CHAPITRE XIX

Alan mit un certain temps à se faire communiquer la route du Valhalla, qui était pourtant enregistrée au Fichier Central de la Navigation. La loi obligeait tous les vaisseaux à déposer un plan de route détaillé avant de décoller et ces indications étaient centralisées au F.C.N. La raison en était évidente : un vaisseau dont le système de propulsion tombait en panne était une véritable épave. Au cas où les propulseurs d’un astronef tombaient en rideau, il continuait donc à dériver dans sa direction initiale, complètement incapable de se diriger, de manœuvrer, ou même de contrôler sa vitesse. Et si une planète quelconque, ou un soleil, se trouvaient sur son chemin…

La seule manière de dévier sa trajectoire, pour un astronef, était de couper totalement ses propulseurs, et une fois que ceux-ci étaient inopérants, on n’était plus en mesure de retrouver le vaisseau. Il continuait à dériver lentement vers les étoiles, tandis que son équipage mourait de vieillesse.

C’était pourquoi on enregistrait les plans de vol : dans le cas d’une panne de propulseurs, un astronef de sauvetage était ainsi à même de localiser l’appareil en détresse. L’espace est d’une telle immensité que seul un vaisseau dont la route est connue en détail, peut être secouru.

Mais ces informations au sujet des plans de navigation étaient tout à fait confidentielles. Alan finit pourtant par contourner la barrière du secret, grâce encore à Jesperson qui trouva la pirouette légale appropriée.

Le Fichier Central de Navigation avait tout simplement ignoré la première requête d’Alan, où il demandait une copie de l’itinéraire du Valhalla. Il s’était démené comme un beau diable pour tenter de se faire entendre de plus en plus haut dans la hiérarchie, passant d’un écran d’ordinateur à l’autre, puis d’un écran à un robot, puis d’un robot à l’autre, pour enfin rencontrer un être humain – un splendide spécimen de bureaucrate – qui lui dit : « Non ! »

— Mais ne pouvez-vous donc pas comprendre l’extraordinaire importance de cette expérience ? demanda Alan. Si je pouvais suivre la même route que le Valhalla, le rattraper…

— Non.

— Il ne pourrait pas y avoir de test plus intéressant pour la propulsion supraluminique si…

— Non.

— Enfin, quel mal cela pourrait-il faire de…

— Non.

Lorsqu’il discuta du problème avec Jesperson, celui-ci se contenta de répondre :

— Je vais me livrer à de petites recherches…

Et après quelques heures passées dans les archives judiciaires de la ville, il détenait la solution.

Une très ancienne ordonnance stipulait que tout membre de l’équipage d’un astronef était autorisé, de par la loi, à contrôler l’itinéraire de son vaisseau s’il le désirait. Cette réglementation avait été promulguée afin de venir en aide aux Spacios qui ne faisaient pas confiance à leur capitaine, et avaient peur de se faire embarquer pour une quelconque planète infiniment éloignée. Jamais son but n’avait été de secourir les Spacios abandonnés sur Terre et désireux de rejoindre leur unité, car aucun législateur n’aurait pu imaginer qu’il était possible de rattraper un astronef voyageant à travers l’espace à toute vitesse. Mais la loi était la loi. Alan faisait toujours partie du Valhalla, du point de vue des Terriens, et s’il désirait vérifier la route de son vaisseau, aucun bureaucrate ne pouvait le lui interdire.

Jesperson dut cependant perdre toute une matinée pour faire admettre ce point. On consulta des piles et des piles de documentation légale, on se consulta à voix basse un nombre incroyable de fois entre bureaucrates affolés… Mais au bout du compte, on fournit à Alan les renseignements qu’il désirait.

Il était maintenant prêt à quitter la Terre.

Le Cavour, équipé du nouveau système de propulsion, se dressait vers le ciel dans un coin du spatioport sévèrement gardé. Une foule de curieux s’était rassemblée à la limite des barrières pour assister au décollage d’Alan. Très sûr de lui, mais éprouvant une terrible sensation de solitude, celui-ci pénétra sur le tarmac dont il entama la longue traversée jusqu’à son astronef.

Il se faufila dans le poste de pilotage entièrement reconçu et caressa d’une main le nouveau tableau de bord brillant, aux cadrans et manettes insolites, et tous ces instruments si peu familiers compensateur de propulsion, convertisseur de carburant, compas de distorsion, graduateur de courbure… De nouveaux noms étranges, mais Alan réalisa soudain qu’ils seraient le pain quotidien de tous les Spacios du futur.

