Chapitre onze

« Ils nous ont trahis ? demanda le lieutenant-colonel Safir au colonel Gaiene.

— J’en doute. » Gaiene ne se trompait pas en l’occurrence, pas plus que dans son évaluation du kapitan Stein. Il n’était pas toujours bon juge du caractère des femmes, ni, par le fait, de celui des hommes.

Cinq minutes et quatre secondes plus tard, le croiseur de combat se rangeait le long du cuirassé en position d’immobilité relative ; une cinquantaine de mètres séparaient les deux gros bâtiments. Des ouvertures de cinq mètres de haut sur dix de large béèrent brusquement dans le flanc du croiseur qui faisait face au Midway : une nuée de formes se déversèrent en même temps de ses quatre soutes, les voilant quasiment, pour fondre sur les écoutilles similaires mais encore hermétiquement fermées qu’on distinguait dans la coque du cuirassé.

Gaiene et une partie de sa brigade attendaient derrière une de ces écoutilles, tandis que d’autres sections patientaient dans les différents sas : près d’un millier de soldats en cuirasse de combat intégrale, leur arme parée à tirer. Sans doute aurait-il préféré en opposer davantage aux assaillants, mais un cargo n’en peut transporter qu’un certain nombre (les supports vitaux, en l’occurrence, avaient été pratiquement débordés lors du trajet vers la géante gazeuse) et, d’autre part, ces mille fantassins devraient suffire.

« Faites donner tous les éclaireurs », ordonna Gaiene.

Cramponnés à la coque du Midway et invisibles des assaillants en raison de leur cuirasse furtive, les éclaireurs avaient pris position dans le vide une demi-heure plus tôt. Sur l’ordre de Gaiene, ils se propulsèrent vers le croiseur de combat et ses écoutilles béantes à l’insu de l’équipe d’abordage d’Ulindi qui venait d’en jaillir.

Repérer les objets et les comptabiliser faisait partie des tâches auxquelles excellaient les senseurs automatisés. Ceux du cuirassé ne mirent que quelques secondes à donner le résultat : sept cent vingt. « Près de la moitié de l’équipage du croiseur, laissa tomber Safir.

— Parfait », déclara Gaiene.

Sans doute des hommes en cuirasse de combat ne pouvaient-ils ressentir le choc produit par l’arrivée massive de plus de sept cents agresseurs sur la coque du Midway, mais, là encore, ses senseurs en rendirent compte, en même temps qu’ils précisaient la position de chacun d’eux et la transmettaient aux systèmes de combat des défenseurs. Gaiene continuait d’observer en sentant croître son excitation ; il prenait déjà un plaisir anticipé à cette impression d’être vraiment en vie, dont il savait pourtant qu’elle serait éphémère.

Les assaillants fixèrent des dispositifs de contrainte aux commandes des écoutilles du cuirassé. D’autres attendaient non loin, munis s’il en était besoin de charges explosives directionnelles, mais Gaiene savait qu’elles ne seraient pas nécessaires. Kontos avait réglé les commandes des écoutilles pour qu’elles cèdent aisément. Il ne tenait pas à voir son nouveau cuirassé égratigné.

« Attendez encore », ordonna Gaiene, conscient de l’accélération de ses battements de cœur et de son souffle précipité. Il empoigna son fusil à pulsation et sentit vibrer sous ses mains métal, composites et menace létale. « Conformez-vous au plan d’assaut. À toutes les unités, voyant vert pour les armes. »

Il s’agenouilla pour adopter une position de tir plus stable et braqua son fusil sur l’écoutille qui s’ouvrirait à la volée juste devant lui. De part et d’autre, des centaines d’autres armes la visèrent à leur tour. Alourdies par un blindage plus épais que celles d’un croiseur de combat, les écoutilles du cuirassé se relevaient sans doute plus lentement, mais à une vitesse qui n’en restait pas moins gratifiante.

Les assaillants arrivaient en masse sur les quatre sas du cuirassé, se conformant à un assaut coordonné qui aurait dû sans doute submerger ses défenseurs s’ils avaient été le nombre escompté. L’équipe d’abordage ne se composait que de deux escouades des forces spéciales, en cuirasse de combat comme les soldats de Gaiene, lourdement armées et entraînées au corps à corps. Le reste appartenait à l’équipage du croiseur de combat comme c’est habituellement le cas, et ces hommes ne portaient qu’une combinaison de survie et des armes de poing. Tous s’attendaient à n’affronter qu’un nombre bien plus réduit de défenseurs légèrement armés et protégés. En pénétrant dans le cuirassé, les agresseurs se retrouvèrent bloqués à l’entrée des sas et, arrivant ainsi de toutes parts, se profilèrent sur le fond noir de l’espace en formant des cibles parfaites.

La mire de Gaiene zooma automatiquement sur sa première cible, une silhouette en combinaison de survie, aussi distincte que brillante dans son collimateur. Il oublia tout le reste – passé, présent et chagrin – l’espace d’un instant, ne ressentit plus qu’une joie mauvaise, celle de disposer d’un tir impeccable alors qu’on a entre les mains une arme puissante, qu’elles se crispent dessus, que l’index se replie sur la détente juste avant le choc du recul, et que la cible tressaille, combinaison et thorax déchiquetés.

Il en chercha machinalement une deuxième du regard, mais ses fantassins avaient ouvert le feu en même temps que leur colonel et il ne restait plus beaucoup d’agresseurs debout.

Sur les sept cent vingt assaillants de l’équipe d’abordage qui avaient tenté d’investir les quatre sas, plus de six cents avaient trouvé la mort dès la première salve.

« En avant ! » hurla Gaiene.

Alors même que les survivants de l’assaut cherchaient encore à reprendre leurs esprits, ses mille fantassins se ruèrent sur eux pour les piétiner et les anéantir puis se lancèrent sans hésiter dans l’espace, en direction du croiseur de combat.

Cinquante mètres ne font pas une bien grande distance, même à la surface d’une planète. À l’échelle de l’espace, ce n’est strictement rien, sauf quand ils vous séparent de votre cible, de la sécurité ou de la mort. Après avoir littéralement bondi d’un bâtiment vers l’autre, hommes et femmes ne les traversèrent qu’en quelques secondes, qui leur parurent pourtant durer une éternité. À bord du croiseur de combat et dans ses soutes, des sentinelles sur le qui-vive auraient sans doute pu les voir arriver, refermer à la hâte les écoutilles extérieures et laisser ainsi à leur vaisseau le temps d’accélérer avant que les assaillants ne les aient forcées.

Mais les quelques factionnaires postés près de ces écoutilles extérieures étaient déjà tous morts, égorgés par les éclaireurs de Gaiene dont ils n’avaient soupçonné que trop tard la présence.

