5. Vengiboneeza

Dans l’après-midi de la même journée, Threyne vint trouver Torlyri et lui annonça en se tenant le ventre à deux mains que l’heure de sa délivrance était proche. Torlyri constata qu’elle ne mentait pas : le ventre distendu de la jeune femme était déformé par les mouvements du petit être qu’elle portait et d’autres signes marquaient l’imminence de sa venue au monde.

— Nous allons devoir nous arrêter, dit Torlyri à Koshmar. La grossesse de Threyne arrive à son terme.

Koshmar réprima un mouvement d’impatience. Torlyri savait que depuis que sa compagne avait appris que la capitale des yeux de saphir était si proche, elle avait hâte d’atteindre Vengiboneeza. Mais il lui faudrait attendre. La naissance d’un enfant avait la priorité sur tout le reste. Threyne devait se sentir à l’aise pour que l’enfant vienne au monde dans les meilleures conditions.

A l’époque du cocon, chaque nouvelle naissance apportait la joie dans la tribu, mais elle avait aussi son mauvais côté. Un enfant ne pouvait venir au monde que lorsque quelqu’un d’autre approchait du moment où il allait devoir le quitter. Toute possibilité d’extension était exclue à l’intérieur du cocon et la naissance était intimement liée à la mort. De là, l’instauration de la limite d’âge afín que le Peuple ne soit pas tenu de choisir entre vivre trop à l’étroit et interdire pratiquement toute nouvelle naissance. Mais dans le monde de l’extérieur, où tout était si différent, le surpeuplement n’était pas à redouter. La tribu, tout au contraire, avait le plus urgent besoin de vies nouvelles. Plus personne n’avait à sacrifier sa vie pour faire de la place aux nouveau-nés. Torlyri estimait qu’il était du devoir de toute femme en âge d’avoir des enfants d’accepter la maternité et elle commençait elle-même à en caresser le projet.

Ils ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils eurent laissé loin derrière eux les marécages et le lac aux flots noirs, car ils tenaient à éviter que le marcheur sur l’onde ne réapparaisse en emplissant les airs de son rire terrifiant pendant que Threyne mettait son bébé au monde.

Plusieurs hommes allèrent couper de jeunes arbres pour lui construire une retraite ombragée tandis que Minbain, Galihine et deux ou trois autres femmes âgées la lavaient et lui tenaient les mains pour l’aider à supporter la douleur. Preyne, qui était le père de l’enfant, s’agenouilla auprès d’elle et la caressa de son organe des sens afin de la soulager, comme c’était son devoir et son privilège. Torlyri prépara des offrandes à Mueri, la Consolatrice, à Yissou, le Protecteur, mais aussi à Friit, le Guérisseur, pour plus tard. Le travail était très long et les douleurs de l’enfantement étaient plus fortes chez Threyne que chez la plupart des autres femmes. Torlyri se dit que cela devait être dû aux fatigues de la marche.

Koshmar, qui avait nerveusement fait les cent pas toute l’après-midi, s’approcha de Threyne à la tombée du soir et baissa les yeux sur son ventre dilaté.

— Alors ? demanda-t-elle à Torlyri. Tout se passe bien ?

La femme-offrande l’entraîna à l’écart, hors de portée de voix de Threyne.

— Cela dure depuis trop longtemps, dit-elle. Et elle souffre énormément.

— Preyne ne peut donc pas la soulager de sa douleur ? demanda Koshmar.

— Il fait de son mieux.

— Elle va mourir ?

— Non, répondit Torlyri, je ne pense pas. Mais, si elle survit, elle sera très faible pendant un certain temps.

— Que veux-tu dire, Torlyri ?

— Que nous ne pourrons pas lever le camp avant plusieurs jours.

— Mais… Vengiboneeza…

— Vengiboneeza nous a attendus pendant sept cent mille ans, répliqua Torlyri. Elle pourra attendre une ou deux semaines de plus. Nous n’allons pas mettre la vie de Threyne en danger à cause de ton impatience. Et le bébé de Nettin ne devrait pas tarder à arriver lui aussi ; c’est l’affaire de deux ou trois jours. Le mieux serait de rester ici jusqu’à ce qu’elles soient assez fortes pour reprendre la route. Ou bien nous divisons la tribu en deux groupes. Nous pouvons envoyer Harruel et quelques hommes en éclaireurs pour chercher la ville tandis que nous resterons ici pour veiller sur les jeunes mères.

— S’il arrive quelque chose à Threyne, jamais je ne me le pardonnerai, dit Koshmar, manifestement préoccupée. Mais tu comprends ce que je ressens en sachant que nous sommes si près du but.

Torlyri posa tendrement les mains sur les épaules de sa compagne.

— Je comprends, dit-elle avec douceur. Tu t’es tellement battue pour nous amener jusqu’ici.

Threyne émit brusquement un cri plus fort et plus perçant que les autres.

— C’est l’heure de la délivrance, dit Torlyri. Il faut que j’aille la rejoindre, mais je te promets que nous reprendrons la route dès que possible.

Koshmar inclina la tête et s’éloigna. Torlyri la suivit des yeux en songeant qu’il était quand même étonnant d’avoir eu à expliquer à Koshmar, d’ordinaire si lucide et si équilibrée, qu’il leur faudrait rester ici pendant quelque temps. Et Koshmar avait certainement encore beaucoup de peine à l’accepter. Mais tous ces problèmes féminins lui demeuraient étrangers. Jamais elle n’avait laissé un homme poser la main sur son corps ; jamais elle n’avait envisagé un seul instant de donner la vie à un enfant. Depuis l’enfance, elle n’avait aspiré qu’à devenir le chef de la tribu et rien d’autre, ce qui pour elle excluait la maternité. Les chefs ne portaient pas d’enfant, ainsi le voulait la tradition. Mais, de l’avis de Torlyri, c’était uniquement parce qu’il était indispensable de limiter rigoureusement la population du cocon. Les traditions relatives à la maternité ou à son refus s’étaient formées au fil des siècles, mais la raison sous-jacente avait toujours été la crainte qu’en l’absence de restriction des naissances le surpeuplement n’oblige les habitants du cocon à affronter trop tôt les rigueurs de l’hiver.

