CHAPITRE XV

Dans cet appartement vide, qui avait été celui de Max Hawkes, Alan, tranquillement assis, immobile, fixait le néant. Cinq heures s’étaient écoulées depuis le terrible échec. Il était seul.

Tous les médias avaient claironné la nouvelle ; il connaissait l’histoire par cœur. Une audacieuse tentative de hold-up s’était déroulée, mais les méthodes d’investigation de la police avaient permis d’être averti à temps et le plan des malfaiteurs avait été déjoué. Les robflics utilisés étaient des modèles spéciaux qui pouvaient changer de longueur d’onde en cas de danger. Leur immobilisation n’avait duré que quelques instants. Des gardiens particulièrement entraînés, postés à l’intérieur de la banque, se tenaient prêts à l’action. Byng et Hawkes tentèrent bien de boucher la sortie, mais ils furent immédiatement abattus. Hawkes mourut instantanément ; Byng, une heure après à l’hôpital.

Au moins deux autres membres de la bande avaient été appréhendés : Jensen et Smith, tous deux piégés par les robflics. On savait que deux autres hommes, peut-être même davantage, participaient à cette tentative ; on était sur leur piste.

Alan ne ressentait aucune inquiétude. Il ne s’était jamais approché à moins de trente mètres du lieu du forfait, et avait pu facilement filer en douce. Pour les autres non plus – Webber, Hollis, Kovak, Mac Guire et Freeman – pas de difficulté majeure. Il était possible que Hollis ou Kovak aient été reconnus. Dans ce cas-là, leur biocode pourrait les faire repérer. Mais Alan, lui, ne se trouvait pas inscrit dans les mémoires des biocodes, et il n’existait aucun autre moyen d’établir un rapport quelconque entre lui et le crime.

Son regard, faisant le tour de l’appartement, se posa sur le bar de Hawkes, son installation quadriphonique, toutes ses choses qu’il avait aimées. « Hier encore, se disait Alan, Hawkes se trouvait là, les yeux pétillants de vie tandis qu’il leur rappelait une dernière fois les détails de son plan. Et à présent, il était mort. Comment concevoir qu’une personnalité aux si multiples facettes ait pu être soufflée, si tôt, si vite, comme une chandelle un jour de grand vent. »

Soudain, une pensée lui traversa l’esprit. La police allait certainement passer au crible tout ce qui avait appartenu à Hawkes ; ils seraient curieux de savoir quels étaient les rapports entre Alan et lui, et voudraient peut-être l’interroger sur ce qu’il savait du hold-up. Alan décida de prendre les devants.

Il tendit la main vers le téléphone. Il allait appeler la Sûreté, leur dire qu’il vivait avec Hawkes et venait d’apprendre la mort brutale de celui-ci. En toute innocence, il leur demanderait des détails ; il allait…

La sonnette de la porte d’entrée vrilla le silence.

Alan se retourna d’un seul bloc et reposa le combiné. Il alluma l’écran de sécurité de l’entrée, sur lequel se dessina un homme entre deux âges, l’air distingué, vêtu de l’uniforme gris argenté de la police.

« Déjà ! s’exclama-t-il intérieurement. Je n’ai même pas eu le temps de les contacter, et…»

— Qui est-ce ? demanda-t-il d’une voix qui le surprit lui-même par son calme.

— Inspecteur Gainer, de la Sûreté Générale.

Alan ouvrit la porte ; Gainer entra, souriant chaleureusement, et fit quelques pas dans la pièce pour prendre le siège que lui proposait Alan. Celui-ci se sentait les nerfs à fleur de peau, mais il espérait que cela ne se voyait pas trop.

L’homme de la Sûreté prit la parole :

— Vous vous appelez bien Alan Donnell, n’est-ce pas ? Vous êtes bien sous statut Autonome, non-enregistré, profession : joueur professionnel de série B ?

Alan hocha affirmativement la tête.

— C’est exact, monsieur.

Gainer consulta ses notes, dans son calepin.

— Je suppose que vous savez que l’homme qui habitait ici s’est fait tuer ce matin en tentant de commettre un hold-up ?

— Heu… oui, monsieur. Je l’ai appris il y a un moment par le bulletin d’informations. Je suis encore sous le coup… Vous… Désirez-vous boire quelque chose, Inspecteur ?

— Non merci, pas en service, répondit Gainer toujours souriant. Dites-moi, Alan… depuis combien de temps connaissiez-vous Max Hawkes ?