Le colonel éprouva comme un vertige, mélange d’exaltation et de désorientation, en voyant défiler brièvement sous lui une bande d’espace noir constellé : l’infini de toute part. La coque du cuirassé formait derrière lui comme un mur blindé, et celle du croiseur de combat se dressait devant lui, immense, percée d’un sas dont l’écoutille grossissait à toute allure comme s’il tombait vers elle. Il eut à peine le temps de refréner sa panique instinctive en s’efforçant de réajuster son sens de l’orientation – elle est devant moi, pas sous moi – qu’il plongeait déjà au travers et se recevait sur le pont de la soute avec toute l’aisance d’un long entraînement, bien stable sur ses deux pieds et l’arme prête à tirer. Ses soldats, eux, n’avaient pas tous la même expérience des pratiques requises pour sauter d’un milieu où règne une gravité artificielle vers un autre en traversant un champ d’apesanteur. Quelques-uns atterrirent comme lui sur leurs pieds, un certain nombre freinèrent en dérapant, et d’autres encore culbutèrent puis se relevèrent au terme d’un bref roulé-boulé sur le pont. Les moins expérimentés se reçurent rudement, en ruant des quatre fers, déconcertés et déboussolés par ces brusques renversements successifs du haut et du bas.

Si la résistance avait été un tant soit peu vigoureuse aux écoutilles, les troupes de Gaiene auraient sans doute essuyé des pertes importantes en atterrissant ainsi plus ou moins gracieusement. Mais le commandant du croiseur de combat n’avait pas vu l’intérêt de les défendre et il avait préféré jeter tous ses effectifs dans l’assaut. Avant même que son équipage n’en prenne conscience, plus de sept cents de leurs camarades étaient morts et près de mille soldats cuirassés investissaient leur bâtiment. Un bâtiment construit par les Mondes syndiqués, dont les plans avaient été aisément accessibles à Gaiene, facilitant ainsi la mise au point de sa contre-attaque, si bien que les systèmes d’exploitation du croiseur de combat, tant matériels que logiciels, étaient aussi familiers aux soldats de Midway qu’à son propre équipage.

Le colonel dépassa les cadavres des deux sentinelles qui gardaient les écoutilles extérieures au moment où celles-ci se refermaient enfin, sur l’ordre, cette fois, de ses hommes. « Tâchez de ne pas dépressuriser ce vaisseau, avait ordonné Drakon. Les gens des forces mobiles affirment que leurs bâtiments peuvent le supporter mais que ça pourrait faire un sacré souk, et nous sommes censés le prendre dans le meilleur état possible. »

Certains des soldats de Gaiene avaient fixé de petites boîtes de Bedlam aux terminaux de transmission et aux senseurs des soutes, et ces dispositifs généraient un flux de messages trompeurs, données erronées, mises en garde et assurances fallacieuses qui se déversaient dans les senseurs et autres systèmes de communication interne du croiseur de combat. Ses matelots et officiers gaspilleraient de précieuses minutes à chercher à comprendre ce qui se produisait à mesure qu’ils les recevraient.

Dès que les écoutilles extérieures se furent refermées et que les voyants de leurs verrous de sécurité passèrent au vert, les soldats de Gaiene ouvrirent les écoutilles intérieures et se répandirent dans les coursives.

Là où les verrous de secours avaient été activés à temps, ils les firent sauter au moyen de charges directionnelles, réduisant ainsi à quelques secondes le délai séparant les forces de Gaiene de leurs objectifs. « N’oubliez pas les ordres du général, transmit le colonel. Laissez à l’équipage une chance de se rendre si vous en avez le loisir. »

Lui-même fut un des premiers à sortir de la soute où il avait atterri, et il se retrouva face à une demi-douzaine de matelots ennemis qui se ruaient en sens inverse. Un seul tir ricocha sur sa cuirasse de combat, juste avant que ses soldats les plus proches et lui-même n’ouvrent à leur tour le feu, criblant de balles des combinaisons de survie relativement minces. « Pas eu le loisir, s’excusa le sergent qui cavalait à ses côtés.

— Non. Mais c’est de leur faute », répondit Gaiene alors que sa colonne remontait les coursives. L’intérieur d’un vaisseau de guerre peut évoquer un labyrinthe à ceux qui ne sont pas familiarisés avec lui, mais les écrans de visière des soldats leur fournissent un plan lisible des itinéraires à emprunter pour gagner leur objectif, ainsi que de brefs rappels occasionnels, tels que « Tournez à droite à cet embranchement et empruntez l’échelle pour descendre ».

La colonne de Gaiene se réduisait assurément à mesure que des pelotons s’en détachaient, mais, dans la mesure où elle visait la citadelle de la passerelle, douillettement nichée au cœur du bâtiment, elle restait relativement forte. Des alarmes se mirent bientôt à brailler par tout le vaisseau, entrecoupées d’ordres frénétiques vociférés sur le canal d’annonce générale.

« La plupart des survivants sont encore à leur poste de combat, rapporta le lieutenant-colonel Safir. Nous les repoussons au fur et à mesure.

— Quelques-uns errent aussi en roue libre dans les coursives », prévint Gaiene. Sa propre colonne venait de tomber sur un autre groupe de matelots qui cherchaient à enfiler des combinaisons de survie. L’espace d’un instant, les deux troupes se regardèrent en chiens de faïence puis les matelots levèrent vivement les bras au ciel, les mains derrière la nuque, en même temps qu’ils plaquaient le dos à la cloison. « Bien vu, les gars ! leur déclara Gaiene avant d’ordonner au sergent : Laissez un peloton ici pour garder ces lascars. »

Le groupe de spatiaux qu’ils croisèrent ensuite devait être très motivé, à moins qu’ils n’aient manqué sérieusement de sens commun. Leurs armes se braquèrent sur les hommes du colonel, mais ceux-ci ouvrirent le feu et liquidèrent la poche de résistance avant qu’ils n’aient eu le temps de presser la détente ; c’est à peine si ses soldats avaient marqué une pause : ils couraient encore que le dernier cadavre s’abattait mollement sur le pont.

Gaiene gardait un œil rivé sur les instructions que lui fournissait son casque tout en surveillant de l’autre la progression de ses hommes sur une partition de sa visière, et, de l’autre encore, les menaces imminentes. « Ça fait trois yeux », avait protesté le jeune Conner Gaiene auprès du vétéran qui venait de lui expliquer ce qu’exigeait un assaut. Le vétéran avait souri tristement. « Le temps que tu aies enfin un peloton sous tes ordres, du moins si tu es assez doué pour ça, tu auras appris à faire exécuter à tes deux yeux le travail de trois. Ou tu seras mort. »

Gaiene avait survécu, mais le vétéran était mort peu de temps après avoir partagé avec lui quelques bribes de cette sagesse durement acquise. C’était une femme et Gaiene s’en voulait parfois d’avoir le plus grand mal à se rappeler son visage, juste avant qu’un bombardement de l’Alliance ne la pulvérise.

