Quand l’orage fut passé, le temps redevint encore plus chaud qu’avant. Les versants de la montagne dominant la cité se couvrirent de fleurs multicolores et, dans l’air embaumé, les arbres se mirent à pousser si vite que leurs branches s’allongeaient presque à vue d’œil. Comme si le ciel ténébreux, les torrents de pluie et les hurlements du vent n’avaient été que les dernières convulsions de l’agonie du Long Hiver, comme si le Printemps Nouveau, ayant fait sa véritable apparition, devait enfin s’installer d’une manière définitive.
Mais Koshmar était en plein désarroi et sa détresse ne faisait que s’accentuer de jour en jour.
Elle avait trouvé dans un lieu à moitié en ruine de la cité un petit coin retiré qu’elle nommait sa chapelle et qui était si secret que même Torlyri en ignorait l’existence. C’est dans cet endroit qu’elle se rendait quand elle était en proie au doute et qu’elle avait besoin de demander conseil aux dieux ou à celles qui l’avaient précédée à la tête de la tribu. C’était un peu pour elle l’équivalent de la pierre noire de la grande salle du cocon.
Au début, la chapelle était pour elle une distraction, une diversion à ses soucis. Elle s’y rendait très irrégulièrement et pouvait oublier son existence pendant plusieurs semaines d’affilée. Mais maintenant Koshmar y allait presque quotidiennement. Elle s’y rendait furtivement aux premières heures du jour, très tard le soir, ou même au beau milieu de la journée, esquivant les audiences auxquelles sa fonction de chef l’astreignait.
Pour rejoindre sa chapelle, Koshmar prenait d’abord la direction de l’orient et des montagnes, puis elle bifurquait vers le nord en longeant les vestiges d’une tour noire à l’aspect rébarbatif et descendait un escalier impressionnant composé de cinq volées de marches, qui donnait sur une grande place en forme de soucoupe et dallée de marbre rose. Du côté opposé de la place s’élevaient cinq arches intactes et les restes de six autres. Ces onze arches donnaient accès à onze salles où devaient jadis se dérouler d’importantes cérémonies. Maintenant, elles étaient vides, mais, à l’exception de deux ou trois, elles étaient encore ornées de merveilleuses sculptures dorées montrant des corps presque humains avec un soleil en guise de visage, des animaux fabuleux aux membres interminables ou des guirlandes entrelacées de plantes mystérieuses. Des portes pivotantes donnaient accès à ces onze salles.
Koshmar avait découvert par hasard le mécanisme commandant l’ouverture des portes et, parmi les onze salles, elle avait choisi celle du milieu pour en faire sa chapelle. Elle y avait élevé un petit autel autour duquel elle avait disposé un certain nombre d’objets rituels ou pourvus d’une valeur sentimentale. C’est dans ce lieu qu’elle priait en secret et qu’elle invoquait les dieux, ou, plus fréquemment, Thekmur, son prédécesseur à la tête de la tribu.
Koshmar se couvrit le visage du masque ivoire, plat et luisant, de l’ancien chef Sismoil, où des fentes très étroites étaient ménagées pour les yeux. Puis elle s’agenouilla et réunit en bouquet quelques fleurs séchées qu’elle fit brûler. La fumée odorante s’éleva vers Thekmur.
— Combien de temps doit-il encore s’écouler avant qu’il nous soit donné de découvrir ce que nous sommes venus chercher ici ? demanda-t-elle. Ô Thekmur, toi qui demeures maintenant auprès des dieux, dis-moi ce qu’ils nous réservent ! Et dis-moi quel sort m’est réservé, ô Thekmur !
Koshmar eut l’impression de voir l’âme de Thekmur flotter devant elle. Chaque fois qu’elle l’invoquait, la forme de Thekmur était un peu plus visible et elle espérait que le jour viendrait où ces apparitions auraient la même réalité palpable que sa propre chair.
Thekmur était une petite femme râblée, d’une grande force physique aussi bien que mentale, à la fourrure grisâtre et au regard calme et ferme. Elle avait aimé un grand nombre d’hommes, mais aussi de nombreuses femmes, et elle avait guidé la tribu avec une compétence sereine jusqu’à son jour de mort. Et elle avait franchi sans trembler le sas du cocon. Koshmar avait parfois le sentiment de n’être qu’une pâle copie de Thekmur, une médiocre remplaçante de la disparue, mais ces moments de pessimisme étaient assez rares.
— Les dieux ne veulent rien me dire, confia-t-elle à Thekmur. J’ai envoyé Hresh dans la ville et il ne trouvait rien. Et maintenant qu’il a trouvé quelque chose, cela ne nous a encore servi à rien. Il y a eu un terrible orage, le ciel s’est ouvert en deux et les éclairs nous ont aveuglés. Explique-moi ce que tout cela signifie ! Dis-moi ce que nous attendons ici ! Réponds-moi, ô Thekmur ! Réponds-moi, cette fois, je t’en conjure !
L’image de Thekmur fut noyée dans les volutes de fumée et elle s’évanouit. Et Thekmur ne parla point ou, si elle parla, Koshmar ne l’entendit pas.
Koshmar avait pris conscience que, ces derniers temps, elle s’abandonnait peu à peu à un sombre désespoir, ou tout au moins qu’elle sombrait dans un état voisin du désespoir. La vie à Vengiboneeza semblait s’être figée et le bonheur qu’elle avait éprouvé dans les premiers temps à organiser l’installation de la tribu dans la ville n’était plus qu’un lointain souvenir.
