Chapitre neuf

La tête baissée, plongée dans ses pensées, Iceni refit brusquement surface, rappelée à la réalité par un signal d’alarme qui faisait vibrer les murs de son bureau.

L’officier d’état-major qui la regardait depuis une fenêtre virtuelle apparue tout soudain s’exprimait précipitamment : « On nous signale des tirs à proximité du QG du général Drakon, madame la présidente. Les systèmes automatisés de collecte de données montrent qu’une fusillade est en cours.

— Une fusillade ? s’écria Iceni. Pas simplement quelques tirs isolés ?

— On a déjà enregistré plusieurs dizaines de coups de feu, madame la présidente. J’ai dépêché des équipes d’intervention tactique du plus proche commissariat et prévenu les hôpitaux voisins d’envoyer des secours.

— Très bien. » Elle inspirait profondément pour apaiser son cœur qui battait la chamade.

« Des centaines de messages, d’alertes et de bulletins, tant sur les chaînes d’info que dans les autres médias, sont filtrés par le logiciel de censure.

— Qu’il continue jusqu’à ce qu’on sache ce qui se passe », ordonna Iceni.

L’officier se tourna de côté, tandis que son expression passait de l’inquiétude à l’horreur. « Des douzaines de rapports non confirmés affirmant que le général Drakon est mort continuent d’affluer et d’être bloqués, madame la présidente. »

Mort ? Non. Impossible. Pas lui. Elle inspira de nouveau lentement. « Continuez aussi de les retenir. Je veux être mise au courant aussi vite que les nouvelles nous arrivent.

— Mais, si le général Drakon est…

Il n’est pas mort ! »

L’officier écarquilla les yeux puis hocha la tête. « Je comprends, madame la présidente. Je transmettrai un flux continu de données à votre bureau.

— Faites », répondit Iceni d’une voix qu’elle maîtrisait de nouveau. L’image de l’officier s’effaçant, elle porta la main à son unité de com puis hésita. S’il est vivant et qu’on lui tire dessus, il n’a pas besoin de distractions.

Où diable est donc passé Togo ?

La garde du corps mourut avant d’avoir tiré un coup de feu, tout comme deux autres de ses collègues, mais son avertissement avait accordé à Drakon la seconde nécessaire pour plonger à couvert et esquiver les tirs suivants qui lui étaient destinés. Cela dit, cette esplanade n’offrait guère d’abris, sur ordre exprès de la bureaucratie syndic.

Drakon rampa derrière le cadavre d’un de ses gardes, son arme à la main, et s’efforça de repérer d’où venaient les tirs. Tant les projectiles solides que les décharges d’énergie crevaient le gazon si méticuleusement entretenu qui l’entourait. En dépit des circonstances, il ne pouvait s’empêcher de se rappeler certains des patrons qu’il avait dû endurer et qui se seraient sans doute offusqués davantage des dommages infligés à la pelouse que du décès de leurs gardes du corps.

À deux mètres de lui, le visage crispé de fureur, Morgan était allongée près du cadavre d’un deuxième garde, l’arme au poing, tandis qu’elle soutenait son poignet de l’autre main pour viser et tirer régulièrement, avec une mortelle précision. D’autres tirs défensifs se faisaient entendre : les gardes rescapés et les factionnaires postés à l’entrée du QG criblaient de balles et de faisceaux les bâtiments de plain-pied entourant l’esplanade d’où les ciblaient leurs agresseurs.

Drakon repéra la position d’un des assaillants, visa et tira trois coups soigneusement espacés. Quinze secondes environ se sont écoulées depuis qu’ils ont ouvert le feu, évalua-t-il avec une glaciale rigueur. La force de riposte qui se trouve dans le QG devrait sortir à peu près dans quarante-cinq.

Les agresseurs avaient cessé de viser les gardes et concentraient à présent leurs tirs sur Drakon. Il se demanda si ce délai de quarante-cinq secondes ne serait pas trop long. Être la cible de tant d’assaillants quand on est revêtu d’une cuirasse de combat est déjà suffisamment périlleux en soi ; or, pour l’heure, il ne disposait que des moyens de défense dissimulés dans son uniforme, qui lui dispenseraient sans doute une protection relative mais ne suffiraient nullement à arrêter le tir de barrage qu’il essuyait.

Morgan se tourna vers lui. Le regard sombre et les yeux écarquillés, elle jaugea en une fraction de seconde sa situation et le danger qu’il courait.

Elle bondit sur ses pieds, ce qui fit aussitôt de sa personne la cible la plus en vue de l’esplanade.

« Morgan ! hurla Drakon en mitraillant deux des positions d’où provenaient les tirs. Baisse-toi ! »

Elle ignora l’ordre. Non seulement elle chargea avec fougue, mais encore poussait-elle des cris de défi et tirait-elle coup sur coup pour attirer toute l’attention sur elle. Morgan pouvait se mouvoir comme un spectre quand elle le voulait. Là, elle faisait tout son possible pour servir de cible et détourner les tirs de Drakon. Elle zigzaguait sans doute pour compliquer la tâche des tireurs, mais elle n’en restait pas moins affreusement exposée. Même en cuirasse de combat, cette manœuvre eût été très risquée. Dans la mesure où elle n’en portait pas, c’était de la pure folie.

Incapable de l’arrêter, le général profita de la diversion pour se relever de nouveau sur un genou. Il ignorait les tirs qui continuaient de le viser, lacéraient la pelouse ou sifflaient à ses oreilles. Sa balle suivante abattit une silhouette. Il changea de cible et tira encore à plusieurs reprises.

Des soldats se déversaient à présent du QG par sa porte principale et ses entrées de service ; menaçants, cuirassés et maniant des armes de guerre, ils entreprirent aussitôt de chercher leurs cibles.

Le déluge de feu qui visait Drakon jusque-là faiblit si vite qu’il comprit que ses agresseurs avaient dû détaler.

Morgan avait miraculeusement atteint son objectif sans être touchée. Elle enjamba une balustrade, une main crispée sur la barre supérieure de manière à pivoter en l’air et retomber ensuite sur ceux qui s’abritaient derrière le muret surmonté de cette rambarde. Drakon la vit vider son arme puis lever sa main libre pour l’abattre ensuite rageusement.

« Mon général ! » Le capitaine responsable de la force de riposte et une douzaine de ses soldats coururent entourer Drakon pour lui faire un bouclier de leurs cuirasses.

