CHAPITRE XVIII

Alan posa le Cavour à un peu moins d’un kilomètre et demi de l’endroit du naufrage – c’était le mieux qu’il pouvait faire en déterminant son orbite d’approche au jugé – et enfila son spatiandre. Il franchit le sas extérieur et sortit dans la bourrasque.

Il se sentit un peu étourdi. La gravité n’était plus que de 0,8 par rapport à la norme terrestre ; de plus, l’air de son spatiandre, constamment renouvelé par son générateur-recycleur Bennerman sanglé dans son dos, était un tantinet trop riche en oxygène.

Il se dit confusément qu’il devait régler la teneur en oxygène, mais avant qu’il ait pu se décider à faire le geste nécessaire, le mal était fait. Il commença à fredonner, puis entama une danse téméraire sur ce sol sablonneux. Quelques instants plus tard, il chantait à tue-tête une ballade de Spacio qu’il pensait avoir oubliée depuis des années. Mais il n’avait pas fait dix pas qu’il trébucha et s’abattit sur le sable. Il se contenta de rester étendu sur place, faisant couler le sable violet entre ses gants, tout étourdi et complètement insouciant à la fois.

Pourtant, n’étant pas encore totalement grisé par l’oxygène, il finit par réaliser qu’il courait un grave danger. Faisant alors l’effort de tendre le bras par-dessus son épaule pour atteindre le réglage du débit d’oxygène, il le baissa d’un cran. Au bout de quelques secondes, le mélange gazeux s’appauvrit et il commença à reprendre ses esprits.

Il s’avançait au sein d’un désert fantastique et baroque. Vénus était une tumultueuse orgie de couleurs, toutes en demi-teintes : verts et rouges délavés, se heurtant à un bleu fantomatique surprenant, le tout assourdi par un gris omniprésent. Le ciel, ou plutôt, le plafond de nuages nuançait l’atmosphère de son rose étrange et inquiétant. C’était un monde absolument silencieux… Un monde mort.

Alan aperçut l’épave, au loin. Le sol s’élevait jusqu’à elle, s’enflant presque imperceptiblement en une colline en pente douce, dont émergeaient d’ahurissantes formations rocheuses sculpturales. Il marchait calmement, sentant le sable crisser sous ses pas.

Il atteignit le vaisseau en un quart d’heure. Ce qu’il en restait se dressait vers les nuées, toujours soutenu par ses béquilles d’atterrissage. L’astronef ne s’était donc pas écrasé au sol. Cavour s’était correctement posé, et le vaisseau n’avait pas été endommagé. Il avait simplement pourri sur pied, sa coque métallique rongée par les vents gorgés d’acides et de sable au cours des siècles. Il n’en restait plus que la carcasse dénudée, plus quelques mètres carrés sur un flanc qui avaient dû supporter un double ou même un triple blindage. La proue de l’appareil était toujours intacte ; le reflet brillant qu’il avait détecté du ciel venait de là.

Alan fit le tour du vaisseau, le contemplant avec tout le respect qu’il eût manifesté envers le char d’un pharaon. Il paraissait incroyablement ancien ; c’était une relique surgissant du passé le plus reculé, vestige de cette époque lointaine pendant laquelle James Hudson Cavour avait vécu, espéré, travaillé. Cavour avait lui-même piloté cet engin. Alan se sentait terriblement intimidé. Dire que cet ensemble d’entretoises, de longerons, de tôles recourbées, de boulons, de rivets, lui avait permis de naviguer dans l’espace ! Jusqu’à Vénus… Jusqu’au destin qui l’attendait en ces lieux, quel qu’il fût…

Mais de la présence même de Cavour, nulle trace dans les environs immédiats de l’astronef. Alan se glissa à l’intérieur de la carcasse, aux aguets, frissonnant un peu dans son spatiandre à la vue de ce fantôme creux, dépouillé, qui autrefois, avait défié le vide sidéral… L’impitoyable morsure du temps avait fait son œuvre. Il n’avait jamais réalisé qu’elle pouvait être si impitoyable.

