CHAPITRE II

Alan laissa tomber la vaisselle de son petit déjeuner dans la hotte et sortit du mess à grands pas. Son objectif était le central de contrôle, cette longue et large salle, véritable centre nerveux de la vie du vaisseau, comme le hall commun d’agrément était le foyer où s’établissaient toujours les rapports sociaux au sein de l’équipage.

Il alla se planter devant le grand tableau où étaient consignées à la craie les affectations quotidiennes des hommes et parcourut la liste à la recherche de son nom.

— Aujourd’hui, tu travailles avec moi, Alan, dit une voix posée.

Il se retourna et vit la silhouette courte et sèche de Dan Kelleher, le responsable de la cargaison. Il se rembrunit.

— Je suppose qu’on va empaqueter des trucs jusqu’à ce soir sans arrêt, fit-il d’un air contrit.

Kelleher démentit d’un hochement de tête.

— Non. En réalité, on n’a pas un boulot énorme. Mais on va être plutôt au frais. Il s’agit de mettre en caisse tous ces quartiers de dinosaures entreposés dans la soute de conservation. Ça ne va pas être de la rigolade.

Alan examina le tableau, cherchant parmi les rangées de noms, ceux qui formaient les équipes de manutention. Aucun doute, le sien s’y trouvait bien : Donnell, Alan, dans la colonne qui suivait le grand double E, pour « Équipe d’emballage ». En tant que membre d’équipage non spécialisé, il passait d’un poste à un autre, au gré des besoins.

— J’estime qu’il nous faudra environ quatre heures pour en finir, poursuivit Keileher. Si tu le désires, tu peux prendre un peu de temps libre pour l’instant. Tu te rattraperas bien assez tôt !

— Ce n’est sûrement pas moi qui dirai le contraire ! Si je me présente au travail à 09 00, ça va ?

— Pas de problème.

— Si jamais vous aviez besoin de moi avant, je suis dans ma cabine. Vous n’aurez qu’à m’appeler.

De retour dans la petite chambre carrée où il dormait, au sein de la ruche des célibataires, Alan décrocha son paquetage pour en extirper un vieux livre tout corné qu’il connaissait presque par cœur, et se mit à le feuilleter. Le dos de la reliure affichait en lettres autrefois dorées : La Théorie de Cavour. Il l’avait déjà lu de la première à la dernière page au moins une centaine de fois.

— Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi ce Cavour te passionne tant ! marmonna Ratt’, en se levant à demi de sa couchette minuscule, dans le coin de la pièce. Si par hasard tu arrivais à résoudre les équations qu’il pose, tu ne ferais jamais que scier la branche sur laquelle ta famille et toi êtes assis ! Tiens, sois un bon gars et passe-moi ma lime à dents.

Alan lui tendit le bâtonnet de chêne jovien dont se servait le Bellatricien pour garder à ses dents un tranchant impeccable.

— Mais tu ne te rends pas compte ? répondit Alan. Si seulement nous parvenons à comprendre les travaux de Cavour, et donc à trouver l’hyperpropulsion, c’est tout le handicap de la Contraction Fitzgerald qui disparaît ! Alors quelle importance, si au bout du compte, le Valhalla se retrouve complètement dépassé ? Nous pourrons toujours le modifier pour y adapter le nouveau mode de propulsion. Moi, je vois les choses ainsi : si nous pouvions découvrir le secret de la vitesse supraluminique de Cavour, nous…

— Oui ! Je sais, je sais ! Tu m’as déjà rabâché ta ritournelle des dizaines de fois ! le coupa Ratt’, dont la voix flûtée s’était teintée de lassitude. Avec la navigation en hyperespace, vous pourrez sillonner la Galaxie dans tous les sens sans subir la moindre distorsion temporelle que provoquerait la propulsion classique. Ainsi seras-tu à même de réaliser ta chère obsession : aller partout, et tout voir. Ah ! non mais, voyez-vous ce regard s’embraser ! Admirez ce sourire radieux ! Tes yeux deviennent des étoiles dès que tu t’embarques sur le chapitre de l’hyperpropulsion !

Alan ouvrit le livre à une page cornée.

— Je sais qu’on finira par y arriver. J’en suis sûr ! Je suis même certain que Cavour lui-même a réussi à construire une hypernef.

— Ben voyons ! ironisa Ratt’, en fouettant l’air de sa longue queue. Sûr qu’il en a fait une ! C’est ce qui explique sa mystérieuse disparition ! Il s’est évaporé dans un nuage ionisé dès qu’il a branché son hyperpropulsion. Eh bien ! d’accord ? Vas-y, fabrique-le, ton propulseur… si tu y arrives ! Mais surtout, ne te donne pas la peine de me réserver une place !