Le général pointa l’index. « Les tirs provenaient de là, de là et de là, précisa-t-il d’une voix froide et distincte. Le colonel Morgan a éliminé ceux qui tiraient depuis cette quatrième position.

— Nous avons lancé des hommes à leurs trousses, mon général. »

Drakon entendit s’éteindre les sirènes du QG mais d’autres approchaient. « La police va certainement réagir à cette fusillade. Assurez-vous que les nôtres n’engagent pas le combat avec elle par inadvertance.

— À vos ordres, mon général ! »

Drakon balaya l’esplanade du regard et constata que les tirs avaient complètement cessé. Les soldats qui formaient autour de lui un mur de protection s’éloignaient de quelques pas à mesure que leur bouclier se renforçait, de sorte qu’il se retrouva au centre d’un petit cercle ouvert à l’intérieur duquel l’herbe fumait encore en une douzaine de points d’impact.

Deux soldats s’écartèrent légèrement pour laisser une ouverture dans ce mur et permettre à Morgan d’y pénétrer à grands pas. Elle traînait par la jambe un corps inerte dont le torse et la tête rebondissaient sur le sol. Elle lâcha le pied en atteignant Drakon et resta plantée près de son trophée en affichant un sourire carnassier.

« Roh, commença Drakon, si jamais tu re…

— Vous allez bien, mon général ? » le coupa-t-elle. Sa poitrine se soulevait encore suite à l’effort qu’elle avait fourni et ses yeux brillaient d’une lueur plus féroce que celle qu’y allume la seule adrénaline.

« Je vais bien. C’était complètement timbré de ta part. »

Le sourire de Morgan s’élargit encore. « Mon certificat médical me dit bonne pour le service, mon général. Je devais attirer les tirs sur moi.

— Que non pas ! aboya Drakon.

— Si, mon général, je le devais ! rugit-elle avec une véhémence qui le surprit. On ne vous tuera pas si je peux l’empêcher. Et j’ai fait un prisonnier.

— Combien en as-tu vu ? » demanda Drakon, optant pour ne pas la fustiger publiquement. Cela étant, ses paroles semblaient n’avoir aucun effet sur elle. Il était également conscient qu’elle avait probablement raison : si elle n’avait pas attiré sur sa personne une bonne partie des tirs qui le visaient, il n’aurait jamais tenu jusqu’à l’arrivée des soldats.

« Deux, répondit-elle avec désinvolture. L’autre est mort. »

Drakon s’agenouilla en secouant la tête pour examiner le survivant. « Ce n’est pas un militaire.

— Nân. Un civil. Il portait aussi une ceinture d’explosifs, mais je l’ai laissée à son copain. J’ai hâte d’entendre ce qu’il aura à dire lors de son interrogatoire.

— Moi aussi. » Le général se rejeta brusquement en arrière : le corps inerte s’était convulsé avant de redevenir flasque, mais d’une manière toute différente. Non loin, deux explosions retentirent à peu près simultanément, si proches l’une de l’autre qu’elles ne firent presque qu’une seule déflagration, dont l’écho rebondit sur les murs voisins.

Morgan se rembrunit. « Quelqu’un a déclenché les ceintures d’explosifs. » Elle s’agenouilla à son tour et releva la paupière de son prisonnier. « On dirait bien qu’il a eu la cervelle grillée par des nanos. Celui qui a activé ces ceintures a dû comprendre que nous l’avions capturé, et il a lancé un plan B pour le faire taire.

— Malédiction ! Il nous reste tout de même deux cadavres.

— Un cadavre, patron. Et les lambeaux d’un second.

— Très bien. On devrait en retrouver assez pour permettre son identification. Tâchons de découvrir qui ils sont, afin que la police interroge leurs copains avant qu’ils ne se soient fondus dans la nature. » Drakon se leva et fit la grimace à la vue des cadavres de ses gardes du corps. « D’autres que ceux dont tu t’es déjà chargée devront me payer ça.

— Ordonnez et nommez la cible », laissa tomber Morgan, dont le sourire dévoilait à présent les canines.

L’unité de com du général émit un trille particulier. Il la sortit. « Je suis là.

— Artur ? » Iceni semblait inquiète. Sans doute s’en réjouissait-il, mais, en même temps, il ne pouvait s’empêcher de se demander si ce n’était pas le fruit d’un plan qui aurait fait long feu. « Vous êtes blessé ?

— Je vais bien, mais j’ai perdu trois gardes.

— Qu’est-il arrivé ? Je n’ai entendu que des coups de feu. On a tenté de noyer les médias sous des annonces répétées de votre décès.

— Vraiment ? Pourrez-vous retrouver l’origine de ces fausses nouvelles ?

— On s’y efforce. En avez-vous attrapé quelques-uns ?

— Au moins deux. Il en reste un de vivant, mais il est bourré de nanos destinées à provoquer son “suicide” par télécommande. Quelqu’un a vraiment mis le paquet. »

Iceni resta un instant silencieuse puis reprit la parole : « Puis-je faire quelque chose pour vous ?

— Assurez-vous simplement que la police et la troupe ne se prennent pas le bec. J’ai l’impression que nos agresseurs se sont déjà envolés et qu’ils ont disparu dans les broussailles.

— Comptez sur moi. Prenez soin de vous. »

Drakon remisa son unité de com ; il remarqua que Morgan fixait d’un œil inquisiteur le cadavre de leur assaillant. « Tu as vu quelque chose ? demanda-t-il.

— Qui aimerait sincèrement vous voir dégager ? demanda-t-elle, répondant à sa question par une autre.

— En dehors des serpents qui subsistent encore à Midway ? Dis-le-moi.

— Madame la présidente. » Elle désigna le cadavre d’un coup de menton. « Qui a accès à ce modèle de nanos ? Et à ces armes ?

— Les serpents, répliqua patiemment Drakon.

— Ce ne sont pas les seuls. » Elle repoussa la manche du mort du bout du pied, dévoilant son avant-bras. « Vous voyez ce tatouage ?

— La marque d’un camp de travail.

— Combien de nos citoyens qui ont séjourné dans un camp de travail fraieraient-ils avec les serpents ? »

Le général n’avait pas la réponse à cette question.

