Chapitre dix-sept

Le hoquet de Bradamont arrêta sa main à mi-course.

Ce coup-ci, le Milan avait considérablement réduit sa vélocité. Certes, les dommages infligés à sa structure étaient toujours là, mais les avertissements liés au franchissement de la ligne rouge rétrogradaient vers des chiffres moins périlleux.

Le croiseur léger passa en trombe devant la poupe du dernier cargo de la colonne supérieure et fondit sur l’aviso syndic isolé pour le pilonner de ses lances de l’enfer et de ces billes de métal connues sous le nom de mitraille, qui, lorsqu’elles frappaient un objet à une vitesse de plusieurs milliers de kilomètres par seconde, devenaient des projectiles infiniment dangereux.

L’aviso ennemi avait poussé son accélération au maximum. Sa coque, quand ces frappes le touchèrent, était déjà soumise à la tension la plus forte qu’elle était capable d’endurer.

Il explosa en multiples fragments de toutes tailles, qui cascadèrent bientôt le long du vecteur sur lequel il continuait encore d’accélérer avant de se désintégrer. En l’espace d’une seconde, la trajectoire d’un unique vaisseau de guerre se retrouva jalonnée de centaines de débris fonçant vers les cargos comme si, malgré sa destruction, les restes de l’aviso cherchaient encore à les frapper.

Mais, parce qu’il aurait dû normalement passer entre les deux colonnes de cargos, la plupart des débris s’engouffrèrent eux aussi par cette ouverture sans causer de dommages.

Quelques fragments heurtèrent malgré tout les cargos de queue, allumant de nouvelles alertes sur l’écran de Marphissa, en même temps que les rapports d’avaries affluaient automatiquement. Mais la nouvelle qu’elle redoutait le plus, celle d’une brèche importante de la coque d’un des cargos, ne figurait pas dans cette première vague de rapports. D’autres lui parvinrent encore peu après, espacés, faisant état de dommages mineurs infligés à une coque ou à certains systèmes, et ce fut tout.

Le Milan revenait sur ses pas en décrivant une large parabole vers le haut, presque aussi périlleuse pour sa coque que sa manœuvre précédente. « Cible détruite, rendit-il compte, l’air quelque peu satisfait. Nous nous replions sur notre première cible. »

Bradamont posa la main sur l’épaule de Marphissa. « Plus que seize heures.

— C’est tout ? » Marphissa recouvra le contrôle de sa voix et appela le Milan « Très beau boulot. Veillez tous à n’en laisser passer aucun autre. »

Elle secoua la tête et consulta le rapport d’avaries du Milan. « Il va devoir limiter ses manœuvres tant que nous n’aurons pas regagné un chantier de radoub. Et il a aussi brûlé pas mal de cellules d’énergie. Plus que seize heures, disiez-vous ?

— Oui. Vous allez bien ?

— En pleine forme. » Pour mentir. Son cœur battait la chamade suite à la tension qui avait débordé plus vite que d’habitude les adjuvants du patch. Au vu du statut de celui-ci, Marphissa l’ôta et s’en appliqua un autre.

Les six heures suivantes furent un véritable cauchemar : multiples tentatives de pénétration des vaisseaux syndics ; parades et esquives des siens. On échangea encore des tirs à deux reprises ; la première fois quand le Manticore lâcha des missiles sur le croiseur léger ennemi qui était sa cible désignée, le contraignant à se carapater, et la seconde quand deux avisos de Midway prirent un de leurs homologues syndics en sandwich pour le mitrailler quelque peu, avant qu’il ne réussisse à se faufiler.

Au bout d’un bref répit, les attaques reprirent. Assaut. Interception. Repositionnement. Attaque. Défense. Retour à la formation. En dépit des drogues qu’elle administrait à son organisme, Marphissa sentait peser sur elle la tension d’une concentration quasi perpétuelle sur les mouvements de multiples vaisseaux, tandis que deux puis trois heures s’écoulaient sans apporter aucun changement.

Une heure entière passa sans que les vaisseaux syndics ne livrent un seul assaut : cernant toujours la flottille de Midway, ils continuaient de traquer leur proie mais ne faisaient strictement rien pour la frapper.

« Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? » demanda Marphissa à Bradamont. À sa stupéfaction, elle prit conscience que sa voix se fêlait.

Un technicien de la surveillance les aborda, Bradamont, Diaz et elle, pour leur présenter à chacun une barre énergétique et un verre d’eau. C’est à peine si Marphissa lui accorda un regard, incapable qu’elle était de se risquer à détacher le regard de l’écran, mais elle le remercia d’un signe de tête, tout en s’efforçant fugacement de se remémorer combien de fois ses collègues et lui-même avaient été relevés et remplacés pendant que Bradamont, Diaz et elle restaient à leur poste.

Elle déchira l’enveloppe grise de la ration, avec les grosses capitales qui hurlaient « Frais ! Succulent ! Nourrissant ! » comme si les majuscules étaient capables en quelque manière de rendre effectives les prétentions d’une barre énergétique. Marphissa mâchouilla mécaniquement la sienne et s’aperçut qu’elle n’en sentait pas l’habituel arrière-goût amer ni même la saveur de moisi, peut-être encore préférable à cet arrière-goût. Sans doute devait-elle en remercier les patchs.

Bradamont finit d’avaler une bouchée avant de répondre d’une voix rauque : « Nous nous sommes toujours demandé si ces rations énergétiques syndics seraient meilleures un peu moins rassises. Je sais maintenant que non. J’ignore ce que fabrique le sous-CECH Ki. Mais il doit commencer à désespérer. Vous n’êtes plus qu’à cinq heures de transit du portail de l’hypernet. S’il veut vous arrêter ou vous nuire, il lui faudra le faire durant ce laps de temps. »

Marphissa opina de nouveau. « Pourvu que nous puissions emprunter le portail, murmura-t-elle, formulant ainsi oralement leurs pires craintes à toutes les deux.