— Tu veux dire que si je réalisais une hypernef, tu ne viendrais pas avec moi ?

— Exactement ! (Aucune trace d’hésitation n’était perceptible dans la voix de Ratt’.) J’aime énormément ce continuum spatio-temporel, et pas un autre. Je n’ai strictement aucune envie de me retrouver empêtré à dix-sept dimensions d’ici sans aucune chance d’en revenir.

— Tu n’es qu’un vieux croûton conservateur !

Alan jeta un coup d’œil à son chrono-bracelet : il était 08 52.

— Bon ! Il est temps d’aller au boulot. Avec Kelleher, on emballe du dinosaure congelé, aujourd’hui. Veux-tu venir ?

Ratt’ fronça le bout de sa truffe en signe de refus.

— Oh, non ! Merci tout de même, mais ça ne me dit rien du tout. On est très bien là, au chaud ! Vas-y, mon gars, cours, moi je crois que je vais faire un petit somme…

Il se blottit en boule au creux de sa couchette, enroula résolument sa queue autour de lui et ferma les yeux.


Alan se mit au bout de la file qui attendait à l’entrée de la soute réfrigérée. Un par un, les hommes se harnachaient du spatiandre que leur tendait le garçon chargé du vestiaire, puis pénétraient dans le sas de décompression.

Pour le transport des denrées périssables – telle que la viande de dinosaure rapportée d’Alpha C IV pour répondre à la très importante demande terrienne de ce mets raffiné au goût délicieusement exotique – le Valhalla employait le système de congélation le plus avantageux qui soit : un caisson ouvrait directement sur le vide de l’espace. La viande était tassée dans d’énormes citernes découvertes que l’on remplissait d’eau juste avant le décollage ; avant que la viande ait la moindre chance de s’avarier, on ouvrait les panneaux extérieurs, l’air se perdait dans l’espace et la chaleur interne du compartiment s’échappait dans le vide. L’eau se solidifiait et la viande était à l’abri. C’était au moins aussi efficace que de construire tout un circuit de réfrigération par tubulures, et infiniment plus simple.

Leur travail, pour l’heure, consistait à sortir la viande gelée des bacs, à l’équarrir, puis à l’emballer dans des caisses, plus maniables à expédier. Ce n’était pas une tâche des plus faciles, mais elle demandait plus de muscle que de jugeote.

Dès que l’équipe des manutentionnaires fut au complet dans le sas, Kelleher rabattit le panneau étanche, puis actionna le levier qui commandait l’ouverture sur le caisson de congélation. Les relais photoniques cliquetèrent, la porte métallique pivota sans effort vers l’extérieur, et dès que Kelleher eut donné le feu vert, ils entrèrent.

Immédiatement, Alan et les autres se mirent à l’œuvre avec acharnement, taillant dans la glace à grands coups vigoureux. Au bout d’un moment, les choses commencèrent à prendre tournure. Alan se colletait avec une énorme cuisse que deux coéquipiers l’aidèrent à introduire dans une caisse. Mais quand leurs marteaux s’abattirent pour en clouer le couvercle, ils ne firent aucun bruit dans la salle dépourvue d’atmosphère.

Au bout de ce qui, pour Alan, sembla durer trois ou quatre siècles, alors que deux heures seulement s’étaient écoulées, ils en avaient terminé. Sans bien savoir comment, il se retrouva dans le hall d’agrément ; là, il s’abîma avec soulagement dans la mousse moelleuse d’un joufflu[3].

D’un geste sec, il enclencha une cassette de musique douce, puis, complètement épuisé, se laissa aller de tout son long en arrière.

« Plus jamais ! Plus jamais, je ne veux voir ni même goûter de steak de dinosaure. Oh, non ! se dit-il. »

Il observait les autres membres de l’équipage s’affairer à travers tout le vaisseau, chacun s’employant à quelque tâche de dernière minute exigeant d’être achevée avant l’atterrissage.

Dans un sens, il n’était pas mécontent de son affectation : certes, il avait eu un labeur éreintant et difficile, dans des conditions infectes – aucun travail manuel, si court soit-il, n’était agréable en spatiandre, l’air conditionné et le système anti-sudation n’étant jamais vraiment à la hauteur – mais au moins, il en avait vu le bout. Dès que toute la viande était conditionnée, le boulot était terminé.

Ce n’était malheureusement pas le cas pour les pauvres gars qui lavaient les ponts, décalaminaient les tuyères, réalignaient les propulseurs, ou étaient chargés de n’importe quelle autre tâche de nettoiement. Eux, ils n’avaient jamais fini : ils étaient constamment obsédés par l’idée exaspérante que s’ils fignolaient, ne serait-ce qu’un tout petit peu plus leur travail, ils pourraient bien faire gagner au vaisseau une décimale ou deux sur la note d’inspection.

