9. Au cœur du chaudron

C’est ainsi que Hresh commença véritablement à pénétrer les mystères de Vengiboneeza. La machine tapie dans le sous-sol de la place aux trente-six tours lui avait ouvert la voie. Avec l’aide du Barak Dayir.

Tout le monde savait qu’il avait fait une découverte de la plus haute importance ; Haniman s’était chargé de le crier sur tous les toits. Il y avait de quoi exciter l’imagination la plus paresseuse et Hresh devint le centre de l’attention générale. Tout le monde le dévisageait comme s’il avait été convié à un repas à la table des dieux.

— As-tu réellement vu la Grande Planète ? lui demandait-on vingt fois par jour. Comment était-ce ? Raconte-moi ! Raconte-moi !

Mais Taniane fut la seule à percer son secret.

— Ce que tu as vu dans ce souterrain est terrible, n’est-ce pas ? Si tu ne veux pas en parler, c’est parce que tu es trop bouleversé. Et cela t’a changé, Hresh, cela t’a changé. Je ne sais pas ce que tu as vu, mais cela t’a changé. Il y a maintenant en toi une tristesse qui n’y était pas.

Hresh la regarda en écarquillant les yeux.

— Non, rien n’a changé, dit-il d’un air pincé.

— Mais si, je le vois bien.

— C’est ton imagination.

— Tu peux bien me le dire, poursuivit Taniane d’une voix cajoleuse. Nous avons toujours été amis, Hresh. Et cela apaisera ton âme de te confier à quelqu’un.

— Il n’y a rien à dire ! Rien du tout !

Et il se détourna vivement, comme il le faisait toujours quand il craignait que l’on lise sur son visage qu’il mentait.

Non seulement Hresh était incapable de partager avec quiconque l’angoissante vérité qu’il avait découverte dans la salle souterraine, mais il lui était extrêmement pénible d’y penser. Tantôt il éprouvait une douleur sourde dans la région du cœur, tantôt il entendait une voix rauque et moqueuse qui murmurait : Petit singe, petit singe, petit singe. La révélation était trop douloureuse pour qu’il pût encore regarder la vérité en face. Il décida donc de l’écarter de sa conscience, de l’enfouir au plus profond de son esprit.

Pour tranquilliser son âme, Hresh se consacra tout entier à l’exploration des ruines de Vengiboneeza. Il se laissait guider par le tracé gravé dans son esprit par la machine et le Barak Dayir. Il lui suffisait de sortir la pierre sacrée pour que les points de lumière rouge sur les cercles entrecroisés lui apparaissent et il commença de mettre au jour les engins encore en état de marche dont les cachettes lui étaient toutes accessibles, certaines dans des galeries profondes, d’autres presque au niveau du sol.

Il n’en revenait pas de voir que des trésors de la Grande Planète aient pu survivre en si grand nombre au Long Hiver. Il pensait que même le métal n’aurait pu résister aux atteintes du temps. Mais partout où il cherchait, et maintenant il savait où chercher, il découvrait des merveilles de toutes sortes. La plupart de ces appareils étaient trop gros pour être déplacés, mais un certain nombre étaient faciles à transporter et une pièce spéciale avait été aménagée dans le temple pour les entreposer. Elle se remplit rapidement d’étranges instruments luisants aux mystérieuses fonctions. Hresh les examinait attentivement. Les découvrir était une chose, mais déterminer comment les utiliser était tout autre chose. La tâche était lente, malaisée et ingrate.

Un petit groupe qui prit le nom de Chercheurs se rassembla autour de Hresh pour l’aider dans ses explorations.

Le groupe des Chercheurs n’était composé au début que de la poignée de gardes du corps — Konya, Haniman, Orbin — qui accompagnaient ordinairement Hresh lors de ses expéditions dans la cité et qu’il considérait comme une gêne nécessaire, de simples porteurs de lance. Mais ils en vinrent rapidement à connaître la ville presque aussi bien que lui. Hresh réservait le plan qu’il avait dessiné à son usage personnel, mais il ne pouvait empêcher les autres d’apprendre à s’orienter. Il leur arrivait même parfois de partir seuls en expédition, car la célébrité dont jouissait Hresh pour s’être aventuré si souvent dans la cité morte stimulait chez eux l’esprit de compétition. Et ils rapportaient de temps en temps quelque petite merveille antique, découverte sous une colonne effondrée ou dans une cave remplie de décombres.

Hresh alla s’en plaindre auprès de Koshmar.

— Ce ne sont que des ignorants, dit-il. Si je ne suis pas là pour superviser leurs recherches, ils risquent d’endommager ce qu’ils découvrent.

— S’ils prennent l’habitude de faire fonctionner leur cerveau, ils ne resteront pas ignorants, répondit Koshmar. Et ils apprendront à manipuler délicatement ce qu’ils trouvent. La ville est si vaste que nous devons rassembler toutes les bonnes volontés. Ils éprouvent le besoin de sentir qu’ils font quelque chose d’important, Hresh, ajouta-t-elle après quelques instants de réflexion. Sinon, ils finiront par s’ennuyer, ils s’agiteront et cela nous mettra tous en danger. Ils peuvent aller partout où ils veulent.

Hresh dut s’incliner. Il savait qu’en certaines occasions, il était préférable de ne pas discuter les décisions du chef.

Et le nombre des Chercheurs ne fit que croître au fil du temps, car la curiosité s’emparait de nouveaux esprits.

Un jour où il était parti en expédition avec Orbin dans le quartier de Yissou Tramassilu, Hresh découvrit un curieux petit coffre fermé par des chaînes entrecroisées. Il essaya de l’ouvrir, mais ses doigts d’homme, ainsi que ceux d’Orbin, étaient trop gros et trop maladroits pour venir à bout de l’entrelacs compliqué de chaînes. Il fallait des mains de femme, plus petites et plus agiles.

Il rapporta le coffre et confia à Taniane le soin de l’ouvrir. Elle laissa courir ses doigts menus sur les chaînes entrelacées et elle réussit en quelques minutes à dégager le coffre de ses liens. Il ne contenait que les os désséchés et durs comme la pierre d’un petit animal et un petit tas de poudre grise qui ressemblait à des cendres.

Taniane alla ensuite demander à Koshmar l’autorisation de se joindre aux Chercheurs.

— Ils doivent découvrir de nombreux objets semblables à ce petit coffre, dit-elle, et je suis sûre qu’ils les brisent ou qu’ils les laissent de côté. J’ai l’œil plus pénétrant qu’eux et les doigts plus agiles. Ce ne sont que des hommes.

— Ce que tu dis ne manque pas de sens, répondit Koshmar.

Et elle ordonna à Hresh d’emmener Taniane dans sa prochaine expédition. Hresh ne savait pas s’il devait s’en réjouir. Taniane, qui était devenue une grande jeune fille au regard caressant et à l’esprit pénétrant, le fascinait d’une manière qu’il trouvait extrêmement troublante et qu’il s’expliquait mal. Quand elle était à côté de lui, il éprouvait une étrange sensation de chaleur et d’excitation. Mais en même temps sa présence faisait naître en lui une profonde gêne et il se sentait parfois si mal à l’aise qu’il était obligé de l’éviter. Hresh accepta Taniane dans le groupe des Chercheurs, puisque telle était la volonté de Koshmar, mais il prit soin de toujours se faire accompagner d’Orbin ou d’Haniman quand Taniane partait en expédition avec lui. Ils savaient la distraire et ils l’empêchaient de poser des questions gênantes.

Après Taniane, ce fut à Bonlai de demander à se joindre aux Chercheurs. Elle répétait que puisque Taniane faisait partie du groupe, d’autres filles pouvaient l’imiter. Et puis cela lui donnerait l’occasion d’être avec Orbin. Hresh ne vit pas cela d’un très bon œil et, cette fois, il eut gain de cause et Koshmar reconnut que Bonlai était encore trop jeune pour participer aux expéditions.

Mais Hresh ne put s’opposer au désir de Sinistine, la compagne de Jalmud, qui devint la deuxième femme à rejoindre les rangs des Chercheurs.

Un peu plus tard, ce fut au tour de Praheurt, un jeune et timide guerrier, de demander à faire partie de leur groupe, puis de Shatalgit, une très jeune femme juste en âge d’avoir des enfants, qui, à l’évidence, espérait que Praheurt la prendrait pour compagne. Il y avait donc sept Chercheurs en tout, soit un membre de la tribu sur dix.

