CHAPITRE VII

Sur la porte, une inscription annonçait : « Fichier des citoyens travaillant sous Statut Autonome. » Et en dessous : « Bureau 1104. » D’une bourrade, Hawkes poussa le battant et ils entrèrent.

La pièce n’avait vraiment rien d’imposant. Derrière un bureau de plastex plutôt délabré, un gros bonhomme au teint blafard griffonnait sa signature aux bas de formulaires qu’il prenait sur une énorme pile. Des classeurs et autres meubles de rangement de toutes sortes, dépareillées, disposés à tort et à travers, encombraient les murs. Tout était recouvert d’une bonne couche de poussière.

À leur entrée, l’homme leva les yeux et salua Hawkes de la tête.

— Salut, Max ! Te déciderais-tu enfin à devenir honnête ?

— Ça, c’est pas demain la veille ! répliqua Hawkes. Non, je suis juste venu prendre quelques renseignements. Alan, voici Hines Mac Intosh, le conservateur des archives. Hines, j’ai le plaisir de te présenter un Spacio de mes amis : Alan Donnell.

— Tiens donc ! Un Spacio, hmmm… (Le visage rondouillard de Mac Intosh se fit soudain grave.) Eh bien, mon garçon, j’espère pour vous que vous savez rester longtemps l’estomac vide. Le Statut d’Autonome, ce n’est pas la belle vie !…

— Non, non, fit Alan. Vous ne…

Mais Hawkes le coupa net :

— Il est juste en ville pour un petit congé, Hines. Son astronef redécolle dans deux ou trois jours, et il a bien l’intention d’être à bord à ce moment-là. Mais pour l’instant, il tente de retrouver son frère qui a déserté il y a neuf ans.

Mac Intosh hocha la tête.

— Je suppose qu’en bas, vous avez fait chou blanc ?

— Bien sûr…

— Ça n’a rien de surprenant. Tous ces Spacios qui lâchent l’espace, c’est nous qui les récupérons : je crois bien que je n’en ai jamais vu un seul obtenir une carte de travail. Et qu’est-ce que vous avez donc là, sur l’épaule, mon gars ?

— C’est Ratt’ ! Il est originaire de Bellatrix VII.

— Espèce évoluée ?

— Plutôt, oui ! s’exclama Ratt’ indigné. Alors, il suffit d’être victime d’une vague ressemblance physique, très superficielle d’ailleurs, avec une certaine sorte de rongeur terrien, assez désagréable pour que…

— Holà ! Holà ! du calme, fit Mac Intosh, dissimulant un début de fou rire. Loin de moi l’idée de vous insulter, mon ami ! Mais il faudra demander un visa si vous envisagez de séjourner sur Terre plus de trois jours.

— Un visa ? interrogea Alan en fronçant le sourcil.

Hawkes, à nouveau, intervint :

— Je t’ai déjà dit que ce jeune homme a bien l’intention de regagner son vaisseau, Hines. Ni lui ni son copain extraterrestre n’auront besoin de visa.

— Oh ! moi, tu sais…, fit Mac Intosh. Alors, comme ça, vous recherchez votre frère, mon garçon ? Alors allez-y donnez-moi son nom, sa date de naissance et tout le fourbi…

— Il s’appelle Steve Donnell, monsieur. Né en 3576. Il a déserté en…

— Né quand ? Quelle année avez-vous dit ?

— Ce sont des Spacios, lui rappela tranquillement Hawkes.

— Bon ! Continuez, reprit Mac Intosh en haussant les épaules.

— Il a déserté en 3876… enfin, je crois. C’est tellement compliqué de s’y retrouver dans les dates, sur Terre.

— Et, son signalement ?

— Nous étions jumeaux… de vrais jumeaux.

Mac Intosh nota soigneusement tous les renseignements qu’Alan lui fournit puis les coda sur une carte perforée.

— Je n’ai aucun souvenir d’un Spacio de ce nom-là ! Mais neuf ans, c’est si long… Et nous en recevons tellement qui viennent là pour prendre le Statut d’Autonome !

— Vraiment tant que ça ?