— Depuis mai dernier. Je suis un ancien Spacio. J’ai… abandonné mon vaisseau. J’ai rencontré Max alors que je vagabondais dans la ville, et il m’a pris sous sa protection. Mais je n’ai jamais eu vent de quelque hold-up que ce soit, inspecteur. Max était plutôt du genre carpe, vous savez… En sortant ce matin, il m’a simplement dit qu’il allait déposer de l’argent à sa banque. Je… je n’aurais jamais pu imaginer…

Il laissa sa phrase en suspens, se demandant jusqu’à quel point il paraissait sincère. À cet instant, sa condamnation à un interminable emprisonnement, ou même pire, lui sembla inéluctable. Et le plus horrible, c’est qu’il avait désespérément essayé de refuser de prendre part à leur forfait… En fait, il n’y avait pas participé… Mais aux yeux de la loi, il était à coup sûr aussi coupable que chacun des autres.

Gainer leva la main.

— Ne vous méprenez pas, mon garçon. Je ne suis pas ici dans le cadre d’une enquête criminelle. Nous ne vous soupçonnons absolument pas d’avoir collaboré à cette tentative.

— Mais alors pourquoi ?…

L’homme sortit une enveloppe de sa poche poitrine, et se mit à déplier les feuillets qu’elle contenait.

— Je connaissais très bien Max Hawkes, fit-il. Il y a environ une semaine, il vint me voir pour me remettre une enveloppe scellée que je ne devais ouvrir que s’il mourait précisément aujourd’hui. Sinon, il me demanda de la détruire sans avoir pris connaissance de son contenu. Je l’ai donc ouverte voici quelques heures de cela. Je pense qu’il serait bon que vous la lisiez, vous aussi.

C’est les doigts tremblants qu’Alan s’en saisit, puis l’examina. Il reconnut immédiatement les caractères violets de la vocoscript que Hawkes gardait en permanence dans sa chambre.

Il entama sa lecture.

Le document déclarait que Hawkes était responsable de l’organisation d’un hold-up qui devait avoir lieu le vendredi 13 octobre 3876. Il ne nommait aucun de ses complices. À la suite de quoi, il spécifiait qu’un certain Alan Donnell, ex-Spacio et non-inscrit au Fichier, vivait à son domicile, mais ne savait absolument rien de ce projet.

Par ailleurs, avait ajouté Hawkes, dans l’éventualité de mon décès au cours du hold-up précédemment cité, M. Alan Donnell devra être considéré comme le seul ayant droit et légataire reconnu par moi sur mes biens matériels. Le présent acte supprime et remplace tout autre testament ou déclaration d’intention que je pourrais avoir établi ou fait établir antérieurement.

La lettre comportait en appendice le relevé des biens que Hawkes laissait derrière lui. Entre ses différents comptes-épargne, son argent liquide était évalué à quelque trois quarts de million de crédits. Il fallait y rajouter, outre les divers investissements, un certain nombre de possessions immobilières et les bons au porteur. Hawkes précisait que d’après estimation, le tout se montait à un peu plus d’un million de crédits.

Lorsque Alan eut fini de lire, il leva les yeux vers Gainer, qui remarqua sa pâleur et son effroi.

— Tout… tout ça… à moi ? parvint-il à dire.

— Mais oui ! Vous êtes un jeune homme joliment fortuné, dorénavant. Bien entendu, il reste quelques formalités à accomplir. Il faut que le testament soit validé, et contesté, car vous pouvez être certain qu’il sera contesté par quelqu’un. Si, quand les juges en auront fini avec votre cas, vous êtes toujours en possession du tout, on peut dire que vous serez à l’abri…

Alan secouait la tête, manifestant une totale incompréhension.

— Mais… la manière dont il a écrit tout cela… On dirait qu’il savait d’avance !…

— Max Hawkes savait toujours tout à l’avance, fit Gainer avec douceur. C’était le plus fantastique voyant que j’aie jamais rencontré. Il donnait presque l’impression d’avoir constamment la tête deux jours dans le futur. Oui, il savait, c’est certain. Il savait également qu’en me confiant ce document, il ne courait aucun risque. Il savait que si les conditions n’étaient pas remplies, je ne l’ouvrirais pas. Non mais, imaginez un peu : Annoncer avec une semaine d’avance, à un officier de police que vous allez dévaliser une banque, et le tout sous pli scellé !

