CHAPITRE VI

— J’ai l’impression que je vous dois une fière chandelle, dit Alan. S’ils m’avaient mis le grappin dessus, j’aurais eu de sacrés embêtements !

Hawkes hocha la tête.

— Ils sont plutôt rapides pour ce qui est de boucler les gens qui n’ont pas de carte. Mais dans la police, les salaires sont notoirement bas. Un seul billet de cinq crédits glissé au bon moment au type qu’il faut peut faire des miracles !

— Oh ! C’étaient cinq crédits, n’est-ce pas ? Attendez…

Alan se mit à farfouiller au fond de ses poches, mais Hawkes l’arrêta d’un geste de la main.

— Laissez tomber ! Je mettrai ça aux profits et pertes… Alors, Spacio, comment vous appelez-vous et qu’est-ce qui vous amène dans notre cité de York ?

— Je me nomme Alan Donnell, de l’astronef le Valhalla. Je suis homme d’équipage non spécialisé et je suis sorti de l’Enclave pour retrouver mon frère.

Le visage émacié de Hawkes s’était empreint d’un vif intérêt.

— Est-il également Spacio ?

— Oui, enfin… il l’était.

— Il l’était ?

— Oui… Il a abandonné le vaisseau à la dernière escale. C’était il y a neuf ans, si l’on compte en années terriennes. Pourtant, j’aimerais tant le retrouver ! Seulement, c’est difficile, il est tellement plus âgé, à présent !

— Quel âge a-t-il ?

— Vingt-six ans. Et moi dix-sept. Nous étions jumeaux, vous comprenez. Et puis, la Contraction… Vous savez ce qu’il en est de la Contraction Fitzgerald, n’est-ce pas ?

Hawkes, pensif, les yeux mi-clos, acquiesça.

— Hmmm… Oui, je vois. Pendant votre dernier voyage dans l’espace, il a continué à vieillir sur Terre… Et vous voudriez le retrouver pour le ramener à bord, c’est ça ?

— Exactement. Ou bien au moins lui parler, et voir s’il aime la vie qu’il mène, s’il est bien comme ça. Mais je ne sais même pas par où entamer les recherches ! Cette ville est si énorme… et il y en a tant d’autres à la surface de la Terre…

Hawkes secoua la tête.

— Vous êtes venu là où il fallait : le Fichier Mémoriel Central se trouve ici. Vous pourrez facilement découvrir où il est enregistré, avec le numéro de code de sa carte de travail. Sinon…, fit Hawkes d’un air pessimiste, c’est qu’il n’a pas de carte de travail. Et alors, là, vous n’êtes pas tiré d’affaire.

— Mais chacun n’est-il pas censé posséder une carte de travail ?

— Je n’en ai pas, moi ! répondit Hawkes.

— Mais…

— On doit avoir une carte de travail pour garder un emploi. Mais pour avoir un emploi, il faut passer les examens de la corporation. Et pour les passer, il vous faut un parrain qui soit déjà dans la corporation et à qui vous devez également verser une caution… de cinq mille crédits. Et comme, à moins d’avoir la carte de travail et d’avoir travaillé, vous ne pouvez pas posséder les cinq mille crédits, vous ne pouvez pas non plus payer la caution au parrain, et donc, pas de carte de travail, vous me suivez ?

Alan en avait le vertige.

— C’est donc ça qu’ils voulaient dire lorsqu’ils me traitaient de non-rotatif !

— Non, ça, c’est encore autre chose. J’y viendrai dans une seconde. Mais avez-vous compris le système du travail ? En fait, les titres corporatifs sont pratiquement héréditaires, même celui de marchand de fruits. Il est presque impossible pour un nouveau venu de s’immiscer dans une corporation, et c’est plutôt coton, pour un homme qui s’y trouve déjà, d’y monter d’un échelon. Vous comprenez, la Terre est une planète effroyablement surpeuplée. Alors la seule manière d’éviter une compétition à couteaux tirés, c’est de faire en sorte qu’il soit extrêmement difficile d’obtenir un emploi. Et pour un Spacio, se frayer un chemin dans tout ce cirque, ça veut dire drôlement en baver.

— Vous voulez dire qu’il est possible que Steve n’ait pas réussi à se procurer une carte de travail ? Mais, dans ce cas, comment pourrais-je le retrouver ?

— Ce sera plus dur ! fit Hawkes. Mais il existe aussi un fichier des Statuts Autonomes, des gens sans carte de travail. Il n’est pas obligatoire de s’y inscrire, mais s’il l’a fait, vous pourrez sans doute le dénicher tout de même. Sinon, j’ai bien peur qu’il ne vous reste aucune chance. Il est tout simplement impossible, sur Terre, de retrouver un homme qui ne le veut pas.