Car tous les astronefs devaient se soumettre à une investigation extrêmement rigoureuse, chaque fois qu’ils touchaient Terre. Le Valhalla, lui, n’aurait probablement aucun problème, n’ayant passé que neuf années TT dans l’espace. Mais les bâtiments qui effectuaient de longs voyages avaient souvent des ennuis avec les inspecteurs. Une unité qui satisfaisait aux exigences réglementaires avant de se lancer vers Rigel, ou toute autre étoile aussi lointaine, risquait fort de se trouver en infraction à son retour, quelques centaines d’années plus tard.

Alan se demandait si le Valhalla aurait des ennuis. Leur plan de vol exigeait qu’ils repartent six jours après pour Procyon, avec, comme à l’accoutumée, un convoi de colons en guise de passagers.

Et le plan de vol, c’était tout ce qu’il y avait de plus sacré. Mais Alan n’avait pas écarté son frère Steve de sa pensée. Si seulement il pouvait disposer de quelques jours pour sortir de l’Enclave, et qui sait, le retrouver !…

« Bah ! on verra bien », pensa-t-il, commençant à se détendre.

Mais son répit fut de courte durée. Une voix stridente et familière déchira soudain sa rêverie.

« Aïe ! se dit-il. La catastrophe ambulante ! »

— Ben alors, le Spacio ? On est au point mort ?

Alan souleva une paupière et posa un regard glacial sur le visage maigrichon de Judy Collier.

— Figure-toi que j’ai fini mon boulot, voilà tout ? Et j’étais précisément en train d’essayer de me reposer un peu. Tu n’y vois aucun inconvénient, j’espère ?

Elle leva les mains, tout en parcourant la grande salle d’un œil inquiet.

— Oh ! ça va ! T’excite pas ! Où donc est planquée ta bestiole ?

— Ratt’ ? Ne t’en fais pas pour lui, va ! Il est dans ma cabine, en train de ronger sa lime à dents. Et je te parierais n’importe quoi qu’il lui trouve infiniment meilleur goût qu’à tes chevilles pleines d’os !

Alan bâilla ostensiblement.

— Et que dirais-tu de me ficher un peu la paix, maintenant, hein ?

— Très bien ! (Elle avait l’air carrément outrée.) Après tout, ça te regarde ! Je pensais simplement que cela t’intéresserait d’apprendre ce qui se passera à l’Enclave après l’atterrissage. Imagine-toi que les règlements ont été quelque peu modifiés depuis la dernière fois… Mais bien sûr, toi, ça t’est complètement égal !…

Et elle commença à s’éloigner d’une démarche qu’elle aurait souhaitée désinvolte.

— Hé ! Attends une seconde !

Le père de Judy, à bord du Valhalla, était premier officier des transmissions. Aussi était-il généralement détenteur avant quiconque des plus récentes informations sur les planètes où ils allaient atterrir.

— Que veux-tu dire ?

— Qu’il y a une nouvelle loi sur la quarantaine ! Ils l’ont édictée il y a deux ans, lorsqu’un vaisseau en provenance d’Altaïr s’est posé ; il s’est avéré que tout l’équipage était porteur d’une mystérieuse maladie ! Il va falloir que nous restions isolés, même des autres Spacios de l’Enclave, jusqu’à ce que nous ayons tous subi une visite médicale complète.

— Et tous les vaisseaux qui touchent Terre doivent y passer ?

— Ouais ! C’est plutôt la barbe, non ? Alors ton père a fait dire que puisque nous étions bloqués à bord tant que nous n’avions pas les résultats des examens, il y aurait bal, ce soir, pour tout l’équipage.

— Un bal ?

— Parfaitement ! Il s’est dit que cela pourrait être une bonne idée et qu’en tout cas, ça nous remonterait le moral en attendant que soit levée la quarantaine. Ce raseur de Roger Bond m’a déjà invitée ! ajouta-t-elle en haussant un sourcil, ce qu’elle considérait comme l’expression la plus sophistiquée de la grande classe.

— Qu’a donc Roger de si déplaisant ? Je viens de passer toute la matinée avec lui à emballer du dinosaure !

— Oh ! il… enfin… il m’est complètement indifférent, voilà !

« J’aimerais assez m’occuper de ton cas, pensa Alan. M’en occuper longtemps… et avec de l’huile bouillante…»

— Et tu as accepté ? s’enquit-il, se forçant à être poli.

— Certainement pas ! Enfin… pas encore… Je me suis dit que je trouverais peut-être une invitation plus intéressante, quoi, poursuivit-elle avec un petit sourire finaud.