« Ç’a l’air de prendre bonne tournure », lui annonça la voix de Safir.

La brigade s’emparait progressivement de tout le croiseur de combat ; la résistance qu’on lui opposait s’effondrait dès qu’on prenait conscience de ce qu’il advenait des survivants de l’équipage. « Ne mollissez surtout pas, prévint-il tout son monde. Les forces mobiles peuvent se battre furieusement le dos au mur, et les serpents sont censément très nombreux à bord de ce tas de ferraille.

— On en a trouvé quelques-uns ! cria un chef d’unité. Des serpents ! » Des symboles plus brillants apparurent dans une zone éloignée de Gaiene, signalant un bastion de résistance près de la citadelle du contrôle de l’armement, où les agents du SSI livraient encore un combat farouche.

« Chargez-vous-en, Safir », ordonna-t-il. Le contrôle de l’armement était précisément l’objectif du lieutenant-colonel, de sorte qu’elle se trouvait déjà dans ce secteur.

Les croiseurs de combat sont presque aussi larges que les cuirassés mais plus longs et fuselés, tant et si bien qu’ils présentent une succession apparemment interminable de coursives menant à un dédale d’autres coursives apparemment tout aussi interminable. L’état-major du croiseur avait pris conscience du danger qu’il encourait et il tentait maintenant de se barricader dans la citadelle de la passerelle, d’en verrouiller les portes coupe-feu et les barrières d’isolation des coursives pour bloquer les voies d’accès à l’intérieur du vaisseau, mais les soldats de Gaiene avaient apporté de quoi les perforer ou faire sauter leurs verrous ponctuellement.

Des cris de triomphe se firent entendre sur le canal de commandement. Agacé par ce vacarme, Gaiene consulta son écran et constata que les serpents avaient été éliminés. Tous étaient morts, bien sûr. Le général Drakon pouvait sans nul doute ordonner qu’on autorisât l’ennemi à se rendre, mais les serpents s’y résolvent rarement et, s’ils s’y consentent, sont souvent liquidés sur-le-champ par des soldats revanchards. Le général n’y verrait sans doute aucun inconvénient : il savait tout comme eux que les serpents ne se rangent pas dans la même catégorie que les troupes régulières.

Gaiene et ses hommes dépassèrent au pas de course une troupe de matelots du croiseur de combat qui saluaient frénétiquement de la main et agitaient des ustensiles ensanglantés. Deux corps gisaient à leurs pieds, vêtus du sempiternel complet des agents du SSI. Les cadavres étaient frais. Un autre peloton se détacha de la colonne pour garder ces nouveaux volontaires, qui, avant de remettre leur lettre de démission trempée dans le sang, avaient travaillé pour le CECH suprême Haris.

La majeure partie du vaisseau était désormais investie et les survivants de l’équipage cornaqués sous bonne garde vers des compartiments scellés, mais les trois citadelles restaient verrouillées et blindées, et leurs défenses actives. Pendant qu’on outrepassait les commandes d’une autre porte antidéflagration, Gaiene s’accorda une pause pour évaluer la situation.

Contrôle des unités de propulsion principales, poste de commande de l’armement et passerelle : trois citadelles. Les barrières défensives dernier cri mises en place sur les vaisseaux des Mondes syndiqués pour les protéger d’éventuelles tentatives d’arraisonnement ou de mutinerie d’un équipage de travailleurs peu enclins à se montrer fidèles à leurs maîtres, et que seules la peur, la discipline et la présence de serpents du SSI à bord de leur bâtiment maintenaient dans le droit chemin. « Que vous semble, Safir ? »

Le lieutenant-colonel Safir répondit d’une voix légèrement agacée. « Pas trop mal. Nous avons essuyé quelques pertes en emportant le fortin des serpents. Le cœur du réacteur a été investi et on a sectionné les câbles des commandes, de sorte que ni les serpents ni les autres Ulindis ne peuvent déclencher sa surcharge. J’ai l’impression que la citadelle des unités de propulsion va bientôt capituler, mais qu’il va falloir ouvrir en force celle de l’armement.

— Tâchez d’y pénétrer au plus vite et de vous assurer qu’ils ne puissent pas faire feu sur le cuirassé, à quoi ils pourraient bien se risquer si on leur laissait le temps de réfléchir. Je me rapproche de la passerelle », poursuivit Gaiene. La porte antidéflagration qui l’arrêtait s’ouvrit en chuintant et il se mit au pas de gymnastique, entouré par ses soldats ; leurs gestes, dans ces cuirasses qui en démultipliaient la vigueur, semblaient étrangement délicats alors qu’ils adoptaient cette démarche glissante, plus efficace dans l’espace confiné d’un vaisseau spatial. « Dès que je serai en position, je laisserai à l’équipage une chance de s’en tirer sans trop de bobos. »

Des signaux de danger apparurent sur l’écran de visière de Gaiene, le prévenant qu’il approchait des défenses entourant la citadelle de la passerelle. Il avait certes les moyens de les réduire à néant pour y pénétrer, mais cela prendrait du temps et se solderait probablement par de lourdes pertes humaines et de nombreux dommages à certains secteurs du vaisseau. Il ordonna donc aux soldats qui l’accompagnaient de faire halte dans une zone sûre, hors de portée de ces défenses, et de chercher un panneau de com. « Nous y voilà. Passerelle ! Répondez, bande d’imbéciles ! »

Le panneau s’éclaira, montant un officier des forces mobiles installé dans le fauteuil de commandement de la passerelle. Gaiene reconnut ce regard pour l’avoir déjà croisé maintes fois : incrédulité, stupeur, frayeur, confusion. Il signifiait qu’il fallait accentuer la pression, interdire à cet homme de reprendre ses esprits, l’empêcher de réfléchir clairement. « Nous contrôlons votre unité et nous ne tarderons pas à percer les défenses de la passerelle pour l’investir. Toutefois, afin d’épargner de trop gros dommages à ce croiseur de combat et à son équipage, nous sommes disposés à vous laisser une chance de vous rendre, d’ouvrir vos citadelles et de désactiver vos défenses. Si vous y consentez, vous aurez la vie sauve et vous resterez libres. Nous tiendrons parole. Nous ne sommes pas des serpents. Tous ceux de ce système stellaire sont morts. Si vous refusez de capituler, en revanche, nous devrons nous frayer un chemin à coups d’explosifs, nous ne ferons pas de quartier et vos cadavres seront balancés dans l’espace. À moins que vous ne soyez pas tout à fait morts quand nous vous y jetterons. Nous tiendrons aussi cette promesse. Prenez votre décision sans atermoiement. Je ne suis pas très patient. »

Pendant que le commandant du croiseur le dévisageait, le regard fixe, des vociférations parvinrent du fond de la passerelle. Au bout de quelques secondes, Gaiene l’aiguillonna à nouveau. « Tout de suite. Rendez-vous ou mourez. Je ne me répéterai pas. »

L’officier se retourna et il vit très certainement le spectacle auquel il s’attendait, car il fit de nouveau face à Gaiene avant de hocher nerveusement la tête. « D’accord. Je me rends. Je vous livre cette unité. » Sa main, dont le colonel put constater qu’elle sucrait les fraises, survola convulsivement les commandes du fauteuil de commandement. « Désactivation des défenses.