Le colonel Malin s’était montré extrêmement contrarié à son retour au QG, et il avait cherché à compenser son absence lors de l’attentat contre Drakon par un tourbillon effréné d’activité. « La police a appréhendé tous les comparses connus des deux morts », apprit-il à Drakon. Tous deux se trouvaient avec Morgan dans une salle de conférence sécurisée.

Malin afficha à l’écran une image montrant tous les coups de feu tirés durant l’escarmouche. « Selon l’analyse balistique, ils étaient tout d’abord dirigés contre vos gardes du corps, mon général, puis, après la première salve, ils ont changé de cible pour se reporter sur vous et le colonel Morgan. C’est cette division qui vous a sauvé la vie, mon général. Au cours des quelques premières secondes, seule la moitié de leurs armes vous visaient. »

Drakon fixa l’enregistrement d’un œil noir puis se tourna vers Malin. « Le colonel Morgan a délibérément attiré leurs tirs sur elle.

— C’est vrai, mon général, admit Malin, tandis que Morgan lui adressait un petit sourire satisfait. Mais beaucoup la visaient déjà avant qu’elle ne s’y décide. Presque autant que ceux qui vous étaient destinés. »

La conclusion coulait de source : « Le colonel Morgan était une cible prioritaire, elle aussi ? Pourquoi ?

— Je crois pour ma part que les agresseurs l’ont ciblée par erreur, mon général. »

Adossée à son fauteuil, le pied posé sur la table et la jambe ostensiblement allongée de manière à attirer le regard, Morgan sourit. « Tu es jaloux, voilà tout.

— Pas du tout, rétorqua Malin. Selon moi, ils t’ont prise pour une autre.

— Et qui donc ? demanda Drakon.

— Il est de notoriété publique que vous avez rencontré tout à l’heure sur l’installation orbitale le nouvel officier de liaison de l’Alliance, et qu’elle l’a quittée en votre compagnie et celle de la présidente Iceni. La navette de la présidente a atterri et on l’a vue en sortir seule. La vôtre s’est posée dans une zone sans doute sécurisée, mais qui, si on l’observait de loin, permettait malgré tout de distinguer une femme qui s’en éloignait avec vous.

— On a cru que le capitaine Bradamont m’accompagnait ? Morgan ne lui ressemble en rien. »

Malin montra Morgan. « Une perruque, un autre uniforme, quelques touches de maquillage… En outre, elles sont de corpulence assez proche pour qu’on les confonde de loin.

— Ils m’ont prise pour cette pétasse de l’Alliance ? s’insurgea Morgan. C’est carrément insultant.

— Colonel Morgan…

— Pardonnez-moi, mon général, le coupa Morgan. Je vous promets de châtier désormais mon langage pour parler de notre nouvelle amie et alliée.

— Nous avons identifié les individus que le colonel Morgan a éliminés, reprit Malin en désignant sa collègue d’un bref signe de tête. Tous deux appartenaient à un groupe d’extrémistes appelé La Parole au Peuple qui exige une démocratie absolue et immédiate. »

Drakon se renfrogna. « Ils voudraient élire dès à présent tous leurs dirigeants au suffrage universel ?

— Non, mon général. Ils ne veulent plus de dirigeants. Ils veulent que toutes les décisions soient prises au scrutin direct. »

Le rire ironique de Morgan rebondit sur les murs. « Oh, ouais ! Ça va marcher très fort.

— Pour une fois, je suis d’accord avec le colonel Morgan, déclara Malin. Cela dit, l’affiliation de nos agresseurs à La Parole au Peuple soulève une grosse question. Leur idéologie justifie sans doute cet attentat contre vous, mon général. Mais pas qu’ils prennent pour cible un officier de l’Alliance.

— Ils tiendraient plutôt à maintenir à Midway cette présence de l’Alliance, n’est-ce pas ? s’interrogea Drakon en se massant le menton.

— Au moins la regarderaient-ils comme compatible avec leurs propres projets. »

Morgan faisait semblant d’examiner la lame de son couteau et d’en éprouver le tranchant du doigt. « Où ces gens de La Parole au Peuple ont-ils trouvé les armes dont ils se sont servis pour nous attaquer ?

— Ils auraient passé un marché, selon toi ? demanda Drakon.

— Oui, mon général. » Morgan fit tenir son couteau en équilibre sur sa pointe au bout de son index. « On les leur a refilées pour vous tuer, à condition qu’ils acceptent d’éliminer aussi cette… femme de l’Alliance.

— C’est concevable, admit Malin.

— Ou bien, reprit Morgan, ils projetaient de l’éliminer en même temps que vous pour faire croire à une frappe contre l’Alliance, qui vous aurait liquidé par inadvertance. »

Malin se tourna vers Drakon. « Tant qu’on n’en saura pas plus, me semble-t-il, nous devrions présumer que vous étiez visés tous les deux, mon général.

— Où étais-tu passé, au fait ? demanda Morgan en faisant tournoyer son couteau et en le rattrapant par la poignée.

— J’explorais des pistes pour tenter de retrouver des serpents, sur l’ordre du général Drakon. »

Celui-ci hocha la tête. « Je sais où se trouvait le colonel Malin. Il n’est pas suspecté.

— Qu’en est-il de la présidente Iceni et de son coupe-jarret de Togo ?

— Je ne crois pas que la présidente Iceni ait trempé là-dedans, déclara Drakon.

— Avec tout le respect qui vous est dû, mon général, ne pas croire et savoir ne sont pas synonymes, lâcha Morgan.

— J’en suis conscient. » Drakon avait sans doute mis une grande véhémence dans cette dernière déclaration, car Morgan le fixa en arquant un sourcil. « Colonel Malin, j’aimerais que vous exploriez toutes les interconnexions possibles entre l’état-major de la présidente Iceni et cet attentat à ma vie et à celle du colonel Morgan.

— Mon général ? reprit Morgan d’une voix de nouveau badine. Et s’ils nous avaient visés vous et moi en toute connaissance de cause ? Qui donc pourrait bien chercher à m’éliminer ? » Elle sourit à Malin.

« Tu as des preuves ? s’enquit Drakon.

— Pas encore.

— Il n’arrivera rien à personne tant que tu n’en auras pas la preuve, que tu ne me l’auras pas montrée et que tu n’auras pas reçu de ma part un ordre clair et sans équivoque quant à ce que tu dois faire. C’est bien vu, colonel Morgan ?