Alan marqua un temps d’arrêt. Les flics avaient été avertis du hold-up bien avant, et c’est pour cela que Hawkes et ce camé de Byng s’étaient fait descendre. Se pouvait-il que ce soit Gainer qui les ait trahis ? Avait-il ouvert l’enveloppe avant la date fixée, envoyant ainsi Max à l’abattoir ?

Non. Que ce type aux manières douces et agréables ait pu faire cela était tout simplement inconcevable. Alan écarta résolument cette pensée de son esprit.

— Max savait qu’il allait se faire descendre, et pourtant, il y est allé quand même. Pourquoi ?…

— Peut-être avait-il décidé de mourir ? suggéra Gainer. Peut-être en avait-il marre de la vie, marre de toujours gagner, marre de tout… De toute façon, celui qui aurait pu cerner la personnalité de Max Hawkes, il n’est pas encore né ! Je pense que vous avez déjà compris cela tout seul, non ? (Gainer se leva.) Bon, il faut que j’y aille, maintenant. Mais avant, si vous le permettez, j’aimerais vous faire une ou deux suggestions.

— Allez-y.

— Faites-vous donc inscrire au Fichier des Autonomes. Prenez un numéro de biocode. Quand vous serez à la tête de tout ce fric, vous serez quelqu’un de célèbre du jour au lendemain. Et faites terriblement attention à ceux que vous nommerez vos amis. Max était bien assez grand pour veiller sur lui-même. Peut-être que vous n’aurez pas autant de chance que lui, mon gars.

— Est-ce qu’il va y avoir une enquête, au sujet du hold-up ?

— Elle est déjà en train. Il se peut qu’on vous convoque pour vous interroger. Mais ne vous faites pas de bile là-dessus. Je leur ai envoyé une copie du testament de Max aujourd’hui même, et il vous innocente complètement.

L’appartement, ce soir-là, semblait étrangement désert. Alan aurait souhaité que Gainer reste un peu plus longtemps. Il arpentait les pièces enténébrées, s’attendant presque à ce que Max rentre. Mais Max ne rentrerait plus.

Alan réalisa qu’au plus profond de lui, il avait éprouvé une immense amitié pour cet homme, mais sans jamais le montrer. Ses démonstrations d’affection à l’égard du joueur étaient restées bien rares, particulièrement pendant ces derniers jours qu’ils avaient vécus dans l’attente oppressante du hold-up. Mais Alan savait parfaitement qu’il devait énormément de choses à Hawkes, tout roublard et truand qu’il ait pu être. Ç’avait été un homme foncièrement bon, très doué – trop, sans doute – que ses pulsions et ses appétits passionnés avaient poussé en marge de la société. Et il était mort à l’âge de 35 ans, averti que ses derniers jours arrivaient.

Les jours suivants furent bien remplis. Alan fut convoqué au quartier général de la Sûreté pour y être interrogé. Il se borna à soutenir qu’il ne savait absolument rien du projet de Hawkes ni de ses amis, ce que confirmait le document laissé par le joueur. Il fut lavé de tout soupçon.

Il se rendit ensuite au Fichier Central, où il se fit enregistrer en tant qu’Autonome. On lui attribua un bio-émetteur – qu’il se fit greffer dans le gras de la cuisse – et, à la mémoire de Hawkes, il accepta, cette fois, le verre que lui offrit ce bon vieux Mac Intosh, toujours aussi rondouillard.

Il discuta un petit moment avec Mac Intosh du processus à mettre en œuvre pour entrer en possession des biens de Hawkes, et apprit que si le mécanisme légal était complexe, il n’y avait pourtant pas là de quoi s’effrayer. Le testament d’ailleurs, était déjà en voie de validation.

Quelques jours plus tard, il croisa Hollis dans la rue. L’obèse usurier était pâle et défait ; il avait maigri et sa peau flasque l’enveloppait maintenant de bourrelets. Malgré l’aversion que Alan éprouvait à son égard, il ne put s’empêcher de l’inviter au restaurant.

— Comment se fait-il que vous traîniez encore dans York ? demanda-t-il. Je pensais que, pour tous les vieux copains de Max, le coin sentait plutôt mauvais, non ?

— Ça pue ! répondit Hollis en s’épongeant le front. Mais, pour l’instant, je suis encore blanc comme neige. Je crois que l’enquête sera assez sommaire, de toute façon : ils ont descendu deux types, en ont arrêté deux autres, et ils sont contents avec ça… Après tout, le hold-up a échoué !…

— Vous avez une petite idée sur les raisons de cet échec ?