Dans le cocon, tout était immobile, statique, figé. Tout le monde le savait et nul ne le remettait en question. Les habitants du cocon grandissaient, faisaient ce qu’on leur disait de faire, suivaient les commandements des dieux et savaient qu’ils mourraient à leur heure et que d’autres prendraient leur place. Ils comprenaient dès leur plus jeune âge que leur vie serait tout entière contenue entre les parois de pierre de leur refuge et qu’elle ne serait pas fondamentalement différente de celle qu’avaient menée avant eux tous leurs ancêtres depuis des centaines de milliers d’années. L’unique but de chacun des maillons de l’immense chaîne s’étirant de l’époque de la Grande Planète à la venue tant espérée du Printemps Nouveau était de perpétuer l’existence du Peuple. Nul ne s’attendait à voir en personne le Printemps Nouveau ; nul n’imaginait vivre un jour à l’extérieur du cocon.
Mais le Printemps Nouveau était bel et bien arrivé. Le monde s’était épanoui comme une fleur et la tribu s’y était hardiment engagée. La première étape prescrite par les textes sacrés était la cité de Vengiboneeza, mais elle ne leur avait apporté jusqu’alors qu’impatience, anxiété et désarroi. Leur humanité même avait été mise en doute par les sentinelles artificielles des yeux de saphir et si, pour Koshmar, leurs allégations n’étaient qu’un tissu de mensonges, elle soupçonnait que pour certains la question n’était toujours pas résolue et qu’elle était la source d’une profonde angoisse.
— Comment puis-je faire avancer les choses ? demanda Koshmar. Ma vie s’écoule et je voudrais étreindre la planète tout entière, maintenant qu’elle est à nous. Je brûle d’impatience, Thekmur, je me sens aussi entravée que si j’étais encore dans le cocon !
Une partie d’elle-même aspirait à quitter Vengiboneeza et à reprendre la route, sans savoir pour autant quelle direction suivre, mais en même temps elle était sous le charme puissant de la cité des yeux de saphir et redoutait de la quitter.
Koshmar n’ignorait pas qu’une grande partie des membres de la tribu s’y plaisaient. Mais ils étaient ainsi faits qu’ils se seraient plu n’importe où. Ils avaient troqué l’espace exigu du cocon contre l’immensité d’une ville et ils vivaient bien. Les jardins qu’ils y cultivaient produisaient une nourriture abondante et les guerriers rapportaient toute la viande nécessaire des pentes de la montagne, baptisée le Mont du Printemps par Hresh, qui regorgeaient de gibier et où la chasse était facile. Ils traversaient une période de bonheur ; ils s’accouplaient, ils chantaient, ils jouaient. Les couples se formaient et leurs premiers enfants venaient au monde. La tribu comptait déjà plus de soixante-dix individus et de nouvelles naissances étaient proches. Tous ces nouveaux venus, débarrassés de la fatalité de la limite d’âge, pouvaient espérer couler des jours heureux et paisibles.
Mais tous n’avaient pas la même placidité. Harruel grillait manifestement d’impatience et aspirait à un changement. Konya et certains des jeunes gens, Orbin en particulier, semblaient subir de plus en plus son influence. A mesure qu’il approchait de l’âge adulte, Hresh devenait de plus en plus énigmatique. La jeune Taniane s’était brusquement mise à faire courir des rumeurs en prenant des airs de conspiratrice et l’ambition brillait dans ses prunelles. Mais que cherchait-elle exactement ?
Torlyri elle-même semblait bizarre, plus distante. Koshmar et Torlyri ne s’adonnaient plus que rarement au couplage et les tensions étaient si fortes que leur union ne leur procurait plus guère de satisfaction. Koshmar savait que Torlyri aurait aimé trouver un compagnon, mais qu’elle se retenait de le faire, soit parce qu’elle pensait que cela aurait nui à ses relations avec Koshmar, soit parce qu’elle estimait que sa fonction de femme-offrande lui interdisait d’être également compagne et mère. Mais peut-être pensait-elle simplement ne pas pouvoir trouver son égal parmi les hommes de la tribu, après avoir été leur prêtresse pendant si longtemps. Quoi qu’il en fût, Torlyri était profondément troublée et le trouble de sa compagne de couplage ne pouvait que rejaillir sur Koshmar.
— Que puis-je faire pour que tu me parles ? demanda-t-elle à Thekmur. Dois-je faire une offrande spéciale à l’un des dieux ? Dois-je entreprendre un pèlerinage ? Dois-je faire venir Torlyri ici pour m’unir à elle et t’invoquer pendant notre couplage ?
A ce moment-là, un petit animal se glissa dans la salle par une brèche du mur. Il avait un corps allongé recouvert d’écaillés bleutées, de longues et frêles pattes et de grands yeux dorés. Il s’immobilisa en voyant Koshmar et huma l’air en se dressant sur ses pattes, puis il braqua sur elle le regard limpide et serein de ses grands yeux dorés empreints de douceur.
— Est-ce que quelqu’un t’envoie ? demanda Koshmar dans le silence de son oratoire.
L’animal continua de l’observer en humant l’air.
— A quelle race appartiens-tu ? Hresh le saurait, ou ferait semblant de le savoir, et il te trouverait un nom. Mais, moi aussi, je peux te donner un nom. Tu es un thekmur, n’est-ce pas ? Est-ce que ce nom te plaît ? Thekmur était un grand chef, tu sais, et, comme toi, elle n’avait peur de rien.
Elle crut voir le thekmur esquisser un sourire.