— Je crois que nous sommes largement assez nombreux, dit Hresh à Koshmar. Si cela continue, il ne restera bientôt plus personne pour cultiver les champs ni pour s’occuper des animaux et nous passerons tous notre temps à fouiller dans les ruines.

— Sommes-nous ici pour faire de la culture ou pour découvrir les secrets de la Grande Planète qui nous aideront à conquérir le monde ? interrogea Koshmar d’un air sombre.

— Nous avons déjà découvert un certain nombre de ces secrets.

— Mais ils gardent leur secret ! répliqua sèchement Koshmar. Tu n’as pas réussi à faire fonctionner un seul de ces appareils.

— Je continue à chercher, dit Hresh en essayant de dissimuler son agacement. Mais les secrets de la Grande Planète ne nous seront d’aucune utilité si nous n’avons plus rien à manger. Je pense que sept Chercheurs suffisent largement.

— Très bien, dit Koshmar.

Pendant tout ce temps, il n’y eut aucun signe de vie du Peuple des Casques.

Harruel se chargeait personnellement de faire le guet. Il avait la certitude que d’autres étrangers étaient tapis sur les pentes de la montagne dominant la cité au nord-est et qu’ils projetaient un assaut meurtrier contre la tribu. Il ne faisait aucun doute pour lui qu’une guerre allait éclater et il estimait que le Peuple devait s’imposer la discipline d’une véritable armée, s’entraîner au maniement des armes, apprendre à marcher au pas et se préparer à la bataille. Mais ses théories n’intéressaient personne, pas même Koshmar. L’année d’Harrael était pour l’instant composée d’un seul homme. Faute de combattants, il avait tous les grades, de simple soldat à général. Et le général envoyait tous les jours l’homme de troupe en reconnaissance sur le flanc escarpé de la ville.

Au début, il partait seul, sans dire à personne où il allait, et il passait la journée entière à errer dans les quartiers en ruine de la cité haute et dans la jungle qui s’étendait au-delà, à l’affût de l’éclat d’un rayon de soleil sur un casque. C’était une tâche éminemment solitaire, mais qui donnait enfin à son existence ce but qui lui faisait si cruellement défaut depuis que la tribu s’était installée à Vengiboneeza.

Au bout de quelque temps, Harruel se rendit compte qu’il était stupide de partir seul en mission. Si le Peuple aux Casques revenait, ce serait certainement en force et, malgré ses qualités de combattant, il ne pourrait probablement pas venir à bout de plus de deux ou trois ennemis. Il lui fallait donc trouver un compagnon d’armes qui, s’ils étaient attaqués, pourrait revenir au camp et donner l’alerte.

Il essaya tout d’abord d’enrôler Konya. Konya était avec lui le jour où ils avaient fait prisonnier l’Homme au Casque et il connaissait la nature de leurs ennemis.

Mais Harruel découvrit avec écœurement que Konya était essentiellement préoccupé par les activités des Chercheurs de Hresh. Il passait tout son temps dans les ruines de la cité, à essayer de découvrir des objets inutiles et incompréhensibles au lieu de s’exercer et de fortifier son corps, comme devait le faire tout bon guerrier. Et il ne cacha pas à Harruel qu’il n’avait aucunement l’intention de changer.

— Nous saurons bien régler son compte au Peuple aux Casques s’il nous attaque. Qu’y a-t-il à craindre ? Il suffira d’envoyer Hresh pour les affronter avec sa seconde vue. Et, en attendant, nous trouvons des choses extraordinaires dans les ruines.

— Ce ne sont que des ordures, objecta Harruel d’un ton méprisant.

— Hresh pense qu’elles ont de la valeur, dit Konya en haussant les épaules. Il affirme que ce sont les trésors dont parlent les prophéties et qui nous aideront à conquérir le monde.

— Si nous sommes massacrés par le Peuple aux Casques, répliqua Harruel, tout ce que nous pourrons conquérir, ce sera notre tombe. Viens donc m’aider à monter la garde à la lisière de la cité et cesse de fourrager dans ces décombres.

Mais Konya ne voulut rien entendre. Harruel songea à lui donner l’ordre, en sa qualité de roi, de venir patrouiller avec lui, mais il se rendit compte qu’il n’était encore le roi de quoi ni de qui que ce fût. Il n’était peut-être pas prudent pour le moment de mettre à l’épreuve la loyauté de Konya. Qu’il continue donc à chercher ces babioles en compagnie de Hresh ; il reviendrait bientôt à la raison.

Le jeune guerrier Sachkor se laissa plus facilement influencer par les arguments d’Harruel. Il était sérieux et dévoué et ne s’intéressait nullement aux activités des Chercheurs. Depuis qu’il était en âge de prendre une compagne — il semblait avoir des vues sur la jeune Kreun qui atteignait elle aussi la maturité — Sachkor cherchait un moyen de se distinguer pour attirer l’attention sur sa personne. Il espérait atteindre son but en se joignant à Harruel. Harruel avait des doutes sur la valeur de Sachkor en tant que guerrier, car il était encore fluet et ne semblait pas très robuste, mais il courait vite et pourrait être utile comme messager.

— Il y a des ennemis cachés dans les contreforts de la montagne, lui expliqua Harruel. Ils ont les yeux rouges et ils portent des casques effrayants. Un de ces jours, ils vont essayer de nous exterminer et il est nécessaire de monter constamment la garde.

Sachkor commença donc à accompagner quotidiennement Harruel dans ses missions de reconnaissance. Il semblait transporté de joie d’avoir une tâche utile à accomplir, à tel point qu’il lui arrivait de s’élancer ventre à terre sur les pentes boisées dans un élan incoercible d’exubérance. Plus gros, plus lourd, plus âgé et beaucoup moins rapide que lui, Harruel trouvait ces manifestations de joie tout à fait déplacées et il ordonna à Sachkor de rester auprès de lui.

— Il n’est pas prudent de nous séparer quand nous sommes par ici, dit-il. Si nous sommes attaqués, nous devons faire front ensemble.

Mais ils n’étaient pas attaqués. Ils voyaient des animaux étranges qui, pour la plupart, étaient paisibles. Ils exploraient tous les jours la cité et ses alentours, mais sans trouver aucune trace du Peuple aux Casques. Harruel se lassa rapidement du babillage de Sachkor qui tournait principalement autour des attraits de Kreun, sa fourrure épaisse et sombre et ses jambes longues et gracieuses, mais il se répétait qu’un guerrier devait être capable de supporter les incommodités de toutes sortes.

Harruel réussit à trouver de nouvelles recrues parmi les jeunes guerriers condamnés à l’oisiveté : Salaman et Thhrouk. Nittin, qui n’était pas un guerrier mais un géniteur, se joignit à eux, car il en avait assez de passer ses journées avec les enfants en bas âge et qu’il ne voyait plus aucune raison de perpétuer l’ancienne structure de castes du cocon. Harruel en fut d’abord un peu choqué, mais il finit par reconnaître un certain intérêt à la proposition de Nittin. Quand viendrait le moment de défier Koshmar, il aurait besoin du soutien des différentes castes de la tribu et la présence de Nittin, avec toutes ses relations chez les géniteurs et chez les femmes, lui ouvrait de nouvelles perspectives.

La tentative qu’il fit pour enrôler Staip se solda par un échec. Âgé de quelques mois de plus que lui, Staip était un guerrier robuste et capable, mais un être terne et totalement dépourvu de caractère aux yeux d’Harruel. Il faisait ce qu’on lui disait de faire et, le reste du temps, il ne faisait rien. Harruel pensait qu’il lui serait facile de le gagner à sa cause, mais quand il lui parla de l’Homme au Casque et de la menace qu’il représentait, Staip tourna vers lui un regard sans expression.

— Il est mort, Harruel, dit-il simplement.

— Ce n’était qu’un éclaireur. Il y en a d’autres dans les contreforts de la montagne, qui s’apprêtent à nous assaillir.

— Tu crois ? demanda Staip sans manifester le moindre intérêt.

Il ne pouvait ou ne voulait saisir l’importance d’organiser des patrouilles et, au bout d’un moment, Harruel haussa les épaules avec fureur et s’éloigna à grands pas.

Il essuya un autre échec avec Lakkamai, le dernier des guerriers adultes. Aussi maussade et taciturne qu’à l’ordinaire, Lakkamai sembla à peine écouter Harruel quand il commença à développer ses arguments et il le coupa avec impatience sans lui laisser le temps de finir.