— Il se démène drôlement pour nous anéantir, souffla Bradamont d’une voix enrouée. S’il avait l’assurance que nous ne pouvons pas rentrer par l’hypernet, il saurait déjà qu’il lui reste beaucoup plus de temps pour nous harceler. »

Curieux comme, même sous le coup d’un affrontement qui s’éternisait, alors que tout son organisme sauf sa lucidité était sous l’influence des drogues, Marphissa prenait plaisir à entendre Bradamont employer le pronom « nous ». « Il me semble qu’il cherche à nous promener, affirma-t-elle. Il sait à quel point tout le monde doit être vanné à bord de nos vaisseaux. Peut-être se dit-il que nous baisserons notre garde s’il nous accorde une heure ou deux de répit.

— À moins qu’il ne cherche à reposer ses propres équipages », fit observer Bradamont.

Marphissa faillit s’étouffer sur une autre bouchée de sa barre énergétique, déglutit péniblement puis éclata d’un bref rire hoquetant. « C’est un serpent. Le sous-CECH Ki est un serpent. Il ne leur permettra pas de se reposer. »

Affalé dans son propre fauteuil, le kapitan Diaz approuva d’un hochement de tête. « “On se repose quand le boulot est fait, cita-t-il. Sauf s’il faut le refaire.”

— “Pas de pause jusqu’à ce que le moral s’améliore !” ajouta Marphissa. Non, Honore, je peux vous promettre qu’il ne laisse aucun répit à ses matelots. Jusqu’ici, eux ont échoué. Mais pas lui, leur chef, précisa-t-elle, sardonique. Eux ont merdé. C’est comme ça que fonctionne le Syndicat. Il leur mène au contraire la vie dure, les éperonne sans cesse, leur promet qu’ils seront châtiés pour leurs manquements.

— Mais lui aussi sera puni, reprit Diaz. Surtout si le Syndicat apprend qui nous sommes et que nous avons ramené la flottille de réserve à bon port.

— Exactement. Puisque ça ne peut pas être la faute du CECH qui a confié cette mission au sous-CECH, c’est forcément celle du sous-CECH.

— La flotte de l’Alliance aussi raisonne parfois de cette manière, dit Bradamont.

— C’est pour cette raison sans doute que vous n’avez pu vaincre le Syndicat qu’au retour de Black Jack, laissa tomber Diaz. Ça, et aussi parce que nous sommes de gros durs. » Il éclata de rire.

« Vérifiez vos dosages de médocs, kapitan », lui ordonna Marphissa. Elle vida son verre d’eau en se demandant jusqu’à quel point elle se sentirait encore vaillante dans les prochaines heures, puis enfonça ses touches de com. « À toutes les unités. Le sous-CECH Ki, le serpent qui commande la flottille syndic, va probablement tenter de nous pousser à baisser notre garde en feignant la passivité pendant un bon moment. Restez à l’affût. » Quelle sorte de motivation une Bradamont leur insufflerait-elle ? Certainement pas le sempiternel Échouez et vous le regretterez syndic. « Jusque-là, vous avez tous fourni un travail exceptionnel. Plus que quelques heures et nous aurons gagné. Au nom du peuple, Marphissa, terminé. »

Une autre heure s’écoula. Marphissa s’inquiétait de plus en plus de la lutte qu’il lui fallait livrer contre une fatigue physique que les patchs ne parvenaient pas à vaincre totalement. Peut-être Ki a-t-il appris que nous ne pouvions pas emprunter le portail et attend-il que nous ayons compris, en l’atteignant, que cette issue nous était interdite. Il disposera dès lors de plus de temps pour nous grignoter et attendre l’arrivée des renforts, tandis que, de mon côté, je devrai défendre nos cargos avec des vaisseaux dont l’équipage sera éreinté et moulu et dont les cellules d’énergie sont déjà tombées à un niveau inquiétant. Vers où diable pourrais-je bien sauter ? Jamais nous ne pourrons regagner le point de saut pour Kalixa en un seul morceau.

« Plus que deux heures », marmonna Diaz avant de cligner des paupières, de se redresser et de plaquer un patch neuf à son bras.

Le nœud de vecteurs des vaisseaux syndics, inchangé depuis des heures, changea brusquement.

« Ils reviennent à la charge ! aboya la kommodore. C’est peut-être leur dernière tentative. Ils vont tenter de forcer leurs passes de tir. Ne laissez passer personne ! »

Les vaisseaux syndics rescapés, soit trois croiseurs légers et quatre avisos, arrivaient sur ceux de Midway à toute allure. Marphissa les fixait, de plus en plus pénétrée de l’amère certitude que, cette fois, quels que fussent les risques, on n’éviterait pas le combat. S’ils ne détruisaient pas ou n’endommageaient pas les cargos maintenant, peut-être n’en auraient-ils plus jamais l’occasion.

Le croiseur léger que marquait le Manticore avait pivoté de côté et grimpé vers le haut puis plongé pour déjouer sa solution de tir. Diaz, le visage gris de fatigue mais l’œil vigilant, maintenait son vaisseau collé au vecteur de sa cible. « À tous les canonniers ! ordonna-t-il. Ouvrez le feu ! »

Deux missiles spectres jaillirent du Manticore ; le vaisseau filait vers une interception qui ne dura même pas le temps d’un clin d’œil, tandis que lances de l’enfer et mitraille se déchaînaient à la suite des missiles. Tout autour de l’assez lâche périmètre de défense, d’autres bâtiments se rapprochaient aussi du contact en se pilonnant à tout va.