— Assurez-vous que les autres citadelles en fassent autant.

— Je n’ai pas le contrôle de celle de l’armement. Les serpents de Haris l’ont investie !

— Lieutenant-colonel Safir, les serpents occupent la citadelle de l’armement. Vous allez devoir vous en emparer à la dure.

— Je m’en doutais, répondit Safir avec une satisfaction sardonique. Tout est prêt. Lançons l’assaut. »

Les signaux de danger, sur l’écran de Gaiene, clignotaient et s’éteignaient l’un après l’autre à mesure que les défenses de la passerelle se désactivaient. D’un geste de la main, il ordonna à plusieurs soldats de tourner à l’angle de la coursive et d’avancer sur la pointe des pieds jusqu’à la porte massivement blindée qui la gardait.

Nulle attaque ne se déclenchant par des trappes dérobées, il leur emboîta le pas avec ses autres soldats, tandis que des unités supplémentaires cernaient la passerelle, accourant de tous côtés, y compris des ponts inférieurs et supérieurs. Blindages et défenses y étaient encore en place, mais le commandant du vaisseau semblait s’en tenir à sa promesse.

Les lourds verrous qui maintenaient la porte close se rétractèrent pesamment et l’écoutille elle-même se releva avec force vibrations.

Les soldats se ruèrent à l’intérieur, l’arme prête à tirer. Gaiene faisait partie du lot ; une dernière poussée d’adrénaline accompagna l’exaltation de la victoire.

L’équipage de la passerelle levait les bras, les mains sur la tête. La plupart étaient encore à leur poste de travail, mais plusieurs s’attroupaient là où un homme et une femme gisaient sur le pont, vêtus du complet standard du SSI. Gaiene accorda aux serpents un regard distrait, qui n’en enregistra pas moins les angles baroques que formaient leur tête et leur cou et qui signalaient une nuque brisée. « Vérifiez qu’ils sont bien morts, ordonna-t-il à un de ses officiers. Veillez à désarmer tout le monde puis conduisez-les dans les compartiments verrouillés du pont inférieur. Lieutenant Bulgori, prenez le contrôle des coms et informez le Midway que nous nous sommes emparés de la passerelle et que nous tiendrons bientôt tout le croiseur de combat. »

Une succession de chocs peu violents se firent entendre à travers la coque du croiseur. Gaiene reporta l’attention sur son écran et un plan rapproché de la section de sa brigade commandée par le lieutenant-colonel Safir. Les défenses extérieures de la citadelle de l’armement avaient été détruites, ce qui permettait aux fantassins de s’en approcher suffisamment et de poser des charges directionnelles assez puissantes pour venir à bout de ses protections, si massives fussent-elles. Les chocs qu’on venait d’entendre correspondaient aux trous percés dans son blindage, et, à présent, on précipitait par ces orifices des grenades antipersonnel et IEM, suivies par des troupes d’assaut mitraillant à tout va.

Quelques serpents tenaient encore debout : à peine distinctes, leurs silhouettes se profilaient dans la bouillasse engendrée par les grenades et les explosions à l’intérieur de la citadelle de l’armement. Gaiene eut à peine le temps de se focaliser sur ces retransmissions que déjà des dizaines de tirs les réduisaient en charpie.

« Nous tenons les citadelles de la propulsion et de l’armement, rapporta Safir. Celle de la propulsion s’est rendue dès que ses défenses ont été désactivées.

— Merci, répondit Gaiene. Je crains fort qu’il nous faille nous appuyer les reproches des gens des chantiers spatiaux, vu les dommages infligés au contrôle de l’armement.

— Nous nous sommes efforcés de les minimiser, affirma Safir en souriant.

— D’accord, mais les techniciens vont encore se montrer déraisonnables. Vous savez comment ils sont. Vous avez tout cassé. C’est notre boulot que de tout casser, mais ils refusent de le comprendre. À propos, vous avez fait un travail superbe de commandant en second et magnifiquement répondu à toutes les attentes de vos supérieurs, etc., etc. Remettons les senseurs intérieurs en fonction et vérifions qu’il ne reste pas des matelots planqués dans les coins sombres.

— On y travaille, mon colonel. Il semblerait que nous en ayons déjà capturé entre quatre et cinq cents. Ce vaisseau était à court de main-d’œuvre.

— Il l’est encore davantage.

— Nous recevons des transmissions du Midway, rapporta le lieutenant Bulgori. Une minute après le début de notre assaut, le Griffon et le Basilic ont ouvert le feu sur les quatre avisos qui escortaient le croiseur de combat. Trois ont été détruits et le quatrième s’est rendu une fois sa propulsion endommagée. »

Merci, kapitan Stein. Dommage que vous ne soyez pas encline à fêter avec moi notre victoire de manière plus licencieuse. Éreinté, Gaiene regarda autour de lui : le monde perdait de nouveau ses couleurs. Ils avaient gagné. Peu importait. Rien n’importait au demeurant, mais au moins cet assaut avait-il provisoirement redonné vie à son esprit éteint. Et apporté une victoire à Artur Drakon, qui l’avait empêché de mourir dans un camp de travail. Ou dans un caniveau. Tout allait donc aussi bien que possible dans un univers qui avait perdu tout son sens.

Le fauteuil de commandement de la passerelle était inoccupé et semblait quelque peu solitaire. Gaiene se dirigea vers lui et s’y assit ; il surveillait les soldats qui s’employaient à sécuriser le croiseur de combat qu’ils venaient d’arraisonner, tout en se demandant dans quel délai il pourrait de nouveau s’enivrer. Sécuriser le vaisseau, le remettre aux gens des forces mobiles puis découvrir où les travailleurs des chantiers spatiaux planquaient leur gnôle.

Planifier ne saurait nuire.