— Cela ne me regarde pas, Harruel. Je n’ai nullement l’intention de traîner dans la montagne en ta compagnie.

— Et s’il y a des ennemis qui se préparent à nous attaquer ?

— Les seuls ennemis sont dans ton esprit malade, répliqua Lakkamai. Laisse-moi tranquille. J’ai autre chose à faire et c’est dans la cité que je dois le faire.

Lakkamai s’éloigna et Harruel cracha derrière lui. Autre chose à faire ? Que pouvait-il y avoir de plus important que la défense de la tribu ? Mais, à l’évidence, Lakkamai ne se laisserait pas influencer. Pas plus d’ailleurs que les autres adultes de la tribu. Il semblait que seuls les jeunes, débordant d’une énergie nouvelle et d’une ambition encore vague, fussent prêts à s’atteler à cette tâche. Tant pis, se dit Harruel. De toute façon, c’est d’eux que j’aurai besoin quand je déciderai de bâtir mon royaume. Pas de Staip, pas de Lakkamai, pas même de Konya.

Ayant découvert que plusieurs hommes formaient quotidiennement sous la direction d’Harruel de mystérieuses expéditions sur les pentes de la montagne, Koshmar convoqua le guerrier pour lui demander des explications.

Harruel lui raconta exactement ce qui se passait, lui donna ses raisons et se prépara à une âpre discussion.

Mais, à son grand étonnement, il ne se passa rien. Koshmar se contenta de hocher tranquillement la tête.

— Tu nous a rendu un grand service, dit-elle. Le Peuple aux Casques est peut-être le plus grand danger auquel nous aurons à faire face.

— Les patrouilles continueront, Koshmar ?

— Oui. C’est ce qu’il faut. Et quelques autres hommes aimeront peut-être se joindre à vous. Tout ce que je demande, poursuivit-elle, c’est de me le faire savoir lorsque tu organises une opération de ce genre. Il est venu à l’esprit de certains que tu entraînais tes propres troupes dans la montagne, que tu projetais d’attaquer le reste de la tribu et, qui sait, de nous imposer ta volonté.

— Attaquer la tribu ! hurla Harruel avec fureur. Mais c’est de la folie, Koshmar !

— C’est bien mon avis.

— Dis-moi qui fait courir ces mensonges sur mon compte ! Je vais l’écorcher vif avant de l’empailler ! Mes propres troupes !

Pour attaquer la tribu ! Par tous les dieux ! Je veux savoir qui est le calomniateur !

— Ce n’étaient que des rumeurs stupides, dit Koshmar, de simples suppositions. J’ai éclaté de rire quand on m’en a fait part et celui qui en était à l’origine m’a avoué en riant lui aussi que ce n’était guère probable. Personne ne t’a calomnié, Harruel. Personne ne met ta loyauté en doute. Va rassembler tes hommes et reprends les patrouilles. C’est un grand service que tu nous rends à tous.

Harruel se retira en se demandant qui avait bien pu suggérer de telles idées à Koshmar.

Konya était le seul à qui il eût confié son ambition de renverser Koshmar et de prendre le pouvoir en se proclamant roi. Et Konya avait refusé de participer aux patrouilles. Mais Harruel ne pouvait croire que Konya l’eût trahi.

Alors, qui ?

Hresh ?

Harruel n’avait pas oublié le jour déjà lointain où il était allé voir l’enfant précocement investi de la fonction de chroniqueur et où il l’avait interrogé sur la signification et l’histoire de la royauté. Il avait décidé par la suite qu’il pouvait être dangereux d’attirer l’attention de Hresh sur ce sujet et il ne l’avait plus jamais abordé avec lui. Mais ce Hresh était un être curieux, capable de laisser mijoter les choses dans sa tête pendant très longtemps avant d’établir entre elles des rapprochements profonds.

Si c’était Hresh qui avait insufflé des soupçons dans l’esprit de Koshmar, Harruel ne voyait pas dans l’immédiat ce qu’il pouvait y faire. Il était raisonnable de penser que Hresh était son ennemi et il devrait agir en conséquence. Mais le moment n’était pas encore venu de s’attaquer à lui et il convenait d’abord de bien peser les choses. Mais il lui faudrait se méfier du petit Hresh qui avait l’esprit vif et pénétrant et dont le pouvoir était grand dans la tribu.

Harruel se dit aussi que la raison pour laquelle Koshmar l’avait félicité d’organiser ces patrouilles quotidiennes était qu’ainsi elle était débarrassée de lui. Tant qu’il passait le plus clair de son temps dans la montagne, il ne pouvait représenter une menace contre son autorité et elle devait le trouver fort obligeant.

Harruel continua pourtant de partir en mission tous les jours, accompagné en général par Nittin ou Salaman, plus rarement par Sachkor dont il ne supportait plus les incessantes louanges de sa Kreun bien-aimée.

Le Peuple aux Casques demeurait invisible et Harruel commença à se demander à son corps défendant si l’ennemi était là. L’éclaireur était peut-être venu seul, peut-être s’agissait-il d’un solitaire vivant à l’écart de sa tribu. Ou peut-être les Hommes aux Casques, passant à proximité de Vengiboneeza et découvrant que la cité était occupée par la tribu de Koshmar, l’avaient envoyé pour savoir comment il serait accueilli. Ne le voyant pas revenir, ils avaient peut-être décidé de poursuivre leur route.

Mais, au fond de lui-même, Harruel espérait que le Peuple aux Casques se montrerait et qu’il serait animé d’intentions belliqueuses. Et si ce n’était pas le Peuple aux Casques, n’importe quel autre ennemi ferait l’affaire. La vie paisible de Vengiboneeza avait mis ses nerfs à rude épreuve. Il ressentait ce besoin d’action jusqu’à la moelle des os. Ce qu’il lui fallait, c’était une bonne bataille, ou, mieux encore, une guerre prolongée.

Pendant cette interminable période de paix ininterrompue, Minbain s’alita pour accoucher d’un vigoureux garçon. Cela fit plaisir à Harruel d’avoir engendré un fils. Hresh vint au chevet de sa mère pour accomplir le rite du baptême. Il donna à son demi-frère le nom de naissance de Samnibolon, ce qui n’eut pas l’heur de plaire à Harruel, car c’était le nom du premier compagnon de Minbain, le père de Hresh. Harruel éprouva ce que peut éprouver un homme trompé en voyant ce nom renaître dans la tribu en la personne de son fils.

Et c’est Hresh qui m’a fait cela, songea-t-il en réfrénant sa colère.

Mais l’ancien avait donné son nom de naissance au nouveau-né, en présence des parents et de la femme-offrande et la chose était irrévocable. L’enfant s’appellerait donc Samnibolon, fils d’Harruel. Grâce aux dieux, ce n’était que le nom de naissance. Quand, à l’âge de neuf ans, arriverait son jour de baptême, le garçon pourrait choisir son nom définitif et Harruel comptait bien faire en sorte que ce ne soit pas le même. Mais neuf ans, cela faisait long et Harruel jura de faire payer un jour à Hresh cette humiliation.

C’était une période vraiment très difficile pour le guerrier, avec cette paix qui s’éternisait et la venue de ce fils qui portait un nom exaspérant. La colère ne cessait de bouillonner en lui et la plus petite goutte d’eau ferait déborder le vase.

Hresh s’efforçait de comprendre la fonction des objets découverts dans les ruines de Vengiboneeza, mais il y avait plus de catastrophes que de réussites.

Les habitants de la Grande Planète — ou les mécaniques qui étaient leurs ouvriers — avaient apparemment souhaité que ces objets fussent éternels. Très simples pour la plupart, des bandes de métal de différentes couleurs astucieusement disposées, ils n’avaient que très peu souffert de la rouille et autres corrosions et étaient souvent incrustés de pierres précieuses qui, plutôt que de simples décorations, semblaient faire partie intégrante de leur mécanisme.

Dans certains cas, faire fonctionner ces appareils ne présentait aucune difficulté. Certains possédaient un ensemble complexe de leviers et de manettes, mais la plupart n’avaient qu’un tableau de commande des plus simples. Mais comment savoir quelle fonction ils étaient censés remplir ? Ou quelle catastrophe pouvait être déclenchée s’ils n’étaient pas correctement utilisés ?