— Oui, mon général. » Elle se redressa sans quitter Malin des yeux. Son couteau était désormais inerte dans sa main. « J’en dénicherai la preuve. »

Iceni regarda le capitaine Bradamont entrer dans la salle et se planter devant la table à laquelle Drakon et elle étaient assis. L’officier de l’Alliance se trouvait certes en terre étrangère, mais elle se conduisait comme si elle était dans son élément, en terrain parfaitement sécurisé. C’est une femme dangereuse. Est-ce à cela que fait allusion ce nom de code de Mante Religieuse, ou bien cache-t-il davantage, que je n’aurais pas encore vu ? « La kommodore Marphissa a proposé que nous nous lancions dans une opération longue et hasardeuse, déclara Iceni. Fondée, a-t-elle ajouté, sur vos renseignements et vos recommandations.

— C’est exact, répondit Bradamont.

— Je ne suis pas en train de jouer avec vous, capitaine. Vous savez que votre présence à Midway nous est très précieuse. Mais aussi qu’elle nous crée des problèmes.

— On me l’a fait comprendre dès mon arrivée, déclara Bradamont, dont le regard chercha le général Drakon, assis à côté d’Iceni. Vous me voyez navrée que cet attentat qui semblait dirigé contre moi se soit soldé par tant de morts. »

Iceni eut un bref geste d’humeur. « On continue d’enquêter sur les mobiles présidant à l’attentat et sur les cibles exactes qu’il visait. Mais cet incident met au moins notre plus gros souci en lumière. On ne doit pas voir en nous des laquais de l’amiral Geary.

— L’amiral Geary ne sait rien de ce projet, madame la présidente.

— Vous parlez là de ce qu’on sait. Et moi de la façon dont ça pourrait être perçu. » Iceni tapota sa tablette de données. « J’ai étudié la proposition de la kommodore. Elle a plaidé la cause des survivants de la flottille de réserve et des bénéfices que pourrait nous rapporter leur récupération. Elle a néanmoins prêté beaucoup moins d’attention aux risques potentiels. »

Bradamont secoua légèrement la tête. « Je n’ai pas vu moi-même la proposition de la kommodore. Je ne nie pas qu’elle pourrait comporter des risques. Mais il y a moyen de les minimiser.

— Oui, je sais. » Iceni s’efforça de rester impassible pour se tourner vers le rapport. « La kommodore propose de les réduire en embarquant deux croiseurs lourds, la moitié de ceux qui sont en notre possession, quatre croiseurs légers et six avisos. Plus six cargos. Soit douze vaisseaux de guerre et leurs équipages, en même temps que le commandant en chef de la flottille qui défend Midway. Ce qui, pour nous, représente un énorme investissement.

— Le retour sur investissement sera encore plus gros, madame la présidente. L’amiral Geary m’a demandé de vous suggérer tout ce qui pourrait renforcer les défenses de votre système stellaire. Vous avez besoin de ce personnel entraîné. »

Iceni agita sous le nez de Bradamont un index péremptoire. « N’expliquez jamais à une personne au pouvoir ce dont elle a besoin, capitaine. J’en déciderai moi-même. Je dois reconnaître qu’il y a de bonnes chances pour que la récupération de ce personnel nous soit économiquement profitable. Toutefois, s’il devait rentrer à Midway pour trouver le système retombé sous la férule syndic, nous n’aurions pas gagné grand-chose.

— Puis-je vous parler franchement, madame la présidente ? »

Iceni se rejeta en arrière avec un sourire crispé. « Faites, je vous prie. »

Bradamont désigna d’un coup de menton la tablette de données d’Iceni. « Votre flottille tout entière ne suffirait pas à défendre Midway si les Mondes syndiqués s’avisaient d’envoyer de nouveau une flotte comparable à celle du CECH Boyens. Seul votre cuirassé pourrait vous placer dans une position défensive acceptable, mais à condition qu’il soit entièrement équipé, avec un armement opérationnel et un équipage complet. Vous pouvez sans doute l’équiper et l’armer, mais où trouverez-vous un équipage entraîné ? »

Drakon, qui, depuis l’attentat de la veille, semblait à juste titre préoccupé, coula un regard en direction d’Iceni. Il n’eut même pas besoin d’ouvrir la bouche. C’est à vous d’en décider, pas à moi, disait clairement ce regard.

« Capitaine Bradamont, vous savez comme moi à quelles menaces devrait faire face toute force de Midway si elle se rendait dans l’espace de l’Alliance et en revenait, répondit la présidente. Pourtant, nous ne pouvons pas prendre le risque de distraire de notre flotte déjà réduite d’autres vaisseaux que ceux avancés par la kommodore Marphissa. Nous devons maintenir une présence constante à Midway au cas où d’autres que les Mondes syndiqués tenteraient d’investir le système. De quoi disposerions-nous qui rétablirait peu ou prou l’équilibre en faveur de la flottille que nous lancerions dans une telle expédition ? »

Bradamont réfléchit, le front plissé. « La kommodore Marphissa s’est d’ores et déjà révélée une redoutable tacticienne, madame la présidente.

— Commanderait-elle une flotte aussi bien que Black Jack ?

— Non, mais…

— Quelle expérience a-t-elle des méthodes de combat de l’amiral Geary ? De ses tactiques ? De sa capacité à l’emporter même dans les conditions les plus défavorables ? »

Bradamont secoua la tête. « Aucune, madame la présidente. Nous en avons un peu débattu, mais nous n’avons guère eu de temps à consacrer à l’entraînement.

— Mais vous, vous possédez bien cette expérience et cet entraînement, non ? »

Bradamont parut finalement indécise. Du coin de l’œil, Iceni se rendit compte que Drakon s’efforçait de réprimer un sourire. Tous deux en avaient déjà parlé, et c’était la suggestion de Drakon qui l’avait incitée à pencher dans ce sens. « Vos ordres sont de nous porter assistance de la façon qui vous paraîtra la plus appropriée, poursuivit-elle donc. Considérez-vous, capitaine Bradamont, qu’épauler cette mission de récupération de nos prisonniers et leur retour de Varandal relève de ce mandat ?

— Vos vaisseaux n’opéreront jamais sous mon commandement, madame la présidente. Leurs équipages ne m’accepteront pas. J’en ai eu la preuve à bord du Manticore.