Marphissa ne pouvait guère qu’attendre la fin de ces engagements, qui se déroulaient trop vite pour que les sens humains les enregistrent.

Le croiseur léger ciblé par le Manticore avait tenté une manœuvre évasive de dernière seconde, mais les missiles de Diaz avait tous deux fait mouche et infligé de lourds dommages au milieu du vaisseau ; les nombreuses frappes de lances de l’enfer et de la mitraille qui en avaient criblé la proue s’y étaient ajoutées. Toutes ses armes et de nombreux systèmes étaient désormais HS, et les impacts des missiles l’avaient arraché à sa trajectoire, de sorte qu’il culbutait à présent cul par-dessus tête, incontrôlable.

Derrière et dessous les cargos, les croiseurs légers Harrier, Milan et Aigle s’attaquèrent à un autre croiseur léger syndic en une succession de passes de tir séparées l’une de l’autre par quelques secondes, ne laissant dans leur sillage qu’une boule de débris pulvérisés marquant la position qui était la sienne avant la surcharge, consécutive à ces frappes, du cœur de son réacteur.

Un autre aviso syndic fut anéanti : un tir de barrage exécuté à la perfection par le Falcon avait quasiment vaporisé le petit vaisseau au mince blindage.

Mais le croiseur léger marqué par le Kraken revenait à la charge, remontant par-derrière et poursuivi par le vaisseau de Midway, et il assista à la mise à mort de ses deux congénères. Il avorta sa passe de tir et survola la formation, échappant au Kraken.

Les trois avisos syndics rescapés qui, déjà, arboraient tous des balafres consécutives à leurs accrochages avec leurs homologues de Midway, y réfléchirent à deux fois et détalèrent à leur tour, qui vers bâbord, qui vers tribord et qui sous le ventre de la formation adverse.

Marphissa inspira profondément, non sans se demander depuis quand elle retenait sa respiration. « Je me demande si nous avons eu Ki.

— Peut-être se trouvait-il à bord d’un des croiseurs légers que nous avons abattus, avança Diaz. Ou de celui qui a préféré sauver sa peau.

— C’est un serpent », convint Marphissa. Elle se frotta les yeux et accommoda de nouveau sur l’écran. « Ils pourraient encore nous atteindre. » Elle enfonça ses touches de com d’un geste précautionneux. « À toutes les unités, ici la kommodore Marphissa. Beau travail. Mais il est trop tôt pour nous détendre. Nous n’arriverons au portail que dans quarante-cinq minutes. Je vous attribue de nouvelles cibles. Assurez-vous que ceux qui nous attaqueront encore n’y survivent pas. »

Elle désigna pour cible au Manticore et au Kraken le seul croiseur léger syndic rescapé puis affecta ses propres croiseurs légers et ses avisos à la surveillance des trois avisos ennemis survivants. Sommes-nous à l’abri ? Ils ne devraient plus être en mesure de nuire aux cargos. Mais je ne peux pas baisser ma garde, ni me persuader qu’ils n’agiront pas par pur désespoir. Peux pas me détendre. Pas le droit. Pas encore.

« Kommodore ? »

Elle scruta le technicien qui venait de l’interpeller en clignant des paupières et s’efforça de rediriger ses pensées, qui, jusque-là, s’étaient concentrées de manière quasi obsessionnelle sur la flottille syndic. « Quoi ?

— Kommodore, notre clef de l’hypernet signale que le portail de Midway est accessible.

— Il est… » Elle détacha le regard des vaisseaux syndics pour le reporter sur le portail qui, maintenant, se dressait non loin, massif.

« Nous y sommes, déclara Diaz d’une voix teintée d’incrédulité. Nous sommes au portail.

— Quand pouvons-nous l’emprunter ? s’enquit-elle. A-t-on entré notre destination ?

— Dès que vous en donnerez l’ordre, kommodore. Elle est entrée : Midway. »

Elle eut un dernier regard pour les vaisseaux syndics, qui commençaient à perdre du terrain et à creuser l’écart. Les siens étaient encore loin des cargos, certes, mais dans un rayon suffisamment proche du portail pour l’emprunter. « Allons-y, alors. À toutes les unités. Maintenant ! »

Le système nerveux ne recevait pas une sorte de choc électrique comme à l’entrée dans l’espace du saut, mais elle doutait de toute façon qu’elle l’aurait ressenti. Elle fixait son écran, d’où le système stellaire d’Indras et les vaisseaux syndics avaient disparu avec tout le reste.

Le Manticore, les cargos et tous les bâtiments de la flottille de récupération étaient à l’abri dans l’hypernet : nulle part.

Bradamont aida sans doute Marphissa à se relever, mais, dès qu’elle fut sur pied, elle dut s’appuyer à la kommodore tout autant que Marphissa à elle. « Je vous avais bien dit que vous en étiez capable », déclara Honore d’une voix qui semblait lui parvenir à travers plusieurs couches de gaze.

Marphissa réussit à se redresser et à se tourner vers ses techniciens. « Je n’aurais rien pu faire sans vous, dit-elle. Nous l’avons fait ensemble… Je vais aller me reposer à présent. Et vous aussi, kapitan Diaz.

— À vos ordres, kommodore. Technicien Lehmann… convoquez le levtenant Pillai… pour prendre le commandement de la passerelle. Et renvoyez l’équipage à ses tâches régulières. » Diaz se leva à son tour, légèrement chancelant, en affichant un large sourire niais, tout content d’avoir réussi à donner ses ordres de manière peu ou prou cohérente.

Ils quittèrent la passerelle. Marphissa se demanda si la gravité artificielle du vaisseau n’avait pas quelques problèmes. Le pont lui faisait l’impression de tanguer sous ses pieds comme celui d’un navire en pleine mer. Elle ne se rendit compte que Bradamont l’avait quittée devant la porte de sa cabine que lorsqu’elle atteignit la sienne.