Sur ces entrefaites, Minbain l’appela. L’enfant arrivait.

Torlyri se précipita auprès de Threyne, mais il était temps. Une toute petite tête sortait déjà d’entre les cuisses de la jeune mère. Un sourire s’épanouit sur le visage de Torlyri. Jamais Koshmar n’avait pu supporter d’assister à un accouchement, mais la femme-offrande trouvait ce moment d’une grande beauté. Elle s’agenouilla devant la couche de Threyne et lui saisit les chevilles tout en adressant une prière à Mueri, la Mère.

— C’est un garçon, annonça Minbain.

Le bébé vagissant était très petit, tout rose et tout plissé, le corps parsemé de petites touffes d’un duvet gris qui deviendrait une épaisse fourrure le recouvrant tout entier. Son minuscule organe sensoriel dressé s’agitait vivement. C’était un bon signe, un signe de vigueur et de passion. Torlyri se remémora le jour où elle avait aidé Minbain quand elle accouchait de Hresh, neuf ans auparavant. L’organe sensoriel du nouveau-né battait furieusement l’air et il fallait reconnaître que le présage s’était pleinement vérifié.

— L’ancien, dit une des femmes. Nous avons besoin de l’ancien pour lui donner un nom.

Minbain étouffa un petit rire et plusieurs autres femmes l’imitèrent.

— L’ancien ! s’écria Galihine. C’est bien la première fois que j’entends appeler un enfant l’ancien !

— Et qu’on verra un enfant présider à un accouchement, ajouta Preyne.

— Peu importe, déclara Torlyri d’une voix ferme. Nous avons besoin de lui pour accomplir ce qui doit être accompli.

Elle se tourna vers une jeune fille du nom de Kailii, qui était presque en âge d’enfanter et qui avait observé l’accouchement avec fascination, pour lui demander d’aller quérir le chroniqueur.

Hresh arriva au bout de quelques minutes. Torlyri le vit apprécier la situation d’un coup d’œil : les femmes rassemblées autour de l’accouchée ; Threyne, épuisée, des traînées de sang tachant la fourrure de ses cuisses ; le nouveau-né tout fripé, ressemblant plus à un radis qu’à un humain. Mais Hresh avait l’air gêné, peut-être à cause de la présence de sa mère, ou bien parce qu’il savait qu’il n’était pas de coutume pour un homme d’assister à une telle scène.

— Comme tu le vois, un enfant vient de naître, dit Torlyri. Il convient maintenant de lui donner un nom et c’est à toi qu’il incombe de le faire.

La gêne du chroniqueur sembla aussitôt s’évanouir. Il se redressa de toute sa taille — comme il est ridiculement petit, songea Torlyri — comme pour se draper dans la dignité de sa fonction.

Il fit solennellement le signe de Yissou, puis successivement celui d’Emakkis, le Pourvoyeur, celui de Mueri, la Mère, et celui de Friit, le Guérisseur. Pour finir, il fit le signe de Dawinno, le Destructeur, le plus subtil des dieux.

Torlyri sentit un élan de fierté et de plaisir monter en elle. Hresh avait fait ce qu’il convenait et dans l’ordre voulu ! Le vieux Thaggoran n’eût pas fait mieux. Dire que le gamin n’avait jamais assisté à un accouchement. Il avait dû étudier le rituel dans ses livres. Quel garçon remarquable !

— Un enfant mâle nous a été donné, commença Hresh d’une voix sonore. Par Preyne et par Threyne, pour nous tous. Je le nomme d’après le grand homme qui nous a été si cruellement enlevé. Thaggoran sera son nom.

— Thaggoran ! rugit Preyne. Thaggoran, fils de Preyne ! Thaggoran, fils de Threyne !

— Thaggoran ! crièrent les femmes.

— Thaggoran ! articula Threyne d’une voix faible.

Hresh tendit les mains vers la mère, puis vers le père et enfin vers la femme-offrande, comme le prescrivait le rite. Il se dirigea ensuite vers les autres femmes et, l’une après l’autre et sans oublier sa mère, leur effleura les joues dans un geste de bénédiction. Torlyri n’avait jamais vu cela ; Hresh avait dû l’inventer, à moins qu’il n’eût rétabli un ancien rite découvert dans ses livres. Il s’approcha enfin de Torlyri et, les yeux brillants, lui toucha le visage de la même manière. Ce devait être un moment merveilleux pour le jeune chroniqueur, l’étrange petit Hresh-le-questionneur, qui semblait maintenant être mi-homme, mi-enfant, un homme dans le corps d’un enfant. Torlyri songea à ce jour déjà lointain où elle l’avait rattrapé devant le sas du cocon avant qu’il puisse s’enfuir, et elle se souvint de la terreur brillant dans ses yeux quand elle lui avait annoncé qu’il allait comparaître devant Koshmar pour être jugé. Comme tout était différent maintenant ! Et c’était aujourd’hui ce même Hresh qui, si loin de leur cocon, annonçait la venue au monde d’un nouveau Thaggoran avec tout le sérieux de l’ancien.

Quand le rite fut achevé, Hresh l’entraîna à l’écart.

— Cela s’est bien passé ? demanda-t-il. Ai-je fait tout ce qu’il fallait ?