Et Cavour ? Qu’avait-il bien pu advenir de Cavour ?

Les restes des échelles de coupée, des passerelles, oscillaient au-dessus de lui, mais Alan n’essaya pas de monter. Il ne semblait pas qu’il y ait grand-chose à en tirer, et ces bouts de métal rouillé paraissaient difficilement capables de supporter son poids. La pensée de tomber, de se casser une jambe en touchant le sol de ce monde où il n’y avait que lui de vivant, puis de ramper désespérément dans ce désert dont la désolation dépassait l’imagination, ne lui souriait pas particulièrement.

Il abandonna l’épave pour se diriger vers l’entrée de la caverne qu’il avait détectée au sonar, un tout petit peu plus loin. Alan dut se courber pour y pénétrer ; il alluma sa torche. Il se trouvait dans une sorte d’antichambre dont la hauteur ne dépassait pas un mètre cinquante, et large de trois environ. Poussant plus avant, il pénétra dans une pièce étroite, au plafond encore plus bas. Elle semblait orientée vers la falaise qui dominait le site d’atterrissage. Alan poursuivit sa progression à quatre pattes.

Une dizaine de mètres, puis vingt, puis trente…

Puis le plafond se releva suffisamment pour qu’il puisse se tenir debout. Il balada le rayon de sa lampe autour de lui et découvrit une chambre circulaire, plutôt bien aménagée et de taille confortable.

Sur sa gauche se trouvait une grosse machine rectangulaire, percée par la corrosion. Un générateur d’atmosphère, peut-être ?… À droite, il y avait un tas d’accessoires abîmés qui auraient pu être les éléments d’une espèce d’ordinateur primitif. Vers le fond de la caverne, Alan distingua des lambeaux de plastique jaunis : sans doute les vestiges d’une chambre atmosphérique où un homme aurait pu vivre sans spatiandre. Le sol sablonneux de la grotte était parsemé de débris d’outils dont certains si tordus, qu’il ne put les reconnaître, et d’autres d’aspect pratiquement neuf. Il se pencha pour ramasser une clef à molette brillante, mais le temps l’avait soudée au sol.

Alan, angoissé par l’impression d’être un profanateur, s’avança lentement dans la direction de la chambre atmosphérique. Deux grandes échardes de plastique en forme de crocs lui barraient le passage, mais il n’eut qu’à leur effleurer pour qu’elles tombent en poussière comme un chapelet de bulles crevées. Et il entra.

Un squelette était pelotonné contre le mur opposé de la grotte, à côté des restes d’un pupitre de commande éventré.

Cavour avait bien atteint Vénus. Mais il n’en était jamais reparti.

Alan songea qu’il aurait dû dire quelques paroles, au moins une courte prière pour le repos de l’âme de Cavour… Mais à tout bien réfléchir, le geste semblait futile ; et de toute façon, il se sentait incapable de trouver ses mots. Il resta un long moment immobile, à fixer cette cage thoracique, ce crâne blanchi, ce minuscule tas de calcium solidifié qui avait été un être humain de grande valeur. Comment était-il mort ? Vite, lentement, avec douleur, tranquillement ? Sur le coup ? Par désespoir ? À cause de son âge ? De la faim ?