— Ai-je parlé de commandement ? Épauler, ai-je dit. Je n’approuverai ce projet que si vous consentez à accompagner mes vaisseaux, capitaine Bradamont, non pas en tant que commandant en chef, mais en qualité de conseillère tactique et politique. La seule participation d’un capitaine de la flotte de l’Alliance à cette mission serait d’une valeur inestimable. Votre présence à Atalia et Varandal jouerait un rôle décisif, s’agissant de l’autorisation donnée à nos cargos d’accéder à l’espace de l’Alliance et de la récupération des survivants de notre flottille de réserve. »

Bradamont réfléchit un instant sans mot dire puis opina. « Entièrement d’accord avec ce raisonnement, madame la présidente. En outre, il me semble que cette forme d’assistance entre précisément dans les instructions que m’a données l’amiral Geary. J’accompagnerai donc cette mission.

— Parfait », lâcha Iceni, un tantinet dépitée par la facilité avec laquelle elle avait manœuvré l’officier de l’Alliance. Cela dit, Bradamont n’était pas une politique mais une militaire, sans doute beaucoup moins retorse que Black Jack. « Tenez-vous prête à partir dans l’immédiat.

— Dans l’immédiat ? » Le regard de Bradamont se reporta d’Iceni sur Drakon. « Les cargos ne seront pas prêts.

— Les cargos attendent déjà, répondit le général. Nous en avions fait aménager six pour le transport de troupes à l’époque où nous aidions Taroa dans sa révolte contre les Syndics. Nous sommes rentrés de cette opération juste avant l’arrivée de la flottille syndic à Midway, suivie de peu par l’armada Énigma et par la flotte de Black Jack ensuite, de sorte que nous les avons maintenus en orbite au cas où nous en aurions besoin pour évacuer la population de la planète.

— Je n’ai sans doute guère apprécié de voir certains de mes atouts faire des trous inutiles dans l’espace et mon budget, précisa la présidente. Mais ils deviendront incessamment bien commodes. Il est essentiel d’accélérer le mouvement. Mes techniciens sont d’avis que le blocage de l’hypernet syndic dont Black Jack a été victime a effectivement interdit l’accès aux portails concernés. Ce qui veut dire que les Syndics ne peuvent pas non plus les emprunter sur le moment. Le Syndicat ne peut donc recourir à ce dispositif qu’en des circonstances très particulières et sur une période de temps limitée, en raison de son impact négatif sur l’économie et la stratégie militaire. Mais, si d’aventure ils apprennent que nous projetons cette opération, ils risquent de bloquer notre accès à l’hypernet pour nous empêcher de récupérer ces milliers de travailleurs chevronnés des forces mobiles. »

Drakon reprit la parole : « Nous vous ferons escorter par des soldats pour assurer la sécurité à bord des cargos quand vous aurez récupéré le personnel de la flottille de réserve. Nous ignorons s’il se trouve des serpents parmi ces prisonniers et combien d’entre eux seront favorables à la perspective de rester loyaux au gouvernement syndic plutôt qu’à celle de se rallier à nous. Il devrait s’agir d’une minorité, peut-être même infime, mais nous ne pouvons pas permettre à quelques-uns de se retrouver en position de prendre le contrôle d’un ou de plusieurs cargos. Les forces terrestres seront commandées par un officier d’un grade assez élevé pour gérer tous les problèmes qui pourraient se présenter. »

Drakon s’interrompit en voyant les yeux de Bradamont braqués sur lui. « Il s’agira du colonel Rogero », spécifia-t-il.

Bradamont eut un sourire penaud et secoua la tête. « Je n’ai pas suffisamment l’expérience des négociations avec les Syndics.

— Nous ne sommes plus des Syndics, capitaine, raison précisément pour laquelle je vous annonce aussi que vous vous trouverez à bord d’un croiseur lourd avec la kommodore Marphissa tandis que le colonel Rogero sera sur un des cargos. Vous serez transférée ensuite sur le bâtiment du colonel.

— Si proche et pourtant si loin ? interrogea Bradamont. Vous n’avez nullement besoin d’envoyer le colonel Rogero, général. J’ai déjà consenti à partir.

— Rogero ira, affirma Drakon. D’une part parce que c’est l’officier le mieux à même de remplir cette mission et, d’autre part, parce que vous pourrez travailler la main dans la main pour la mener à bien. »

Iceni hocha la tête. « Le général Drakon en a jugé ainsi et je suis d’accord avec lui. Que vous ayez donné la preuve de votre capacité à travailler avec la kommodore Marphissa pèse aussi beaucoup dans ma décision. Avez-vous des questions ? Non ? Si vous avez l’impression qu’il vous manque un quelconque élément pour remplir cette mission, n’hésitez pas à nous en faire part personnellement, à moi ou au général Drakon. Bon, j’ai à présent une question à vous poser qui n’y a nullement trait. Quand Black Jack a fait irruption à Midway pour la première fois, il s’est présenté comme amiral de la flotte. On a porté à mon attention… (elle coula vers Drakon un regard en biais) qu’il se présente constamment comme un amiral et qu’il a porté l’insigne d’amiral de l’Alliance lors de ses deux séjours à Midway. Savez-vous quelles circonstances entourent cette allusion de sa part à une “dégradation” ?

— Tout le monde le sait dans la flotte, madame la présidente, répondit Bradamont. Il n’a été amiral de la flotte que durant la dernière campagne de la guerre contre les Syndics, mais son grade actuel est celui d’amiral.

— Qui est bien un grade inférieur à celui d’amiral de la flotte, n’est-ce pas ? insista Iceni. Pourquoi Black Jack se donne-t-il un grade inférieur à celui qu’il avait quand sa flotte a bouté les Énigmas hors de Midway ?

— Il est redevenu simple capitaine à notre retour dans l’Alliance après cette bataille, puis il a été de nouveau promu amiral.

— Pourquoi ? demanda Iceni sans prendre la peine de dissimuler son étonnement.

— Je n’en connais pas toutes les raisons, mais je sais que sa rétrogradation au grade de capitaine était de nature en partie personnelle.

— Personnelle ?

— Le capitaine Desjani, affirma Bradamont comme si ça expliquait tout.

— Qui est ? s’enquit la présidente.