— Tu as été parfait, répondit-elle.

Et, dans un mouvement impulsif, elle le serra contre sa poitrine en le soulevant de terre et l’embrassa sur les deux joues.

Mais cet élan d’affection parut blesser Hresh dans son amour-propre. Quand elle le reposa par terre, il lui lança un regard bizarre en lissant sa fourrure dans une attitude de dignité offensée. Mais quand Torlyri le prit par les épaules en souriant, sa mauvaise humeur se dissipa. Nul ne pouvait en vouloir très longtemps à Torlyri.

— Il y a une autre cérémonie qu’il faudra bientôt célébrer, dit Hresh.

— La naissance du bébé de Nettin ?

— Cela aussi, bien sûr. Mais je songeais à quelque chose qui me concerne.

— De quoi parles-tu ? demanda Torlyri.

— La cérémonie de mon jour de baptême. Tu sais que je vais avoir neuf ans.

Torlyri essaya de réprimer une violente envie de rire, mais elle n’y parvint pas.

Hresh fit un pas en arrière et la regarda de nouveau d’un air offensé.

— J’ai dit quelque chose de drôle ?

— Non, Hresh, tu n’as rien dit de drôle. Rien de drôle du tout, mais… mais…

Et elle partit d’un nouvel éclat de rire.

— Excuse-moi, dit-elle. Ce n’est pas très gentil de ma part.

— Je ne comprends pas pourquoi tu ris.

— Ton jour de baptême ! Tu es l’ancien de la tribu et tu viens de donner son nom à un enfant avant même ton jour de baptême ! Ah ! Hresh ! nous vivons des temps bien étranges !

— Peu importe, dit Hresh. Le moment est venu pour moi.

— Oui, Hresh, dit Torlyri en hochant lentement la tête. Tu as absolument raison. Je vais en parler à Koshmar. Sais-tu précisément quel jour ce doit être.

— J’ai perdu le compte des jours, Torlyri, répondit Hresh avec une pointe de tristesse dans la voix. Depuis toutes ces semaines, tous ces mois que nous marchons… Je crains que ce ne soit déjà passé depuis plusieurs jours.

— Cela ne fait rien, dit Torlyri. Je vais en parler à Koshmar.

Mais aussi bien Torlyri que Koshmar ignoraient quelle pouvait être la marche à suivre pour célébrer un jour de baptême dans le nouveau cadre qui était le leur. Jamais elles n’avaient eu l’occasion d’accomplir ce rite depuis le Temps du Départ.

A l’époque du cocon, le jour de baptême qui marquait l’entrée dans la vie adulte était l’une des trois occasions sacramentelles où il était permis à un membre de la tribu de franchir le sas et de passer quelques instants dans le monde de l’extérieur. En la seule compagnie de la femme-offrande, l’enfant de neuf ans sortait en tremblant et prononçait le nom qu’il avait choisi désormais de porter. Étourdi, apeuré, il contemplait l’escarpement et le fleuve qui coulait en contrebas, les tas d’ossements blanchis et la voûte infinie du ciel. Grisé par l’air pur et froid de l’extérieur, il ne lui restait plus qu’à accomplir l’offrande appropriée aux Cinq Déités. Quelques années plus tard venait la deuxième cérémonie rituelle, celle du jour de couplage, qui marquait l’acquisition de la maturité de l’âme. La troisième et dernière occasion de sortir était au seuil de la mort. Quand ils étaient assez forts pour marcher seuls, les membres de la tribu étaient escortés jusqu’au sas par la femme-offrande et le chef, parfois par le premier guerrier, sinon la femme-offrande les transportait jusqu’à l’extérieur où ils attendaient la mort dans le vent et le froid.

Mais comment Hresh pouvait-il sortir du cocon pour le rite de son jour de baptême puisqu’il était déjà à l’extérieur ?

Le rite ancestral n’avait plus aucun sens, mais le jour de baptême demeurait une date importante de la vie. Torlyri comprit qu’une fois encore il lui incombait d’inventer un rite adéquat. Mais il y avait quelque chose de troublant, de gênant presque, dans le fait d’instaurer un rite. Est-ce ainsi qu’ils avaient tous été institués ? Les rites n’étaient-ils que l’invention d’une prêtresse ou d’un chroniqueur pour faire face à quelque besoin urgent et non la volonté d’un dieu ?

Puis elle se dit que les dieux s’exprimaient par le truchement de la femme-offrande.

Elle demanda à Koshmar de l’excuser et partit toute seule. Elle retourna au bord du lac où le marcheur sur l’onde leur était apparu et s’agenouilla pour adresser une prière à Dawinno et lui demander de la guider. Et Dawinno lui accorda un rite qu’elle vit très clairement en esprit.

Tandis qu’elle priait, le marcheur sur l’onde lui apparut. Elle le regarda déployer son long corps grêle et tubulaire, sans crainte, en souriant. Même si tu voulais me faire du mal, tu ne pourrais pas, songea-t-elle. Et si tu le pouvais, je continuerais à te sourire et tu ne me ferais rien. La créature aquatique, se balançant lentement, faisait peser sur elle un regard sombre. Puis Torlyri eut le sentiment que l’animal géant lui rendait son sourire et que sa présence lui faisait plaisir.

Elle hocha lentement la tête.

« Que les Cinq Déités soient avec toi, l’ami. » Et le marcheur sur l’onde se mit à rire, mais d’un rire infiniment plus plaisant que lors de leur première rencontre.