Le jeune homme s’approcha. Il crut distinguer, derrière le squelette, un objet, peut-être un coffret métallique… Mais pour s’en saisir, il lui fallait déranger les ossements, et il hésita. Sa main s’avança, se retira, resta suspendue un instant… « Tout cela est terriblement macabre, se dit-il. Mais cette boîte peut être incroyablement importante. Il faut que je sache. Qu’est-ce que Cavour lui-même aurait dit en voyant qu’on faisait tant d’histoires autour de quelques ossements ? »

Prudemment, il frôla l’épaule du squelette. Les os tremblèrent, puis s’écroulèrent, soulevant un petit nuage de poussière. Il se força à tendre la main au travers du fragile enchevêtrement et ramena…

Ce n’était pas une cassette. C’était un robuste livre, recouvert par deux plaques de métal. Par quel miracle avait-il défié les siècles, dans cette calme grotte où tout le reste semblait délabré ?…

Tout doucement, maîtrisant les tremblements de ses doigts, Alan ouvrit le volume. Lorsqu’il la toucha, la couverture se détacha et tomba. Il tourna les trois premières pages : elles étaient vierges. Mais sur la quatrième était écrit, dans cette écriture petite et volontaire qu’il connaissait bien :

Journal de James Hudson Cavour – Volume 1120 octobre 2570 au…

Il refréna la tentation qui le démangeait de lire plus avant. Il referma soigneusement le livre. Puis, le ressentant comme une sorte de devoir envers le mort, Alan dégagea l’un des outils du sol, s’agenouilla, et creusa une excavation peu profonde dans le sol sablonneux de la grotte. Il poussa les restes du squelette vers le trou ; mais la plupart des os se réduisirent en poussière dès qu’il les toucha.

« De la poussière tu es issu, songea-t-il, et poussière tu redeviendras. » Il reboucha le trou, lissa le sable et traça du manche de son outil, les trois lettres « J.H.C. » dans le sable.

Serrant amoureusement le livre dans ses bras, il rampa hors de la caverne et refit le pénible chemin le ramenant au vaisseau.

Il n’osa pas manipuler le volume de ses propres mains. L’astronef disposait d’un appareillage bien plus délicat pour tourner les pages si fragiles une à une, en analyser le texte, et, de plus, lui fournir une copie lisible. Il activa l’anallecteur et observa les habiles petites aiguilles qui commençaient à séparer les pages ; puis il dut attendre. Il pouvait à peine respirer tant son excitation était grande. Enfin, page par page, la copie se mit à défiler sous ses yeux.

Au cours des six jours que durèrent son retour vers la Terre, Alan lut les derniers écrits de Cavour un bon millier de fois, pour revivre le voyage du vieux savant vers Vénus.

La navigation s’était déroulée sans encombre. Il s’était posé précisément à l’endroit choisi, puis avait aménagé sa caverne pour pouvoir y habiter dans un confort relatif.

Mais, d’après ce qu’on pouvait lire dans son journal, il sentait ses forces l’abandonner de jour en jour.

Il avait alors plus de 80 ans et n’était plus d’un âge permettant de venir vivre seul sur une planète aussi rude et inconnue. Il ne lui restait plus que de menus détails à mettre au point pour terminer son astronef expérimental, mais il n’avait même plus la force d’y travailler. Maintenant qu’il avait la possibilité d’œuvrer en paix, il n’était plus capable de se hisser sur la passerelle, de souder, de monter ses circuits… Il ne parvenait pas à atteindre le but qu’il s’était fixé.

Exténué, il fit malgré tout plusieurs vagues tentatives pour achever son ouvrage, et ce fut lors de la dernière qu’il glissa de son échafaudage rudimentaire et se fractura la hanche en tombant. Il réussit à grand-peine à se traîner à l’intérieur de sa grotte, mais dans cette solitude, sans personne pour le soigner, il comprit que sa situation était désespérée.

Il lui était impossible de finir son astronef. Tous ses rêves s’écroulaient. Ses équations et ses plans allaient disparaître avec lui.

C’est au cours des derniers jours qu’un fait le frappa : nulle part, il n’avait laissé de dossier complet sur le fonctionnement de son générateur de distorsion spatiale, avec les données mécaniques essentielles sans lesquelles il était impossible d’aboutir à l’hyperpropulsion. Il entama dès lors une course de vitesse contre la mort qui approchait à grands pas, et s’attaqua à la première page de son dernier journal, sur laquelle il inscrivit comme entête, de son écriture ferme et volontaire :

Pour ceux qui viendront après moi.

