CHAPITRE III

Le Valhalla toucha Terre, tuyères d’abord, à 17 53, sans que quiconque en soit surpris outre mesure. Le capitaine Mark Donnell n’avait jamais manqué à ses horaires. Pas une seule fois en quarante années TS de navigation spatiale, c’est-à-dire l’équivalent de plus de 1000 ans d’histoire terrienne.

Le processus d’atterrissage se déroulait suivant un ordre immuable. L’équipage débarquait par familles, dans l’ordre alphabétique ; la seule exception à cette règle était Alan. En tant que membre de la famille du capitaine – le seul à part celui-ci, dorénavant – il avait le devoir d’attendre que tous les autres soient sortis. Puis, enfin, vint son tour.

— Enfin la terre ferme, Ratt’ !

Sous leurs pieds, la boue du terrain d’atterrissage était vitrifiée par la chaleur des tuyères, là où le Valhalla s’était posé. La coque dorée de l’énorme astronef se dressait sur la queue, soutenue par ses colossales béquilles d’appui qui émergeaient de ses flancs comme de monstrueuses pattes d’araignées.

— Terre ferme ? Pour toi, peut-être, répondit Ratt’. Mais pour moi, perché comme ça sur ton épaule, je suis toujours aussi chahuté !

Le sifflet du capitaine Donnell vrilla l’air et il réunit les mains en porte-voix pour crier :

— Hey ! Les hélis sont arrivés !

Alan porta son regard vers la petite escadre d’hélijets dont les rotors tournaient au ralenti, tandis qu’ils attendaient. Il se dirigea vers eux à grands pas, comme le reste de l’équipage. Les hélis les emporteraient de l’astroport proprement dit, et de son terrain d’atterrissage nu et désolé, jusqu’à l’Enclave, où ils allaient passer les prochains jours.

Le capitaine supervisait les opérations d’embarquement, à bord des petits appareils, et Alan le rejoignit d’un pas tranquille.

— Tu prends lequel, fiston ?

— Il est prévu que je prenne le 1.

— Hmmm… euh… J’ai un peu modifié le programme.

Le capitaine Donnell se retourna et intima aux Spacios qui attendaient :

— O.K. ! Allez-y les gars. Remplissez le 1.

L’un après l’autre, ils se hissèrent à bord.

— Écartez-vous, les autres !

L’héli commença par faire entendre un « chugg-chuff » hésitant, puis les rotors se lancèrent et il s’éleva, resta un instant immobile au sommet de la colonne d’air pulsé par sa turbine, puis s’élança comme un boulet de canon vers le nord et l’Enclave Spacio.

— Pourquoi ce changement de programme, p’pa ?

— J’avais envie que tu montes avec moi dans le biplace. Kandin a permuté avec toi dans le 1. Allons-y maintenant, cria-t-il au groupe suivant. Commencez à grimper dans le numéro 2.

Peu à peu, les membres de l’équipage prirent place dans le deuxième héli, et bientôt le pilote signala à travers le pare-brise qu’il était complet. Puis il décolla. Constatant qu’il quitterait le terrain en dernier, Alan, pour se rendre utile, empêcha les gamins de s’éparpiller.

Enfin, l’endroit fut désert. Seuls y demeuraient Alan et son père, ainsi que le petit héli biplace et, derrière eux, les écrasant de toute sa hauteur, le Valhalla étincelant.

— À nous ! fit le capitaine.

Ils montèrent à bord ; Alan se sangla dans le siège du copilote et son père aux commandes.

— Nous n’avons pas souvent eu l’occasion de nous voir, ces derniers jours, dit le capitaine, dès qu’ils eurent quitté le sol. Il faut dire que commander le Valhalla semble parfois demander plus de vingt-quatre heures par jour.

— Je sais bien, papa, répondit Alan.

Après un silence, le capitaine Donnell reprit :

— Je constate que tu relis encore ce bouquin de Cavour ! (Il émit un petit rire.) Tu n’as toujours pas abandonné l’espoir de découvrir l’hyperpropulsion, c’est ça ?

— Bien sûr que non, p’pa ! Je suis certain que Cavour y est réellement arrivé avant de disparaître. Si seulement on pouvait dénicher son journal, ou même une lettre, enfin n’importe quoi qui puisse nous mettre sur la voie… !

— Alan ! Cela fait maintenant treize cents ans que Cavour a disparu… Si on n’a rien exhumé durant tout ce temps, il est peu probable que cela se fasse jamais ! Mais de toute manière, j’espère que tu t’y accrocheras.

Il balança l’héli et coupa les réacteurs ; les rotors prirent le relais et l’appareil entama une longue et douce descente vers l’héliport, dans le lointain.

Alan baissa le regard vers les immeubles agglutinés qu’ils commençaient à distinguer en dessous d’eux, ce patchwork anarchique de bâtisses archaïques, informes et délabrées qui tenaient lieu, ici, d’Enclave Spacio.