— Et elle avait une très grande résistance, tout comme toi sans doute, poursuivit Koshmar. Car, malgré ton apparente fragilité, tu as survécu au Long Hiver. Les yeux de saphir, les seigneurs des mers et tous les autres ont péri, mais toi tu es encore là. Rien ne t’effraie. Rien n’est trop dur pour toi. Je vais suivre ton exemple, petit thekmur.
Le sol se mit brusquement à trembler et toute la salle commença à osciller. En d’autres circonstances, Koshmar se fût certainement précipitée vers la porte pour gagner l’air libre, mais elle vit que le thekmur demeurait à la même place, de l’autre côté de l’autel. Elle décida d’en faire autant et attendit calmement la fin du séisme. Tout fut terminé en quelques secondes et le petit animal sortit dignement de la chapelle. Koshmar le suivit à l’extérieur et constata que les dégâts se limitaient à la chute de la corniche d’un bâtiment en ruine.
C’est un présage, songea Koshmar. Une manifestation des dieux pour me rappeler qu’ils veillent sur moi, qu’ils sont omniprésents et tout-puissants, que leurs desseins sont bienveillants et qu’en temps voulu, ils me feront connaître leur volonté.
Le séisme qui avait suivi l’orage de si près persuada Hresh que le moment était enfin venu de retourner dans les entrailles de l’esplanade aux trente-six tours. Ces signes étaient trop évidents, trop impérieux pour qu’il n’en tînt pas compte. Ils ne pouvaient être que le fait des dieux. Il lui appartenait donc maintenant de faire usage de la Pierre des Miracles pour avoir accès aux connaissances conservées dans la salle souterraine.
— Prépare-toi, dit-il un beau matin à Haniman. C’est pour aujourd’hui. Nous allons redescendre dans la salle des sculptures.
Et ils se mirent en route vers Emakkis Boldirinthe. Très haut dans le ciel dégagé et ensoleillé, ils virent passer de grands vols d’oiseaux pourpres au long bec emmanché d’un long cou. Haniman gambadait et poussait des cris de joie, tellement il avait hâte de retrouver les mystères de la salle souterraine.
Ils pénétrèrent dans la tour où se trouvait la dalle de pierre. Haniman se précipita aussitôt vers la pierre noire et s’accroupit comme il l’avait fait la première fois afin que Hresh pût grimper sur ses épaules pour atteindre la poutrelle métallique commandant le mouvement de la dalle. Mais Hresh lui fit signe de s’écarter. Il s’était muni d’un bâton et n’avait pas besoin de l’aide d’Haniman.
— Attends-moi ici, dit-il. Je vais descendre seul.
— Mais, Hresh, moi aussi je veux voir ce qu’il y a en bas !
— Je m’en doute. Mais moi je veux être sûr de pouvoir en sortir. La dernière fois, la dalle est remontée toute seule et je n’aimerais pas que cela se reproduise. Tu vas rester ici et, quand je t’appellerai, tu frapperas sur la poutrelle avec le bâton pour me faire remonter.
— Mais…
— Fais ce que je te dis ! lança sèchement Hresh en donnant un petit coup sur la poutrelle.
La dalle se mit en mouvement avec un bruit sourd et force grincements. Hresh lança vivement le bâton à Haniman qui, l’air renfrogné, le regardait disparaître dans les profondeurs du sol.
La lumière ambrée jetait un éclairage mouvant et sépulcral sur la gigantesque population statuaire qui se pressait le long des parois de la chambre souterraine. Hresh se sentit d’abord glacé d’effroi, puis il remplit ses poumons d’un air âcre et vicié et se précipita vers la machine qui se trouvait au fond de la galerie.
Il sortit rapidement le Barak Dayir de sa bourse de velours et enroula précipitamment son organe sensoriel autour du talisman. L’étrange musique de la pierre emplit aussitôt son âme et il perçut un carillon lointain et une clameur alanguie ponctuée de notes alertes et cuivrées.
Il commençait à mieux savoir utiliser le talisman. Cette fois, il n’y eut point d’orage et, au lieu de s’élever vers le firmament, il étendit latéralement et en tous sens le rayon de ses perceptions afin de pouvoir embrasser toute la cité de Vengiboneeza. Et il comprit que la ville était constituée d’un ensemble de cercles imbriqués, des centaines de cercles de toutes tailles qu’il perçut aussi distinctement que s’il s’agissait d’une demi-douzaine de lignes droites dessinées sur le sol. Des points de lumière rouge brillaient en de nombreux endroits sur le pourtour des cercles.
Hresh décida de ne pas s’occuper de ces points rouges pour le moment. Il lui fallait se concentrer uniquement sur les boutons et les leviers de la machine. Il saisit les mêmes boutons que la fois précédente — il y voyait encore la marque de la chaleur de ses mains qui émettait des pulsations d’un jaune vif — et appuya à fond.
Une force irrésistible s’empara aussitôt de lui, le fit tournoyer comme un grain de poussière et le projeta dans un autre univers.
La Grande Planète lui apparut dans toute sa splendeur.
Il se trouvait encore à Vengiboneeza, mais ce n’était plus la Vengiboneeza des ruines. C’était la cité grouillante de vie et, cette fois, il ne s’agissait pas d’une vision fugitive. Tout était bien vivant, tangible, tout avait la densité irréfutable du réel.
La cité était nimbée de l’éclat de sa propre vitalité et il se trouvait partout à la fois, flottant dans toutes les rues, observateur invisible sur l’immense place du marché, longeant les quais de marbre, survolant les villas étagées sur les pentes verdoyantes.
J’y suis, songea-t-il. J’y suis réellement. J’ai franchi les abîmes et traversé les tourbillons du temps et je suis dans le cœur de la Grande Planète.