Et il coucha sur le papier un compte rendu clair et précis de ses travaux, dans le moindre détail.

Alan exultait : tout était là. Les schémas, les spécifications du matériel, les calculs, tout ! À partir de ses écrits, on allait enfin pouvoir construire le vaisseau de Cavour.

De toute évidence, les dernières pages de son journal relataient les pensées du savant devant la mort. D’une écriture de plus en plus malhabile, déformée, Cavour avait rédigé un paragraphe où il pardonnait à l’humanité le mépris qu’elle lui avait manifesté. Il disait également combien il espérait qu’elle puisse, un jour ou l’autre, voyager facilement entre les étoiles. Le paragraphe s’achevait brutalement au milieu d’une phrase. « C’était là, se dit Alan, l’émouvant testament de l’un des plus grands parmi les êtres humains. »

Les jours passaient, et bientôt le disque vert de la Terre se dessina sur les écrans. Au soir du sixième jour, le Cavour pénétra dans l’atmosphère terrestre, et le jeune pilote lui fit amorcer son orbite d’atterrissage. Décrivant une longue spirale autour de la planète, l’astronef se rapprocha de plus en plus, puis il commença à descendre vers l’astroport.

Alan prit contact avec le sol par radio et obtint la permission d’atterrir. Il posa son vaisseau sans problème, et à peine avait-il mis le pied sur le terrain qu’il se ruait vers le plus proche téléphone.

Il composa le numéro de Jesperson, qui répondit aussitôt.

— À quelle heure avez-vous atterri ?

— À l’instant, il n’y a pas plus d’une minute !

— Alors, avez-vous…

— Oui ! Je l’ai trouvé ! Je l’ai trouvé !


Sa quête était pourtant loin d’être réellement terminée. La découverte du carnet de Cavour représentait un pas de géant, mais quelques pages d’annotations et de calculs n’étaient pas la même chose qu’un vaisseau capable de dépasser la vitesse de la lumière. Alan ne pouvait pas être absolument certain qu’il parviendrait à convertir les idées de Cavour en un système de propulsion qui fonctionnât.

Malgré toutes ses études, pendant ces années de fascination irréductible au sujet de la propulsion supraluminique, Alan découvrit qu’il n’était même pas capable de comprendre la majeure partie de ce que Cavour avait consigné dans ses notes.

Au premier abord, les explications de Cavour sur sa théorie semblaient relativement simples.

Considérons le problème auquel se heurterait une fourmi essayant de traverser un morceau de tissu de trente mètres de long. La fourmi devra marcher, et marcher, et marcher encore, faire une infinité de pas, pour aller d’un bout à l’autre. Par contre, si le tissu est replié – donc déformé – de telle manière qu’il ne mesure que quelques centimètres d’épaisseur, et que l’on transperce tous les plis avec une aiguille, la fourmi pourra se faufiler par le trou ainsi pratiqué en un rien de temps.

Il en est de même avec l’univers. Tant que les astronefs devront se déplacer en ligne droite, d’une étoile A vers une étoile B, à une vitesse impitoyablement limitée, de tels voyages seront obligatoirement terriblement longs, étant donné les immensités séparant les astres entre eux. Mais qu’adviendrait-il si l’on découvrait une quelconque manière de déformer l’espace, de le replier, le plisser en quelque sorte, et de faire passer un vaisseau à travers ses plis, comme une aiguille dans une étoffe ? Si seulement on arrivait à produire un champ de force assez puissant, tout autour de l’astronef – si l’on pouvait exercer une surtension en ce point précis de la trame spatio-temporelle afin de contracter momentanément et localement l’Univers – alors, la limite imposée par la vitesse de la lumière n’aurait plus aucune importance. Il faut cesser de s’acharner à vaincre le problème de la vélocité ; il vaut mieux affronter celui de la distance. Il faut distordre l’espace et raccourcir la distance à parcourir.