Les paroles de son père l’avaient quelque peu intrigué. En effet, le capitaine n’avait jamais, jusqu’ici, manifesté d’intérêt particulier envers cette hypothétique navigation supraluminique. Il semblait au contraire considérer cette idée comme un pur délire.

— Euh !… Je ne pige pas bien, p’pa ! Pourquoi espères-tu que je continue à m’y intéresser ? Si jamais je trouvais ce que je cherche, cela entraînerait obligatoirement la fin de la vie spacio telle que tu l’as toujours connue. Les voyages entre les astres seraient instantanés. Toutes… toutes ces histoires de séparation d’avec ceux qu’on connaît, de désertions, terminé, tout cela !

— Justement ! Il n’y a que peu de temps que j’ai commencé à réfléchir sérieusement à ce que représente vraiment l’hyperpropulsion. Plus d’effet Contraction !… Non mais, imagine un peu la révolution que cela provoquerait dans la société spacio ! Finis, oubliés ces irrémédiables déchirements lorsque quelqu’un décide de quitter son vaisseau pour un temps.

Alan réalisa quelle tournure prenaient les réflexions de son père. Et il comprit soudain les raisons de sa subite flambée d’intérêt à l’égard de la découverte de l’hyperpropulsion.

« C’est à Steve qu’il pense, se dit Alan. Si nous avions eu la propulsion supraluminique lorsqu’il nous a lâchés, cela n’aurait absolument pas porté à conséquence. Il serait toujours du même âge que moi. »

Mais pour l’instant, le Valhalla était à quelques jours du départ pour Procyon. Vingt autres années s’écouleraient avant qu’il revienne, et Steve, alors, aurait presque cinquante ans.

« C’est donc ça qui lui trotte dans la tête, songeait Alan. Il a perdu Steve à jamais et il ne veut pas que des histoires comme celle-ci puissent jamais se reproduire. La Contraction lui a volé un fils. Et maintenant, il aspire autant que moi à la vaincre. »

Alan observait à la dérobée la haute et raide silhouette de son père, tandis qu’ils s’extirpaient de l’héli, puis se dirigeaient au pas de charge tout droit vers les bâtiments administratifs de l’Enclave. Il aurait payé cher pour connaître avec certitude l’intensité de la souffrance et de l’angoisse que cachait cette façade de fringante efficacité.

« Un jour, je retrouverai l’hyperpropulsion de Cavour, se promit brusquement Alan. Pour lui, autant que pour moi. »

Les étranges immeubles de l’Enclave se dressaient, indistincts, devant lui. Au loin, derrière eux, on apercevait dans le crépuscule violacé les sommets rutilants des tours de la cité terrienne. Là-bas, quelque part, se trouvait probablement Steve.

« Lui aussi, je le dénicherai…»


Lorsque Alan et son père arrivèrent, la plupart des membres de l’équipage s’étaient déjà vu attribuer une chambre dans l’un des immeubles du « secteur quarantaine ».

Le réceptionniste – un vieil homme desséché, sans doute Spacio à la retraite – indiqua son numéro de chambre à Alan, d’un air de mourir d’ennui. La pièce s’avéra minuscule et vaguement carrée ; tout le confort se résumait en un petit lit, un énorme joufflu à demi dégonflé depuis belle lurette, et un coin-toilette. La peinture vert sombre, terne et défraîchie, qui recouvrait les murs, se cloquait et s’écaillait par endroits ; sur l’un d’eux, on pouvait lire l’inscription profondément gravée au canif : BILL DANSERT A COUCHÉ LÀ 28 JUIN 2683, en majuscules massives et volontaires.

Alan se demanda combien d’autres Spacios avaient occupé cette chambre, avant et après Bill Dansert, et si celui-ci, par hasard, était toujours en vie, quelque part entre les étoiles, douze siècles après qu’il eut creusé son nom dans ce mur.

Il se jeta dans le joufflu dont il ressentit la mollesse pâteuse due au manque de pression d’air, puis dégrafa sa veste d’uniforme.

— Ce n’est pas le grand luxe, hein, Ratt’, mais, au moins, c’est une chambre ! Un endroit où habiter…

Le soir même, les médics firent leur première apparition, pour vérifier qu’aucun des Spacios fraîchement débarqués n’avait ramené quelque invraisemblable affection susceptible de provoquer un drame. C’était un travail fastidieux, et les gens du Valhalla furent avertis qu’il leur faudrait attendre au moins le matin suivant pour que soit levée la quarantaine.

— Juste une mesure de sécurité préventive, s’excusa le médic en pénétrant dans la chambre d’Alan, coiffé d’un casque spatial. Nous avons vraiment pris une bonne leçon quand nous avons réalisé que tout ce que contenait ce vaisseau en provenance d’Altaïr était porteur d’un germe terriblement contagieux !

L’homme sortit une espèce de petite caméra qu’il braqua sur le garçon, tout en enfonçant un bouton. L’engin se mit alors à ronronner sourdement et Alan se sentit soudain baigné par une étrange sensation de chaleur.

— Ce n’est qu’un petit examen de routine, expliqua à nouveau le médic d’un air contrit.