Compte tenu de la tournure qu’avait prise à la fin leur dernière conversation privée, Drakon fut assez surpris de constater qu’Iceni lui souriait lorsqu’elle l’appela sur leur ligne sécurisée.

« Je tenais à vous remercier pour mon joli croiseur de combat tout neuf, général.

Votre joli croiseur de combat ? s’étonna-t-il.

— Ne gâchez donc pas ma joie en vous montrant si collet monté. » Elle sourit plus largement. « Je suis peut-être parfois une fichue garce, mais jamais une garce ingrate. Sérieusement, je sais ce que je dois à vos soldats et à votre décision de participer à cette opération. Dès que nous aurons remis le croiseur de combat en état, nous disposerons pour Midway de défenses qui laisseront Boyens estomaqué si d’aventure il refait une apparition.

— Le colonel Gaiene affirme que le vaisseau n’a pas subi de trop gros dommages », déclara Drakon.

Elle éclata de rire, ce que le général trouva plutôt agréable après la relation tendue qu’ils avaient entretenue au cours des dernières semaines. « C’est là un constat bien propre à un personnage des forces terrestres. Vos soldats ont réduit en miettes des équipements de grande valeur, fait sauter plusieurs écoutilles et percé des trous dans des cloisons qui n’en avaient pas besoin, mais je sais qu’ils n’avaient pas le choix. Tout cela est réparable. La majeure partie des spatiaux rescapés semblent disposés à nous rallier, mais ils ne sont guère nombreux, du moins comparativement à l’équipage que requiert normalement un croiseur de combat.

— Si nous jouons de bonheur, le colonel Rogero et votre kommodore pourront y remédier. Ils devraient rentrer avec suffisamment de vétérans pour armer à la fois le Midway et ce nouveau vaisseau.

— Oui. Comment pourrions-nous l’appeler, Artur ? » Elle lui adressa un regard joyeusement inquisiteur. « J’ai baptisé le cuirassé moi-même. Vous devriez trouver un nom à notre nouveau croiseur de combat.

— Vraiment ? » Gwen était franchement de bonne humeur. Bien entendu, il ne pouvait pas s’attendre à lui dénicher un nouveau croiseur de combat chaque fois qu’elle se montrerait inexplicablement lunatique. Cela étant, il fallait espérer que ça ne deviendrait pas une habitude. « Vous voulez aussi donner le nom d’une étoile aux croiseurs de combat ?

— Ce serait une excellente idée, me semble-t-il. Mais… » Elle eut une moue pensive. « Si nous lui donnons celui d’une étoile voisine, le système en question risque de se dire que nous nous en sentons les propriétaires, ou bien, inversement, ses dirigeants pourraient avoir la fâcheuse impression qu’ils ont des droits sur ce vaisseau.

— C’est effectivement un problème, convint-il. Mais pourquoi pas celui d’une étoile inoccupée ? Pelé ?

— Pelé ? Un système colonisé par les Énigmas ?

— Les Énigmas ont certes chassé le Syndicat de Pelé, fit remarquer Drakon, mais, d’après la flotte de Black Jack, on ne trouve plus là-bas aucune trace de leur présence.

— Hmmm. » Iceni détourna le regard. Elle réfléchissait. « Nous sommes en première ligne. Le dernier rempart de l’humanité contre l’espèce Énigma. Réaffirmer un lien avec Pelé ne ferait que le souligner.

— Ça pourrait effectivement déplaire aux extraterrestres, se sentit-il contraint de faire observer.

— Qui se soucie de ce qui plaît ou déplaît aux Énigmas ? Qui diable pourrait bien le savoir, d’ailleurs ? Black Jack lui-même serait bien infoutu de le découvrir. Ces extraterrestres persistent à nous attaquer et à tenter d’exterminer notre population. » Iceni opina du chef. « Pelé me convient parfaitement. Et je consens volontiers à reconnaître que votre évaluation de Gaiene était correcte. Le kapitan-levtenant Kontos se méfiait énormément de votre colonel, mais il a été sidéré par l’efficacité avec laquelle son unité et lui ont conduit l’arraisonnement du croiseur. » Le sourire d’Iceni se fit plus timoré. « Je vais devoir apprendre à… me fier à vos avis. »

Se fier ? Et son ton n’était en rien ironique. « Vous en êtes sûre ? »

Le sourire d’Iceni s’évanouit, remplacé par un masque grave. « Non. Je ne le serai peut-être jamais. Pourrez-vous vivre avec ?

— Je l’ai fait jusque-là.

— Et avec bien pire de ma part, général Drakon, même si, curieusement, vous semblez incapable de vous en rendre compte. Mais vous m’avez incitée à approuver une initiative qui a renforcé ma position. Soit vous entendez sincèrement travailler avec moi la main dans la main, soit vous êtes le plus grand benêt de toute l’histoire de l’humanité, ou bien encore plus subtil et retors que Black Jack. »

Drakon eut un sourire sardonique. « Je ne crois pas être un benêt. En règle générale, tout du moins. Et je sais que je ne suis pas Black Jack.

— Pas besoin d’être Black Jack pour avoir de l’importance à… aux yeux de Midway, se corrigea-t-elle promptement. Encore merci, Artur. »

Ce n’est que lorsqu’elle eut raccroché que Drakon se rendit compte qu’Iceni s’était fait du mouron. Était-ce pour cette raison qu’elle s’était montrée si contrariée lors de leur dernière entrevue ? Parce qu’elle savait que, si ce croiseur de combat était arraisonné, les soldats de Drakon auraient le contrôle du plus puissant vaisseau du système stellaire ? Elle n’était pas persuadée sur le moment qu’il tiendrait sa promesse, se conformerait à leur accord, à leur association, et qu’il remettrait le vaisseau au personnel de ses forces mobiles dès qu’il aurait été sécurisé.

Pourquoi la tentation de la doubler et de me retrouver en possession du plus puissant atout des forces mobiles et terrestres du système ne m’a-t-elle pas traversé l’esprit ? Je n’y ai même pas pensé. Nous avons passé un marché. Je ne romps pas un marché. Même quand on se montre aussi désagréable et froid que…

Elle ne me trahira pas. Si Iceni avait envisagé de me planter un poignard dans le dos, elle se serait montrée toute douce et aimable au cours des semaines récentes et surtout de la dernière, afin de m’inciter à agir selon ses vœux. Tactique traditionnelle de CECH. Bien sûr que je suis ton amie… pauvre poire. Puis, dès qu’elle aurait posé les mains sur le croiseur de combat, elle serait redevenue glaciale avec moi. Mais elle a fait tout le contraire.