Et les premières expériences de Hresh furent souvent catastrophiques. L’un de ces instruments, pas plus long que le bras, se mit à tisser une toile dès qu’il appuya sur un bouton de cuivre. A une vitesse folle, il projeta à trente pas autour de lui un faisceau de longs filaments gluants formant un câble presque incassable. Hresh lâcha le bouton de commande dès qu’il vit ce qui se passait, mais Sinistine, Praheurt et Haniman étaient déjà pris dans l’écheveau de la substance gluante. Il fallut plusieurs heures pour les dégager et plusieurs jours avant que leur fourrure soit parfaitement nettoyée.

Un autre de ces appareils qu’il eut la bonne idée d’essayer en plein air, à une certaine distance de la cour du temple, semblait destiné à transformer la terre en air. Hresh creusa instantanément un trou de cent pas de diamètre sur quinze pas de profondeur. Tout disparut d’un seul coup et il ne resta qu’une légère odeur de brûlé. L’appareil devait servir à dégager des décombres, ou peut-être était-ce une arme. Horrifié, Hresh alla le cacher dans un endroit où nul ne pourrait le trouver.

Il découvrit qu’une boîte allongée et étroite, munie d’ailettes, était un appareil à construire des ponts. Pendant les cinq minutes qu’il fallut à Hresh pour l’arrêter, l’appareil construisit un pont bizarrement creusé, qui s’achevait en l’air et traversait toute une avenue de la ville. Il utilisait une matière minérale ressemblant à de la pierre qu’il semblait créer à partir de rien. Un appareil d’aspect similaire servait à fabriquer des murs. Avec le même zèle démentiel que l’appareil à construire des ponts, il commença à élever de hauts murs un peu partout dans l’avenue. Hresh fut obligé d’aller chercher l’appareil à creuser des trous pour faire disparaître le pont et les murs, mais malgré toutes ses précautions, il fit disparaître en même temps trois bâtiments. Il ne lui restait plus qu’à espérer qu’ils n’abritaient rien d’important.

Si la plupart des appareils refusaient de fonctionner, certains avaient l’air si perfides et si déroutants qu’il semblait tout à fait téméraire de les essayer. Hresh décida donc de les laisser de côté jusqu’à ce qu’il ait une idée plus claire de ce que pouvait être leur utilité.

D’autres encore ne fonctionnaient qu’une seule fois et se détruisaient presque aussitôt après. Il n’y avait rien de plus exaspérant.

Un appareil de cette catégorie dessinait une carte des étoiles : une sphère obscure dont le diamètre était de trois fois la taille du corps d’un homme. Sur la surface de la sphère, toutes les étoiles du firmament étaient représentées avec splendeur. Les étoiles se déplaçaient et si l’on dirigeait sur l’une d’elles un rayon lumineux provenant de l’appareil, une voix solennelle émettait un son que Hresh interpréta comme étant le nom de cette étoile dans la langue de la Grande Planète. Il ne pouvait détacher son regard émerveillé de la sphère de ténèbres, mais, au bout de cinq minutes, de pâles volutes de fumée commencèrent à s’en échapper et l’éblouissante panoplie d’étoiles s’évanouit en un instant. Hresh eut le sentiment d’une perte irréparable et jamais plus il ne parvint à faire fonctionner cet appareil.

Un autre jouait de la musique, une musique tumultueuse, remplie de mélodies discordantes, qui fit accourir tout le Peuple, comme si les dieux étaient descendus sur Vengiboneeza pour y donner un concert. Mais lui aussi s’évanouit en fumée au bout de quelques minutes.

Un autre appareil encore écrivait dans le ciel un message incompréhensible en lettres dorées. En quelques instants, l’appareil expira avec un pauvre petit soupir et le vent dissipa les caractères anguleux et étrangement inquiétants.

— Nous détruisons beaucoup, mais nous n’apprenons pas grand-chose, dit tristement Hresh à Taniane un jour où s’étaient succédé trois désastres de ce genre.

Mais Vengiboneeza recelait une incroyable richesse d’objets fabriqués de la Grande Planète. Les Chercheurs rapportaient de nouveaux trésors tous les jours ou presque. Hresh était attristé d’en voir certains disparaître, mais la destruction partielle était peut-être une étape nécessaire sur la voie de la connaissance. Il lui fallait coûte que coûte poursuivre les expériences. Tel était son devoir, car le destin de la tribu était en jeu. Et peut-être aussi son destin personnel ; car il n’était pas là pour découvrir de simples jouets mais pour percer les secrets qui devaient permettre au Peuple d’asseoir sa domination sur la planète.

La saison chaude et humide revint : c’était l’hiver. Quand les vents d’est porteurs de fraîcheur cessèrent de souffler et qu’arrivèrent les premières grosses pluies, Torlyri alla accomplir l’offrande de l’hiver. La raison pour laquelle Hresh avait appelé cette saison hiver était que le soleil demeurait bas dans le ciel, mais le temps était si doux que cela paraissait un peu étrange à Torlyri. L’hiver n’était-il pas censé être une époque froide et n’avaient-ils pas appelé hiver l’interminable période aux rigueurs mortelles, ce Long Hiver de la planète où tout avait péri par le froid et où tous les êtres vivants avaient été obligés de trouver un abri ?

Mais Torlyri percevait la différence qui existait entre le Long Hiver et un hiver ordinaire. Il y avait de grands cycles et des cycles courts. Le Long Hiver, le pire cataclysme qui eût jamais frappé la planète, était une phase de ces grands cycles qui s’étendaient sur des périodes incommensurables et apportaient la ruine à des intervalles infiniment éloignés. Il avait été envoyé du plus loin des cieux pour anéantir la planète et il s’écoulerait des millions d’années avant qu’une telle catastrophe se reproduise. Les époques se succéderaient dans l’ignorance du dernier Long Hiver du grand cycle aussi bien que du prochain et inéluctable cataclysme.

L’hiver ordinaire n’était, lui, qu’une des saisons du cycle court. Il pouvait être extrêmement différent d’une région de la planète à l’autre. Hresh lui avait expliqué comment venaient les saisons, mais c’était toujours un peu flou dans son esprit. Cela avait un rapport avec le mouvement du Soleil autour de la Terre, ou de la Terre autour du Soleil… Elle ne savait plus très bien. L’hiver était l’époque de l’année où le Soleil s’élevait à peine au-dessus de l’horizon. En général, c’était une saison froide — et Torlyri se souvenait de leur pénible traversée du continent après le Départ du cocon — mais dans certaines contrées favorisées, l’hiver pouvait être doux et agréable. Vengiboneeza se trouvait dans une de ces régions favorisées et c’est pour cela que les yeux de saphir, qui ne supportaient pas le froid, avaient choisi d’y bâtir leur capitale.

La ronde des saisons ne s’arrêtait donc jamais. L’hiver est revenu, songea Torlyri. Notre chaud et humide hiver de Vengiboneeza. Le temps s’écoule et nous avançons tous en âge.

La tribu se développait rapidement. Presque tous ceux qui avaient quitté le cocon étaient encore en vie et leur petite colonie avait vu l’arrivée de nombreux enfants. Ceux qui étaient encore des enfants au sortir du cocon approchaient maintenant de l’âge adulte. Taniane, Hresh, Orbin, Haniman… Ils étaient maintenant presque assez grands pour être initiés aux mystères du couplage. Après quoi, ils trouveraient quelqu’un avec qui former un couple. Et ils auraient des enfants à leur tour.

Torlyri se demandait ce que cela faisait d’avoir un enfant. De sentir la vie se développer jour après jour dans son ventre. De la sentir palpiter et chercher à sortir. Puis de s’aliter, entourée de femmes, et d’ouvrir les jambes pour expulser le petit être.

Jamais Torlyri ne s’était beaucoup préoccupée de trouver un compagnon ou de mettre un enfant au monde, mais depuis au moins un an, elle caressait maintenant cette idée. C’est une idée qui était dans l’air depuis la venue du Printemps Nouveau. Un certain nombre de couples s’étaient formés au sein de la tribu et tous ceux, ou presque, qui n’avaient pas trouvé de compagnon avaient au moins songé à le faire. Koshmar s’était moquée à plusieurs reprises de l’humeur badine de Torlyri lorsqu’elle était en compagnie de tel ou tel homme. Mais Koshmar ne semblait pas vraiment inquiète. La coutume interdisait à la femme-offrande de prendre un compagnon et Koshmar savait que l’accouplement ne l’avait jamais beaucoup intéressée.

