway.

Tout cela datait à présent de quatre heures. Les vaisseaux de Marphissa – non, mes vaisseaux – ont sans doute été anéantis depuis.

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