Il se demanda s’il lui serait possible de retourner dans son propre monde et il se rendit compte que cela lui était parfaitement égal.
Partout où il portait son regard, il voyait des multitudes d’yeux de saphir. Ils se déplaçaient calmement, marchaient d’un pas assuré, déambulaient bras dessus, bras dessous. Pourquoi n’auraient-ils donc pas eu cette sérénité et cette assurance ? N’étaient-ils pas les maîtres de la planète ? Hresh les considérait avec un profond respect mêlé de crainte. Comme leur aspect était terrifiant, avec leurs énormes mâchoires, leurs myriades de dents brillantes, leur corps couvert de grosses écailles vertes et leurs yeux de saphir globuleux ! Ils plastronnaient dans les rues, dressés sur leurs puissantes pattes de derrière, soutenus par leur énorme queue. Mais quelque redoutable que fût leur aspect, il n’était guère possible de songer à eux comme à des animaux, car dans leurs yeux brillait la flamme d’une vive intelligence. Leur crâne allongé était fortement bossué et Hresh percevait la puissance d’un cerveau fonctionnant sans relâche.
Ce cerveau était paresseusement irrigué par un fluide froid voisin du sang, mais qui n’était pas du sang. Et l’esprit des yeux de saphir n’avait rien de froid ni d’indolent. Hresh percevait de tous côtés le fracas de ces esprits en mouvement. Marchands, poètes et philosophes, savants et maîtres ès sciences et ès sagesse ; tous, à tout moment du jour et de la nuit, s’employaient à enregistrer, à analyser, à réfléchir. Et Hresh comprenait plus clairement que jamais à quel point la tâche de créer et de perpétuer une civilisation était écrasante. Il prenait conscience de la somme de réflexions nécessaires, du nombre de données à rassembler, à emmagasiner et à diffuser, de la difficulté à organiser la planification et l’exécution. Plus Hresh observait les yeux de saphir, plus la vie du Peuple, avec son cocon minuscule, ses chroniques dérisoires, ses pauvres traditions orales et ses coutumes consacrées, lui paraissait étriquée. Même lorsque les yeux de saphir se détendaient dans leurs bassins de pierre rose, ils s’adonnaient à l’étude, à la méditation ou à des discussions passionnées. Avait-il jamais existé une race comme la leur ? Comment se pouvait-il qu’ils eussent les mêmes ancêtres que des animaux aussi obtus et indolents que les lézards et les serpents ?
Et Hresh ne cessait de se demander pourquoi ils avaient accepté la mort du Long Hiver alors qu’ils étaient certainement en mesure de se protéger du cataclysme qui avait dévasté la planète.
Mais il n’y avait pas que des yeux de saphir dans l’antique cité de Vengiboneeza. Les cinq autres peuples étaient également présents.
Il voyait des hjjk, froids, distants, qui restaient groupés en longues files d’une cinquantaine ou une centaine d’individus et percevait les sèches émanations de leur esprit austère et le petit cliquètement de leur âme desséchée. Comme il était facile de les détester ! Toute notion d’individualité leur était étrangère. Chacun d’entre eux n’était qu’une composante de l’entité formée par le groupe des hjjk et chacun de ces groupes n’était lui-même qu’une composante de l’ensemble de la race des hjjk.
Il émanait également d’eux la conviction de leur permanence et de leur supériorité. Nous serons encore là quand vous aurez disparu, proclamait avec arrogance le moindre mouvement de leurs antennes. Et ils dissimulaient à peine qu’ils eussent considéré comme une aubaine la disparition immédiate de toutes les autres races. Et pourtant nul ne semblait supporter à contrecœur la présence inamicale du peuple d’insectes et Hresh les voyait activement occupés à commercer.
Il y avait aussi des représentants des végétaux, le fragile peuple-fleur, réunis en petits groupes sous des porches ensoleillés. Les pétales de leur visage étaient jaunes, rouges ou bleus et, au centre, s’ouvrait un unique œil doré. Leur corps était constitué d’une robuste tige centrale et de membres beaucoup plus souples. Leur voix n’était qu’un chuchotis accompagné de force bruissements de feuilles et mouvements de branches. Tout leur être était empreint d’une douce poésie.
Hresh se demandait par quel miracle des plantes avaient pu apprendre à parler et à se déplacer. Il pouvait lire dans l’âme des végétaux et il percevait en eux les fibres noueuses et les masses nerveuses d’un véritable petit cerveau, une sorte de noyau situé au point de jonction des pétales de la tête avec la tige centrale. Pendant toute la traversée du continent, Hresh n’avait pas rencontré une seule plante pourvue d’un cerveau, mais les végétaux qu’il avait devant les yeux étaient des créatures qui existaient dans un passé très reculé. Les rigueurs du Long Hiver les avaient fait disparaître de la surface de la planète et aucune autre espèce analogue n’avait sans doute pu survivre jusqu’à l’âge du Peuple.
La présence des mécaniques était beaucoup moins discrète. Hresh voyait les créatures métalliques articulées, à la tête en forme de dôme, en train de s’affairer aux quatre coins de la cité. Ils construisaient, réparaient, nettoyaient, démolissaient. Ils étaient donc au service des yeux de saphir, mais ils avaient en même temps un esprit bien développé et une conscience aiguë de leur existence. Même s’il ne s’agissait que de machines, Hresh les trouvait beaucoup plus compréhensibles que les hjjk. Chacun d’eux était une individualité dotée d’un identité distincte dont il n’était pas peu fier.