Torlyri était encore une jeune fille quand elle avait été choisie pour devenir la prochaine femme-offrande. A l’époque, Thekmur était le chef de la tribu et Gonnari la femme-offrande. Elles avaient à peu près le même âge et devaient donc franchir le sas à quelques semaines d’intervalle. Thekmur avait choisi Koshmar pour lui succéder et Gonnari avait fait de même avec Torlyri. Pendant les cinq années qui avaient suivi, les deux jeunes filles, déjà devenues compagnes de couplage, avaient été formées pour assumer les lourdes responsabilités qui seraient les leurs. Puis le jour de mort était arrivé pour Thekmur et pour Gonnari et l’existence de Koshmar et de Torlyri avait été bouleversée.

Cela s’était passé douze ans auparavant. Torlyri avait maintenant trente-deux ans, bientôt trente-trois. Si la tribu avait encore vécu dans le cocon, son propre jour de mort ne serait plus distant que de deux années et elle serait déjà en train de former celle qui était appelée à lui succéder. Mais il n’était plus question de limite d’âge ni de jour de mort. Torlyri demeurerait la femme-offrande jusqu’à son dernier souffle. Et au lieu de penser à la mort, elle pensait à trouver un compagnon.

Comme tout cela était étrange.

Elle s’était déjà accouplée avec un homme — tout le monde le faisait, même ceux qui n’avaient pas la fonction d’un géniteur — mais pas très souvent et pas depuis très longtemps. L’accouplement était censé procurer énormément de plaisir, mais ce plaisir était toujours demeuré étranger à Torlyri. Elle ne trouvait pas l’union charnelle déplaisante, mais elle y demeurait insensible. C’était pour elle une série de mouvements que l’on exécutait avec son corps et qui n’étaient pas plus satisfaisants que n’importe quel exercice physique.

Elle avait eu sa première expérience à quatorze ans, peu après son jour de couplage, l’âge normal pour une initiation de ce genre. C’était avec Samnibolon, celui qui allait devenir le compagnon de Minbain. Il s’était approché d’elle dans un endroit écarté du cocon et l’avait prise par les épaules. Puis il avait commencé à caresser sa fourrure sombre et elle avait enfin compris où il voulait en venir. Il ne semblait pas y avoir de mal à cela. Elle s’ouvrit comme elle avait vu les femmes plus âgées le faire et il introduisit en elle son organe rigide. Il commença à se déplacer rapidement d’avant en arrière et ils roulèrent l’un sur l’autre. Au bout d’un certain temps, il poussa un grognement et relâcha son étreinte. Ils demeurèrent encore quelque temps enlacé et Samnibolon lui dit qu’elle était belle et qu’elle deviendrait une femme passionnée. Ce fut tout. Plus jamais il ne revint la voir et peu de temps après il prit Minbain pour compagne.

Un ou deux ans plus tard, le vieux guerrier Binigav l’entraîna à l’écart et lui demanda de s’accoupler avec lui. Comme il était gentil et qu’il approchait de la limite d’âge, elle accepta. Il fut très tendre avec elle et il demeura très longtemps en elle, mais tout ce qu’elle ressentit fut une chaleur diffuse et agréable dans son ventre, mais dépourvue d’intensité.

La troisième fois, ce fut avec Moarn, le père du Moarn qui était devenu un des guerriers de la tribu. Moarn avait déjà une compagne et Torlyri fut très étonnée quand il lui fît des avances à la fin d’un repas de fête. Moarn avait bu trop de vin de velours et elle aussi. Ils s’étreignirent farouchement, mais Torlyri ne fut pas certaine de s’être véritablement accouplée avec lui ; elle se souvint qu’il y avait eu certaines difficultés. De toute façon, l’expérience n’avait pas été mémorable. Elle ne s’était accouplée qu’avec ces trois hommes : Samnibolon, Binigav et Moarn. Et ils étaient tous les trois morts depuis longtemps. Quant à elle, après avoir été choisie dans sa dix-huitième année pour devenir la prochaine femme-offrande, jamais plus elle n’avait cherché à renouveler cette expérience.

Mais maintenant, c’était différent.

Depuis plusieurs semaines, Lakkamai la regardait bizarrement. A quoi pouvait bien penser cet homme distant et renfermé ? Jamais personne ne l’avait regardée de cette manière. Ses yeux gris étaient mouchetés de vert, ce qui leur conférait une mystérieuse profondeur. Lakkamai semblait essayer de lire au plus profond de son âme.

Chaque fois qu’elle se tournait brusquement pour regarder autour d’elle, elle surprenait les yeux de Lakkamai fixés sur elle. Il détournait précipitamment la tête et faisant semblant d’être occupé à faire quelque chose, à faire n’importe quoi. Parfois elle lui souriait ; parfois elle se détournait elle aussi. Mais quand, cinq ou dix minutes plus tard, elle relevait les yeux, son regard était encore braqué sur elle.

Torlyri commença à comprendre.

Elle se surprit de plus en plus souvent à regarder Lakkamai pour voir s’il la regardait. Puis elle se surprit à regarder Lakkamai pour le plaisir de le regarder, même quand il avait le dos tourné. Il avait un corps à la fois gracieux et robuste. Ce n’était pas la force physique brute d’Harruel, mais il émanait de lui une grande énergie, une profonde vitalité qui n’était pas sans rappeler à Torlyri celle de l’Homme au Casque qui avait rendu l’âme pendant son interrogatoire. Lakkamai était un des hommes les plus âgés de la tribu, un guerrier accompli, dont la fourrure d’un beau rouge-brun ne présentait pourtant pas la plus petite trace de gris. Il avait le visage allongé, le menton pointu et les yeux très enfoncés. Il avait toujours été taciturne et, malgré la modeste importance de la tribu et l’inévitable promiscuité du cocon, Torlyri avait le sentiment de très mal le connaître.

Une nuit, elle rêva qu’elle s’accouplait avec lui.

Le rêve la prit par surprise. Elle partageait la couche de Koshmar et, ce soir-là, pour la première fois depuis plusieurs semaines, le couplage les avait unies. Torlyri aurait dû penser à Koshmar en dormant. Mais c’est Lakkamai qu’elle avait vu, se tenant en silence au-dessus d’elle et la regardant intensément. Elle l’avait attiré à elle, il l’avait rejointe en flottant et Koshmar avait disparu, les laissant seuls sur la couche. Elle avait senti Lakkamai entrer en elle, puis une chaleur vive dans son ventre et elle avait compris qu’il avait engendré un enfant.

Elle s’était réveillée en poussant un cri et, tremblante, s’était dressée sur son séant.

— Que se passe-t-il ? demanda aussitôt Koshmar. Tu as fait un rêve ?

— J’ai eu froid, dit-elle en secouant la tête. J’ai senti l’air de l’hiver sur mon visage.

Jamais encore elle n’avait menti à Koshmar.

Mais jamais encore elle n’avait désiré un homme.

Le lendemain, quand Torlyri vit Lakkamai devant le temple, elle fut incapable de le regarder dans les yeux, tellement elle avait le sentiment de s’être véritablement accouplée avec lui pendant la nuit. Si le souvenir qu’elle avait gardé de son rêve était si vif, il avait dû le percevoir lui aussi. Elle avait l’impression qu’il devait déjà tout savoir d’elle, le poids de ses seins dans ses mains, le goût de sa bouche, le parfum de son haleine. Et Torlyri eut soudain l’impression d’être redevenue une jeune fille. Une jeune fille très niaise.

La nuit suivante, elle rêva de nouveau de Lakkamai. Elle haletait, elle gémissait, elle frémissait dans ses bras et, quand elle se réveilla, Koshmar la regardait, les yeux brillant dans l’obscurité, comme si elle s’imaginait que sa compagne de couplage était en train de perdre la raison.

La troisième nuit, le rêve revint, de plus en plus tangible. Elle faisait pendant son accouplement avec Lakkamai des choses qu’elle n’avait jamais vu personne faire, qu’elle n’aurait jamais imaginé que l’on pût avoir envie de faire. Et cela lui procurait un plaisir intense et profond.

C’était plus qu’elle n’en pouvait supporter.