Pourquoi l’idée de conserver ce vaisseau n’est-elle pas venue non plus à Malin ? Peut-être l’a-t-elle effleuré et s’est-il convaincu que je l’avais déjà envisagée et repoussée ? Mais ça n’explique pas pourquoi Morgan n’a pas piqué une crise à la perspective de le remettre à Iceni. Elle n’a soulevé aucune objection.

Parce que Morgan n’avait pas imaginé une seconde qu’il pût restituer le croiseur de combat à Iceni, se rendit-il compte. Elle a présumé que j’allais le conserver. Quand elle a découvert que je ne le…

Peut-être a-t-elle pris conscience que c’était pour notre bien à tous, que cette stratégie et cette coopération nous rendaient plus forts. Morgan finira bien par faire des progrès dans ce domaine, se fier de nouveau à d’autres et les accepter. J’ai passé les dix dernières années à tenter de lui faire comprendre que cynisme et manipulation ont leurs limites et qu’ils ne mènent jamais bien loin. En outre, ce sont les méthodes du Syndicat et elle le déteste encore plus que moi.

Mais elle montera sûrement sur ses grands chevaux quand je le lui réexpliquerai.

« Mon général ? » La voix sortait de son panneau de com. « Le colonel Morgan est là. Elle affirme qu’elle doit vous parler sans tarder. »

Et nous y voilà. « Faites-la entrer. »

Sur la passerelle du croiseur lourd Manticore, la kommodore Marphissa guettait l’arrivée imminente de sa flottille à Indras. Elle venait tout juste de s’entretenir avec le capitaine Bradamont, qui, depuis leur départ de Midway, avait passé pratiquement tout son temps dans sa cabine, où sa présence perturbait moins l’équipage. Quand la flotte de l’amiral Geary a traversé le système d’Indras pour se rendre à Midway, il y a plusieurs mois, Indras était encore fidèle aux Mondes syndiqués, n’avait cessé de répéter Bradamont. Il n’a pas cherché à s’opposer à notre transit, mais, cela étant, il n’avait pas non plus les moyens de nous affronter ni de nous en empêcher.

Où en était Indras à présent ? Le système avait-il acquis d’autres vaisseaux, de nouvelles défenses ? Était-il encore loyal au Syndicat ou bien ses dirigeants (ou son peuple) avaient-ils déclaré leur indépendance comme nombre d’autres au cours des derniers mois ? Elles ne tarderaient pas (toute la flottille de récupération et elle-même) à connaître la réponse à ces questions. Ce n’était plus qu’une affaire de minutes.

Une rangée de voyants verts indiquait sur son écran que le Manticore était pleinement paré au combat. Les autres vaisseaux devaient l’être également, dans la mesure de leurs capacités. Les cargos ne pouvaient qu’espérer que les vaisseaux de guerre sauraient les protéger.

« Une minute, annonça le technicien des opérations à l’attention du kapitan Diaz.

— Nous sommes prêts, kommodore, répercuta Diaz.

— Espérons-le », marmonna Marphissa. L’espace d’un instant, elle se demanda où se trouvait à présent le kapitan Toirac. Sur les instructions d’Iceni, Marphissa l’avait renvoyé sous bonne garde à la planète principale de Midway. Elle avait cherché à l’éviter entre-temps, mais son sens du devoir l’avait poussée à se présenter au sas quand son escorte avait fait quitter le vaisseau à Toirac : un regard de reproche et des yeux accusateurs dans un visage défait et éteint, telle était la dernière image qu’elle avait gardée de lui.

Elle secoua la tête pour se l’ôter de l’esprit au moment même où, comme d’habitude, la flottille émergeait de l’hypernet sans aucun effet sensible. À un moment donné, rien ne semblait entourer la flottille qu’une sorte de bulle immatérielle et, la seconde suivante, cette bulle avait disparu, les étoiles brillaient de nouveau et les vaisseaux s’éloignaient du portail d’Indras.

« Que disent les coms ? » demanda-t-elle à la technicienne.

La responsable des trans surveillait intensément ses écrans et tendait l’oreille. « Indras appartient toujours au Syndicat, kommodore. Toutes les communications que je capte le confirment. Certains messages utilisent l’encryptage des serpents. Nous ne pouvons pas les déchiffrer. Les codes du SSI que nous avons saisis à Midway ont dû être frappés de caducité. »

Ça réglait le problème dans la mesure où ces messages avaient sans doute été envoyés plusieurs heures avant l’irruption de la flottille : il ne pouvait donc s’agir d’une ruse destinée à leurrer les nouveaux venus. Marphissa rajusta sa combinaison. Autant elle exécrait les uniformes syndics, autant il lui avait paru nécessaire d’en endosser un pour cette prestation, encore que ce complet fût conçu pour quelqu’un d’un grade bien plus élevé que celui qu’elle avait elle-même atteint.

Elle adopta ce masque d’arrogante supériorité qu’elle avait vu si souvent aux CECH syndics puis enfonça quelques touches de son unité de com. « Aux autorités du système stellaire d’Indras, ici la CECH Manetas, commandant une flottille se rendant dans le système d’Atalia pour y remplir une mission de sécurité interne. Je ne requiers pas votre assistance cette fois », nasilla-t-elle avec toute la suffisance dont elle était capable. La présidente Iceni avait insisté sur cette nécessité : les CECH syndics ne quémandent jamais, ne font jamais preuve d’humilité ni de faiblesse.

« Au nom du peuple, Manetas, terminé. » Elle avait dû faire un très gros effort pour prononcer ce « au nom du peuple » à la manière syndic, en liant si vite ces quatre mots inarticulés qu’ils en devenaient méconnaissables et perdaient toute signification. Ils n’en avaient d’ailleurs aucune aux yeux des dirigeants du Syndicat.

Elle coupa la communication et inspira profondément. « On verra bien si ça marche. »

Diaz coula un regard amusé dans sa direction. « Vous ne vous étiez jamais attendue à porter un jour un complet de CECH, je parie.

— Ni désireuse non plus, rétorqua Marphissa. Je me sens sale dans ce machin. Mais l’imposture était nécessaire. Il nous faut absolument persuader les autorités d’Indras que nous sommes une authentique flottille syndic partie pilonner Atalia. Si nous y réussissons, et même s’ils découvraient le pot aux roses avant que nous ne passions de nouveau par ici en rentrant à Midway, elles n’auront pas le temps d’activer le blocage de l’hypernet, quel que soit son mode de fonctionnement.

— Elles pourraient le faire d’ici, avança Diaz.

— Mais elles ne le feront pas sans l’approbation de Prime, insista Marphissa. Croyez-vous vraiment que Prime laisserait à d’autres la capacité d’interdire le commerce et les mouvements militaires par l’hypernet ? Indras devra demander la permission et, le temps qu’elle l’obtienne, nous aurons regagné Midway.