Il s’était entraîné pour ce vol des mois durant, subissant des simulations par ordinateur sans cesse renouvelées, s’habituant à se servir de tous ces nouveaux contrôles dans des conditions absolument semblables à celles de la navigation réelle. Il était néanmoins parfaitement conscient que tout cet entraînement n’avait pas servi à grand-chose : il serait incapable de dire s’il pouvait vraiment piloter ce vaisseau tant qu’il ne l’aurait pas fait.

Il vérifia scrupuleusement toutes les coordonnées une dernière fois, et s’estima enfin satisfait. Le vaisseau était programmé pour parcourir une sorte de boucle en hyperspace, pendant seulement quelques jours de navigation réelle, puis il émergerait dans les environs approximatifs du Valhalla qui poursuivait son petit bonhomme de chemin avec insouciance à une vitesse proche de celle de la lumière.

Ce qui représentait une vitesse d’escargot par rapport à l’hyperpropulsion.

L’heure du test final était arrivée. Il échangea quelques mots avec ses amis et ses assistants, à la tour de contrôle. Puis il revérifia ses données une dernière fois, et demanda la permission de décoller.

Au bout d’un instant, le compte à rebours commença et il fit ses ultimes préparatifs de départ.

Un frisson anticipé lui passa par tout le corps tandis qu’il s’apprêtait à décoller pour le premier voyage en hyperpropulsion jamais effectué. Il allait poser le pied dans l’inconnu le plus total, utilisant pour la première fois cet ahurissant moyen de voyager, qui pouvait très bien se révéler dangereux. Cette propulsion allait l’expédier hors du continuum spatio-temporel vers – vers quoi au fait ? – et l’en ramener.

En théorie !…

Il abaissa tous les rupteurs et s’installa confortablement pour attendre que le pilote automatique l’emporte loin de la Terre.

Un peu après avoir dépassé l’orbite lunaire, une sonnerie l’avertit que la propulsion Cavour allait bientôt se mettre en route. Il retint son souffle. Puis il ressentit un léger vertige et tourna ses regards vers l’écran.

Les étoiles avaient disparu. La Terre s’était évanouie, emportant avec elle tous ses souvenirs des neuf dernières années, Hawkes, Jesperson, York, les Enclaves, tout.

Il flottait au cœur d’un néant gris sombre, indescriptible, où il n’y avait ni étoile ni planète. « Alors, c’est ça, l’hyperspace ? » se dit-il. Il se sentait tendu et fatigué à la fois. Il avait pénétré dans l’hyperspace : il avait déjà à moitié gagné. Mais il restait à savoir s’il en émergerait bien là où il le désirait, et même s’il en sortirait tout court.


Ce furent quatre jours de profond ennui. Quatre jours à souhaiter que l’instant de quitter l’hyperspace arrive enfin. Puis, le pilote automatique se réveilla. Le générateur Cavour fit entendre un petit carillon signalant qu’il avait rempli son rôle et se shuntait automatiquement.

Pour la deuxième fois, Alan retint sa respiration.

Il sentit à nouveau ce léger vertige… le Cavour abandonnait l’hyperpropulsion.

Les étoiles resplendirent soudain sur le noir d’encre de l’espace ; l’écran s’illumina. Alan dut fermer les paupières durant deux ou trois secondes pour réadapter ses yeux, encore pleins du vide gris de l’hyperspace, aux étendues pailletées de l’espace normal. Il en était revenu…

Et sous lui, traçant paresseusement sa route vers Procyon, se trouvait le Valhalla, dont l’énorme coque dorée brillait doucement, tranchant sur la nuit sidérale.

Il tendit la main vers les commandes radio. Au bout d’à peine quelques minutes, une voix familière lui répondit, celle de Chip Collier, le premier officier des transmissions du Valhalla.

— Ici l’astronef Valhalla. Nous vous recevons 5 sur 5. Qui êtes-vous, s’il vous plaît ?

Alan ne put réprimer un large sourire.

— Ici Alan Donnell, Chip. Comment ça va ?

Pendant un petit moment, il n’entendit plus rien dans ses écouteurs, sinon un silence surpris, ponctué de friture. Collier enfin, d’une voix mal assurée reprit :

— Alan ? Qu’est-ce que c’est que cette blague ? Où es-tu ?

— Que tu le croies ou non, je me trouve dans un petit vaisseau juste au-dessus de vous. Et si tu demandais à mon père de prendre le micro pour que nous discutions de la manière dont je vais venir à couple, hein ?

Un quart d’heure plus tard, le Cavour était solidement soudé au flanc du Valhalla, comme une puce cramponnée à un éléphant, et Alan franchissait le sas principal. C’était bon de se retrouver à bord de l’immense vaisseau, après toutes ces années.

Il se débarrassa de son spatiandre et pénétra dans le couloir. Son père était là, qui l’attendait.