Le lendemain matin, les pluies qui inondaient la ville depuis plusieurs semaines s’étaient enfin arrêtées et, dans les trouées des nuages, le bleu lumineux du ciel d’hiver avait l’intensité d’une sonnerie de trompette. Torlyri accomplit l’offrande du lever du soleil puis, d’une démarche très calme, elle se dirigea vers la maison où logeaient les guerriers célibataires. A l’angle du bâtiment était accrochée une cage où étaient enfermés trois petits animaux noirs au regard mauvais qui tournaient en rond en poussant de petits cris furieux et perçants. Torlyri leur lança en passant un regard compatissant.

Lakkamai attendait sur le pas de la porte, comme s’il avait su qu’elle allait venir. Très détendu en apparence, il était adossé au mur et la regardait approcher en silence. Ses yeux froids et graves n’avaient plus le regard scrutateur qu’il dirigeait si souvent sur elle ces derniers temps. Mais les commissures de ses lèvres étaient agitées par un mouvement convulsif qui trahissait sa tension intérieure, mais dont il ne semblait pas se rendre compte.

— Viens, dit doucement Torlyri. Marchons un peu. La pluie a cessé.

Lakkamai acquiesça de la tête et il s’éloignèrent en conservant entre eux une telle distance qu’Harruel, avec sa forte carrure, aurait eu largement la place de passer. Ils longèrent les différentes maisons abritant la tribu, puis la tour hexagonale de pierre pourpre transformée en temple, le jardin d’agrément que Boldirinthe, Galihine et quelques autres entretenaient avec le plus grand soin et enfin le bassin miroitant, baigné d’une lumière rose, dont les yeux de saphir raffolaient. Ni l’un ni l’autre n’avait ouvert la bouche et ils regardaient droit devant eux. Torlyri crut apercevoir Hresh, Konya et Taniane du coin de l’œil et peut-être même Koshmar. Mais personne ne l’appela et elle elle préféra ne pas tourner la tête.

Derrière le jardin des femmes et le bassin de lumière des yeux de saphir se trouvait un autre jardin à la végétation exubérante, où des arbres aux branches tordues et des arbustes au tronc curieusement ventru et aux feuilles noires poussaient au milieu d’un enchevêtrement de plantes rampantes sur un épais tapis de mousse bleuâtre. Torlyri pénétra dans le jardin. Lakkamai marchait toujours à côté d’elle, mais il s’était rapproché. Ils n’avaient toujours pas échangé un mot. Ils firent une vingtaine de pas dans le jardin et découvrirent une trouée entre les arbres, presque une charmille. Torlyri se tourna vers Lakkamai et lui sourit. Le guerrier posa les mains sur ses épaules, comme s’il voulait l’obliger à s’allonger avec lui sur la mousse. Mais il n’eut pas besoin d’appuyer. Ils se laissèrent tomber à terre d’un même mouvement.

Elle n’aurait su dire si c’était lui qui était entré en elle ou bien elle qui l’avait attiré entre ses jambes, mais ils se retrouvèrent serrés l’un contre l’autre et leurs corps ne faisaient plus qu’un. L’épaisse couche de mousse sur laquelle ils étaient allongés produisait un léger clapotis. La mousse était gorgée de toute l’eau tombée pendant des semaines et Torlyri s’imagina qu’ils l’écrasaient au fond de la petite cuvette dont elle tapissait le fond et qu’une mare allait se former autour d’eux. C’est avec plaisir qu’elle eût laissé l’eau tiède recouvrir tout son corps.

Lakkamai se mit à remuer plus rapidement en elle et elle s’accrocha à lui, enfonçant les doigts dans les muscles fermes qui jouaient sous l’épaisse fourrure de son dos.

Ce n’était pas tout à fait comme dans son rêve. Mais ce n’était pas non plus du tout comme le souvenir qu’elle avait gardé de ses étreintes avec Samnibolon, Binigav et Moarn. La communion n’était ni aussi profonde ni aussi pleine que dans le couplage — comment aurait-il pu en aller autrement ? — mais c’était beaucoup plus profond que ce qu’elle pensait qu’un accouplement pourrait lui apporter. Elle resserra son étreinte et songea avec un étonnement émerveillé que cela allait au-delà d’un simple accouplement, que c’était l’union d’un véritable couple. Mais, dans cet instant d’émerveillement, une voix discordante s’éleva dans son âme : Qu’ai-je fait ? Que va dire Koshmar ?

Les questions restèrent sans réponse et Torlyri se fondit dans le merveilleux silence qu’était l’âme de Lakkamai. Au bout d’un long moment, elle s’écarta de lui et ils demeurèrent étendus côte à côte, ne se touchant que par le bout des doigts.

Elle eut envie d’approcher de lui la pointe de son organe sensoriel, mais elle se dit que cela ressemblerait trop au couplage. Que ce serait un couplage. Elle avait déjà une compagne de couplage, et c’était Koshmar. Mais Lakkamai était son compagnon.

Torlyri tourna et retourna cette pensée dans sa tête.

Lakkamai est mon compagnon. Lakkamai est mon compagnon.

Elle avait trente-deux ans, elle était la femme-offrande de la tribu depuis de longues années et, d’un seul coup, après si longtemps, elle avait un compagnon. Comme tout cela était étrange.

Par un jour d’hiver froid et lumineux, tandis que le dernier orage venait de disparaître à l’orient et que le prochain n’était pas encore arrivé de l’occident, Hresh partit encore une fois explorer la sinistre bâtisse qu’il nommait la Citadelle. C’était l’idée de Taniane et elle l’accompagnait. Elle l’accompagnait très souvent ces derniers temps et Koshmar ne refusait plus de le laisser partir fouiller dans les ruines sans un garde du corps. De son côté, Hresh avait rapidement accepté l’intégration de Taniane au groupe des Chercheurs. La proximité de la jeune fille le mettait encore un peu mal à l’aise, mais, en même temps, il éprouvait un plaisir troublant à être seul avec elle dans les quartiers les plus éloignés de la cité.

Hresh ne tenait pas particulièrement à retourner voir la Citadelle. Il pensait maintenant savoir à quoi elle avait servi et il redoutait d’en avoir la confirmation. Mais Taniane était fascinée par l’étrange bâtiment et elle avait insisté pour s’y rendre jusqu’à ce que Hresh cède à ses prières. Et il n’osait pas lui expliquer pourquoi il préférait ne pas s’en approcher. Mais, ayant accepté d’y aller, il était bien décidé cette fois à percer à tout prix le mystère de la Citadelle. Ne rien lui dire, mais lui faire voir. Et qu’elle en tire ses propres conclusions. Le moment était peut-être venu de partager une partie de la terrible vérité qu’il avait jalousement gardée jusqu’alors. Et c’était peut-être avec Taniane qu’il convenait de la partager.

La montée vers la Citadelle était des plus ardues. Pavé de dalles grises soulevées en tous sens par les affaissements de terrain et les séismes, le chemin était rendu glissant pendant les pluies d’hiver par une épaisse couche d’algues vertes. Taniane perdit l’équilibre à deux reprises et Hresh dut la rattraper, une première fois par le bras, l’autre par la hanche et le bas du dos. Après chacun de ces contacts, il éprouvait des picotements dans les doigts, une sensation de chaleur dans les reins et une démangeaison dans son organe sensoriel. Il se prit à espérer qu’elle glisserait une troisième fois, mais il n’en fut rien.

Ils atteignirent le sommet de l’éminence et s’engagèrent sur le plateau d’où la Citadelle dominait Vengiboneeza dans sa majestueuse solitude. Hresh traversa le tapis d’herbe dense et courte qui entourait l’édifice et s’avança jusqu’au bord du plateau. La cité immense s’étendait devant lui, baignée par la lumière laiteuse de l’hiver. Il voyait les souches blanches de bâtiments effondrés, des ponts fragiles réduits à l’état de décombres, des avenues au tracé rectiligne et au dallage luisant, veiné de traînées bleuâtres ou verdâtres. Taniane s’approcha tout près de lui, le souffle encore court après l’effort de l’ascension.

— J’ai vu tout cela quand la cité était encore vivante, dit Hresh après un moment de silence.

— Je sais. Haniman me l’a dit.

— C’était absolument stupéfiant. Il se passait tant de choses en même temps, il y avait tant de gens, tant d’énergie. Oui, stupéfiant. Mais très déprimant aussi.

— Déprimant ?