— Son épouse. Le capitaine Tanya Desjani. » Le regard de Bradamont se reporta de nouveau sur Drakon. « Vous n’êtes pas au courant ? J’aurais cru que le service du renseignement syndic aurait au moins appris cela. Ce n’est un secret pour personne dans l’Alliance. »

Iceni la fixa. « Nous sommes très loin de l’Alliance, capitaine Bradamont, et le service du renseignement syndic n’a pas pour habitude de livrer des informations aux systèmes rebelles. L’amiral Geary s’est épris d’une subordonnée ? Et, au lieu de se contenter de coucher avec elle, il a consenti à être dégradé pour légaliser cette union ? »

Le visage de Bradamont resta de marbre mais elle se raidit. « Le règlement de la flotte de l’Alliance interdit toute liaison entre les officiers supérieurs et leurs subalternes.

— Nous avons des règles équivalentes, affirma Iceni, qui semblait ostensiblement s’amuser. Mais quiconque dispose du pouvoir les ignore. »

Elle remarqua que Drakon n’avait pu s’interdire de tiquer. On se sentirait quelque peu coupable de s’être roulé dans le foin, ivre mort, avec cette folle tordue de Morgan à Taroa, général ? Vous devriez éprouver des remords. Ou bien croyez-vous que je n’en sais toujours rien et craignez-vous alors que je l’apprenne ?

« L’amiral Geary s’est conduit honorablement, répondit Bradamont. C’est un homme d’honneur tel que le concevaient nos ancêtres. Le capitaine Desjani et lui se sont pliés au règlement de la flotte.

— Je vois. Merci, capitaine. Contactez le colonel Rogero dès qu’on vous aura raccompagnée au QG du général Drakon. Il vous inclura dans les effectifs qu’on va embarquer à bord des cargos. » Iceni regarda Bradamont s’éloigner. « L’avez-vous remarqué ? Même quand cet officier de l’Alliance semble parfaitement détendue avec nous, on garde l’impression d’une barrière invisible.

— Ça n’a rien de bien surprenant, répondit le général. Nous restons l’ennemi à ses yeux.

— Je crois que ça ne s’arrête pas là. La kommodore Marphissa et le kapitan-levtenant Kontos m’ont tous les deux fait savoir dans leurs rapports qu’ils n’avaient pas l’impression qu’elle se retenait en leur compagnie. Pourtant, lorsqu’elle a affaire à nous, je sens comme une réserve. »

Drakon eut un reniflement sarcastique. « La kommodore Marphissa était encore un cadre moyen il y a peu de temps. Elle ne décidait de rien mais trinquait pour les décisions prises par ses supérieurs. C’est encore plus vrai de Kontos. Vous et moi étions des CECH et appartenions à la hiérarchie des Mondes syndiqués. Nous menions le bal.

— Pas autant que nous l’aurions voulu, laissa tomber Iceni à voix basse.

— Ouais. C’est pour cela que nous sommes ici aujourd’hui. Mais, pour un officier de l’Alliance, que nous fassions l’effet d’appartenir à une catégorie différente de celle du personnel subalterne n’a rien d’étonnant. Nous étions des CECH. Nous agissions. »

Elle soutint un instant son regard avant de répondre, le temps de faire le tri de ce qu’elle ressentait. « J’ai fait ce qu’il fallait. Vous aussi.

— Ouais », répéta Drakon.

Un seul mot. Pourtant Iceni comprit parfaitement ce qui se cachait derrière. Un sentiment qu’elle ne connaissait que trop bien. « J’ai fait ce qu’il fallait. » N’était-ce pas là l’épitaphe que le premier venu aurait choisi de graver sur leur mausolée ? Mécontente de la direction prise par la conversation, elle montra le ciel du doigt. « Le Syndicat a pris de l’avance sur nous en ce qui concerne sa connaissance de l’hypernet. J’ai nettement l’impression que le retard de l’Alliance est encore supérieur au nôtre.

— L’impression ? la pressa Drakon.

— Certains faits le prouvent. Black Jack a cherché à m’extorquer le dispositif permettant d’empêcher l’effondrement d’un portail par télécommande. C’est admettre que l’Alliance n’en disposait pas.

— Vous le lui avez donné ? »

Elle réfléchit une seconde puis hocha la tête en évitant son regard. « Oui. C’était un troc.

— Il y a eu d’autres marchés de ce genre ? »

Iceni tourna cette fois la tête pour le regarder dans le blanc des yeux. « Aucun dont vous ne connaissiez pas l’existence. J’ai conclu ce pacte avec Black Jack avant que nous ne nous révoltions, Artur. Je ne pouvais pas vous mettre au courant. Je ne pouvais même pas vous en parler ; les serpents étaient partout. Savez-vous ce qui m’a paru le plus intriguant dans cette entrevue avec le capitaine Bradamont ? » Le coq-à-l’âne brutal était des plus maladroits. Pourquoi ne suis-je plus jamais au mieux de ma forme en présence de Drakon ? Je ne sais pour quelle raison, il me perturbe.

Mais le général ne souleva pas la question de cet enchaînement mal venu. « Non. Quoi donc ?

— La question du grade de Black Jack. En dépit de sa défense passionnée de l’honneur de Geary, Black Jack a dû trafiquer son grade pour éviter d’enfreindre techniquement le règlement de l’Alliance interdisant d’épouser un subordonné. Mais pourquoi ? Pourquoi se donner la peine de jouer cette comédie ? Et pourquoi a-t-il opté pour une rétrogradation au grade de simple amiral ? Et que savons-nous de ce capitaine Desjani ? »

Drakon entra une recherche. « Commandant d’un croiseur de combat. L’Indomptable. Regardée par nous comme hautement efficace, en fonction de ce que nous avons pu apprendre d’elle. A mené, alors qu’elle était encore lieutenant, une opération d’abordage qui lui a valu la croix de la flotte. C’est à peu près tout. Non, attendez ! Dans le rapport que m’ont remis Morgan et Malin au retour de leur entrevue avec Black Jack destinée à mettre au point ce méchant tour que nous avons joué à Boyens : le capitaine Desjani y assistait. Geary avait insisté sur sa présence. Autre confirmation de la relation dont nous a parlé Bradamont. »