— Oh ! facilement quinze ou vingt par an… et rien qu’ici, dans ce bureau. Ils sont en permission, et puis pour une raison ou pour une autre, leur astronef les abandonne à jamais… Tiens, une fois, à l’Enclave de Frisco, y a un gars qui s’est fait tabasser et dévaliser, et qui n’a repris conscience qu’une semaine plus tard ! Bien sûr, il avait raté son décollage et aucun autre équipage n’a voulu l’enrôler. Ben, maintenant, il est Autonome lui aussi. Mais voyons voir ce qu’il en est de ce Donnell. Steve, sexe masculin, hein ? Vous comprenez bien, j’imagine, que la loi n’oblige en aucune façon les Autonomes à venir s’inscrire chez nous ? Et donc, qu’il est très possible que nous n’ayons aucune trace de lui dans nos mémobanques ?

— Oui, oui, je sais cela…

Alan sentit sa gorge se contracter. Il aurait préféré que ce conservateur joufflu se taise et se mette enfin à chercher la fiche de Steve. L’après-midi déjà tirait à sa fin : il avait quitté l’Enclave aux environs de midi et il devait être au moins 16 00. La faim commençait à le tirailler. Il était en outre conscient du fait qu’il lui faudrait s’organiser, trouver un endroit pour la nuit, s’il ne voulait pas retourner à l’Enclave.

Mac Intosh s’extirpa avec effort de son nid à poussière et traversa la pièce en soufflant comme un bœuf jusqu’à l’un des terminaux d’ordinateur, dans lequel il introduisit la carte perforée.

— Nous aurons le résultat dans quelques minutes, annonça-t-il en se retournant.

Puis il ajouta, en les regardant tour à tour :

— Et si on s’en jetait un p’tit, histoire de passer le temps ?

Avec un grand sourire, Hawkes s’exclama :

— Sacré vieux Hines ! Qu’as-tu de planqué dans ta bouteille d’encre, aujourd’hui ?

— Du scotch ! Et pas n’importe quoi ! Le meilleur de tous les synthés du siècle dernier, fait en Calédonie, et mis en bouteilles là-bas !

Mac Intosh plongea derrière son bureau et sortit trois verres crasseux d’un tiroir, les disposa en triangle puis déboucha une bouteille bleu sombre sur laquelle était simplement écrit : ENCRE.

Il en versa une bonne rasade pour Hawkes, puis une seconde. Mais comme il poussait le verre vers Alan, celui-ci secoua la tête.

— Je suis désolé mais je ne bois pas d’alcool. Le règlement à bord des vaisseaux nous interdit d’en avoir.

— Oh ! Allons, pour l’instant, vous n’êtes pas en service !

Alan, de nouveau, refus de la tête. Mac Intosh, haussant les épaules, remit alors le troisième verre à sa place et s’empara du second.

— À la santé de Steve Donnell ! déclama-t-il. Et à son bon sens, si celui-ci l’a poussé à s’inscrire chez nous.

Alan les regardait boire lorsqu’un timbre retentit au moment où un tube jaillissait du terminal.

Tout son être se crispa tandis que Mac Intosh traversait à nouveau la pièce ; le gros bonhomme dégagea le message du cylindre, les regarda… et son visage se fendit d’un énorme sourire.

— Toi, Spacio, t’as du pot ! Ton frère s’est bien fait inscrire ici. Voici la photocopie de sa fiche.

Alan examina le papier qui portait la mention :

« Demande d’admission au Régime des Citoyens Autonomes. » Immédiatement, il reconnut l’écriture familière de Steve : effrontée mais broussailleuse, les lettres un peu penchées en arrière.

Il avait donné son nom, Steve Donnell, comme année de naissance 3576 et son âge réel : 17 ans. Dans la rubrique « métier précédent », il avait écrit « spacio ». Le formulaire était daté du 4 juin 3867 et une annotation, en marge, indiquait que sa demande avait été entérinée le 11 juin de la même année, lui conférant dès lors le statut d’Autonome.

— Ainsi, il s’est bien fait inscrire ? fit Alan. Bon ! Mais maintenant, comment le localiser ?

Hawkes se saisit de la photocopie.

— Un instant ! Faites voir ça ?