Hollis acquiesça de la tête.

— Un peu, que j’ai ma petite idée, oui ! C’est Kovak qui a balancé !

— Mike ?… mais je le prenais pour un type bien !…

— Tout le monde avait confiance en lui. Seulement voilà : il devait un gros paquet à Bryson, lequel avait plus que hâte de dégommer Max. Alors Kovak a vendu tous les détails du projet de hold-up au Syndicat Bryson en paiement de sa dette ; et Bryson n’a rien eu de plus pressé que de filer tous ces renseignements aux flics. Ils n’avaient plus qu’à attendre qu’on montre le bout de notre nez.

Alan se dit avec un certain soulagement que cela blanchissait Gainer.

— Mais comment avez-vous appris tout ça ?

— C’est Bryson lui-même qui me l’a dit.

— Quoi !

— Je crois qu’il ne savait pas exactement qui marchait derrière Max. En tout cas, sûrement pas que moi je faisais partie de la bande. On était en train de prendre des paris l’un contre l’autre, ce vieux Bryson et moi, lorsqu’il a laissé échapper quelque chose sur le fait qu’il avait balancé Max aux flics. Après quoi, il m’a raconté toute l’histoire.

— Et Kovak ?

— Crevé ! cracha simplement Hollis. Bryson a dû se dire que si Kovak était capable de vendre Max, il serait capable de le faire pour n’importe qui, alors il s’en est occupé. On l’a retrouvé hier. Arrêt cardiaque, dit le rapport du légiste. Or Bryson possède quelques drogues… Au fait, mon gars, saurais-tu par hasard, ce qu’il va advenir de tout le fric de Max ?

Alan eut une légère hésitation.

— Pas de nouvelles ! Je suppose que le gouvernement va tout se mettre dans la poche !

— Ce serait trop bête ! fit Hollis, pensif. Max était plein aux as. J’aimerais bien mettre la main sur ce paquet de fric, tu vois… Et je parierais que Bryson aussi !

Alan ne répondit rien. À la fin du repas, il paya, et tous deux sortirent. Hollis partit vers le nord et Alan à l’opposé. Dans trois jours, le testament de Hawkes passerait au Tribunal. Alan se demandait si Bryson, qui semblait bien être le plus gros bonnet du crime de cette ville, tenterait de faire main basse sur une partie du legs de Max.

Et en effet, un homme du Syndicat Bryson – un escroc à l’air finaud comme pas deux – se présenta à l’audience. Il s’appelait Berwin. Il affirma que quelques années auparavant, Hawkes avait travaillé pour Bryson et que l’argent devait revenir à son patron en vertu d’une loi de derrière les fagots établie au siècle dernier concernant les biens des joueurs professionnels abattus au cours d’actions criminelles.

L’ordijuge qui présidait l’audience examina sa requête quelques secondes. Puis ses circuits se mirent à cliqueter et le panneau lumineux placé à gauche du devant de l’appareil s’éclaira. On pouvait lire, en rouge vif : « REQUÊTE REJETÉE. »

Berwin argumenta encore trois minutes, et pour finir, demanda à ce que l’ordijuge se décharge lui-même de l’affaire pour la transmettre à un juge humain.

Cette fois, le verdict de l’ordinateur fut presque immédiat : « REQUÊTE REJETÉE. »

Berwin lança un regard furibond du côté d’Alan et dégagea le terrain.

Alan avait engagé un avocat que Hawkes lui avait autrefois recommandé : maître Jesperson. Bref et précis, celui-ci fit valoir les droits d’Alan à la succession, lut le testament de Hawkes et revint à sa place.

L’ordijuge examina le plaidoyer de Jesperson quelques instants, relisant le dossier que l’avocat avait enregistré, et qu’il avait introduit dans la machine un peu plus tôt. Les minutes s’égrenaient lentement. Puis ce fut le panneau vert qui s’alluma, portant l’inscription : « REQUÊTE ACCEPTÉE. »

Alan eut un grand sourire. Bryson avait perdu ; l’argent de Max était maintenant le sien. De l’argent qu’il allait enfin pouvoir employer à rechercher l’hyperpropulsion.

— Alors, jeune homme ? interrogea Jesperson. Comment se sent-on lorsqu’on devient millionnaire ?

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