En revenant au campement, Torlyri vit un vol de ces animaux que Thaggoran avait baptisés oiseaux de sang et qui les avaient attaqués à plusieurs reprises dans la plaine. Elle n’avait pas oublié leurs terrifiantes descentes en piqué, leurs cris perçants et les affreuses blessures provoquées par leurs becs tranchants. Mais, cette fois, elle n’éprouva aucune inquiétude. Elle les regarda sans plus de crainte que l’animal aquatique et ils continuèrent à décrire des cercles très haut dans le ciel, sans nullement menacer la tribu.

C’est de cette manière qu’il convient de vivre ici, se dit-elle. Il faut faire face à ces animaux sans avoir peur, si possible leur montrer de l’affection, et ils ne nous feront aucun mal.

— Laisse-moi t’expliquer le rite, dit-elle à Koshmar. Je partirai avec lui au plus profond de la forêt, loin de la tribu, là où nous aurons pour toute compagnie celle des animaux. Ce sera comme lorsque autrefois nous quittions le cocon et la sécurité qu’il apportait. Après avoir fait les offrandes aux Cinq Déités, il lui faudra trouver un animal, n’importe lequel — oiseau, serpent, animal aquatique — pourvu qu’il soit différent de nous. Il ira voir cet animal et lui dira quel est son nouveau nom.

— Dans quel but ? demanda Koshmar, l’air perplexe.

— Pour affirmer que nous sommes des habitants de cette planète et que nous vivons parmi les créatures qui la peuplent. Pour montrer que nous les traitons avec amour et sans crainte, pour indiquer que nous sommes désireux de vivre au milieu d’elles maintenant que l’hiver est fini.

— Je vois, dit Koshmar.

Mais Torlyri savait, à l’intonation de sa voix, qu’elle n’était pas convaincue.

Quoi qu’il en fût, c’était le jour de baptême de Hresh, il n’y avait plus de cocon, Torlyri avait conçu un nouveau rite et elle était la femme-offrande de la tribu. Qui aurait pu prétendre que ce rite n’était pas convenable ? Torlyri expliqua à Hresh ce qu’il aurait à faire et ils se mirent en route le lendemain à l’aube. Le chroniqueur tenait un bol à offrandes et il s’arrêta en chemin pour cueillir des fleurs et des fruits destinés aux dieux.

— Dis-moi quand nous serons arrivés.

— Non, dit Torlyri, c’est toi qui me le diras.

Hresh avait les yeux rayonnants d’ardeur et d’énergie. Jamais Torlyri n’avait vu personne ayant autant de vie en lui et elle sentait son cœur déborder de tendresse pour lui. Assurément, la force des dieux coulait dans les veines de cet enfant !

— Ici, dit Hresh.

L’endroit qu’il avait choisi était sombre, car au-dessus de leurs têtes les arbres, réunis par des lianes grosses comme le bras, formaient un dais de feuillage. Le sol meuble était humide. Torlyri avait l’impression qu’ils étaient les seuls êtres vivants au monde.

Hresh s’agenouilla et fit ses offrandes.

— Et maintenant je vais prendre mon nouveau nom, dit-il.

Il se mit en quête d’un animal dont il pourrait faire son totem. Au bout de quelques minutes, ils virent s’approcher un animal d’une taille comparable à celle d’un rat-loup, mais à l’aspect beaucoup plus attirant. Il avait des yeux brillants, la tête très allongée et un groin encadré par deux défenses dorées. Sa robe fauve était rayée de bandes jaune pâle et ses pattes minces étaient terminées par trois doigts pointus. Sans doute un animal fouisseur se nourrissant des insectes qu’il trouvait dans le sol, songea Torlyri.

L’animal regarda Hresh comme s’il n’avait jamais vu son pareil et se rapprocha de lui.

— Ton nom est défenses dorées, dit Hresh.

Torlyri ne put retenir un sourire. Cela lui ressemblait bien de donner d’abord un nom à l’animal avant de choisir le sien.

L’animal continua de le considérer sans crainte, avec curiosité.

— Et moi, poursuivit l’enfant, je m’appelle Hresh-le-questionneur et je t’ai choisi en ce jour qui est mon jour de baptême. Écoute-moi, défenses dorées, le nom que je prends est… Hresh ! Hresh-qui-a-les-réponses !

Torlyri le regarda bouche bée. Quelle audace !

Il arrivait de loin en loin que quelqu’un choisisse de conserver son nom de naissance comme nom d’adulte, mais ce genre de chose était très rare. En fait, cela n’arrivait pratiquement jamais. C’était l’expression d’une profonde confiance en soi, d’une assurance frisant la témérité. Hresh avait choisi de continuer à s’appeler Hresh ! Cet enfant ne faisait donc jamais rien comme tout le monde !

Mais était-ce véritablement le même nom ? Hresh-le-questionneur était le surnom que les autres lui avaient donné alors que le nom qu’il avait choisi était Hresh-qui-a-les-réponses.

Il continua de parler à l’animal aux défenses dorées tout en le caressant et en lui donnant de petites tapes, puis, d’une tape plus forte sur l’arrière-train, il le poussa vers le sous-bois et se retourna vers Torlyri.

— Alors ? demanda-t-il. Suis-je convenablement baptisé ?

— Oui, répondit Torlyri en l’attirant contre elle et en le serrant entre ses bras. Oui, Hresh-qui-a-les-réponses.

Il accepta son étreinte, mais demeura légèrement contracté, comme si les effusions de la prêtresse l’embarrassaient.

— Allez, viens, dit Torlyri en le lâchant. Il faut maintenant retourner au campement et annoncer aux autres le nom que tu as choisi. Puis il sera temps de partir à la recherche de la grande cité de Vengiboneeza.