— Avant de voir la Grande Planète, je n’imaginais pas ce que pouvait être une véritable civilisation. Et je ne soupçonnais pas à quel point nous en sommes encore loin. Je croyais que ce serait comme un cocon, en beaucoup plus grand, bien sûr, avec beaucoup plus de gens faisant beaucoup plus de choses. Mais ce n’est pas cela, Taniane. Il y a une différence de qualité autant que de quantité. Il existe un certain seuil à partir duquel une civilisation prend son essor, commence à produire sa propre énergie, à se développer toute seule et non simplement grâce aux activités de ceux qui la composent. Est-ce que tu me suis ? Notre tribu est beaucoup trop petite pour en arriver là. Nous avons nos petites activités à accomplir quotidiennement et, le lendemain, nous recommençons la même chose. Mais il n’y a pas ce sentiment de virtualité, de transformation, de développement accéléré. Il nous faudrait être beaucoup plus nombreux. Et même pas quelques centaines, mais des milliers… des millions.

— Nous y arriverons un jour, Hresh.

— Ce jour est encore très éloigné, dit-il avec un haussement d’épaules. Et nous avons encore tant à faire.

— La Grande Planète non plus n’était pas très peuplée au début.

— C’est ce que je ne cesse de me répéter.

— C’est donc cela qui te troublait tellement depuis le jour où tu as eu cette vision ?

— Non, répondit Hresh. Ce n’est pas cela. C’est encore autre chose.

— Tu ne veux pas m’en parler ?

— Non. Je ne peux en parler à personne.

Elle le regarda longuement sans rien ajouter. Puis un sourire s’épanouit sur son visage et elle posa délicatement la main sur son épaule. Hresh ne put réprimer un frisson, mais il espéra qu’elle n’avait rien remarqué.

Il se retourna et observa la Citadelle, ses murs nus et massifs d’un noir verdâtre, ses gigantesques colonnes de pierre et son toit bas, pesant et légèrement incliné. Il émanait de cet édifice un sentiment de force, de puissance, voire d’arrogance et d’assurance colossale. Hresh ferma les yeux et il vit les formes spectrales des humains au corps fluet et glabre de sa vision traverser les murailles aveugles avec un simple contact du doigt, comme si elles n’avaient pas plus de densité qu’un voile de brume. Comment réussissaient-ils à le faire ? Comment était-ce possible ?

— Tourne-toi, dit-il brusquement.

— Pourquoi ?

— J’ai quelque chose à faire et je ne veux pas que tu regardes.

— Tu deviens tellement mystérieux, Hresh !

— Je t’en prie, dit-il.

— Tu vas faire quelque chose avec la Pierre des Miracles ?

— Oui, dit-il d’un ton irrité.

— Tu n’as pas besoin de la cacher.

— Je t’en prie, Taniane.

Elle fit une grimace et lui tourna le dos. Hresh sortit le Barak Dayir de sa ceinture et, après une brève hésitation, il appliqua sur la pierre l’extrémité de son organe sensoriel. L’intense musique s’éleva aussitôt dans les gouffres et les abîmes de l’air et son âme en fut remplie. Le corps parcouru de longs tremblements, il s’appropria la puissance de la pierre, il en régla le pouvoir et des tourbillons de lumière rouge, jaune et blanche commencèrent à briller sur les murs de la Citadelle. Des entrées, songea-t-il.

— Donne-moi la main, dit-il à Taniane.

— Qu’allons-nous faire ?

— Nous allons entrer, répondit Hresh. Donne-moi la main, Taniane.

Elle le regarda bizarrement et glissa la main dans la sienne. La Pierre des Miracles amplifiait tellement toutes les sensations de Hresh qu’il eut l’impression que la paume de Taniane était brûlante comme le feu et l’intensité du contact était presque intolérable. Mais il parvint à supporter la brûlure et il l’entraîna doucement vers le plus proche des tourbillons de lumière. Il s’ouvrit à son approche et Hresh traversa la muraille sans difficulté, tirant Taniane derrière lui.

A l’intérieur de l’enceinte s’étendait une immense salle vide, éclairée par une lumière spectrale uniformément répartie et dépourvue de source apparente. Ils auraient tout aussi bien pu se trouver dans une grotte gigantesque enfouie dans les entrailles de la terre et aux parois hautes comme une montagne.

— Yissou ! murmura Taniane. Où sommes-nous ?

— Je crois que c’est un temple.

— Qui l’utilise ?

— Eux, répondit Hresh en tendant le bras.

Tout autour d’eux, des humains flottaient dans l’air avec une légèreté de plume. Ils semblaient sortir des murs et par groupes de deux ou trois, conversant entre eux, ils traversaient l’immense espace pour disparaître de l’autre côté. Ils ne semblaient aucunement conscients de la présence de Hresh et de Taniane.

— Des Faiseurs de Rêves ! murmura-t-elle. Sont-ils réels ?

— Probablement des visions d’une autre époque. Du temps où la cité vivait encore. Ou bien nous rêvons que nous les voyons.

Il se rendit compte qu’il serrait encore le Barak Dayir dans sa main. Il le remit dans sa bourse qu’il glissa dans sa ceinture. Les silhouettes fantomatiques s’évanouirent aussitôt et il ne resta plus que les quatre murs de pierre nus, luisant faiblement dans la lumière spectrale qu’ils produisaient eux-mêmes.

— Que s’est-il passé ? demanda Taniane. Où sont-ils partis ?

— C’est la Pierre des Miracles qui nous a permis de les voir. Ils n’étaient pas réellement là. Ce n’est que leur image qui nous apparaissait à travers les millénaires.

— Je ne comprends pas.

— Moi non plus, dit Hresh.

Il fit prudemment quelques pas en direction du mur, à l’endroit où ils l’avaient traversé, et laissa courir sa main sur la pierre. Elle était dure et solide, presque chaude, comme l’était le Barak Dayir. Il sentit un grand frisson dans toute sa colonne vertébrale. Il n’y avait rien dans la vaste salle, absolument rien, pas une image brisée, pas un trône renversé, pas le moindre signe de quelconques occupants.

— Je me sens toute drôle ici, dit Taniane. Partons.

— Si tu veux.

Hresh se détourna et ressortit le Barak Dayir de sa bourse, mais, cette fois, il ne se donna pas la peine de le cacher. Taniane écarquilla les yeux et fit le signe de Yissou. Dès que Hresh appliqua son organe sensoriel sur le talisman, les murs se remirent à briller avec éclat et la procession aérienne des humains reprit son cours. Taniane était béante d’étonnement.

— Des Faiseurs de Rêves, répéta-t-elle. Comme ils ressemblent à Ryyig ! Qui étaient-ils ?

Hresh ne répondit pas.

— Je crois le savoir, poursuivit-elle.

— Vraiment ?

— C’est une idée complètement folle, Hresh.

— Alors, ne me dis rien.

— Dis-moi ce que toi, tu en penses.

— Je ne suis pas sûr, dit-il. Je ne suis sûr de rien.

— Tu penses la même chose que moi ?

— Peut-être, dit-il. Je ne sais pas.

— Oui, nous pensons la même chose. J’ai peur, Hresh.

Il vit sa fourrure se hérisser et sa poitrine se soulever rapidement. Il aurait voulu avoir le courage de l’attirer contre lui et de la serrer dans ses bras.

— Viens, dit-il. Nous sommes restés assez longtemps.

Il lui reprit la main et ils ressortirent comme ils étaient entrés, en traversant la muraille. Quand ils furent à l’extérieur, ils se retournèrent vers la Citadelle, puis ils se regardèrent sans un mot. Jamais Hresh n’avait vu Taniane aussi bouleversée. Et, dans sa tête, il revoyait l’étrange procession de Faiseurs de Rêves flottant mystérieusement, magiquement dans l’air et qui lui répétaient à l’envi ce qu’il ne voulait pas entendre.

Ils redescendirent en silence le chemin glissant au sol tourmenté et regagnèrent le campement sans échanger un mot.

Avant d’arriver, ils entendirent des hurlements et des cris furieux, les cris aigus et moqueurs des singes de la jungle. Il y en avait partout, qui se balançaient et sautaient par dizaines sur les toits.

— Que se passe-t-il ? demanda Hresh à Boldirinthe qui passait en brandissant une lance.

— Tu ne vois pas ce qui se passe ?

Weiawala, qui suivait Boldirinthe, s’arrêta et lui expliqua que les singes étaient arrivés en transportant des nids fins comme du papier qu’ils avaient fait éclater en les jetant par terre et d’où étaient sortis une nuée d’insectes d’un rouge luisant, armés de pinces tranchantes, qui s’étaient répandus dans tout le camp. Les insectes s’enfouissaient dans leur fourrure et leur infligeaient des blessures qui brûlaient comme un fer rouge. Il était impossible de les arracher et il fallait les extirper à l’aide d’un couteau. Les singes qui avaient envahi le camp poussaient des hurlements et des rires perçants en fracassant par terre les derniers nids. Toute la tribu s’efforçait de les repousser tout en chassant les insectes.