— Salut, p’pa !

Le capitaine Donnell semblait complètement perdu. Il secouait la tête comme pour essayer d’en faire tomber ses cheveux.

— Alan ? fit-il enfin.

— Mais oui, Alan !

— Je ne peux pas y croire !

— Et pourtant, ce serait plus sage, p’pa…

— Mais il est absolument impossible que tu sois là ! Et… et tu… tu parais tellement plus âgé ! Comme Steve ! Il y a seulement quelques semaines…

— Pas pour moi, précisa tranquillement Alan. J’ai passé neuf ans sur Terre, pendant que vous faisiez cet aller pour Procyon. Neuf ans à travailler sur la Propulsion Cavour.

Le capitaine Donnell paraissait vaciller sous le poids de son incrédulité.

— Ce n’est pas possible, marmonna-t-il. Je ne pensais pas te revoir jamais, tu sais. Comment as-tu fait pour arriver jusqu’ici ?

— Je te l’ai déjà dit : la Propulsion Cavour.

— Cette… ce truc… existe donc vraiment ?

— Maintenant, oui !

Il s’avança vers son père et le prit fermement aux épaules.

— Ce n’est pas un rêve, p’pa ! Mon vaisseau est amarré au tien, c’est la réalité ! Je suis bien là, en chair et en os. Tout cela est bien réel ! Il faut l’accepter, papa !

— Je… mais Alan… combien de choses impossibles veux-tu me faire accepter à la fois ? (Le capitaine partit d’un grand éclat de rire.) Comment tout cela a-t-il pu arriver ? Quand ?… Quoi ?…

Avant qu’Alan ait pu répondre, une autre personne apparut dans le couloir.

Steve.

Il avait l’air en pleine forme. Ces quelques mois à bord du Valhalla l’avaient transformé. Ce type empâté, en mauvaise santé, qu’il avait transporté jusqu’au vaisseau, n’était plus qu’un souvenir. Ses yeux étaient lumineux, ses épaules droites. « Regarder Steve, se dit Alan, c’est de nouveau comme se regarder dans un miroir. » Cela faisait si longtemps qu’il n’avait plus ressenti cela !…

— Alan ! Comment as-tu…

Alors, pêle-mêle, les explications jaillirent. Hawkes, Cavour, le voyage sur Vénus, Jesperson, le laboratoire, les générateurs expérimentaux, tout y passa en un seul torrent de mots se bousculant.

— Vois-tu, fit Alan pour finir, je ne pouvais pas faire remonter le temps en arrière. Je ne pouvais pas te faire redevenir aussi jeune que moi, alors… j’ai foncé dans l’autre sens et j’ai vieilli pour te rattraper, Steve… (Alan se tourna vers son père.) Mais j’ai bien peur d’avoir complètement bouleversé le cours des choses, p’pa ; pour toi, le Valhalla…, tout va être différent, dorénavant. L’Univers tout entier sera à la portée de quiconque voudra y voyager. Cela signifie la fin du système des Enclaves, la fin des angoisses provoquées par la Contraction Fitzgerald. Tous ceux qui voyageront, maintenant, le feront sur la base du temps réel. Deux semaines à bord d’un vaisseau seront exactement de la même durée que deux semaines sur Terre. Je ne sais pas ce qu’il adviendra des vieux vaisseaux.

— Eh bien, on adaptera un nouveau système de propulsion sur le Valhalla, répondit le capitaine Donnell d’une voix pesante. Je suppose qu’on en fera un transporteur rapide !

Les mots sortaient lentement de sa bouche. Il semblait abasourdi par la réapparition soudaine d’Alan, et par les conséquences de la réalité d’une propulsion supraluminique sur l’existence des Spacios en général.

— Si nous ne pouvons pas nous recycler, poursuivit-il, nous ne pourrons jamais être compétitifs par rapport aux nouveaux vaisseaux. Et il y en aura bientôt, n’est-ce pas ?

— Dès que je serai rentré sur Terre, et que j’aurai annoncé mon succès. Mes hommes sont prêts à financer le démarrage immédiat d’une ligne de transporteurs en hyperspace. L’Univers sera plein d’astronefs supraluminiques bien avant que tu atteignes Procyon (Pour la première fois, Alan ressentit l’importance considérable de ce qu’il avait accompli.) À présent qu’il existe un moyen pratique de se déplacer entre les étoiles, les confins de la Galaxie vont se rapprocher. Ils ne seront pas plus éloignés que les limites du système solaire actuellement !

Le capitaine Donnell approuva de la tête.

— Et maintenant que tu as fini par la redécouvrir, la Propulsion Cavour, quels sont tes projets ?