Elle y entra, ferma l’écoutille et la verrouilla par habitude, s’abattit sur sa couchette, agrippa le patch de somnifère que le médecin du bord y avait déposé près de deux jours plus tôt, se l’appliqua et s’étendit pour fixer le plafond, les yeux écarquillés. Elle ne s’endormit que lorsque le patch eut annulé tous les effets des drogues qu’elle s’était administrées.

Elle ne se souvint pas du moment exact où elle avait sombré dans le sommeil de plomb engendré par l’épuisement. Mais, à un moment donné, des rêves où des vaisseaux syndics se livraient à des passes de tir, perçaient ses défenses et réduisaient ses cargos en lambeaux vinrent la hanter, tandis qu’elle-même s’était assoupie sur la passerelle, inconsciente et incapable, malgré tous ses efforts, de s’extraire du coma…

Marphissa se réveilla en sursaut, les yeux grands ouverts pour percer la pénombre de sa cabine. Je ne suis pas sur la passerelle. Elle chercha son écran à tâtons. Nous sommes dans l’hypernet.

Ses nerfs se détendirent de soulagement et le sommeil l’engloutit à nouveau.

Rogero était resté éveillé tout le long du combat pour veiller à ce que les patrons des cargos ne commettent pas d’impairs et, depuis, il avait dormi presque aussi longtemps, du moins lui semblait-il. Affûté par une existence entière consacrée à la guerre, l’instinct de Rogero avait suffisamment repris le dessus pour qu’un unique coup discrètement frappé à sa porte le réveillât aussitôt, en même temps qu’il refermait la main sur son arme.

« Seki Ito. » La porte s’ouvrit, révélant la cadre Ito, dont les deux mains ouvertes ballaient le long de ses flancs. « Aucun danger. Je me disais que vous apprécieriez peut-être un peu de compagnie.

— De la compagnie ? » Ça pouvait recouvrir beaucoup de choses très différentes.

Le sourire qui répondit à sa question lui fut un indice suffisant sur la signification de ce mot en l’occurrence. « J’imagine que ça fait un bon bout de temps, pour vous comme pour moi. Sans conditions. Sauf si vous y tenez. »

Ça faisait effectivement très longtemps, et la présence à bord d’une Bradamont inaccessible n’avait rien arrangé. Cela dit, les coups de canif dans le contrat de mariage (ou de concubinage) n’étaient pas inouïs durant les longues périodes d’éloignement.

Mais, si séduisante qu’Ito pût lui paraître sur le moment, et autant il pressentait qu’il apprécierait sa « compagnie », Rogero ne tenait pas à tromper Honore. « Merci, mais… » Il préféra s’arrêter là.

Ito lui adressa un regard aguicheur. « Vous êtes sûr ? Maintenant que Pers Garadun est parti, j’aurais bien besoin d’un autre parrain. »

Ouch ! Peut-être s’agit-il plutôt pour elle d’une occasion de décrocher un commandement dans les forces mobiles de Midway. Peut-être, après tout, ne suis-je pas si séduisant que cela. Heureusement, je suis maintenant assez grand pour n’en avoir pas le cœur ravagé. « Je peux d’ores et déjà vous recommander pour une affectation, mais, s’agissant des coucheries entre les officiers supérieurs et leurs subalternes, le général Drakon a établi des règles très strictes. »

Cette fois, Ito le fixa d’un œil sceptique, les sourcils arqués. « Les règles ont toujours été très strictes à cet égard dans tout l’espace syndic, pourtant elles ont été enfreintes de tout temps.

— C’est vrai, mais le général Drakon s’efforce de les faire appliquer.

— C’est bien ennuyeux. Bon… si vous êtes certain de ne pas vous sentir trop seul… » Ito ne modifia que très légèrement sa posture, pourtant, tout soudain, son corps parut se faire encore plus désirable.

Comment diable les femmes font-elles cela ? se demanda Rogero. « Non, ça va. Ça n’a rien de personnel. »

Ito poussa un soupir théâtral puis écarta les mains, geste archaïque signifiant plus ou moins « Qu’est-ce que j’y peux ? »

« Ito ?

— Oui ? » Elle sourit.

« J’ai appris que Pers Garadun vous avait conseillé, à vous et au cadre Jepsen, de raconter à tout le monde ce qui s’était réellement passé à Kalixa, mais, quand j’en ai parlé à Jepsen, il m’a dit que vous lui aviez ordonné de n’en rien faire, parce que vous vous en chargeriez vous-même.

— C’est exact.

— J’ai dit à Jepsen qu’il pouvait malgré tout le rapporter à tous durant notre transit par Indras. Aucune raison pour que vous en portiez seule la responsabilité. Je tenais à vous faire savoir que Jepsen ne faisait pas fi de vos instructions.

— Oh ! Très bien. Comme vous voudrez. » Elle lui décocha un autre regard inquisiteur. « C’est tout ce que vous désirez ?

— Oui. »

Elle sortit et referma la porte derrière elle.

Rogero souffla de soulagement et fixa le plafond ; il se sentait ridiculement fier d’avoir su résister à la tentation. Une victoire que je vais devoir garder par-devers moi, bien sûr. Mon exploit ne risque guère d’impressionner Honore Bradamont. Cela étant, si j’avais cédé et qu’elle en avait eu vent, les retombées auraient sans nul doute été cataclysmiques.

Le clignotement insistant du panneau de com installé près de son lit réveilla Gwen Iceni. Elle tenait une arme à la main et scruta un bon moment la pénombre de sa chambre avant de se réveiller assez pour comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une alarme la prévenant d’une intrusion. « Iceni. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Elle est rentrée, madame la présidente ! claironna le superviseur du centre de commande. La flottille de récupération. Elle est au portail de l’hypernet, et la kommodore Marphissa a envoyé un message annonçant le succès de sa mission. Elle est en train de transmettre un rapport plus circonstancié. »

Iceni fut brusquement soulagée d’un poids dont elle n’avait pas été consciente jusque-là. « Tous ? Tous les vaisseaux sont revenus ?