— Statut Autonome ? Mais, n’est-ce pas ce que le policeman disait…

— Sur moi ? (Hawkes approuva d’un hochement de tête.) Absolument ! Je suis un Autonome. Mais c’est parce que je l’ai choisi ; non par nécessité. Bon ! Ça n’a aucune importance pour l’instant. Allons voir au Fichier Mémoriel Central si nous pouvons y trouver trace de votre frère.

Tous deux se levèrent et Alan constata que Hawkes, qui était aussi grand que lui, se déplaçait avec une démarche pleine d’élégance. D’un coup d’épaule discret, il interrogea silencieusement son compagnon : « Que penses-tu de ce type, Ratt’ ? »

Utilisant le même code tacite, celui-ci répondit :

« Pour moi, il a l’air correct ! Tu peux y aller. »

La rue semblait infiniment moins angoissante maintenant qu’Alan s’était trouvé un guide. Il n’était plus oppressé par la sensation que tous les regards étaient rivés sur lui : dorénavant, il faisait tout simplement partie de la foule. Et même s’il n’avait pas une absolue confiance en cet homme plus âgé que lui, c’était néanmoins réconfortant de marcher aux côtés de Hawkes.

— Pour se rendre au Fichier, il faut traverser toute la ville, dit celui-ci. Impossible d’y aller à pied… On prend le Métro ou l’Aéro ?

— Pardon ?

— Je vous demande si vous préférez prendre le Métro ou l’Aéro. À moins que ça vous soit égal ?

Alan répondit en haussant les épaules :

— Bof !… L’un ou l’autre, moi, vous savez…

Hawkes farfouilla au fond de sa poche à la recherche d’une pièce de monnaie, qu’il finit par trouver et par lancer en l’air.

— Face, on prend l’Aéro ! décida-t-il, en recevant la pièce sur le dos de la main gauche. C’est face ! fit-il après y avoir jeté un coup d’œil. Allons-y, l’Aéro, c’est par là.

Ils pénétrèrent dans le hall de l’immeuble voisin et prirent l’ascenseur jusqu’au dernier étage. Là, Hawkes interpella un homme en uniforme bleu :

— Où se trouve le plus proche Aérostop, s’il vous plaît ?

— Faut que vous preniez la passerelle du couloir nord pour la terrasse d’à côté…

— Merci !

Hawkes passa devant : ils empruntèrent d’abord un long couloir puis montèrent une volée de marches. Et soudain, après avoir franchi une porte, Alan eut la désagréable surprise de se retrouver sur l’un de ces ponts qui reliaient entre eux les gratte-ciel. Ce n’était rien de plus qu’un mince ruban de plastique que bordait, de chaque côté, une main courante et qui oscillait doucement sous l’effet de la brise.

— Je vous conseille de ne pas regarder vers le bas, avertit Hawkes. Nous sommes à une hauteur de cinquante étages.

Alan se raidit et garda les yeux obstinément braqués droit devant lui.

Une foule assez importante était déjà rassemblée sur le toit du bâtiment d’à côté, où il remarqua une sorte de quai métallique.

Un camelot s’avança vers eux et le jeune homme pensa qu’il s’agissait du vendeur de tickets. Mais au lieu de cela, il leur tendit un plateau de boissons fraîches sans alcool. Hawkes en prit une. Alan était sur le point de refuser mais le coup de pied bien ajusté qu’il reçut dans les chevilles l’en dissuada et il s’empressa de sortir sa monnaie.

Lorsque le vendeur fut parti, Hawkes lui dit :

— Faites-moi penser à vous parler du système rotatif quand nous serons à bord de l’Aéro. Tiens ! Justement le voilà…

Alan se retourna et vit un fuseau argenté qui fendait l’air en sifflant dans leur direction, puis venait accoster à la rampe du quai ; cela avait tout l’air d’une sorte d’engin à réaction. La queue se forma et Hawkes fourra un ticket dans la main d’Alan.

— Je les prends toujours par carnets mensuels, expliqua-t-il. C’est plus économique.

Ils se trouvèrent deux places côte à côte et bouclèrent leur ceinture. L’Aéro, sifflant et rugissant, bondit du quai pour se poser presque aussitôt sur un autre bâtiment.

— Nous venons de parcourir presque un kilomètre, fit Hawkes. Ces jets, ça trace vraiment !

« Un omnibus à réaction qui se balade de toit en toit, pensa Alan. C’est pas bête ! » Puis, à haute voix :

— Mais, il n’existe aucun transport de surface, en ville ?