D’une pichenette, il releva une manette sur l’arrière de la caméra. Le vrombissement cessa brutalement et un ruban se dévida sur le côté de l’appareil. Le médic en prit immédiatement connaissance.

— Rien qui cloche ? s’enquit Alan d’une voix soucieuse.

— Pour moi, tout a l’air correct. Mais vous devriez prendre garde à cette caverne, dans la dent de sagesse du haut, à droite. À part ça, vous avez l’air en pleine forme !

Il rembobina le ruban.

— Vous autres, les Spacios, vous n’avez donc jamais l’occasion de suivre un traitement fluorhydrique ? Certains d’entre vous ont les dentitions les plus catastrophiques que j’aie jamais vues !

— Jusqu’ici, nous n’avons pas eu la possibilité de bénéficier de la fluorisation. Notre astronef a été construit avant que l’on équipe les circuits d’alimentation d’eau potable d’enrichisseurs en fluor, et puis, en effet, pour une raison ou pour une autre, nous ne trouvons jamais le temps de nous lancer dans une cure, lors de nos escales sur Terre. Euh… c’est tout ce que j’ai ?

— C’est tout ce que je suis à même de détecter au vu de cette bande-diagnostic. Mais il faudra attendre les résultats complets du labo avant que je puisse vous libérer de votre quarantaine, bien entendu !

À cet instant précis, il remarqua Ratt’, perché dans son coin.

— Et ça ? Il va falloir que je l’examine aussi !

— Je ne m’appelle pas « ça » ! fit observer Ratt’ sur un ton glacial de dignité outragée. Je suis un être intelligent, un extraterrestre originaire de Bellatrix VII et je ne suis porteur d’aucun germe pathogène qui puisse particulièrement émoustiller votre conscience professionnelle !

— Un rat qui parle ! s’exclama le médic sidéré. Bientôt, on va voir débarquer des amibes douées d’émotions ! Il dirigea la caméra sur Ratt’. Je suppose qu’il me faut vous considérer comme un membre de l’équipage, poursuivit-il.

L’appareil se remit à ronronner.

Lorsque le médic fut sorti, Alan essaya de se rafraîchir au lavabo. Il venait brusquement de repenser au bal prévu pour le soir même.

Tandis qu’avec des gestes empreints de lassitude, il finissait machinalement de se débarbouiller, il réalisa soudain qu’il ne s’était pas avisé de toucher un mot à l’une ou l’autre des sept ou huit filles de l’équipage qu’il avait envisagé d’inviter.

Il sentit alors monter en lui une étrange impression de malaise, une sorte de tristesse découragée. « N’était-ce pas ce qu’avait éprouvé Steve ? » se demanda-t-il. L’insurmontable envie de faire sauter le couvercle de cette boîte-de-conserve-prison-de-ferraille qu’était le vaisseau, et de s’enfuir pour enfin réellement voir le monde ?

— Dis-moi, Ratt’, si tu étais à ma place…

— Moi, si j’étais à ta place, je me dépêcherais de me mettre sur mon trente et un pour aller à ce bal, répondit Ratt’ sur un ton n’admettant aucune réplique. Enfin, si j’avais rendez-vous, bien sûr !…

— Eh bien justement, tu as mis le doigt dessus : je n’ai pas de rendez-vous. C’est-à-dire qu’en vérité, je ne m’en suis même pas occupé. Toutes ces filles, je les connais trop… pourquoi perdre son temps ?

— Mais alors, ce bal, tu y vas ou pas ?

— Que dalle !

À ces mots, Ratt’ fit l’ascension du joufflu par le côté et se démancha le cou pour parvenir à planter son regard de braise dans celui d’Alan.

— Tu n’as tout de même pas l’intention de prendre la poudre d’escampette, comme Steve, hein ? Je peux très bien déchiffrer ces symptômes, tu sais ! Tu es nerveux, inquiet, tu ne tiens plus en place, comme lui !

Alan secoua la tête de droite à gauche, puis après un silence :

— Mais non ! J’en serais incapable, Ratt’. Steve était comme un cheval fou, sauvage. Moi, je ne pourrais jamais me lever un matin, et puis tout planquer, comme ça, tu le sais bien. Non… mais, il faut que j’agisse. Je comprends les raisons de son acte. Il disait que les parois du vaisseau l’étouffaient, se refermaient sur lui…

Avec un soudain mouvement d’impatience, il arracha les magnéclips de sa chemise d’uniforme et l’enleva. Tout au fond de lui, quelque chose lui arrivait, et tout devenait différent. « Peut-être, se dit-il, suis-je en train d’attraper cette fièvre qui a embrasé Steve ! Peut-être aussi me suis-je toujours menti à moi-même en prétendant être foncièrement différent de lui…»

— Va dire au capitaine que je ne participerai pas au bal, ce soir, intima-t-il à Ratt’, sinon, il se demanderait où je suis passé… Dis-lui… dis-lui que je suis vanné, enfin, invente n’importe quoi. Raconte-lui ce que tu voudras mais débrouille-toi pour qu’il ne se doute pas de ce que je ressens.

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