— Oui, madame la présidente. Ils sont tous là.

— Je consulterai ce rapport dans la matinée. Si la kommodore Marphissa ne l’a pas déjà fait, dites-lui de ramener ses vaisseaux vers la planète et de les placer en orbite. »

Mais d’autres poids pesaient encore sur ses épaules, et il faudrait filtrer les rescapés de la flottille de réserve pour s’assurer qu’on pouvait se fier à eux ; cela dit, ces milliers de nouveaux matelots entraînés seraient déjà un souci de moins, qui allégerait les autres.

Tout s’était bien passé.

Quelque chose allait forcément mal tourner d’ici peu.

Iceni passa légèrement la main sur l’écran qui lui faisait face, de sorte que les feuilles de papier virtuelles se tournèrent en bruissant comme les pages d’un livre. « Ces superviseurs et techniciens de la flottille de réserve sont un vrai cadeau du ciel. »

Togo sentit comme une légère réserve dans sa voix, mais tout le monde y aurait sans doute été sensible. « Vous êtes inquiète, madame la présidente.

— Je le suis dès que ça me paraît trop beau pour être vrai. » Elle réfléchit un instant, les lèvres plaquées à son poing. « Nous allons devoir trier très soigneusement ces gens. Je tiens à m’assurer qu’ils sont bien ce qu’ils prétendent. Qu’ils n’entretiennent plus aucune allégeance envers le Syndicat et qu’ils peuvent en toute sécurité former la majorité de l’équipage de deux vaisseaux de guerre extrêmement puissants.

— C’est faisable, dit Togo. Mais ça prendra du temps. Un examen aussi serré exigera le recours à des installations aux capacités restreintes et à des inquisiteurs qualifiés dont le nombre n’est pas moins limité.

— Prenez le temps. » Iceni coula un regard vers son calendrier. « Comment se déroulent les élections ?

— On ne signale aucun problème. Les citoyens votent en masse. Vos assurances, selon lesquelles on tiendra compte de leurs voix pour décider des vainqueurs, les ont persuadés. Quelques trublions pourront sans doute remporter leur poste, mais nous n’aurons aucun mal à manipuler les résultats pour nous assurer de leur défaite.

— Tenons-nous réellement à en passer par là ? demanda Iceni. J’ai réfléchi. Si ces gens gagnent en pouvoir, ils gagneront aussi en responsabilité, si peu que nous leur en concédions. Soit ils feront bien leur travail, auquel cas ils mériteront d’être entendus, soit ils échoueront et nous pourrons alors nous appuyer sur leur turbulence pour justifier leur défaite aux élections suivantes. Mais, s’agissant de leur présente prestation, nous n’avons pas besoin de truquer les résultats pour leur tenir la bride sur le cou. »

Togo ne répondit pas sur-le-champ ; d’indéchiffrables pensées passaient dans ses yeux. « Vous leur réserveriez le même traitement qu’à une autre classe de travailleurs ?

— Pourquoi pas ? » Malin lui en avait donné l’idée dans une de ses communications secrètes, ou du moins la lui avait-il suggérée et, depuis, elle ne cessait de s’imposer à elle. « Ce sont des travailleurs. Ils travaillent pour moi et pour ceux qui les ont élus. S’ils ne nous satisfont plus, leurs électeurs et moi, ils devront rendre des comptes. N’est-ce pas ainsi que doit fonctionner une démocratie, si limitée soit-elle ? En théorie du moins.

— Et s’ils satisfaisaient leurs électeurs mais commençaient à vous déplaire, madame la présidente ? »

Iceni sourit. « Ce serait sans doute un dilemme, n’est-ce pas ? Mais, comme me l’a fait remarquer quelqu’un dont je respecte le jugement, les subordonnés les plus rebelles sont parfois aussi les plus précieux. Ils vous obligent à regarder d’un autre œil ce que vous teniez jusque-là pour acquis, et il leur arrive de voir ce qui vous échappe. »

Togo, qui s’avisait rarement de jeter un pavé dans sa mare, hésita pourtant avant de répondre. « Il y a des risques, finit-il par affirmer.

— Bien sûr. Si besoin, j’aurai toujours la possibilité de truquer les résultats, n’est-ce pas ?

— Oui, madame la présidente.

— Ces postes pourvus aux voix ne disposent que d’un pouvoir restreint. Voyons un peu ce qu’en fera le peuple. Le système syndic repose sur la présomption qu’on ne peut pas se fier à lui et qu’il faut le mener comme un troupeau de moutons. Est-ce vrai ? J’aimerais le savoir. Ce qui exigera de lui laisser davantage de liberté.

— Très bien, madame la présidente. » Si Togo avait des réserves, il les garda pour lui.

L’adoubement officiel des vainqueurs des élections était une cérémonie qui se déroulait sur les planètes syndics depuis aussi longtemps qu’Iceni en avait le souvenir : il s’agissait de démonstrations très élaborées au cours desquelles on félicitait abondamment les élus soigneusement sélectionnés de leur victoire prédéterminée avant de les renvoyer servir le peuple au nom de nobles idéaux. Que ces idéaux fussent tout aussi fallacieux que l’ensemble de la cérémonie avait rendu nécessaire l’obligation faite aux superviseurs de convoquer des foules d’ouvriers avec leur famille pour applaudir sur ordre en même temps qu’ils jouaient les utilités dans cette comédie.