Toute cette partie de la théorie, c’était de l’histoire ancienne pour Alan. Les cinq premiers paragraphes de Cavour étaient clairs comme de l’eau de roche. Au sixième, il commença à patauger sérieusement ; au bout de trois pages, sa tête lui semblait prête à éclater. Le niveau mathématique de Cavour était trop élevé pour lui.

— Je veux comprendre, dit-il à Jesperson. Je le veux absolument ! Mais la volonté ne fait pas tout. Je croyais que mes connaissances mathématiques seraient suffisantes pour suivre Cavour, mais je dois bien admettre que tel n’est pas le cas !

— Vous pourriez peut-être suivre des séances d’enseignement sous hypnose ? Ou bien…

— Mais non, répondit Alan d’un air malheureux. À quoi cela servirait-il ? Cela me prendrait au moins cinq ans de cours intensifs rien que pour piger les concepts de base. Et, de toute manière, je ne posséderai jamais cette espèce de compréhension intuitive des chiffres qu’ont les vrais mathématiciens.

— Avec les ordinateurs.

— Ils n’ont que la valeur des informations qu’on leur donne. « Si tu veux lui faire sortir ses tripes, fais-y rentrer tes tripes ! » Vous vous souvenez de cette vieille maxime de programmateurs ? Je n’aurais même pas la moindre idée de ce qu’il faudrait commencer par leur faire faire !

Calmement, Jesperson demanda :

— Êtes-vous absolument déterminé à mener ce projet, tout seul, jusqu’au bout ?

— Que voulez-vous dire ?

— Jusqu’ici, vous avez fait le boulot de toute une armée en tenant tous les rôles : du général au simple soldat, en passant par le sergent. C’est vous qui avez écumé le monde entier pour retrouver la trace de Cavour. C’est vous qui êtes parti pour Vénus, et seul. C’est vous qui avez recherché ce carnet sur cette planète déserte et atrocement hostile. Et maintenant, vous voulez résoudre ce casse-tête mathématique tout seul encore. Est-ce que vous allez aussi construire le vaisseau ? Enfin, Alan ! Max Hawkes a fait de vous un homme riche. Servez-vous de cette fortune ! Tenter de mener cette affaire comme un vieux loup solitaire, cela n’a pas de sens, voyons ! Ce que vous avez accompli jusqu’ici est déjà colossal, mais ce serait de la folie pure et simple que refuser d’admettre les limites de l’être humain… Alors bon, d’accord, vous n’êtes pas un génie en maths ! Eh bien ! vous n’avez qu’à vous en payer un !

Alan en resta tout songeur. Il réalisa que, obnubilé par son idée fixe, il n’avait même pas pris le temps d’envisager une stratégie, d’organiser l’utilisation des ressources dont il disposait. À l’instar de Cavour, il tentait d’être le génie solitaire œuvrant en secret pour offrir au monde un miracle. Mais voilà : Cavour avait fini sous la forme d’un minuscule tas d’os desséchés, paumé sur une planète de cauchemar.

— D’accord ! dit-il enfin. Comme à l’accoutumée, vous êtes la sagesse même, et moi, je ne vois pas plus loin que le bout de mon nez. Nous allons engager un mathématicien.

— Des mathématiciens ! corrigea Jesperson.

— Des mathématiciens.

— Et des ingénieurs, et des physiciens, et un type capable de vous monter un laboratoire. Et puis un roboticien qui pourra vous dire comment et quoi programmer. Et puis aussi…

— Mais où trouverai-je l’argent pour tout ça ?

— Ça, c’est moi qui m’en charge.