Les seigneurs des mers étaient en beaucoup plus petit nombre, mais Hresh soupçonnait que c’était dû aux difficultés qu’ils éprouvaient à se déplacer sur la terre ferme. Ces êtres solidement charpentés, au pelage brun, ras et soyeux, au corps gracieusement fuselé, avaient des membres courts en forme de nageoires. Ils respiraient l’air de Vengiboneeza sans paraître en souffrir outre mesure, mais il s’agissait à l’évidence d’habitants de la mer. Chacun d’eux était installé dans une sorte de char astucieusement conçu qu’il manipulait adroitement à l’aide de ses nageoires. Ils se trouvaient essentiellement regroupés dans les quartiers situés en bordure de la mer, où ils fréquentaient les tavernes, les boutiques et les restaurants. Ils présentaient un aspect hardi et hautain, comme si chacun d’eux se considérait comme un prince parmi les princes. Et peut-être en était-il ainsi.
Hresh flottait dans la cité flamboyante et la Grande Planète étincelait de tous les feux de sa splendeur. Ce qui n’existait dans les chapitres les plus anciens des chroniques qu’en tant que vagues souvenirs de souvenirs avait pris vie devant ses yeux. Il avait le sentiment qu’en dehors de l’époque de sa vision, le temps était aboli. Hresh contemplait le monde tel qu’il était avant le cataclysme, au faîte de sa civilisation, quand les miracles étaient quotidiens.
Il était devenu un citoyen de ce monde. En parcourant les rues de l’antique Vengiboneeza, il s’arrêtait de loin en loin pour saluer quelque dignitaire de la race des yeux de saphir, pour échanger des plaisanteries avec un groupe de végétaux babillards et rougissants, pour laisser passer un seigneur des mers dans son char rutilant. Il savait que le lieu où il se trouvait était le nombril de l’univers, à la convergence de toutes les époques de toutes les étoiles. Jamais il n’y avait rien eu de tel dans l’univers. C’était un privilège unique, exceptionnel qui lui était accordé. Il voulait parcourir toutes les rues, inspecter tous les bâtiments, tout voir et tout comprendre. Il vivrait dorénavant dans deux mondes et conserverait, si c’était possible, son appartenance à la cité condamnée d’un passé si lointain.
Si c’est un rêve, songeait-il, c’est le plus beau qu’il ait jamais été donné à quiconque de faire.
Tout ce qu’il voyait n’avait guère de ressemblances avec la Vengiboneeza qu’il connaissait. Pas plus d’une demi-douzaine des somptueux édifices qu’il contemplait n’avait franchi les éternités. Tout ou presque était différent, jusqu’au tracé des rues. Il était sûr d’être à Vengiboneeza, car la situation de la ville entre la mer et la montagne n’avait pas changé, mais elle avait dû être construite et reconstruite à de nombreuses reprises au fil des millénaires. Il la percevait avec force comme une entité douée de vie et changeante, comme une créature gigantesque qui respirait et bougeait.
De plus en plus pénétré de la complexité de la Grande Planète, Hresh se sentait découragé à l’idée de la tâche écrasante qui attendait le Peuple s’il avait un jour l’ambition d’égaler les réalisations de cette civilisation disparue. Mais il se répétait que tout cela ne s’était pas construit en une journée, que c’était le fruit du labeur d’une multitude d’individus, étalé sur des millénaires et que, si on lui en laissait le temps, le Peuple pourrait faire aussi bien.
Flottant tel un spectre, il poursuivait son exploration de la ville dont il examinait les moindres recoins, s’efforçant de ne rien laisser de côté, redoutant le moment où cette vision lui serait arrachée comme la précédente.
Et, au bout d’un moment, Hresh se rendit compte qu’il y avait encore quelque chose qu’il n’avait pas vu.
Mais où sont ceux de ma race ? se demanda-t-il brusquement.
Il recompta soigneusement. Des Six Peuples mentionnés dans les chroniques et qui avaient pacifiquement partagé ce monde évanoui, il en avait vu cinq : les yeux de saphir et les hjjk, les végétaux, les mécaniques et les seigneurs des mers. Le sixième et dernier Peuple était celui des humains. Mais il n’en avait vu nulle trace. Ébloui par la splendeur et la nouveauté de ce qu’il contemplait, il n’avait pas encore remarqué leur absence. Hresh recommença de fouiller la cité jusqu’aux faubourgs les plus éloignés ; mais toujours pas d’humains. Il traversa les vastes places de la ville, remonta les grands boulevards, pénétra dans les tavernes du port et se glissa dans les somptueuses villas bâties à flanc de montagne en espérant apercevoir la masse sombre d’une épaisse fourrure percée de deux yeux vifs ou un organe sensoriel fièrement dressé. Rien. Absolument rien. Comme si l’humanité avait été totalement inconnue dans l’antique et resplendissante Vengiboneeza.
Mais, dans le cours de ses recherches, Hresh rencontrait de-ci de-là des créatures qui lui étaient familières. Ces êtres étrangement frêles étaient disséminés dans la cité par petits groupes de deux ou trois, comme des pierres précieuses sur une grève. Grands et minces, ils se déplaçaient sur leurs jambes comme le Peuple. Ils avaient le crâne haut et arrondi, des lèvres minces, une peau pâle dépourvue de fourrure et des yeux brillant d’une mystérieuse teinte violette. Il émanait d’eux un sentiment de puissance immémoriale, enraciné dans une écrasante et complaisante conscience de leur valeur.