Iceni percevait sans doute la différence, et pas seulement parce que leur ignorance de l’identité des futurs vainqueurs avait formidablement perturbé les organisateurs de l’événement, leur interdisant de planifier la cérémonie avec suffisamment d’avance. Ils avaient l’air de prendre comme un affront personnel que cette planification dépendît de ceux à qui iraient le plus grand nombre de bulletins. Elle avait fini par en saquer la moitié afin de leur fermer leur clapet, pour découvrir ensuite que l’efficacité de tout le processus s’était, semblait-il, spectaculairement améliorée.

Il n’avait pas fallu non plus convoquer des foules de gens de force. Ils s’étaient pointés eux-mêmes, dans toutes les villes et en grand nombre, en manifestant un enthousiasme tout à fait consternant.

« Nous avons libéré un monstre », commenta Drakon. Ils se tenaient alors côte à côte sur l’estrade où seraient intronisés les vainqueurs, et leurs images étaient diffusées dans tout le système stellaire.

« Très gros et très exigeant, ce monstre, renchérit Iceni. Mais il a toujours été là. Le Syndicat le réprimait. Faute de vouloir l’imiter comme le font les serpents, il nous fallait canaliser cette énergie d’une manière ou d’une autre. Pour ma part, je serais plutôt partisane de la maintenir sous contrôle.

— Ça risque d’être très difficile, repartit Drakon. J’ai sondé le comportement de mes soldats, et mes recherches tendent à confirmer les soupçons dont je vous ai fait part à un moment donné. Si je leur ordonnais de tirer sur les citoyens, la discipline pourrait bien s’effondrer. »

Iceni hocha la tête, tout en continuant de sourire à la foule comme si Drakon et elle bavardaient à bâtons rompus. Des brouillages de sécurité interdisaient bien sûr de lire sur leurs lèvres, de sorte qu’on ne pouvait rien savoir de ce qu’ils se disaient en réalité. « Si l’on ne peut plus se fier à vos forces terrestres, on ne peut pas non plus compter sur les forces locales pour les missions de sécurité interne.

— J’aurais cru que cette nouvelle vous affecterait davantage. »

Le sourire d’Iceni n’était pas exempt d’une certaine touche d’autodérision. « Je peux me montrer aussi hypocrite qu’une autre, mais pas à cet égard. Je sais depuis notre prise du pouvoir que les travailleurs et les officiers de nos vaisseaux refuseraient de participer à un bombardement de leurs concitoyens. Pas même à une simple menace. Vos soldats ont toujours été notre seul moyen de faire respecter l’autorité. »

Drakon sourit à son tour. « Nous chevauchons un tigre.

— Exactement. Tâchez de ne pas vous laisser désarçonner.

— Pas par vous. » Ce n’était pas une question mais un constat. « Mais par le tigre, peut-être.

— Certainement, si nous ne continuons pas à le nourrir en lui offrant des mesures comme ces élections. Et celles-là étaient propres, affirma Iceni. En majeure partie. Bizarre, non ? Nous avons tenu les promesses que nous avions faites aux citoyens.

— La plupart, convint le général. Mais ils en demanderont toujours plus.

— Nous le leur fournirons lentement. Ce sera difficile, mais ça me plaît. Je suis lasse des solutions simplistes.

— Comme d’ordonner l’exécution de tous ceux qui nous créent des problèmes, par exemple ?

— Par exemple. Je ne suis plus une CECH syndic. » Pour un peu, je pourrais y croire moi-même. Me persuader que je n’ai jamais rien fait d’impardonnable lors de mon ascension vers le sommet. Pourtant j’ai laissé des victimes dans mon sillage. Comme nous tous.

Les résultats des élections furent transmis aux médias et s’affichèrent partout simultanément. Des acclamations s’élevèrent. Iceni et Drakon agitèrent la main, déclenchant d’autres ovations, puis quittèrent l’estrade au bout de quelques minutes. « Même les perdants applaudissaient, fit remarquer Iceni.

— S’ils ne croient pas les dés pipés, ils se persuadent sans doute aussi qu’ils pourront l’emporter la prochaine fois.

— Qu’ils y croient. Oui. Nous avons besoin de ça. Voilà un penchant dont le Syndicat n’a jamais vraiment apprécié la nécessité chez les citoyens, même si ça obsédait les CECH des rangs les plus élevés. » Tous deux se dirigeaient vers les impressionnants véhicules qui les attendaient. « Vous montez avec moi ? » demanda Iceni.

Drakon lui adressa d’abord un regard interloqué puis hocha la tête. Il ordonna à son propre chauffeur de les suivre puis grimpa avec Iceni à l’arrière, passablement spacieux, de la limousine VIP classe un. « J’ai vu des chars moins massivement blindés que ces limousines classe un », lâcha-t-il en s’asseyant en face d’elle.

Gwen eut un sourire en coin puis tapota la fenêtre virtuelle qui s’ouvrait près d’elle. Celle-ci semblait réelle, comme si l’on jouissait d’une vue panoramique distincte de l’extérieur à travers une vitre transparente, alors qu’en fait elle se superposait comme le reste au blindage. « N’avez-vous jamais vu en ces limousines une sorte de métaphore de nos vies ? demanda-t-elle. Du dehors, on a une certaine vue de l’intérieur, on a même la certitude qu’elles sont en partie transparentes, alors que ce qui s’y passe est en réalité très différent.

— L’idée de nous voir voyager ensemble ne semblait guère enthousiasmer votre état-major ni le mien, répondit Drakon. Je suis convaincu que ça reflétait leur intime conviction. »

Elle éclata de rire. « Ils cherchent à nous protéger. J’espère du moins que c’est ce qui les anime. De manière assez singulière, ils nous contrôlent.