Au début, Alan se sentit un peu comme la cinquième roue du carrosse. Il avait toute une équipe avec lui, à présent : six hommes pour commencer, puis neuf, onze, et finalement quatorze. Un directeur de production s’occupait de la coordination. Jesperson faisait rentrer des sommes considérables, en jouant sur de mystérieuses manipulations financières qui, d’une manière ou d’une autre, arrivaient encore à faire fructifier le capital d’Alan malgré les énormes ponctions auxquelles celui-ci se livrait. C’était une bonne équipe, capable et motivée ; mais, lui, à quoi servait-il vraiment ? Il n’était pas un savant. Sûrement pas un financier. Encore moins un mathématicien ! Il n’était qu’un Spacio qui avait échoué sur Terre, plus jeune que quiconque travaillant pour lui, et qui amenait l’argent pour un ouvrage auquel d’autres s’attelaient. Et encore, ce n’était même pas véritablement son argent. Hawkes l’avait gagné et Jesperson le faisait rapporter !…

Durant les deux ou trois premiers mois, ce genre de pensées plongeaient constamment Alan dans la déprime. Il lui arrivait de ne pas mettre les pieds au laboratoire pendant trois jours de suite, avec la sensation qu’il n’avait rien à y faire. Mais son état d’esprit se modifia progressivement. Sa manière de voir les choses ne fut pas altérée par un événement particulier ; elle se transforma, au contraire, par l’accumulation d’une infinité de petits détails.

Il en vint à considérer que sans lui, sans son obsession du voyage supraluminique, rien de tout cela n’aurait existé maintenant.

Il avait pourchassé la théorie de Cavour sur deux planètes. Il avait persisté à croire en quelque chose que le monde entier avait considéré comme une fantasmagorie. Il avait rassemblé cette équipe, et il en était le trait d’union.

De plus, il participait de plus en plus au travail. Si toute la partie mathématique se jouait à mille lieues de sa compréhension, il n’en était pas de même pour le côté technique. Il tenait sa place, travaillant avec les robots, au fur et à mesure qu’ils transformaient des calculs écrits en instruments bien réels. Chaque petite crise, chaque petit triomphe le trouvait solidaire. Il appréciait, vite, et plus d’une fois, il vit le premier comment sauter un obstacle, d’une façon que les autres, de formation technique plus conventionnelle, n’auraient pas osé tenter. Lorsque le projet eut six mois d’existence, Alan avait cessé de se sentir inutile. Il était la clef de voûte, et chacun en était conscient.

Ils avaient maintenant quitté leurs locaux provisoires pour emménager dans un bâtiment moderne de fière allure, à environ cent soixante kilomètres de York. Alan l’avait nommé Laboratoire Max Hawkes. L’équipe formée par Alan travaillait là, sans ménager le temps ni la peine, cherchant à construire ce que Cavour avait écrit, à force d’expérimentations. Au début, chaque jour les voyait se fourvoyer dans une impasse ou tomber dans un piège.

Au début de l’année 3881, le premier générateur Cavour expérimental était terminé. Les techniciens du labo auraient voulu passer à la phase des essais dès que le dernier module était connecté, mais Alan décida que le reste de la journée devrait être consacré à se détendre.

— Si nous avons attendu aussi longtemps, fit-il, nous pouvons bien nous octroyer quelques heures de repos avant la tentative !

Le lendemain matin, l’équipe tout entière était là pour y assister. Ils avaient placé le générateur expérimental dans un abri souterrain à quelque huit cents mètres du labo principal. Les forces qu’ils manipulaient étaient redoutables et Alan ne voulait prendre aucun risque. Ils procéderaient à l’expérience par télécommande, depuis le laboratoire.

Alan en personne actionna le premier commutateur mettant un générateur de distorsion spatiale en marche. Un circuit fermé vidéo relayait les images de ce qui se produisait dans la salle du générateur.