« Oh ! toi, je te vois venir, pensa Alan. Ah, tu cherches à te faire inviter ! » Il se rallongea posément sur le dos, tout en refermant lentement les yeux.

— Eh bien !… bonne chance !

Accusant le coup, elle reste un instant bouche bée.

— Oh ! Tu… tu es détestable !

— Je sais, approuva-t-il imperturbable. En réalité, je suis un ver de vase neptunien totalement dépourvu d’émotions. Tel que tu me vois, sous mon camouflage, je suis ici pour détruire la Terre. Et si tu me dénonces, je te dévore toute crue !

Ne tenant aucun compte de sa plaisanterie, elle secoua furieusement la tête.

— Mais pourquoi dois-je toujours être la cavalière de Roger Bond ? demanda-t-elle plaintivement. Oh ! et puis… tant pis, ça ne fait rien…

Et elle s’éloigna.

Il la suivit du regard tandis qu’elle traversait le hall d’agrément puis sortait. Elle avait beau n’être qu’une petite idiote, elle avait néanmoins soulevé un des problèmes les plus épineux de la vie à bord des vaisseaux interstellaires, lorsqu’elle avait posé cette simple question : « Mais pourquoi dois-je toujours être la cavalière de Roger Bond ? »

Le Valhalla était un univers clos, pratiquement autarcique. L’équipage en était permanent, personne ne le quittait jamais, à moins que ce ne fût pour l’abandonner définitivement, comme Steve, et Steve avait été le seul Spacio de toute l’histoire de l’astronef à l’avoir fait. Les nouveaux venus étaient plutôt rares. Judy Collier, elle-même, représentait l’une des plus récentes admissions au sein de l’équipage, et sa famille avait embarqué cinq ans TS plus tôt, parce qu’on avait besoin d’un nouvel officier en chef des transmissions.

À ces rares exceptions près, les choses demeuraient immuables. Deux ou trois douzaines de familles, quelques centaines de personnes vivant les unes sur les autres, année après année. Rien d’étonnant à ce que Judy Collier dût toujours danser avec Roger Bond. L’éventail des possibilités se trouvait terriblement restreint.

Voilà pourquoi Steve avait déserté. Que disait-il, déjà ?

« Je sens les parois du vaisseau m’emprisonner comme les barreaux d’une cellule. »

Là, dehors, c’était la Terre… Population : environ huit billions d’individus.

Et ici, le Valhalla… Population : 176 âmes, très exactement.

Il connaissait chacune des 176 personnes comme les membres de sa propre famille ; ce qu’ils étaient, en un sens. Aucun mystère ne subsistait à leur sujet, jamais rien de neuf.

Et c’était précisément ce après quoi Steve avait couru : la nouveauté. Alors, il les avait quittés. « Oui, vraiment, pensait Alan, découvrir l’hyperpropulsion changerait la donne. Si… si seulement…»

Quant à la quarantaine, elle n’était pas particulièrement à son goût non plus. Les Spacios n’effectuaient déjà que de courtes escales sur Terre, n’avaient qu’à peine le temps de descendre dans l’Enclave pour s’y mêler aux équipages des autres vaisseaux, y voir de nouveaux visages et s’échanger les derniers potins des étoiles. Aussi était-ce quasiment criminel de les en priver, ne serait-ce que de quelques heures.

Bien sûr, il y avait ce bal… « Une consolation, évidemment, mais plutôt maigre », songea Alan, en s’extirpant de son joufflu.

Son regard traversa le grand hall d’agrément. « Quand on parle du loup…», se dit-il : il venait d’apercevoir Roger Bond, qui, allongé de tout son long, se reposait sous une lampe radiothermique. Alan se dirigea vers lui.

— Tu as entendu parler de la dernière tuile, Roggy ?

— La quarantaine ? Ouais ! Roger jeta un coup d’œil à son chrono-bracelet. Je crois bien qu’il est temps d’aller se bichonner pour le bal, fit-il en se relevant.

Malgré sa petite taille, c’était plutôt un beau gars, à la chevelure sombre, âgé d’un an de moins qu’Alan.

— Tu as une cavalière particulière en vue ?

— Une cavalière particulière ? Où veux-tu que je dégotte une cavalière particulière, hein ? Où ça ? Je vais me rabattre sur cette haridelle de Judy Collier, j’imagine ! On ne peut pas dire qu’on ait grand choix, hein ?

— Eh non ! approuva tristement Alan. Vraiment pas grand choix…

Ensemble, ils quittèrent le hall. Alan se sentit soudain enveloppé par une sorte de lassitude désespérée, comme s’il s’était enfoncé dans un épais brouillard gris. Une sensation d’angoisse diffuse et profonde à la fois.

— À ce soir, fit Roger.

— Sans doute, répondit-il sombrement.

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