Il fallut plusieurs heures avant que le calme soit rétabli et personne ne demanda à Hresh ce qu’il avait fait. Dans le courant de la soirée, il vit Taniane assise à l’écart, le regard perdu dans le lointain. Quand Haniman s’approcha d’elle pour lui susurrer quelque chose à l’oreille, elle le repoussa avec humeur et quitta la pièce.

A mi-pente du Mont du Printemps se trouvait une saillie dentelée qu’Harruel utilisait souvent comme poste de guet quand il était en faction. L’éperon rocheux surplombait le flanc de la montagne comme une terrasse et, lorsqu’il levait la tête, il voyait la dépression que des troupes d’invasion arrivant par la montagne seraient obligées de franchir pour attaquer la ville. Quand il baissait les yeux, il voyait étalée en contrebas toute la cité de Vengiboneeza, comme un modèle réduit.

Il y demeurait pendant de longues heures, par tous les temps, juché sur la fourche d’un arbre énorme, à l’écorce luisante et aux feuilles rouges triangulaires. Depuis quelque temps, il recommençait à partir seul dans la montagne. Ses recrues, ses soldats, l’agaçaient au plus haut point et il percevait leur impatience, il sentait bien qu’ils ne croyaient plus à une attaque ennemie.

Harruel roulait le plus souvent de sombres pensées dans sa tête. Il avait le sentiment d’être englué dans une sorte de rêve où plus personne ne pouvait bouger. Les mois, les années s’écoulaient et il était prisonnier de la cité morte comme il avait été prisonnier du cocon. Avec cette différence que, dans le cocon, il lui importait peu que chaque jour fût exactement semblable au précédent, alors que maintenant il avait énormément de peine à réfréner son impatience devant le monde qui s’offrait à lui tout en demeurant juste hors de sa portée. Harruel était habité par la certitude qu’il était fait pour accomplir de grandes choses. Mais quand pourrait-il commencer à les accomplir ? Quand ? Quand ?

Tout au long des interminables périodes de pluie, ces sentiments bouillonnaient en lui et devenaient intolérables. Il passait des journées entières dans l’arbre fourchu, trempé jusqu’aux os, remâchant sa rancœur. Il contemplait d’un regard noir le camp de la tribu, dans son petit coin de la cité, et se répandait en invectives contre les pleutres et les médiocres. Puis il relevait la tête vers le sommet de la montagne et hurlait des provocations à l’adresse de ces envahisseurs qui refusaient de se montrer. Tout ankylosé, le corps endolori, le crâne parcouru d’élancements, il descendait de temps en temps de son perchoir pour aller cueillir des fruits sur les arbres voisins. Il lui arriva aussi à plusieurs reprises d’attraper à mains nues quelque petit animal sauvage et de le manger tout cru après lui avoir brisé l’échine.

Il en vint même à passer une nuit entière dans son arbre, trempé par la pluie qui tombait à verse. A quoi bon rentrer chez lui ? Minbain était absorbée par le nouveau-né et elle repoussait toutes ses avances. La pluie avait au moins le mérite de refroidir sa colère.

Les premiers feux du soleil le surprirent dans son arbre et il tressauta comme s’il venait de recevoir une gifle. Il cligna des yeux et se redressa en se demandant où il était. Puis il se souvint qu’il avait passé la nuit dans l’arbre et qu’il avait dû s’endormir.

Encore mal réveillé, il crut distinguer sur sa gauche des casques à pointes dorées le long du bord dentelé de l’éperon rocheux. Les envahisseurs, enfin ? Mais non, ce n’étaient que les premiers rayons du soleil jouant sur les feuilles encore couvertes de gouttes de pluie.

Il se laissa glisser à terre et s’éloigna d’une démarche raide en direction de la cité pour chercher quelque chose à manger.

Il était à peu près arrivé à mi-chemin quand une silhouette apparut en contrebas. Il crut dans un premier temps qu’il s’agissait de Salaman ou de Sachkor qui avaient attendu que la pluie cesse pour partir à sa recherche. Mais, tandis qu’elle se rapprochait, il vit que c’était une femme. Plutôt une jeune fille. Grande et mince, elle avait une fourrure d’un noir étonnamment profond. Et Harruel finit par la reconnaître. C’était la jeune Kreun dont Sachkor était éperdument amoureux, la fille de la vieille Thalippa. Elle agita le bras en le voyant.

— Je cherche Sachkor ! Est-il avec toi ?

Harruel se contenta de la regarder, sans répondre. Il s’était accouplé un jour avec Thalippa, il y avait de nombreuses années de cela. Elle avait du tempérament, Thalippa, à l’époque. Elle lui avait labouré le dos avec ses griffes. Après tout ce temps, le souvenir de leur étreinte lui remontait à la mémoire. Il retrouvait son odeur à la fois suave et forte. Étonnant de retrouver cela, quinze ans après ! Quinze ans, la moitié d’une vie !

— Personne ne sait où il se trouve, poursuivit Kreun. Il a disparu depuis hier matin. Je suis allé chez les jeunes gens, mais il n’y est pas non plus. C’est Salaman qui m’a dit qu’il pouvait être dans la montagne avec toi.

Harruel haussa les épaules. En d’autres circonstances, cette disparition eût retenu son attention, mais il avait l’impression d’être sous l’emprise d’un charme.

— Cela fait si longtemps, Thalippa.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Viens. Approche-toi. Laisse-moi te regarder, Thalippa.

— Je suis Kreun. Thalippa est ma mère.

— Kreun ? répéta Harruel, comme si ce nom lui était inconnu. Ha ! oui, Kreun !

Il sentait une vive chaleur entre ses jambes et un engourdissement affreusement douloureux. Toutes ces journées — et maintenant une nuit entière — passées dans l’arbre, sous la pluie, pour veiller sur ces gens stupides et insouciants, pour les protéger contre un ennemi à la réalité duquel ils refusaient de croire. Et pendant ce temps, sa vie s’écoulait inutilement et le monde lui tendait en vain les bras.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Harruel ? Tu as l’air bizarre.

— Thalippa…

— Je m’appelle Kreun !

Et elle commença à reculer, l’air apeuré.

Il ne pouvait pas donner tort à Sachkor de tant parler d’elle. Kreun était très belle, avec de longues jambes minces, une superbe fourrure noire et des yeux verts où brillait maintenant une lueur effrayée. Il s’étonnait de n’avoir jamais encore remarqué à quel point cette fille était belle. Certes, elle était encore très jeune et l’habitude n’était pas de regarder les filles tant qu’elles n’avaient pas atteint l’âge du couplage, mais c’était une merveille. Minbain était douce, tendre et chaude, mais ses plus belles années étaient maintenant derrière elle. Alors que Kreun était dans tout l’éclat de sa jeunesse…

Kreun s’arrêta, encore inquiète, mais ne sachant quelle attitude adopter. Harruel descendit vers elle. Quand il fut tout près, elle poussa un petit cri et essaya de s’enfuir, mais il projeta son organe sensoriel et la saisit à la gorge. Il la sentit frissonner et cela ne fit que redoubler son ardeur. Il l’attira vers lui sans difficulté, la saisit par les épaules et la força à s’allonger sur le ventre sur le sol mouillé.

— Non ! hurla-t-elle. Non, je t’en prie !

Elle essaya de se dégager en rampant, mais elle n’avait aucune chance contre lui. Il se laissa tomber sur elle de tout son poids et lui saisit les bras par-derrière. La brûlure de ses reins devenait insupportable. Quelque part au fond de lui-même une petite voix lui répétait que ce qu’il faisait était mal, qu’il ne fallait pas prendre une femme contre sa volonté et que les dieux le châtieraient pour cela. Mais Harruel était impuissant à lutter contre la rage et le désir qui s’étaient emparés de lui. Il appuya les cuisses contre la douce fourrure de la croupe de Kreun et la pénétra d’une violente poussée. Elle émit un long cri où se mêlaient la douleur et l’horreur.

— C’est mon droit ! commença à répéter inlassablement Harruel en donnant de grands coups de reins. Je suis le roi ! C’est mon droit !

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