— Ouais, convint Drakon en s’adossant à un coussin qui épousa aussitôt son anatomie, si confortablement qu’on en prenait à peine conscience. « Ils fixent notre emploi du temps, filtrent les informations qui nous parviennent, prennent même en notre nom des décisions qui ne nous reviendront peut-être jamais aux oreilles. Ça me turlupine parfois quand j’y pense. »

Iceni opina puis lui coula un regard en biais. « Je tenais à vous remercier encore de n’avoir pas hésité une seconde à me confier le Pelé. Il reste de nombreuses avaries à réparer, mais il sera opérationnel avant le Midway. Ce sera un grand pas en avant s’agissant d’assurer notre sécurité. » Elle laissa échapper un soupir excédé puis se pencha vers lui. « Bon sang, Artur, dites-moi la vérité. Pourquoi ne vous inquiétez-vous pas plus de me voir contrôler une telle puissance de feu, comparativement à la vôtre ? Ne craignez-vous donc pas que je vous désarçonne du tigre ? »

Il chercha un instant ses yeux puis se pencha à son tour, de sorte qu’ils étaient à présent aussi près l’un de l’autre que le leur permettaient les dimensions de la limousine. « Parce que je sais que, si vous aviez voulu me tuer, Gwen, vous auriez déjà réussi.

— Mignon tout plein, répondit-elle dans un éclat de rire. Peut-être ai-je seulement l’intention de faire de vous mon subordonné docile et soumis.

— Hah ! Vous savez sans doute aussi que je ne serai jamais le toutou de personne.

— En ce cas, pourquoi… ? » Elle chercha le mot juste.

« Pourquoi est-ce que je vous fais confiance ? » Au tour de Drakon d’éclater de rire. « Je vous l’ai déjà dit. Je me fie à vous, Gwen. Vous me planteriez un poignard dans le dos si je vous trahissais, et vous feriez sans doute en sorte de toucher un organe vital. Mais, selon moi, vous ne me trahirez pas si je reste réglo. » Il haussa les épaules. « Je dois être stupide, j’imagine.

— Non. » Ne le dis pas. Ne le dis pas. « Vous êtes bon juge des caractères. Et je peux m’estimer heureuse de vous avoir pour… pour… partenaire. » Pourquoi est-ce que ç’a t’a échappé, idiote ! Tu lui fournis un moyen de pression !

Oh, la ferme ! Je suis lasse des petits jeux, des intrigues et des combines sournoises !

Drakon la dévisagea, sincèrement surpris. « Merci. C’est sans doute inepte de ma part, mais je vois mal ce qu’un homme dans ma situation pourrait répondre à un tel compliment de la part de quelqu’un dans la vôtre.

— J’accepte le remerciement », fit Iceni en souriant. Ce sourire s’effaça dès qu’elle prit conscience de son désir pressant (et inquiétant) de se pencher davantage pour embrasser Drakon. Elle se rejeta vivement en arrière pour mettre un peu plus de distance entre eux.

« Un problème ? s’enquit Drakon.

— Non. Non, tout va bien. » Parle d’autre chose. N’importe quoi. « J’ai cherché un commandant au Pelé. Je crois que je vais ordonner le transfert de Kontos à son bord et le bombarder kapitan. »

Drakon se redressa à son tour, manifestement déconcerté par son brusque coq à l’âne. « Hummm… À vous de voir. La loyauté de Kontos est incontestable. Mais son ascension a été passablement météorique, ne trouvez-vous pas ? Le commandement d’un croiseur de combat sera-t-il dans ses cordes ?

— Maintenant qu’elles sont de retour, j’ai posé la question à la kommodore Marphissa et elle en a discuté avec le capitaine Bradamont. Toutes deux l’en croient capable, du moment que les autres officiers de ce bâtiment jouissent d’une expérience suffisante.

— À qui reviendra le cuirassé ?

— Je n’en sais rien. Je cherche parmi les rescapés de la flottille de réserve en m’efforçant de rétrécir le champ de mes investigations. Avez-vous déjà rencontré la sous-CECH Freo Mercia ? Elle occupait la fonction de second d’un de ses cuirassés.

— Pas que je me souvienne. Vous la connaissez ?

— Je l’ai croisée. Elle m’a impressionnée à l’occasion de cette brève rencontre. Si les comptes rendus des survivants de son vaisseau sont exacts, elle en a assumé le commandement quand son commandant a été mis hors de combat, et elle a fait du très bon travail jusqu’à ce que la bataille prenne un tour désespéré, puis elle a réussi à le faire évacuer par autant de spatiaux qu’elle le pouvait.

— Hors de combat ? » demanda Drakon.

Iceni fit la moue. « Abattu par le chef des serpents du vaisseau dès qu’il a donné l’impression d’hésiter à faire son devoir. Freo Mercia a descendu le serpent tout de suite après, elle a ordonné à son équipage d’achever les autres et elle a poursuivi le combat contre l’Alliance jusqu’à ce que son cuirassé soit trop désemparé.

— Un très bon choix, me semble-t-il.

— Compte tenu de la puissance de feu que vous comptez placer entre ses mains, vous méritez au moins une occasion de l’évaluer vous-même. Je vous l’enverrai pour un entretien en tête à tête. Nous allons ramener les survivants de la flottille de réserve à la surface de la planète, puisque la kommodore Marphissa a d’ores et déjà escorté les cargos en orbite. J’ai cru comprendre que le colonel Rogero vous avait rejoint sain et sauf ?

— Le capitaine Bradamont et lui, acquiesça Drakon. Que vous inspire cette émeute à bord du cargo ?