Iceni réfléchit un instant, le menton en appui sur sa paume. « Tout ce cirque doit avoir un lien avec les règles et l’étiquette de l’Alliance. Peut-être devait-il justifier ce qu’il avait fait à sa flotte et à ses concitoyens. J’ignore comment ça a pu se traduire par ce tripatouillage des grades. Peut-être qu’avec le temps le capitaine Bradamont nous en dira davantage. Je ne tenais pas à trop insister pendant cette entrevue. Elle semble agir très ouvertement avec nous, comme s’il n’y avait aucun secret dans cette jolie petite tête. Mais elle a des intentions cachées. Les gens en ont toujours. »

Drakon s’accorda quelques instants avant de répondre ; il fixait résolument le mur. Il finit par tourner la tête vers Iceni. « La première impression qu’elle m’a faite, c’était qu’elle correspondait très exactement aux apparences : rien à cacher. Depuis, j’ai parlé d’elle avec le colonel Rogero et il l’affirme digne de confiance. L’estime qu’il lui porte compte beaucoup pour moi. »

Iceni éclata d’un rire rauque qu’elle eut grand-peine à contenir. « Un homme amoureux faisant confiance à la dame de ses pensées ? Combien de tragédies reposent-elles sur cette trame ?

— Ce n’est pas… inexact. »

Iceni lui adressa un autre regard inquisiteur. « Ce que je viens de vous dire ne vous plaît pas ?

— Ça se voit à ce point ? » Drakon haussa les épaules. « Vous connaissez le colonel Gaiene, non ? Vous savez ce qu’il est devenu, je veux dire ?

— Un soiffard qui a toujours l’air de chercher une nouvelle femme pour partager sa couche. Mais j’ai vu les rapports sur Taroa. Il s’y est montré hautement efficace. Voulez-vous dire qu’il se serait fié à la mauvaise bonne femme ?

— Au combat, il peut parfois oublier pendant quelques instants. Mais, en l’occurrence, il ne s’agit pas de confiance trahie. Plutôt le contraire. » Drakon fit la grimace, manifestement peu enclin à se remémorer les souvenirs qu’évoquait cette conversation. « Voici grosso modo toute l’affaire. Lara était major dans une autre unité. Conner Gaiene et elle n’avaient jamais regardé ailleurs. L’unité de Conner s’est trouvée prise dans une embuscade et a été taillée en pièces. J’étais moi-même débordé, occupé à repousser une contre-attaque massive. D’une manière ou d’une autre, Lara a réussi à rallier à elle l’ensemble de ses soldats puis à effectuer une percée jusqu’à Gaiene. Elle l’a sauvé, avec la moitié de son unité, mais elle ne l’a jamais su puisqu’elle est morte durant le dernier assaut, qui a finalement eu raison des forces de l’Alliance qui l’acculaient.

— Oh ! » Iceni détourna les yeux et resta muette quelques secondes. « Ça explique tout.

— Oui. Conner Gaiene a vécu un moment avec la femme de ses rêves. Je me souviens presque quotidiennement de ce qu’il est devenu après l’avoir perdue.

— Et vous ne tenez pas à ce qu’il arrive la même chose au colonel Rogero ?

— Non. Si cette Bradamont est mauvaise, ce que je ne crois pas, elle lui fera du tort. Et, si c’est une fille aussi bien qu’elle en a l’air, elle pourrait lui faire encore plus de mal.

— Tous les hommes ne s’effondrent pas parce qu’ils ont perdu une maîtresse », fit remarquer Iceni. Esquives-tu toute relation parce que tu la redoutes, Artur Drakon ? Les serpents ni le Syndicat n’ont réussi à te briser, mais tu t’inquiètes qu’une femme en soit capable ? « Vous avez sûrement perdu quelqu’un, vous aussi.

— Il ne s’agit pas de moi, fit remarquer Drakon, un peu trop vite et de façon un tantinet trop appuyée.

— Et s’il s’agissait pourtant de vous ? »

Drakon baissa les yeux puis la fixa. « Ce n’est pas le cas.

— Eh bien, écoutez-moi, Artur Drakon, reprit Iceni avec vivacité. Si j’en crois ce que vous venez de m’apprendre, cette Lara était une femme exceptionnelle qui s’est sacrifiée pour sauver l’homme qu’elle aimait. Et cet homme l’a remerciée de son sacrifice en gaspillant la vie même qu’elle avait cherché à sauver. Si je devais jamais donner la mienne pour sauver l’homme que j’aime, il aurait tout intérêt à vivre le reste de ses jours d’une manière qui justifie mon sacrifice ! Est-ce bien clair ? »

Drakon soutint fermement son regard. « Parfaitement clair. Pourquoi dois-je en être informé ?

— Je n’en sais rien. Mais vous le savez maintenant. Veillez à ne jamais l’oublier.

— Promis. »

Après le départ de Drakon, Iceni resta un moment assise à fixer l’écran sans vraiment le voir. Pourquoi cet attentat contre sa vie me perturbe-t-il davantage que la bombe qui me visait ?

C’est parce que j’aime bien ce grand benêt. Il est meilleur qu’il ne le croit. Il est…

Je l’aime beaucoup trop. Tu ne peux pas faire ça, Gwen. Mélanger les sentiments et la politique, c’est le désastre garanti. C’est un homme et tu ne lui inspires visiblement rien, de sorte qu’il pourrait parfaitement se servir de ce que tu éprouves pour obtenir ce qu’il veut, ou même, s’il n’est pas à ce point cruel, rire de toi. Dans les deux cas, ce serait tout de même mieux que de lui inspirer de la pitié parce qu’il ne peut pas te rendre ton amour. Personne ne me prendra en pitié.

Jamais.

La « flottille de récupération », au nom plein d’espoir, était partie la veille. Drakon l’avait regardée emporter non seulement le colonel Rogero et six pelotons de sa brigade, mais aussi une fraction conséquente des vaisseaux susceptibles de défendre Midway, même si l’ensemble de ceux dont disposait le système n’aurait su le protéger efficacement. Mais ce savoir-là était purement cérébral et n’empêchait nullement l’estomac de se serrer à la vue de leur départ, ni d’aspirer désespérément à leur hurler de rebrousser chemin.

Et, inéluctablement, parce que l’univers paraît prendre plaisir à se rire des espoirs et des projets des mortels, un cargo apportant des nouvelles urgentes avait émergé au point de saut permettant d’accéder au système stellaire de Mauï une heure après le départ de la flottille de récupération.