Mais ils ne furent pas en mesure de partir tout de suite, car Nettin accoucha à son tour. Cette fois, c’était une fille, à qui Hresh donna le nom de Tramassilu, en souvenir de celle qui avait été victime de l’animal sautillant au bec rouge. Il avait décidé de donner à tous les nouveau-nés le nom d’un de ceux qui avaient trouvé la mort pendant la longue marche afín de montrer que les pertes en vies humaines avaient été compensées par les nouvelles naissances. Il ne restait plus que Hignord et Valmud à remplacer, après quoi il pourrait choisir d’autres noms. Jalmud, dont la compagne avait été tuée par les rats-loups, avait déjà demandé à être uni à Sinistine, et Hresh supposait que d’autres couples ne tarderaient pas à se former, maintenant que tout le monde se rendait compte qu’il n’y avait plus aucun danger à mettre des enfants au monde et qu’il s’agissait même d’un devoir sacré.

La tribu demeura près du lac pendant encore quelques jours, jusqu’à ce que Threyne et Nettin soient en état de reprendre la route. L’attente fut pénible pour Koshmar qui mourait d’envie de voir Vengiboneeza, mais tout autant pour Hresh. Contrairement aux autres membres de la tribu, le chroniqueur avait une idée de ce qu’ils pouvaient trouver dans la capitale des yeux de saphir et il ne tenait pas en place.

Au vrai, après quatre journées de marche, ce fut Hresh qui, le premier, aperçut les tours de la cité. Se dirigeant toujours vers l’occident, la tribu atteignit un lac dont les eaux étaient d’un bleu si profond qu’elles en paraissaient noires, puis un second et, conformément aux indications du marcheur sur l’onde, elle arriva devant un cours d’eau dont la présence signifiait que Vengiboneeza était toute proche. Ce cours d’eau n’était pas très large, mais l’eau était froide, le courant impétueux et les rives bordées de rochers déchiquetés. Traverser la rivière avec tous les bagages fut une opération si délicate et si longue que Koshmar décida la mort dans l’âme qu’il était plus sage de s’installer pour la nuit sur la rive opposée. Mais Hresh fut incapable de réfréner son impatience. Dès que la tribu fut en sécurité sur l’autre rive, il s’esquiva en profitant de ce que personne ne lui prêtait attention et s’enfonça en courant dans la forêt voisine. Mais brusquement il s’arrêta, cloué sur place par la surprise.

Les tours brillantes d’une magnifique cité se découpaient devant lui sur le ciel, s’élevant comme de gigantesques blocs de pierre de lumière au-dessus de la jungle. Il y en avait tant qu’il eût été incapable de les compter, et de toutes les teintes imaginables, l’une d’un violet iridescent, une autre toute dorée avec des reflets flamboyants, telle autre grenat et bordée de balcons bleu nuit, ou bien encore noire comme le jais… Certaines étaient étouffées par les lianes et les plantes grimpantes de toutes sortes, mais les contours de la plupart d’entre elles étaient parfaitement nets.

Hresh lutta pour ne pas céder à l’envie de se plonger dans la ville. Il la contempla longuement, s’imprégnant de son extraordinaire beauté.

Puis, le cœur battant, il repartit en courant vers le campement.

— Vengiboneeza ! J’ai découvert Vengiboneeza !

Il avait à peine parcouru la moitié du chemin quand il sentit quelque chose d’épais et de poilu, doté d’une force incroyable, s’enrouler autour de sa gorge et le jeter à terre.

Il se débattit désespérément en cherchant à reprendre sa respiration. Il étouffait. Il avait l’impression que ses yeux allaient sortir de leur orbite et tout se brouillait. Il distinguait à peine ses assaillants. Ils semblait y en avoir trois ; deux qui sautaient autour de lui et le troisième qui le retenait à l’aide de son puissant organe sensoriel. Hresh eut le temps de songer que, s’ils étaient humains, ils appartenaient à une tribu très différente de la sienne. Ils avaient des bras et des jambes étonnamment longs, un corps mince et musclé, une petite tête et de grands yeux durs et brillants, mais d’où la lumière de l’intelligence était absente. Du sommet de la tête au bout de leurs orteils noirs, ils étaient tous les trois couverts d’une épaisse fourrure gris-vert d’une texture inhabituelle.

— Je ne… peux pas respirer… murmura Hresh. Je vous en prie…

Il perçut des éclats de rire moqueurs et une sorte de babillage aigu et précipité dans un langage qui lui était inconnu. Il essaya encore une fois de dégager sa gorge de l’organe sensoriel qui le faisait suffoquer. Il y enfonça ses ongles de toutes ses forces, mais cela ne provoqua rien d’autre qu’un resserrement de l’étreinte mortelle. Jamais Hresh n’aurait cru qu’un organe sensoriel pût être aussi insensible.

— Arrêtez, je vous en prie… fit-il d’une voix faible.

Il se dit qu’il allait rendre son dernier souffle et tout commença à devenir noir.

D’un seul coup, un hurlement strident retentit. Hresh sentit un filet d’air pénétrer dans ses poumons avides et il roula sur le côté en haletant, plié en deux, secoué par des haut-le-cœur. Tout semblait tournoyer frénétiquement autour de lui. Pendant quelques instants, il ne vit que des taches de lumière et des points tourbillonnants, puis il se sentit mieux et il leva les yeux.

Harruel et Konya se tenaient devant lui. Ils avaient transpercé de leur lance deux des assaillants dont le corps couvert de sang gisait à leurs pieds. Le troisième avait réussi à prendre la fuite et, suspendu à la branche d’un arbre par son organe sensoriel, il poussait des cris perçants.

— Tout va bien ? demanda Harruel.

— Oui, ça ira… Il faut que… je reprenne mon souffle…

Il parvint à se mettre à genoux et frotta longuement sa gorge endolorie en respirant à fond.

— Il s’en est fallu de très peu que tout soit fini pour moi.