Hresh avait déjà vu des représentations de ces êtres le long des parois de la salle souterraine où avait commencé son voyage dans le temps. Et il en avait également vu un dans le cocon : cette créature énigmatique qui avait dormi si longtemps sans jamais se mêler à la vie de la tribu. C’était le peuple des Faiseurs de Rêves. En les reconnaissant au milieu des statues, Haniman avait innocemment demandé s’ils étaient l’un des Six Peuples et Hresh lui avait répondu que non, qu’ils devaient être venus d’une autre étoile. Mais, maintenant, il n’en était plus aussi sûr. Et l’horrible vérité commençait à se faire jour dans son âme.
Il voyait les mystérieuses et distantes créatures se déplacer silencieusement par la ville, tels des rois, tels des dieux, en donnant l’impression de flotter juste au-dessus du sol. Et Hresh arriva devant un édifice sombre et massif qu’il reconnut aussitôt. C’était celui qu’il avait baptisé la Citadelle, l’austère construction dépourvue d’ouvertures, majestueusement posée au sommet d’une éminence et qui ne différait en rien de celle qu’il connaissait. Les Faiseurs de Rêves se trouvaient par dizaines dans ce qui devait être leur lieu de réunion, ou peut-être un palais. Ils ne lui prêtaient aucune attention. Hresh les regardait s’approcher du bâtiment, avancer leurs longs doigts vers les murailles et les traverser aussi aisément qu’un voile de brume. Et c’est de la même manière qu’ils en sortaient.
Hresh projeta son esprit vers eux, il se glissa à l’intérieur de leur aura éclatante et s’enfonça sous le voile mystérieux dont leur âme était enveloppée.
Il pénétra au plus profond d’eux et il comprit leur nature. Le choc de la découverte fut si violent qu’il le jeta au sol et il se retrouva recroquevillé par terre, comme si une main gigantesque lui écrasait le dos.
Et il entendit résonner dans sa tête les paroles du gardien artificiel des yeux de saphir : Vous n’êtes pas des humains. Il n’y a plus d’humains. Vous êtes des singes, ou les descendants de singes. Les humains ont disparu de la surface de la planète.
Avait-il donc dit vrai ? Oui, cela ne faisait aucun doute.
Les humains, Hresh les avait devant les yeux. Les humains étaient ces êtres pâles, aux membres allongés et au corps sans fourrure, ces Faiseurs de Rêves à l’allure spectrale qui se mouvaient comme des fantômes dans la Vengiboneeza d’antan.
En lisant dans leur âme, il avait découvert la vérité. Et cette vérité, il fallait la regarder en face.
Il sentit leur antiquité. La lignée infinie dont ils étaient issus et qui remontait si loin dans le temps qu’il eût été incapable de trouver un nom pour ces millions d’années, ces éternités. Il vivaient sur cette planète depuis que la vie s’y était développée et Hresh se sentait écrasé par le poids phénoménal de leur passé, par le fardeau inimaginable de leur histoire. Il contempla dans leur âme l’incroyable succession de royaumes et d’empires qui avaient été bâtis et s’étaient effondrés avant d’être rebâtis. Il vit un cortège de rois et de reines, de conquérants, de poètes et de chroniqueurs, et la pléthore de leurs réalisations, si prodigieuses qu’elles défiaient la compréhension. Assurément, ils étaient des dieux. Car, comme les dieux, ils avaient le pouvoir de créer, puis de se détourner de leurs créations, le pouvoir de laisser tomber dans un éternel oubli leurs plus admirables réalisations, puis de tout reprendre au commencement.
Plutôt que les yeux de saphir, un tel peuple ne pouvait qu’être le véritable maître de Vengiboneeza.
Mais il n’en était rien. Les humains n’étaient pas les maîtres. Ils n’en avaient nullement besoin. Aux yeux de saphir incombaient les responsabilités du gouvernement et de la planification, aux mécaniques la charge des travaux, aux hjjk, aux seigneurs des mers et aux végétaux les diverses activités commerciales indispensables à la vie de la Grande Planète. Les humains se contentaient d’être. Cette race si ancienne, mais sur son déclin, se complaisait dans l’évocation de sa splendeur d’antan. Cette planète leur avait appartenu, à eux seuls, et seul leur regard révélait qu’ils avaient conservé le souvenir de leur hégémonie passée et qu’ils ne regrettaient pas d’y avoir renoncé, car cette renonciation avait été volontaire. Peut-être les cinq autres races étaient-elles une de leurs lointaines créations, car toutes, y compris les yeux de saphir, s’inclinaient devant eux. Oui, ils étaient certainement des dieux, car chaque fois que Hresh effleurait l’esprit de l’un d’eux, il éprouvait ce qu’il imaginait devoir éprouver en effleurant l’esprit de Dawinno ou de Friit.
Mais au bout d’un certain temps, il fut incapable de demeurer plus longtemps en contact avec eux. Il s’écarta comme il se fût écarté d’une flamme trop vive et s’éloigna pour poursuivre ses recherches.
Il y avait encore bien d’autres races dans la cité, en nombre encore plus réduit que les humains. D’étranges créatures de toutes sortes, à l’aspect parfois saisissant. Certaines n’avaient que quatre ou cinq représentants, d’autres un seul. Elles ne ressemblaient à rien de ce que l’étude des chroniques l’avait préparé à rencontrer. Hresh vit ainsi des êtres dotés de deux têtes et de six jambes et d’autres dépourvus de tête, mais munis d’une forêt de bras. Il vit des êtres pourvus de milliers de dents aussi pointues que des aiguilles et distribuées autour d’une bouche béante ouvrant sur leur estomac, d’autres qui vivaient dans des cuves scellées et d’autres encore qui flottaient comme des bulles au-dessus du sol. Il vit des créatures extraordinairement pesantes dont chaque pas faisait trembler la terre et d’autres si légères, si virevoltantes que l’œil avait de la peine à suivre leurs mouvements. Il percevait clairement chez toutes ces créatures la lumière de l’intelligence, même si cette intelligence était différente de ce qu’il connaissait et même si les émanations de leur âme étaient troublantes et mystérieuses.