Les contours de l’appareil perdirent de leur netteté, tremblotèrent, puis il parut perdre sa matérialité et devenir de moins en moins réel au fur et à mesure qu’ils augmentaient la puissance. Soudain, il disparut…

Il resta invisible une quinzaine de secondes pendant lesquelles près de cent chercheurs s’arrêtèrent de respirer. Et tout à coup, il reparut, mais plus comme une ombre fantomatique de lui-même que comme un objet solide. Alan crispa encore plus étroitement les mains sur les commandes et poussa la puissance. Mais il n’y put rien changer. L’effet Cavour s’estompait progressivement ; le générateur réintégrait peu à peu leur continuum. Il fut bientôt complètement visible, malgré une telle puissance que les lumières s’étaient considérablement affaiblies. Les aiguilles des différents cadrans s’affolaient et les disjoncteurs se déclenchèrent un peu partout dans le laboratoire.

Les centrales auxiliaires relevèrent le niveau de charge dans le bâtiment principal et les lumières se rallumèrent. En dépit de son embarras, Alan se força à sourire.

— Bon ! C’est déjà un début, non ? Nous avons réussi à faire disparaître le générateur et c’était le plus dur ! Maintenant, nous n’avons plus qu’à nous attaquer au modèle numéro 2.

À la fin de l’année, le modèle numéro 2 était achevé ; les essais furent menés avec des précautions décuplées. Cette fois encore le succès ne fut que partiel, mais Alan ne fut pas plus déçu qu’à la première tentative. Il avait établi un programme précis dans le temps, et un succès prématuré n’aurait réussi qu’à lui rendre les choses plus ardues.

L’année 3882 s’écoula. Puis 3883. Il avait à peine eu ses vingt ans, qu’il était déjà un personnage influent et renommé sur toute la surface de la planète. Grâce à la sagacité de Jesperson, il avait bâti, à partir d’un million de crédits légué par Max, une fortune considérable dont la plus grande partie était consacrée à la recherche sur l’hyperspace. Mais Alan Donnell ne s’attirait pas le dédain caustique qu’avait subi Cavour. Personne ne se serait permis de rire de lui lorsqu’il annonçait que, courant 3885, la navigation hyperspatiale serait devenue une réalité.

3884 appartint vite au passé. Les temps seraient bientôt venus. Alan passait pratiquement tout son temps au centre de recherche, participant à toutes les expériences, les unes après les autres.

Le 11 mars 3885, l’équipe se livra à l’ultime essai : il fut concluant. Le vaisseau d’Alan, le Cavour, avait été entièrement reconstruit afin de recevoir ce nouveau système de propulsion. Toutes les expériences avaient été menées à bien, sauf une…

Ce dernier test, c’était de naviguer réellement dans l’espace en hyperpropulsion. Et là, Alan fut intraitable : ne tenant aucun compte de l’opinion de ses amis, il exigea d’être le premier homme à piloter le Cavour dans l’espace.

Neuf années plutôt, presque jour pour jour, un jeune présomptueux nommé Alan Donnell franchissait le pont de l’Enclave Spacio et faisait irruption, après quelques hésitations au sein de l’ahurissante complexité de la vie dans la ville de York. Neuf ans !

Il avait vingt-six ans à présent. Il n’était plus un gamin. Il était du même âge que Steve lorsqu’il avait transporté celui-ci, inconscient, jusqu’au Valhalla et l’avait déposé à bord.

Et le Valhalla était encore en route pour Procyon. Neuf ans s’étaient écoulés, mais l’astronef géant devrait naviguer pendant encore une année avant de se poser sur l’une des planètes du système qu’il désirait atteindre. Pourtant la Contraction Fitzgerald avait condensé ces neuf ans en quelques mois pour les habitants du Valhalla.

Steve Donnell avait toujours vingt-six ans.

Et Alan l’avait maintenant rattrapé. La Contraction avait fait du bon boulot : ils se retrouvaient à nouveau jumeaux.

Quant au Cavour, il était prêt à effectuer son saut dans l’hyperspace.

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