Hresh tourna la tête vers les deux petits tas de fourrure sanguinolente et frissonna en les regardant.

— Mais vous m’avez sauvé la vie. Et regardez, là-bas, poursuivit-il en tendant une main tremblante. La ville ! La cité de Vengiboneeza !

Les deux guerriers levèrent les yeux vers les tours de la ville dont le sommet était à peine visible d’où ils se trouvaient. Konya poussa un grognement de surprise et se laissa tomber à genoux en faisant le signe du Protecteur. Appuyé sur sa lance, Harruel secoua lentement la tête sans proférer un son.

Koshmar arriva en courant, suivie par Torlyri et par la plupart des autres. Les jambes encore flageolantes, Hresh les conduisit à travers l’enchevêtrement de plantes rampantes et d’herbes aux feuilles coupantes jusqu’à l’endroit d’où il avait découvert les tours étincelantes qui se découpaient sur le ciel. Mais les animaux à la fourrure gris-vert étaient partout autour d’eux. Ils se bousculaient par dizaines dans les arbres, suspendus par leur organe sensoriel, bondissant de branche en branche, jacassant, ricanant, les provoquant par leurs cris. Hresh comprit qu’ils avaient dû le suivre depuis son départ du camp.

— Quelle est cette tribu ? demanda Torlyri.

— Une tribu très peu évoluée, répondit Hresh.

— Ils nous ressemblent un peu, dit Torlyri.

— Vraiment très peu, déclara sèchement Koshmar.

— Mais ils se déplacent très rapidement, poursuivit Hresh.

— Pas assez pour que nous ne puissions les massacrer s’ils nous agressent ! rétorqua Koshmar. Mais vous voyez bien que ce n’est pas une autre tribu ! Ce ne sont pas des humains ! Rien que des animaux, rien qu’une vermine ! Regardez plutôt la cité ! Vengiboneeza est à nous ! Allez chercher les lances et les torches ! Vengiboneeza est à nous !

Les curieux habitants de la forêt n’étaient peut-être que stupide vermine, leur présence n’en était pas moins extrêmement gênante. Sans descendre des arbres, ils suivirent la petite troupe et ne cessèrent de la bombarder de fruits et de branches, allant jusqu’à lâcher sur elle leurs excréments verdâtres tout en hurlant des insultes incompréhensibles. Galihine reçut entre les épaules un gros fruit pourpre qui la fit vaciller et Haniman un énorme globe gris, fin comme du papier, qui était en réalité le nid d’une colonie d’insectes longs comme la moitié d’un doigt et à la piqûre douloureuse.

Mais Koshmar et ses guerriers progressaient régulièrement en faisant usage de leurs lances, de sarbacanes, de fléchettes et de leurs autres armes. Et petit à petit le peuple de la forêt battit en retraite. Hresh, qui s’était mis à l’abri pour observer la bataille, était absolument horrifié par le peuple de la forêt. Comme ils étaient hideux et vils, inhumains en un mot ! Leur apparence était très voisine de celle de l’homme, mais leur attitude et leurs réactions étaient celles d’animaux. Ils étaient manifestement terrifiés par la flamme des torches, comme si le feu leur était inconnu. Leur organe sensoriel semblait n’être qu’une queue, à l’exemple de n’importe quel animal sauvage, comme si cet organe n’avait d’autre fonction que de leur permettre de se déplacer dans les arbres.

Quand même, songea Hresh, ils n’ont pas l’air très différents de nous ! Et c’est cela le pire. Nous sommes des humains, ce sont des animaux, mais ils n’ont pas l’air très différents de nous !

La bataille ne dura pas plus d’une demi-heure, après quoi le peuple de la forêt disparut dans les arbres, leur laissant la voie libre.

— Laisse-moi entrer le premier, demanda Hresh à Koshmar d’une voix implorante. C’est moi qui l’ai découverte. Je veux être le premier !

Koshmar inclina la tête en étouffant un petit rire.

— Tu vois bien que tu es encore Hresh-le-questionneur, dit-elle. D’accord, tu peux y aller.

Interloqué qu’elle lui accorde si facilement ce qu’il avait demandé, Hresh pivota sur lui-même sans hésiter et franchit le portail massif flanqué de lourds piliers verts qui marquait l’entrée de Vengiboneeza.

Et, à sa profonde stupéfaction, juste de l’autre côté du portail, il découvrit trois silhouettes qu’il reconnut aussitôt. Trois représentants de la race des yeux de saphir. Il avait eu maintes fois l’occasion de voir leurs semblables en parcourant de la main les pages des différents volumes des chroniques : des êtres massifs, dotés de longues jambes aux cuisses fortes et d’un organe sensoriel puissant… Mais peut-être n’était-ce qu’une queue. Leurs bras courts étaient ouverts en ce qui ne pouvait être qu’un geste de bienvenue. Leurs gros yeux aux lourdes paupières, d’un bleu si profond qu’on eût dit des lacs, rayonnaient de sagesse et de puissance.

Abasourdi, Hresh eut un mouvement de recul. Il se trouvait en présence de ceux qui, à deux reprises, avaient été les maîtres de la planète. La première fois, dans les temps les plus reculés, avant même l’apparition des premiers humains, ils avaient établi une civilisation anéantie par un premier déferlement d’étoiles de mort. Puis, vers la fin de l’ère humaine, les survivants du premier empire des yeux de saphir étaient parvenus à recréer la grandeur de leur race. Appartenant à la classe des reptiles et à l’ordre des crocodiliens, ils descendaient d’animaux qui s’étaient pendant très longtemps contentés de rester engourdis dans la boue des cours d’eau tropicaux, mais avaient réussi à s’élever beaucoup plus haut que leurs ancêtres. Le retour des étoiles de mort avait mis fin une seconde fois à la puissance retrouvée des yeux de saphir et, cette fois, le froid terrible n’avait laissé aucun survivant. C’est du moins ce que les chroniques affirmaient dans leur expression nébuleuse et ce que Thaggoran avait toujours enseigné.