— Le ressentiment à l’encontre d’un officier de l’Alliance pourrait suffire à l’expliquer, répondit lentement Iceni. Mais…

— Ouais… Mais… Le colonel Rogero a recommandé un filtrage scrupuleux de tous les gens de ces cargos, filtrage auquel vous procédez déjà. »

Leur véhicule ralentit puis fit halte sans à-coups. « Nous y sommes, dit Iceni. Vous pouvez retrouver la sécurité de votre QG et moi rassurer mon état-major sur mon intégrité physique après ce long conciliabule avec vous.

— Gwen…

— Oui ? »

Drakon secoua la tête. « Rien. »

Il la laissa s’interroger sur ce qu’il avait failli lui dire.

« Pourquoi nous a-t-elle conviés à ça ? » s’enquit sombrement Morgan.

— Pour bien nous montrer que le général Drakon est le codirigeant de ce système stellaire, répondit Malin de sa voix la plus condescendante.

— Pas des forces mobiles, en tout cas, rétorqua Morgan. Serait-ce censé nous faire accroire qu’il jouit sur elle de quelque autorité ? Une sorte de comédie destinée à ce que le général se sente apprécié, alors que ça ne signifie strictement rien ?

— Ce n’est pas le propos de la présidente Iceni.

— Et comment pourrais-tu bien connaître ses intentions ? » demanda Morgan, l’œil soudain soupçonneux.

Malin lui servit le regard de l’innocent qui cherche désespérément à comprendre de quoi on l’accuse. « J’écoute. J’ai des informateurs et je prête l’oreille. Si tu faisais comme moi, tu saurais que la présidente Iceni s’efforce de précipiter la nomination de son groupe d’ex-superviseurs pour les envoyer sur le croiseur de combat, afin de le rendre opérationnel aussi vite que possible.

— Tu écoutes ? » Morgan lui adressa un sourire si peu sincère que Drakon lui-même aurait éclaté de rire s’il ne s’était pas retenu à temps. « Moi aussi, j’écoute. J’entends beaucoup de choses. Entre autres, qu’un des informateurs d’Iceni dans le Syndicat aurait envoyé un message depuis le dernier cargo qui a traversé notre système stellaire. Un message disant qu’une autre attaque syndic contre nous serait en préparation en ce moment même. Tu veux savoir ce que j’ai appris sur toi ?

— Si c’est quelque chose dont tu as la preuve, tu aurais déjà dû en faire part au général, répliqua froidement Malin.

— Tenez-vous correctement, tous les deux, leur ordonna Drakon. Je ne voudrais pas que la présidente voie mon état-major s’entre-déchirer comme deux gamins dans une cour de récréation.

— À vos ordres, mon général, répondit Morgan, image même du sérieux. Mais c’est lui qu’a commencé. » Elle partit d’un rire aigu.

Ils pénétrèrent dans l’auditorium de taille relativement modeste qui avait été sélectionné pour la cérémonie. La présidente Iceni venait précisément d’entrer par une autre porte, suivie de Togo, son assistant et garde du corps. Sous les yeux de tous, trois rangées d’anciens superviseurs syndics (naguère encore cadres et sous-CECH) se tenaient au garde-à-vous dans leur nouvel uniforme de kapitan ou de kapitan-levtenant.

Le colonel Rogero, qui les attendait aussi, salua à la vue de Drakon.

Iceni fit halte près de Rogero. « Il n’est que trop juste que l’homme qui a joué un si grand rôle dans le sauvetage de ce personnel détenu dans un camp de prisonniers de l’Alliance soit présent quand il rallie nos forces », affirma-t-elle.

Drakon, que Rogero avait informé de son invitation, lui retourna son salut et adressa un signe de tête à Iceni. « La kommodore ne devrait-elle pas être présente ?

— La kommodore est avec sa flottille, répondit la présidente. Nous avons reçu des rapports affirmant que le Syndicat risquait de nous attaquer à tout moment.

— Vraiment ? » Drakon se tourna vers Morgan et Malin pour donner discrètement acte de l’exactitude de l’information et surprit la première à toiser Rogero comme si elle s’attendait à une traîtrise de sa part.

Alors qu’il reportait les yeux sur les rangées d’officiers nouvellement promus, il repéra une femme qui semblait à peine capable de contenir sa joie. Il la reconnut grâce aux rapports que Rogero lui avait fournis. L’ex-cadre exécutif Ito. Elle croisa son regard et lui adressa un sourire fugitif avant de rendre à son visage sa rigidité militaire.

Iceni faisait un discours. Drakon sentit son attention chanceler : il scrutait les nouveaux officiers en se demandant ce qui avait bien pu les pousser, en dépit des risques encourus, à combattre pour Midway au lieu de regagner l’espace encore contrôlé par le Syndicat. Tous avaient été soigneusement inspectés pour vérifier qu’ils leur étaient loyaux, à Iceni et lui, mais Drakon savait depuis beau temps qu’il ne faut jamais tenir ces assurances pour acquises.

Iceni avait terminé. Les nouveaux officiers la saluèrent puis crièrent en chœur : « Au nom du peuple ! »

Les rangs se rompirent et ils se mirent à bavarder entre eux avec excitation.

Iceni se retourna pour s’adresser à Togo.

Le kapitan-levtenant nouvellement promu Ito se dirigea à grandes enjambées vers Rogero en lui souriant largement puis piqua sur Drakon. Elle le salua fièrement. Le général lui retourna le geste, conscient que Malin s’était rapproché de quelques pas comme pour se préparer à lui faire une remarque.

Ito s’avança encore d’un pas vers Drakon sans cesser de sourire, et elle leva légèrement la main droite pour la lui tendre. « Général, puis-je me permettre de vous poser… »

Malin réagit si vite qu’on vit à peine ses mains bouger. Une seconde plus tôt, il se tenait près d’Ito et Drakon et, la suivante, il happait de la main droite le poignet droit du kapitan-levtenant, et, de la gauche, s’emparait de son arme de poing et en plaquait le canon à sa tempe.

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