Raison pour laquelle il se retrouvait de nouveau en compagnie de Gwen Iceni, laquelle semblait devenue anormalement irritable depuis leur dernier tête-à-tête. Cela dit, cette fois, c’était le colonel Malin qui les briefait, tandis que Togo, l’assistant d’Iceni, observait en affichant, en dépit de son impassibilité, une expression assez proche de la désapprobation.

« Les nouvelles de Mauï ont trait au CECH suprême du système d’Ulindi, annonçait Malin.

— Un CECH suprême ? » Drakon consulta l’écran des étoiles. Ulindi faisait partie des étoiles auxquelles on pouvait accéder depuis Mauï. « Que signifie ?

— Il me semble que ça se passe d’explications », fit vivement remarquer Iceni.

Habitué à traiter avec des supérieurs qui ne s’accordent pas toujours au mieux, Malin poursuivit comme s’il n’avait rien entendu : « À ce que nous avons pu en apprendre, en dépit de tout le mal qu’on se donne à Ulindi pour interdire de découvrir ce qui s’y passe, ça signifie que le CECH Haris a réussi à liquider les autres dirigeants du système et à museler toute opposition. »

Drakon fixa l’écran en plissant les yeux, sans trop croire à ce qu’il lisait. « Haris est le CECH des serpents d’Ulindi. Comment a-t-il réussi à obtenir du gouvernement syndic qu’il avalise ce titre de CECH suprême ?

— Haris ne dépend plus du gouvernement syndic.

— Un CECH du SSI qui se serait rebellé ?

— Oui, mon général. »

Drakon se tourna vers Iceni. « Connaissez-vous Haris ? »

Elle secoua la tête. « Non. Je n’ai jamais frayé avec des serpents. Eux-mêmes peuvent se montrer ambitieux, ajouta-t-elle plus calmement. Ce Haris a peut-être vu l’occasion de s’attribuer davantage de pouvoir, à mesure que des systèmes de plus en plus nombreux rejetaient un joug syndic de plus en plus faiblissant.

— Il aurait donc décidé de bâtir son petit empire personnel ? » Malin afficha une autre image sur l’écran. « Mon général, des rapports en provenance de Mauï affirment qu’une très forte flottille d’Ulindi y stationne. Elle se dirigeait vers le point de saut pour Midway quand elle a fait halte, des vaisseaux marchands récemment émergés lui ayant rapporté la présence de la flotte de l’Alliance chez nous. Cette nouvelle était déjà obsolète quand elle l’a reçue. Black Jack avait quitté Midway peu après le départ de ces cargos.

— Ça nous aura gagné du temps, observa Iceni. Très bien.

— Très peu. Il ne reste plus que six jours pour réagir, madame la présidente, s’expliqua Malin. Un cargo à destination de Rongo via Mauï a quitté à son tour Midway il y a trois jours, en emportant sans nul doute la nouvelle du départ de Black Jack. Il a dû passer quatre jours et demi dans l’espace du saut avant d’atteindre Mauï et de transmettre cette information, tandis que la flottille d’Ulindi, de son côté, gagnait le point de saut pour Midway, qu’elle a probablement atteint au bout d’une demi-journée avant de sauter. Il lui faudra encore quatre jours et demi pour arriver chez nous. Compte tenu de toutes ces données, la flottille d’Ulindi devrait nous atteindre dans six jours.

— Un délai effectivement très court, admit Iceni en se renfrognant. Mais je ne peux guère contester cette date butoir. Ils ne tergiverseront plus quand ils apprendront le départ de Black Jack. Haris veut manifestement agrandir son petit empire. Mais la flottille d’Ulindi qui stationne à Mauï ne m’a pas l’air de taille à conquérir Midway.

— Elle ne l’est pas, madame la présidente. Elle ne se compose que d’un unique croiseur de combat de classe C et de quatre avisos. Si elle a embarqué des forces terrestres, leurs effectifs ne peuvent qu’être très limités.

— Pas de forces terrestres ? » Drakon pesa le pour et le contre. Une flottille réunie autour d’un seul croiseur de combat peut sans doute infliger de nombreux dommages à un système stellaire, mais certainement pas l’investir. Même si Midway devait se rendre sous la menace d’un bombardement orbital, Ulindi ne contrôlerait le système que jusqu’au départ du croiseur de combat. « De quoi dispose encore Ulindi ?

— Selon nos renseignements les plus fiables, d’un seul croiseur lourd, qui a dû rester à Ulindi pour protéger Haris. Les effectifs des forces terrestres de ce système s’élèvent peut-être à une division, mais ils n’ont été que très récemment recrutés et entraînés. Le noyau dur des forces terrestres de Haris se compose d’un peu moins d’une brigade d’ex-soldats syndics. La sécurité interne du système est assurée par les milices locales, la police et des serpents.

— Pas vraiment de quoi édifier un empire. À peine suffisant, d’ailleurs, pour garder le contrôle d’Ulindi. Que mijote-t-il donc ? »

Drakon avait aussi bien posé la question à Iceni qu’à Malin. La présidente se rembrunit mais répondit la première. « Il sait sûrement que nous sommes intervenus à Taroa. Peut-être a-t-il entendu dire que nous avons forcé la main des Taroans pour signer un pacte de défense mutuelle, même si leur gouvernement est censé le tenir sous le boisseau. »

Malin secoua la tête. « Tout le système stellaire est largement informé de notre proposition. Plus d’un officiel des Libres Taroans a dû ouvrir les vannes.

— Autant dire que Haris est au courant », conclut Drakon.

Iceni crispa la main et abattit violemment le poing sur la table avant de se maîtriser. « J’aurais dû me rendre compte qu’essayer de nous attacher plus étroitement Taroa risquait de soulever des problèmes localement. Haris voit en nous un frein à son ambition et il aimerait frapper nos forces mobiles avant que nous ne puissions jeter aussi les ressources de Taroa dans la balance.

— Logique, convint Drakon. Quiconque envisagerait de fonder un empire dans les parages ne pourrait voir en nous que des rivaux à abattre le plus tôt possible.

— Il y a une autre possibilité compte tenu de la composition de la flottille d’Ulindi, avança timidement Malin. En l’absence de la kommodore Marphissa, j’ai débattu de la situation avec le kapitan-levtenant Kontos.

— Vraiment ? » Drakon décocha un autre regard à Iceni. « Qu’en dit Kontos ?

— Qu’ils guignent le cuirassé. »

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