— Non, souffla Hresh, ce n’est pas possible ! Vous n’existez pas ! Vous avez tous péri avec la Grande Planète !

Le gardien de gauche leva l’un de ses petits bras dans un geste interrogateur.

— Comment aurions-nous pu périr, petit singe, alors que nous n’avons jamais été vivants ?

Il s’exprimait d’un ton guindé dans une langue curieusement archaïque, mais tout à fait compréhensible.

— Comment cela, jamais vivants ?

— Nous ne sommes que des machines, dit le gardien de droite.

— Placées ici pour accueillir à la fin de l’hiver les humains dans la cité de nos maîtres, à l’image desquels nous avons été fabriquées, déclara celui du milieu.

— Des machines… répéta Hresh, comme incapable d’assimiler cette révélation. Fabriquées à l’image de vos maîtres qui n’ont pas survécu au Long Hiver… Je vois, je vois…

Il s’approcha aussi près d’eux qu’il osait et tendit le cou pour sonder les mystères de leurs yeux de lumière.

— Alors, nous pouvons entrer dans la ville ? demanda-t-il. Vous allez nous montrer tout ce qu’elle contient ?

Jamais il n’avait rien vu d’aussi majestueux que ces trois gardiens qui lui inspiraient un respect mêlé de crainte. Mais, en même temps, il se sentait vaguement déçu, car il ne s’agissait, somme toute, que de machines dotées d’une intelligence artificielle. Pas d’êtres vivants. Il eût préféré être en présence d’yeux de saphir en chair et en os, miraculeusement préservés du froid de l’interminable hiver. Mais c’était absolument impossible. Tout espoir était vain.

— Pourquoi m’avez-vous appelé « petit singe » ? reprit Hresh après un silence. N’êtes-vous pas capables de reconnaître un être humain ?

Les trois yeux de saphir échangèrent de brusques sifflements que Hresh interpréta comme des rires. Puis il entendit d’autres bruits derrière lui, de petits cris d’étonnement et d’incrédulité. Il tourna vivement la tête et découvrit Koshmar, Torlyri et le reste de la tribu, béants de surprise.

— Mais tu es un petit singe, dit le gardien du milieu. Et ceux qui sont derrière toi sont de grands singes. Et ce sont des singes d’une race différente et moins évoluée qui vous ont attaqués dans la forêt.

— Eux étaient peut-être des singes, mais nous, nous sommes des humains, répliqua fermement Hresh.

— Mais non, dit le gardien de gauche en émettant un nouveau sifflement. Non, vous n’êtes pas des humains. Les humains ont disparu il y a très longtemps, dès le début du Long Hiver.

— Comment cela, partis ?

— Ils ont disparu. Vous n’êtes que leurs cousins éloignés, comprenez-vous ? Ta tribu et le peuple de la forêt qui jacasse dans les arbres.

Hresh sentit le rouge de la confusion et de la consternation lui monter au front.

— Je n’en crois pas un mot, dit-il.

— C’est pourtant la vérité. Vous et le peuple de la forêt…

— Je vous interdis de nous mettre dans le même sac !

— Mais vous êtes parents, petit singe.

— Non ! Non !

— Oh ! je reconnais que votre race leur est très supérieure pour ce qui concerne les choses de l’esprit, mais surtout ne vous prenez pas pour des humains. Vous n’êtes pas de souche humaine, même si votre origine est très proche, peut-être une autre branche issue des ancêtres communs aux humains et aux singes, peut-être une seconde tentative pour réussir ce que les dieux ont réussi avec les humains.

Les yeux écarquillés, Hresh sentait la confusion et la colère bouillonner en lui. Ce ne sont que mensonges désobligeants, songea-t-il. Des mensonges destinés à semer le trouble dans son esprit pour le punir d’avoir osé rompre la solitude éternelle de ces trois machines malveillantes.

— Vous ressemblez un peu aux humains, dit le gardien de gauche, mais pas beaucoup, je vous assure. Les humains n’avaient pas le corps couvert de poils, ils n’avaient pas de queue et…

— Ce n’est pas une queue ! s’écria Hresh d’un ton indigné. C’est un organe sensoriel !

— Une queue modifiée, poursuivit implacablement le gardien. Je dois dire que la ressemblance est assez étonnante, mais vous n’êtes pas des humains. Il n’y a plus d’humains. Vous êtes des singes, ou les descendants de singes. Les humains ont disparu de la surface de la planète.

Hresh se sentait accablé par leur incroyable discours. Ils mentaient, ils jouaient avec lui, ils voulaient le tourmenter et l’humilier en lui faisant cet affront. Mais il ne parvenait pas à traiter leurs allégations avec le mépris qu’elles méritaient et il sentait la colère faire place au désespoir. Il était au bord des larmes.

— Pas humains… balbutia Hresh qui se sentait d’un coup tout petit et très laid. Pas humains… Non… C’est impossible…

— Que se passe-t-il ? demanda Koshmar en intervenant enfin. Qui sont ces créatures ? Des yeux de saphir, n’est-ce pas ? Ils ont donc survécu ?

— Non, répondit Hresh, qui reprenait peu à peu courage. Ce ne sont que des machines ayant l’apparence des yeux de saphir, les gardiens de la porte de Vengiboneeza. Mais as-tu entendu ce qu’ils ont dit, Koshmar ? C’est à rendre fou ! Ils prétendent que nous ne sommes pas humains, que nous ne sommes que des singes, ou que nous descendons des singes… Que notre organe sensoriel n’est qu’une queue de singe et que les véritables humains ont tous disparu…

— Quel tissu d’âneries ! lança Koshmar.