Hresh supposa que ces êtres étaient des créatures venues d’autres étoiles. Des visiteurs en provenance des mondes qui gravitaient autour des froides et brillantes lumières semées dans le ciel nocturne. A l’époque de la Grande Planète, les allées et venues de voyageurs devaient être nombreuses entre les étoiles.
C’est peut-être l’un de ces étrangers qui avait apporté la Pierre des Miracles grâce à laquelle cette vision était possible.
Et nous ? se demanda-t-il. Le Peuple est-il donc totalement absent de cette glorieuse cité ?
Oui. Il n’y en avait pas la moindre trace. Le Peuple n’était pas là.
C’était véritablement accablant. Les siens n’avaient aucune part à la grandeur et à la splendeur de la Grande Planète.
Hresh s’efforça de comprendre et d’accepter cette réalité. Il se dit que la scène qu’il avait devant les yeux remontait à un passé extraordinairement reculé, bien avant la venue des étoiles de mort. Il se dit que les peuples venaient peut-être au monde comme le faisaient les individus. Il se dit qu’à l’époque où il s’était trouvé projeté, sa race n’existait peut-être pas encore.
Mais ce n’était qu’une mince consolation. La vérité profonde se répercutait dans son âme avec d’affreuses résonances. Vous n’êtes pas des humains. Vous êtes des singes, ou les descendants de singes.
Il en avait la preuve sous les yeux, mais il ne parvenait pas à l’accepter. Pas des humains ? Pas des humains ? Les mots tourbillonnaient dans sa tête. Hresh savait ce que cela signifiait d’être humain, ou il croyait le savoir, et se sentir exclu de cette chaîne remontant à la nuit des temps était une souffrance insupportable. Il se sentait partir à la dérive, comme si toutes les racines qui l’attachaient au monde avaient été tranchées d’un coup. Pendant un long moment, il demeura immobile au-dessus de l’antique Vengiboneeza, abasourdi, transi, égaré.
Hresh n’avait pas la moindre idée du temps qu’il avait passé à manipuler les boutons et les leviers de la machine de la salle souterraine cependant que les flots d’images éblouissantes de la Grande Planète s’engouffraient dans son esprit. Mais la vision finit par perdre de son éclat. Les tours étincelantes s’estompèrent, les rues se brouillèrent et se liquéfièrent devant ses yeux.
Il manœuvra frénétiquement les manettes, mais en vain. Son esprit commença de remonter vers la médiocre réalité du sous-sol de la tour.
L’enchantement avait cessé, mais Hresh était encore sous l’empire du Barak Dayir et, tandis que son esprit s’élevait, la topographie de la cité en ruine lui apparut de nouveau, avec l’entrecroisement des cercles de toutes tailles et les points de lumière rouge. L’idée lui vint brusquement que ces points lumineux devaient représenter les différents endroits où la vie de la Grande Planète couvait encore dans les ruines. Partout où apparaissaient les points rouges, il trouverait des cachettes recélant les trésors qu’il recherchait.
Hresh n’avait ni le temps ni la force de s’en occuper dans l’immédiat, car il se sentait très faible et tout étourdi. Mais, malgré la confusion, le doute et le désespoir auxquels il avait envie de s’abandonner, il se trouvait encore dans un état de vive exaltation.
Il lança autour de lui un regard incrédule et reconnut l’immense espace vide de la chambre souterraine au sol de terre battue couvert de décombres et d’amas de poussière, les lumières ambrées, la profusion de statues entassées dans la pénombre des murs. La Grande Planète était encore vivante et bien réelle dans son esprit et il avait le sentiment de se trouver dans le décor minable de quelque rêve sinistre. Mais les images de la Grande Planète s’effaçaient petit à petit et la salle souterraine devenait progressivement l’unique réalité.
— Haniman ! s’écria-t-il d’une voix cassée et chevrotante, trop haute d’une demie octave. Haniman ! Fais-moi remonter !
Comme personne ne répondait, Hresh leva les yeux et scruta les ténèbres où flottait toujours une odeur de renfermé. Il entendit des grattements d’animaux dans les murs, mais Haniman restait silencieux.
— Haniman ! hurla Hresh de toutes ses forces.
Il perçut un bruit ressemblant à celui d’une pluie fine. De la pluie dans un lieu abrité ? Non, il s’agissait de petits cailloux, de sable et de terre qui tombaient du plafond. Et c’était le son de sa voix qui avait provoqué leur chute. S’il recommençait à crier aussi fort, tout le plafond risquait de s’effondrer et de l’ensevelir.
Il avait les nerfs tendus comme les cordes d’un luth. Il se demanda si Haniman l’avait abandonné dans ce tombeau, s’il n’était pas tout simplement parti en le laissant croupir dans son trou. Mais peut-être était-il seulement allé faire un tour. Ou bien il se trouvait trop loin de la surface pour qu’Haniman pût entendre ses cris. Hresh hésita à appeler encore une fois, mais si cet endroit avait résisté aux séismes pendant sept cent mille ans, il n’allait certainement pas s’écrouler pour un simple cri.
— Haniman ! hurla-t-il de nouveau. Haniman !
Mais ses cris ne provoquèrent qu’une nouvelle pluie de pierres.
Que faire ? se demanda Hresh. Se laisser mourir de faim ? Pas question. Essayer de grimper ? Comment ?