Il dut plisser les yeux pour déchiffrer les caractères minuscules puis, hochant la tête, il inscrivit quelque chose.

— Son numéro de biocode est du coin. Jusqu’ici, ça va !

Puis retournant l’imprimé, il examina la reproduction de la photo de Steve ; il releva alors les yeux pour les poser sur Alan et le dévisager.

— Deux vraies gouttes d’eau ces deux-là ? Mais il y a fort à parier que celui-ci n’a pas la même tête à l’heure actuelle. Après neuf ans de Statut Autonome… ! Il n’y a vraiment que pour les rares veinards que ça nourrit son homme, hein, Max ! fit Mac Intosh, mi-amer, mi-ironique.

— Nous sommes quelques-uns à tirer notre épingle du jeu, en effet… Mais, il faut avoir le truc, c’est sûr… Sinon, c’est la famine assurée ! Allez, mon gars ! On va monter quelques étages ! Maintenant, il nous faut aller à la salle des terminaux TV. Merci bien pour le coup de main, Hines. T’es un vrai pote !

— Boah !… Je fais mon boulot, c’est tout ! répondit Mac Intosh. On te voit ce soir, comme d’habitude ?

— Sans doute pas ! Je crois que je vais me payer une soirée tranquille ! Une envie, comme ça…

— Ouah ! Ça laisse du champ libre aux amateurs, ça ! P’têt bien qu’c’est moi qui vais tenir le pompon, ce soir !

— J’espère pour toi, répliqua Hawkes avec un sourire glacé… Allons-y, mon gars !

L’ascenseur extérieur les emporta jusqu’au dernier étage. Là, il s’ouvrait directement sur la salle la plus immense qu’Alan ait jamais vue. Elle était plus colossale encore que le hall du fichier central, au rez-de-chaussée, et faisait bien trente mètres de haut sur cent vingt mètres de côté.

Et chaque pouce de terrain était occupé par des batteries d’ordinateurs.

— Vous avez sous les yeux le centre nerveux de la planète, expliqua Hawkes, tandis qu’ils entraient. Si vous savez programmer vos demandes comme il faut, vous pouvez immédiatement découvrir n’importe quel individu au monde, où qu’il puisse se trouver, à l’instant même.

— Mais comment ?

Hawkes donna une pichenette à un petit anneau métallique incrusté dans la bague qui ornait son doigt.

— Grâce à ceci. C’est mon émetteur biocode. Quiconque détient une carte de travail ou bien le Statut Autonome en porte un, soit sous forme de bague, soit en médaillon, pendu au cou ou bien ailleurs. Certaines personnes se le font même greffer sous la peau. Ils émettent une certaine onde, absolument spécifique à chacun ; la probabilité statistique pour que deux biocodes soient identiques serait de une sur un milliard de milliard. Tous ces appareils que vous voyez là, sont capables d’identifier un biocode donné et de déterminer avec une rigoureuse exactitude la situation géographique de celui auquel il appartient.

— Alors, retrouver Steve ne devrait pas présenter de grandes difficultés ?

— Probablement pas. (Hawkes se rembrunit.) Mais j’ai également entendu dire qu’une fois, on avait retrouvé un type grâce à son biocode. Seulement, cela faisait déjà cinq ans qu’il dormait au fond de la mer… Enfin, inutile de vous alarmer pour rien. Steve est sans doute en pleine forme…

Il se saisit de la feuille de papier sur laquelle il avait griffonné le numéro de biocode de Steve et l’inscrivit sur un formulaire vierge.

— En somme, avec ce système, demanda Alan, personne ne peut se cacher où que ce soit sur Terre, à moins de se débarrasser de son émetteur personnel ?

— Oui, mais il est impossible de s’en défaire. C’est absolument illégal ! Que quelqu’un s’en éloigne de plus de quinze centimètres et aussitôt une alarme se déclenche, il est considéré comme suspect et arrêté. Pas question de faire l’imbécile avec son émetteur ! Ou alors, c’est la confiscation immédiate de la carte de travail, et pour un Autonome, une belle amende de dix mille crédits !

— Et si vous ne pouvez pas la payer ?