— Ils disent aussi…

— Oui, j’ai entendu !

Koshmar se tourna vers Torlyri sans le laisser achever sa phrase.

— Et toi, qu’en penses-tu ? demanda-t-elle.

La femme-offrande était manifestement en proie à la plus grande incertitude. Le front plissé, elle cligna des yeux et esquissa un sourire contraint.

— Ces créatures ont été fabriquées il y a très longtemps, hasarda-t-elle. Peut-être savent-elles des choses qui…

— C’est grotesque ! répliqua vertement Koshmar. Toi, le chroniqueur ! lança-t-elle en faisant signe à Hresh d’approcher. Tu as étudié le passé. Sommes-nous des humains, oui ou non ?

— Je ne sais pas, murmura Hresh. Les chroniques les plus anciennes sont très difficiles à interpréter. Ces machines prétendent que les humains ont disparu.

Il frissonnait malgré la chaleur. Il avait les yeux brûlants et gonflés. Les larmes perlaient à ses paupières.

— Et à quoi ressembleraient donc les humains ? demanda Koshmar, la fourrure hérissée par la colère.

— Les machines disent qu’ils n’avaient pas de queue — pas d’organe sensoriel — et qu’ils n’avaient pas de fourrure…

— C’est une autre sorte d’humains ! déclara Koshmar avec un grand geste de dédain. Une autre tribu, éteinte depuis très longtemps ! Nous ne savons même pas s’ils ont réellement existé. Nous n’avons que la parole de ces êtres artificiels… de ces machines. Laissons-les dire ce qu’ils veulent. Nous savons ce que nous sommes !

Hresh réfléchissait en silence. Il essayait de faire appel à ce qu’il avait lu dans les chroniques, mais tout ce qui lui remontait à l’esprit était flou et ambigu.

— Nous sommes les descendants de Lord Fanigole et de Lady Theel qui nous ont conduits dans le cocon, déclara Koshmar d’une voix véhémente. Ils étaient humains et nous sommes humains !

Le rire chuintant des yeux de saphir artificiels retentit encore une fois. Koshmar avança vers eux d’un air menaçant. Elle fit un grand geste du bras, comme pour écarter une toile d’araignée lui barrant le passage.

— Nous sommes humains ! répéta-t-elle en martelant ses mots avec une effrayante violence contenue. Aucune créature, qu’elle soit artificielle ou de chair et de sang, n’a le droit de prétendre le contraire !

Partagé entre une approbation véhémente et une incrédulité résignée, Hresh avait le sentiment que son âme était en jeu. Pas humain ? Pas humain ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Comment était-ce possible ? Un singe, rien qu’un singe ! Un singe d’une espèce supérieure. Non, non, non ! Il se tourna vers Torlyri et la femme-offrande lui prit les mains.

— Koshmar a raison, murmura Torlyri. Les yeux de saphir veulent semer le doute dans notre esprit. C’est Koshmar qui dit la vérité.

— Oui, s’écria Koshmar qui avait tout entendu. Je dis la vérité. S’il a jamais existé des humains sans fourrure ni organe sensoriel, ce n’était qu’une erreur de la nature et ils ont tous disparu. Mais nous, nous sommes encore de ce monde. Et nous sommes humains, par les droits du sang, par droit de succession ! Par Yissou, c’est la vérité !

Elle fit un autre pas en avant et s’arrêta juste devant les trois reptiles massifs.

— Qu’en dites-vous, yeux de saphir ? Vous prétendez que nous ne sommes pas humains, mais ne sommes-nous pas les humains d’aujourd’hui ? Des humains d’une espèce différente de celle que vous prétendez avoir connue, peut-être, mais assurément d’une espèce supérieure. Si jamais ils ont vécu, ils ont maintenant disparu alors que nous sommes encore là. Nous avons survécu et pas eux. Nous avons su attendre la fin de l’hiver et nous allons maintenant reprendre possession de notre planète passée aux mains des hjjk pendant la durée de l’hiver. Qu’en dites-vous, yeux de saphir ? Ne sommes-nous pas les humains d’aujourd’hui ? Ne nous laisserez-vous pas pénétrer dans la grande cité de Vengiboneeza ? Parlez !

Il y eut un long et pesant silence.

— Je vous le répète, reprit Koshmar d’une voix décidée. Si nous ne sommes pas les humains que vous avez connus, nous sommes ceux d’aujourd’hui. Reconnaissez-le ! Nous sommes humains par droit de succession et notre destin est de prendre possession de votre cité. Où sont-ils, ceux que vous appelez les vrais humains ? Où sont-ils donc ? Nous sommes maintenant devant vous. Nous sommes les humains d’aujourd’hui !

Il y eut un nouveau silence, encore plus profond que le précédent. Jamais Hresh n’avait vu à Koshmar un port aussi majestueux.

Le gardien du milieu, dont le regard était fixé sur l’horizon lointain, tourna les yeux vers le chef de la tribu et la considéra longuement avec un intérêt distant.

— Soit, dit-il enfin, au moment où la tension devenait si forte que tout menaçait d’exploser. Vous êtes les humains d’aujourd’hui.

Et une sorte de sourire se dessina sur ses lèvres.

D’un seul mouvement, les trois silhouettes reptiliennes s’inclinèrent et s’écartèrent.

Ils ont cédé, songea Hresh avec une joie profonde teintée d’incrédulité. Ils ont cédé !

Et le chef Koshmar, l’organe sensoriel dressé comme un sceptre, franchit la porte de Vengiboneeza et entraîna sa petite troupe d’humains vers les tours de la prestigieuse cité.

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