— Moi ? (Alan prit une profonde inspiration.) Heu… J’ai mon vaisseau à moi, p’pa. Et tout là-bas, il y a Deneb, Rigel, Fomalhaut, et des tas d’autres endroits que je veux voir.

La voix était calme, posée, mais elle ne pouvait dissimuler totalement une sorte d’exultation sous-jacente. Il avait rêvé de ce jour pendant neuf années.

— Je vais me payer un grand tour d’Univers, p’pa. Partout ! L’hyperpropulsion peut bien faire ça pour moi ! Pourtant, il y a encore une chose…

— C’est-à-dire ? demandèrent Steve et le capitaine à l’unisson.

— Je me suis senti presque toujours seul, pendant neuf ans. Et je ne veux pas faire ce voyage-là seul encore. Je cherche un compagnon. Une espèce d’ami explorateur, tu vois ?…

Il fixa Steve droit dans les yeux.

Lentement, un sourire naquit puis s’élargit sur le visage de son frère.

— Sacré cochon ! fit Steve. Tu as trop bien préparé ton coup ? Comment pourrais-je te laisser tomber !

— En as-tu envie ?

— Crois-tu que j’en aie envie ? répliqua Steve en pouffant de rire.

Alan sentit quelque chose lui tirailler le bas du pantalon. Il baissa les yeux et aperçut une petite boule de fourrure bleu violacé, assise à côté de son pied, qui l’observait d’un air bizarre.

— Ratt’ !

— ’videmment ! Dis, est-ce qu’il y a de la place pour un troisième larron, dans ta petite balade ?

— Demande acceptée ! répondit Alan.

Il sentit une douce chaleur l’envahir. Sa longue quête était achevée. Il avait retrouvé tous ceux qu’il aimait et la Galaxie lui ouvrait toutes grandes ses portes. Tout un ciel parsemé d’étoiles scintillantes qui devenaient plus brillantes et se rapprochaient encore en cet instant où elles lui faisaient signe.

Maintenant, tous les hommes de l’équipage accouraient en quittant leurs postes. Le bruit s’était propagé à toute allure à travers le vaisseau, semblait-il… Ils étaient tous là : Art Kandin, Dan Kelleher, Judy Collier, bouche bée ; et puis Roger Bond, et tous les autres.

— Tu ne repars pas immédiatement, hein ? interrogea le capitaine. Tu vas bien rester un peu avec nous, histoire de voir si tu te souviens du Valhalla, non ?

— Bien sûr que oui, p’pa. Je n’ai plus à me presser, dorénavant. Mais il faut d’abord que je retourne sur Terre pour leur faire savoir que j’ai réussi pour qu’ils commencent à tout organiser. À ce moment-là…

— D’abord, Deneb ! trancha Steve. Après, Spica… et Altaïr…

Souriant, Alan répondit :

— Il existe bien plus de mondes que nous n’en pourrons jamais visiter, Steve. Mais nous allons tout de même essayer sérieusement ! Ne t’inquiète pas, on ira là-bas !

Une multitude d’étoiles pailletaient le ciel. Lui, et Steve, et Ratt’, enfin réunis… et plongeant d’étoile en étoile, allant partout, visitant tout… Le petit appareil qui s’agrippait au Valhalla serait un peu leur baguette magique, leur déposant l’Univers au creux des mains.

En cet instant de bonheur, il se rembrunit un moment à la pensée d’un grand type dégingandé, à la laideur attirante, qui était devenu son ami, puis était mort, neuf ans plus tôt. Ç’avait été le grand rêve de Max Hawkes que de voir les étoiles. Mais Max n’en avait jamais eu la possibilité.

Nous le ferons pour toi, Max, Steve et moipour toi.

Il regarda son frère. Tous deux avaient tant à se raconter ! Après toutes ces années enfuies, ils allaient devoir réapprendre à se connaître…

— Tu sais, fit Steve, quand je me suis réveillé à bord du Valhalla, et que je me suis aperçu que tu m’avais roulé, j’étais aussi furieux qu’un frelon. Je t’aurais cassé la tête avec un plaisir ! Seulement, tu étais loin !…

— Tente ta chance maintenant…

— Ben… maintenant… je n’en ai plus tellement envie, tu vois…

Alan lui envoya une bourrade amicale. La vie semblait bonne à nouveau. Il avait retrouvé Steve et donné à l’Univers la propulsion supraluminique. Il n’en fallait pas beaucoup plus pour rendre un homme heureux !

Mais une nouvelle et longue quête débutait pour Alan et son frère. Une quête sans fin, une quête qui les enverrait chercher de monde en monde, parmi les infinités de soleils étincelants, ce que la vie leur réservait.


FIN
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