— Aucun ! On les a tous supprimés, il y a environ cinquante ans, à cause des embouteillages. Les taxis, et tout le reste. Oh ! bien sûr, on a encore le droit d’utiliser les voitures particulières, dans certains quartiers, mais les seuls qui en possèdent sont des gens qui ne pensent qu’à épater leurs voisins. Pour nous déplacer, nous empruntons presque tous le Métro, ou bien l’Aéro…

Le jet décolla en trombe de son troisième arrêt, et déjà, les passagers qui l’attendaient au quatrième, s’engouffraient à l’intérieur. Alan jeta un coup d’œil vers l’avant et vit le pilote absorbé dans l’examen d’une grille de lecture radar très compliquée.

— Les Aéros qui vont vers l’ouest naviguent à trois cent cinquante mètres au-dessus des toits, et ceux qui volent vers l’est, à sept cents mètres. Cela fait des années que l’on a pas eu à déplorer d’accident grave. Mais revenons-en au système rotatif… Cela fait partie de la nouvelle planification économique.

— C’est-à-dire ?

Faire circuler le fric ! On dissuade les gens d’épargner. Ce qu’il faut, à l’heure actuelle, c’est dépenser au maximum. Les corporations poussent tant qu’elles peuvent à la roue. Plutôt que d’acheter un fruit à un camelot, achetez-en deux. Dépenser, dépenser, dépenser ! Bien entendu, c’est assez dur pour les Autonomes, car comme nous n’avons rien à vendre, nous ne faisons pas de grands bénéfices !… Mais nous ne représentons que un pour cent de la population, alors qui donc se soucie de nous ?

— Vous voulez dire qu’éviter de dépenser, c’est presque subversif, c’est ça ? demanda Alan.

Hawkes acquiesça de la tête.

— Quiconque est trop ostensiblement près de ses sous, s’attire tous les ennuis possibles. Il faut être une vraie fontaine à crédits : c’est la seule manière d’être populaire, chez nous !

« C’était donc ça, l’erreur au départ », pensa Alan. Il commençait à entrevoir la somme de choses qu’il lui faudrait apprendre sur ce monde ahurissant et hostile, s’il décidait d’y séjourner un bon moment. Il se demandait s’il manquait déjà à quelqu’un de là-bas, de l’Enclave.

« J’arriverai peut-être à dénicher Steve plus rapidement que prévu. Quand même, j’aurais dû laisser un mot à papa pour lui dire que j’allais revenir. Mais…»

— Nous y sommes, fit Hawkes, accompagnant ses mots d’un coup de coude.

La porte s’ouvrit dans le flanc de l’Aéro et ils en sortirent vivement. Ils se trouvaient sur le toit d’un autre immeuble.

Dix minutes plus tard, ils se tenaient au pied d’un gratte-ciel aux murs formés de grandes plaques d’une pellucite verte qui luisait doucement en irradiant sa chaleur interne. Le bâtiment devait avoir au moins une centaine d’étages et se terminait par une longue flèche brune.

— Voilà, déclara Hawkes, le Fichier Central. Nous allons commencer par la Mémobanque des Statuts Courants.

Quelque peu éberlué, Alan lui emboîta le pas, Hawkes lui fit traverser un hall si démesurément grand qu’on aurait pu y loger le Valhalla sans encombre, où se bousculait une foule innombrable de Terriens, jusqu’à une autre salle presque aussi vaste occupée par des rangées d’ordinateurs qui s’étiraient de tous côtés.

— Prenons cette cabine, suggéra-t-il.

Ils entrèrent et la porte se referma automatiquement derrière eux avec un léger claquement. Un petit présentoir métallique y était fixé où se trouvait une pile de formulaires vierges.

Hawkes en prit un et Alan y lut.

« Recherche d’informations par mémobanque du Fichier Central n° 1067432 Catégorie : Statut Courant. » Hawkes prit un stylo dans le présentoir.

— Il nous faut remplir ça. Quel est le nom de famille de votre frère ?

— Steve Donnell.

Il épela.

— Année de naissance ?

Alan hésita.

— 3576, finit-il par dire.

Hawkes fronça les sourcils mais inscrivit le chiffre énoncé.

— Numéro de carte de travail… Bon, ça on n’en sait rien… Et ils demandent cinq ou six autres numéros, par-dessus le marché. Je crois qu’il serait utile que vous me fassiez un portrait physique détaillé de votre frère, tel qu’il était la dernière fois que vous l’avez vu.

Alan réfléchit un moment.