— Je vous suis parfaitement. Mais qu’adviendrait-il s’ils nous perçaient à jour avant que nous n’ayons quitté Indras pour Atalia ?

— Alors nous poursuivrions notre chemin en espérant que le portail ne sera pas bloqué à notre retour, répondit Marphissa avant de pointer son écran du doigt. En guise de forces mobiles, Indras ne dispose que de deux croiseurs légers et de deux avisos orbitant à trente minutes-lumière de l’étoile. Sans doute assez pour terroriser les citoyens du cru mais pas pour nous arrêter, et pas non plus en position pour nous menacer. »

Diaz se lécha les lèvres sans quitter l’écran des yeux. « Ne devrions-nous pas les détruire ? Essayer d’attirer ces croiseurs légers et ces avisos pour les anéantir, en donnant ainsi aux locaux une chance de se rebeller contre le Syndicat ? »

Marphissa hésita un instant, fortement tentée d’en convenir. Elle dut même prendre sur elle pour s’interdire d’acquiescer. « Impossible. Nous avons une mission prioritaire à remplir. »

Diaz la dévisagea, l’air dépité. « Mais…

— Non, le coupa la kommodore. Écoutez, vous commandez maintenant un vaisseau de guerre. Vous devez avoir une vision d’ensemble. D’une part, s’il nous arrive malheur alors que nous cherchons à éliminer les forces mobiles d’Indras ou si nous faisons assez de vagues pour déclencher le blocage de l’hypernet, comment rentrerons-nous ? Et qui se chargera de récupérer les survivants de la flottille de réserve ? Nous sommes leur seule planche de salut, leur seul espoir de quitter jamais les camps de l’Alliance où ils sont détenus.

— C’est vrai, kommodore, pourtant…

— Et d’autre part, même si nous réussissons à détruire les quatre vaisseaux syndics d’Indras, que pourront bien faire les autochtones ? Il restera les forces terrestres. Les serpents. Vous n’êtes pas sans savoir qu’ils planquent des armes de destruction massive sous les cités, en guise de dernier recours contre les rébellions en passe de triompher.

— Je l’ai entendu dire.

— C’est la vérité. La présidente Iceni a été pleinement instruite de ce qu’ont découvert les soldats du général Drakon quand ils se sont emparés du QG du SSI. Les serpents avaient implanté des engins nucléaires sous chaque cité de la planète et ils cherchaient à les activer quand le général et ses forces terrestres les en ont empêchés.

— Ça pourrait se produire ici, admit Diaz, le regard voilé. Si les citoyens d’Indras ne sont pas prêts, s’ils n’ont pas les forces terrestres de leur côté…

— Et si nous mettons en marche le processus, il pourrait bien se solder par la destruction de leurs villes, réduites en cendres par un brasier nucléaire, conclut Marphissa. La présidente Iceni et le général Drakon avaient planifié et coordonné leur soulèvement. C’est pour cela qu’il a triomphé. Nous ne pouvons pas déclencher ici une rébellion improvisée. »

Diaz lui jeta un regard empreint d’admiration. « Vous avez beaucoup appris en bien peu de temps. Il me semble qu’hier encore vous étiez un cadre subalterne.

— D’une certaine façon, c’était bel et bien hier. Et aujourd’hui me voilà en complet de CECH ! J’ai hâte d’ôter ce déguisement, mais je dois d’abord apprendre quel genre de réponse nous obtenons. Voulez-vous savoir de qui je tiens quelques-unes de ces infos ?

— Bien sûr.

— D’un officier de l’Alliance. » Marphissa ignora délibérément le tressaillement consterné de Diaz. « Le capitaine Bradamont a roulé sa bosse bien plus longtemps que vous et moi, et c’est également un officier supérieur d’une beaucoup plus grande ancienneté. Elle a dû réfléchir à tout cela et elle m’en fait part.

— Si elle vous dicte votre conduite…

— Non ! Elle m’apprend à réfléchir ! Elle me montre comment je dois raisonner. En tenant compte du tableau général. De ce qui pourrait se passer, contrairement à ce que j’aimerais voir arriver. Des conséquences de mes décisions. J’en étais déjà partiellement consciente, même si je ne raisonnais pas en ces termes, mais elle m’aide à mieux comprendre. Elle aimerait nous voir vaincre, kapitan Diaz. Pas parce que l’Alliance a des vues sur Midway, mais parce que… Bon, elle a des raisons personnelles de nous vouloir libres et forts. »

Diaz regarda autour de lui. Ses mâchoires s’activèrent un instant sans qu’il pût sortir un mot, puis il reporta le regard sur Marphissa. « Et parce que ça affaiblit le Syndicat ?

— Ça aussi, bien sûr. Écoutez, Chintan, elle déteste le Syndicat, nous détestons le Syndicat. Elle a été longtemps internée dans un camp de travail. Nous ne sommes pas obligées de nous aimer, mais nous pouvons nous entraider.

— C’est vrai. » Diaz lui adressa un sourire en coin. « Mais vous l’aimez bien, non ? »

Marphissa allait nier, mais elle ouvrit les bras en signe d’impuissance. « Nous nous entendons.

— Elle me parlerait ?

— Bien sûr. C’est pour cela que Black Jack nous l’a envoyée. »

Diaz hocha lentement la tête, l’air songeur, le regard de nouveau rivé à l’écran.

La réponse des autorités d’Indras mit exactement une heure et une minute de plus à leur parvenir que ne l’exigeait son délai de transmission normal à travers le vaste abîme interplanétaire qui les séparait. Ce retard signifiait manifestement qu’on leur battait froid, impression qui fut confirmée à Marphissa dès que le CECH Yamada, homme d’un certain âge qui avait ostensiblement vécu une bonne partie de son existence de manière trop opulente, prit la parole. « Je n’ai jamais entendu parler de vous, CECH Manetas.

— Il sait que vous êtes une usurpatrice ! s’écria Diaz.

— Non, dit Marphissa. La présidente Iceni m’avait prévenue que je devais m’attendre à une réaction pareille. C’est un dénigrement typique des CECH. Il me fait comprendre que, puisqu’il ne sait pas qui je suis, je ne peux pas être quelqu’un de bien important. Ça veut dire qu’ils ont marché dans la combine. »

Yamada avait poursuivi comme si leur conversation était dépourvue de tout intérêt. « Je n’ai nullement besoin de votre assistance. Vous pouvez vaquer à vos affaires. J’aimerais qu’à votre retour vous laissiez ici vos deux croiseurs lourds, car j’en aurai l’usage. Bon voyage jusqu’à Kalixa. Au nom du peuple, Yamada, terminé. »

Marphissa et Diaz éclatèrent de rire. « Il a effectivement mordu à l’hameçon, affirma Diaz.