— Dans ce cas, le gouvernement vous condamne à travailler pour lui jusqu’à épuisement de la dette, à raison de mille crédits par an, et vous allez casser des cailloux dans un pénitencier de l’Antarctique… Le système n’admet aucun écart, et cela doit en être ainsi. Sur une Terre aussi démesurément surpeuplée comme la nôtre, il est indispensable qu’il existe une méthode efficace permettant de localiser les individus, sinon la criminalité serait dix fois plus élevée que maintenant.

— Parce que malgré cela, le crime existe toujours ?

— Pour ça, oui ! Vous trouverez toujours quelque pauvre type assez affamé pour chiper un peu de nourriture, même sachant pertinemment que cela signifie l’arrestation à coup sûr ! Mais les meurtres sont moins fréquents.

Hawkes glissa l’imprimé de recherche dans une fente.

— Vous seriez surpris de constater l’efficacité dissuasive de cette mesure, poursuivit-il. Pas facile d’aller se planquer en Amérique du Sud, par exemple, alors que n’importe qui peut venir ici et vous débusquer avec une implacable certitude.

Un moment s’écoula, puis l’appareil émit un bruit métallique, et la fente cracha une bande de papier glacé rose.

Alan l’examina. On pouvait y lire :


FICHIER DU BIOCODE

21 mai 3876

Localisation de Donnell Steve, YC 83 – 10j6490K37618

Heure : 1643 21


Suivait une carte détaillée d’une partie de la ville couvrant environ une quinzaine de blocs d’immeubles, portant, au centre, un rond rouge vif.

Hawkes, après avoir jeté un coup d’œil sur le plan, sourit.

— Je me doutais bien que c’était dans ce coin-là qu’on le trouverait.

— Où est-ce ?

— Au coin de la 68e Avenue et de la 423e Rue.

— Et c’est là qu’il habite ?

— Oh non ! Le bio-émetteur vous donne sa position actuelle. Je ne crois pas prendre de risque en affirmant que c’est plutôt… disons… son lieu de travail…

Alan fronça les sourcils.

— Que voulez-vous dire ?

— Eh bien, il se trouve que cette adresse est celle du Salon de Jeux Atlas. Il est probable que Steve, votre frère, passe la majeure partie de ses heures de… boulot là-dedans ! Enfin, lorsqu’il a suffisamment d’argent pour entrer. C’est une boîte pas trop chère, où l’on ne gagne pas gros, mais facilement. Exactement le genre de coin qu’un gars qui n’a pas trop d’argent fréquente assidûment.

— Vous voulez dire que Steve est joueur ?

Hawkes sourit.

— La plupart des Autonomes le sont. C’est une des rares manières de gagner de quoi vivre sans la carte de travail. Il n’existe aucune corporation de joueurs, voyez-vous… Il y a bien quelques autres moyens, évidemment, mais infiniment moins respectables, et la surveillance par biocode ne permet pas de les pratiquer longtemps.

Alan se passa la langue sur les lèvres, puis demanda :

— Et… vous, vous faites quoi dans la vie ?

— Joueur. Seulement moi, je suis en tête d’affiche. Comme je dis toujours : nous sommes quelques-uns à avoir la classe, le truc, quoi ! Mais je n’ai pas l’impression que ce soit le cas de votre frère. Au bout de neuf ans, il n’en serait pas encore à traîner à l’Atlas, s’il avait mis un peu de pognon de côté.

Alan, d’un haussement d’épaules, changea de conversation.

— Bon ! Comment se rend-on là-bas ? J’aimerais bien y aller tout de suite. Je…

— Du calme, mon garçon, du calme, murmura Hawkes. Vous avez tout le temps pour ça. Quand votre astronef décolle-t-il ?

— Dans deux ou trois jours.

— Alors rien ne vous pousse à nous précipiter à l’Atlas dès maintenant. Nous allons d’abord nous caler l’estomac. Là-dessus, une bonne nuit de repos, et demain, nous irons y voir de plus près.

— Mais mon frère…

— Votre frère, trancha Hawkes, est resté à York pendant neuf années, et il y a gros à parier qu’il a passé chaque nuit des huit dernières vissé sur une chaise à l’Atlas. Il attendra bien jusqu’à demain. Pour l’instant, allons manger un morceau.

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