— Il me ressemblait énormément : 1,65 m, poids environ soixante-dix kilos, les cheveux blonds tirant sur le roux, enfin… comme moi, quoi !

— Avez-vous une fiche génétique ?

— Une quoi ? demanda Alan, effaré.

Hawkes fit la grimace.

— Ah oui ! C’est vrai, j’oubliais… Je n’arrive pas à me mettre dans la tête que vous êtes un Spacio… Eh bien, s’il n’utilise plus son vrai nom, on n’en est pas sorti ! Une fiche génétique permettrait une identification à coup sûr. Mais puisque vous n’en avez pas…

Tout en sifflotant (faux d’ailleurs !) Hawkes finit de remplir le formulaire. Lorsqu’il en arriva à la rubrique « Motif de la requête », il inscrivit : Recherche de parent disparu.

— Je crois que tout y est, dit-il enfin. C’est plutôt succinct, comme renseignements pour une demande, mais avec un peu de chance…

Il roula le formulaire pour l’introduire dans un cylindre de métal gris qu’il glissa par une fente dans le mur.

— Et maintenant, que va-t-il se passer ? interrogea Alan.

— Maintenant, il faut attendre. La demande de recherche descend au sous-sol pour y être traitée par l’ordinateur principal. Dans un premier temps, il va sortir toutes les cartes au nom de Steve Donnell. Puis il les confrontera les unes après les autres à la description physique que j’ai établie. Et dès qu’il aura repéré quelqu’un répondant aux données programmées, il en sélectionnera la carte pour nous l’envoyer ici. Nous n’aurons plus qu’à recopier son numéro de biocode, avec lequel ils se mettront à sa recherche.

— Son numéro de quoi ?

— Vous allez voir, fit Hawkes avec un grand sourire. C’est un procédé qui a fait ses preuves. Attendez, vous verrez.

Et ils attendirent. Une minute. Puis deux… trois…

— J’espère que je ne vous empêche pas de faire ce que vous avez à faire ? dit Alan pour briser le désagréable silence qui s’éternisait. Je vous suis vraiment très reconnaissant de me consacrer tout ce temps, mais je m’en voudrais beaucoup si je vous dérangeais dans…

— Si je ne souhaitais pas vous rendre service, coupa Hawkes sèchement, je ne serais pas là ! Je suis un Autonome, comprenez-vous ? Cela signifie que je n’ai personne pour me commander. Max Hawkes… M. Max Hawkes. Cela fait partie des quelques maigres compensations que m’offre l’existence, en contrepartie d’une vie presque toujours minable… Alors si cela me fait plaisir de perdre une heure ou deux pour vous aider à chercher votre frère, ne vous cassez donc pas la tête !

Un bref son de cloche s’éleva et une petite lumière rouge s’alluma au-dessus de la fente, Hawkes y introduisit la main pour en extraire le cylindre qui s’y trouvait.

À l’intérieur, était roulée une feuille de papier qu’il en retira. Il lut plusieurs fois le message qui y était imprimé, ses lèvres détachant silencieusement chaque syllabe.

— Alors ? L’ont-ils trouvé ?

— Lisez vous-même, répondit Hawkes en faisant glisser la feuille en direction d’Alan.

En capitales d’imprimerie, on pouvait lire :

LES RECHERCHES EFFECTUÉES DANS NOS BANQUES MÉMORIELLES RÉVÈLENT QU’AU COURS DE CES DIX DERNIÈRES ANNÉES, AUCUNE CARTE DE TRAVAIL N’A ÉTÉ REMISE SUR TERRE, AU NOM DE STEVE DONNELL, ÉLÉMENT MÂLE, RÉPONDANT À LA DESCRIPTION FOURNIE.

Les traits d’Alan se muèrent soudain en un masque de consternation. Il jeta le bout de papier sur la table et dit :

— Bon ! Et maintenant, que fait-on ?

— Maintenant ? Eh bien, nous allons monter jusqu’à ce trou à rats qui leur sert de fichier pour les Autonomes. Et même opération ! Pour être franc, je ne m’attendais vraiment pas à trouver ici la trace de votre frère. Mais ça valait tout de même le coup d’essayer ! En fait, il est quasiment impossible à un Spacio qui débarque de se payer l’entrée dans une corporation, et donc de se faire établir une carte de travail.

— Et si jamais il n’est pas inscrit chez les Autonomes ?

Hawkes eut un sourire patient.

— Dans ce cas-là, mon cher ami, il vous faudra rentrer vers votre astronef sans avoir rempli votre mission. S’il n’est pas fiché là-haut, rien au monde ne peut vous permettre de le rejoindre.

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