— Il risque d’être très déçu à notre retour. Expliquons-leur, à lui et à tous les CECH du système, où ils peuvent se fourrer leurs espérances. » Marphissa se leva. « Je vais retirer cet immonde accoutrement et passer un uniforme dont je suis fière, déclara-t-elle à haute voix pour la gouverne des techniciens de la passerelle.

— Oui, kommodore », acquiesça Diaz en souriant.

Marphissa s’arrêta un instant à la cabine de Bradamont sur le chemin de la sienne. « Notre coup de bluff a marché. Pouvez-vous croire un instant qu’on m’ait prise pour un authentique CECH syndic ? »

Bradamont hocha vigoureusement la tête. « Beau travail. J’étais en train de consulter mon écran en me remémorant ma dernière visite à ce système. Je n’aurais jamais imaginé y retourner à bord d’un ancien croiseur syndic. » Elle opina encore du chef, en direction cette fois de son écran. « Indras est suffisamment éloigné de la frontière de l’Alliance pour n’avoir pas été frappé trop fréquemment. Dommage qu’un système aussi convenable soit toujours sous la tutelle des Mondes syndiqués. »

Marphissa s’adossa au montant de la porte. « C’est un pur mensonge, vous savez ? Tout ce que vous voyez est mensonge ! Tous ces grands centres industriels et ces plaques tournantes des transports sont bourrés de dysfonctionnements. Le travail bâclé et la corruption y règnent, les marchandises sont détournées au profit du marché noir par des travailleurs conscients que le système joue contre eux et qui, donc, n’ont que faire de leur emploi, ainsi que par des directeurs qui ne doivent leur avancement qu’à des supérieurs dont le seul souci est de les entendre dire ce qu’ils veulent entendre. Les écoles et les universités fournissent sans doute un enseignement technique acceptable, mais tout ce qu’elles enseignent d’autre est fallacieux. Vus d’ici, les maisons et immeubles de rapport ont l’air propres et sûrs, mais ils sont remplis de gens qui vivent dans la peur, redoutent à chaque seconde une descente du SSI, parce que les serpents les soupçonnent de quelque chose, qu’on les a dénoncés ou, tout bonnement, parce que leur superviseur a besoin de remplir son quota d’arrestations. C’est cela, le vrai système syndic.

— J’en suis désolée, murmura Bradamont. Personne ne devrait connaître un tel sort.

— “Ne devrait” ? Le conditionnel n’a rien à faire là-dedans. C’est comme ça. Il en a toujours été ainsi. Mais plus à Midway. Nous sommes désormais assez forts pour épauler d’autres systèmes, comme nous l’avons déjà fait à Taroa. Un jour, le Syndicat ne sera plus qu’un mauvais souvenir.

— Et des gens s’aviseront d’en lancer une nouvelle mouture, laissa tomber Bradamont d’une voix lugubre. On s’est beaucoup demandé, dans l’Alliance, si les dirigeants syndics ne poursuivaient pas la guerre parce qu’elle assurait la cohésion de l’empire des Mondes syndiqués et qu’elle fournissait une excellente justification à la répression et à leurs exactions.

— Ils n’en avaient pas besoin pour justifier la répression, grinça Marphissa. Il y a beau temps qu’ils ont cessé de se justifier. Il n’en reste pas moins vrai que, tant que nous nous inquiétions de ce que l’Alliance pouvait nous faire subir, il n’était guère question de nous rebeller. À quoi bon échanger un tyran contre un autre ?

— L’Alliance n’est pas gouvernée par des tyrans, s’indigna Bradamont. L’instabilité qui y règne ces temps derniers est précisément due au fait que nous pouvons rejeter nos dirigeants par voie de scrutin. Le peuple s’en charge, mais pas toujours pour les bonnes raisons.

— Vous parlez de la façon dont les choses se passent dans l’Alliance, et moi de ce qu’on nous a raconté sur elle. Nous savions qu’il s’agissait probablement de mensonges, mais nous ne connaissions pas la vérité pour autant. Nous savions seulement que les gens au pouvoir étaient corrompus et se fichaient du menu peuple. Pourquoi aurions-nous dû nous attendre à ce que vos dirigeants diffèrent des nôtres ? »

Bradamont secoua la tête. « Comment êtes-vous devenue celle que vous êtes, Asima ? Vous n’êtes pas mauvaise, vous. Certainement pas.

— Je savais que je pouvais ressembler à ceux que je haïssais, ou alors être entièrement différente. J’ai préféré être autre chose. » Marphissa marqua une pause. « Le CECH d’ici nous a ironiquement souhaité bon voyage jusqu’à Kalixa. Je sais que le portail de ce système y a fait beaucoup de dégâts en s’effondrant. Comment est-ce en réalité ?

— Moche, répondit Bradamont. Très moche. »

Ils se trouvaient encore à douze heures du point de saut quand Marphissa fut tirée de son sommeil, dans sa cabine, par un appel urgent. « Nous avons reçu un message des serpents, lui apprit Diaz. Nous ne pouvons pas le décrypter, mais il est à haute priorité et s’adresse à la fausse identification syndic que nous avons diffusée. »

Marphissa le dévisagea, interloquée, puis sentit lentement l’horreur se substituer à la stupéfaction sur son visage. « Ils attendent que les serpents de nos vaisseaux les contactent ! Nous n’avons envoyé aucune donnée sur leur statut actuel !

— Bon sang ! J’aurais dû…

— Nous aurions tous dû y penser ! Vite ! Confectionnez un message en prenant exemple sur ceux des serpents que nous avons raflés après les avoir tués. Servez-vous de l’encryptage que nous avons rapporté de Midway. Il sera sans doute obsolète, mais nous n’avons pas mieux. Dites-leur… Dites aux serpents d’Indras qu’on a initié de nouvelles procédures. Que les agents du SSI à bord de nos vaisseaux sont censés observer autant que possible un silence radio afin d’interdire aux rebelles de découvrir lesquels sont restés loyaux au Syndicat.

— Kommodore, c’est franchement faiblard, mais c’est déjà bien plus convaincant que tout ce qui m’est venu à l’esprit, s’exclama Diaz. Je vais préparer ce message et vous l’envoyer pour le soumettre à votre approbation. »

Marphissa s’assit au bord de sa couchette pour tenter de percer la pénombre de sa cabine. D’un cheveu ! Nous avions presque réussi à quitter Indras sans être découverts. Mais, à ce qu’il semble, nous allons nous faire avoir avant d’en être sortis. Autrement dit, le retour risque d’être un vrai cauchemar.

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