Il songea alors à utiliser sa seconde vue pour attirer l’attention d’Haniman. Il était interdit de braquer sa seconde vue sur un autre membre de la tribu et de violer ainsi le sanctuaire de son âme, mais il préférait transgresser cette règle plutôt que de moisir éternellement dans l’obscurité.
Rassemblant toute son énergie, Hresh projeta sa seconde vue.
Toutes les fibres de sa perception s’élevèrent dans le puits de ténèbres. Il sentit une chaleur, il sentit la présence d’une vie ; il y avait bien quelqu’un là-haut. C’était Haniman ! Et il dormait ! Que Dawinno l’emporte !
Hresh lui donna une secousse mentale. Haniman murmura et marmonna quelque chose. Hresh sentit qu’il se retournait dans son sommeil. Peut-être se frottait-il le visage comme pour essayer de chasser les prémices d’un mauvais rêve. Il donna une nouvelle secousse, plus forte. Haniman ! Réveille-toi, imbécile ! Et une troisième secousse, encore plus forte. Haniman était réveillé. Oui, il s’était dressé sur son séant et il avait les yeux ouverts. Hresh voyait le niveau du sol par les yeux d’Haniman. C’était une sensation fort étrange de se trouver dans l’esprit de quelqu’un d’autre. Hresh savait qu’il aurait dû se retirer, mais, par pure curiosité, il resta encore un peu. Il sentait l’esprit d’Haniman qui enveloppait le sien comme une seconde peau. Il pénétrait les petits désirs, les petites envies, les petites colères d’Haniman. Il découvrait ce que c’était que d’être gros et lent dans une tribu composée d’individus minces et vifs. Et il sentait la compassion monter en lui. Ce qu’il vivait était analogue à un couplage et, de bien des manières, c’était encore plus intense et plus intime. Le mécontentement qu’il éprouvait envers Haniman n’avait pas disparu, mais il avait maintenant l’impression d’être irrité contre lui-même et il s’y mêlait une pointe d’amusement et l’envie de pardonner.
Puis il sentit l’âme d’Haniman se débattre violemment pour le repousser et il se retira précipitamment. Mais la brusquerie de la rupture du contact le laissa tout tremblant.
— Hresh ? C’était toi ?
Il entendit la voix d’Haniman descendre vers lui, faible, indistincte, déformée par l’écho.
— Oui ! Fais-moi remonter, veux-tu !
— Pourquoi ne m’as-tu pas appelé ?
— Cela fait dix minutes que j’appelle ! Tu t’étais endormi !
— Endormi ? répéta la voix assourdie par la distance.
Mais Hresh n’aurait su dire si c’était Haniman qui répétait le dernier mot de sa question ou bien sa propre voix réverbérée par les parois du souterrain qui lui revenait.
Quelques instants plus tard, il entendit le grondement de la dalle accompagné du soupir familier. Hresh se hissa promptement sur la pierre noire qui commença aussitôt à s’élever. Il demeura allongé sans bouger, rompu de fatigue.
Quand il atteignit le niveau du sol, Haniman attendait au bord de la dalle, les bras croisés, le regard mauvais.
— Tout chroniqueur que tu sois, dit-il, si tu t’avises de recommencer ce que tu as fait, je te jette à la mer !
— Il fallait bien que j’attire ton attention. J’ai appelé et tu ne répondais pas.
— Tu n’as peut-être pas appelé assez fort.
— Assez pour détacher des pierres du plafond de la chambre souterraine.
— Je n’ai rien entendu, dit Haniman avec un haussement d’épaules.
— Bien sûr, tu dormais.
— Moi, je dormais ? Et comment aurais-je pu m’endormir ? Tu n’es pas resté en bas plus de deux minutes !
— Sans blague ! s’écria Hresh d’un ton incrédule.
— Pas plus de deux minutes, je t’assure ! Quand tu es descendu, je me suis allongé pour me reposer. J’ai peut-être fermé les yeux quelques secondes, mais je t’ai tout de suite senti en train de me triturer la cervelle et…
Haniman s’interrompit brusquement et fît un pas vers Hresh en le dévisageant.
— Yissou ! s’écria-t-il. Mais que t’est-il arrivé ?
— Comment cela ?
— On dirait que tu as vieilli de cent ans. Si tu voyais tes yeux ! Et tout ton visage a changé ! Comme si tu avais été vidé de l’intérieur !
— J’ai eu une vision, dit Hresh en portant la main à son visage.
Il se demandait s’il était vraiment transfiguré à ce point et s’il paraissait maintenant aussi vieux que Thaggoran à la fin de sa vie. Mais il n’avait pas l’impression que son visage eût changé. S’il y avait eu transformation, elle devait être intérieure.
— Qu’as-tu vu ? demanda Haniman.
— Des tas de choses, répondit Hresh après un moment d’hésitation. Des choses très bizarres. Des choses très troublantes.
— Quel genre de choses ?
— Peu importe, répondit Hresh. Sortons d’ici.
Sur le chemin du retour, la fatigue eut raison de lui. Il fut obligé de s’arrêter à plusieurs reprises pour prendre un peu de repos et, à un moment, il fut pris de nausées et dût s’agenouiller derrière une colonne tronquée où il fut secoué par des haut-le-cœur pendant ce qui lui sembla une éternité. Il se sentait très vieux et très faible et était incapable de suivre Haniman qui sautillait devant lui. Et quelle honte quand Haniman était obligé de s’arrêter pour l’attendre ! Ce n’est qu’au moment de rejoindre le gros de la tribu que la vitalité de la jeunesse reprit le dessus et qu’il sentit ses forces revenir. Il marchait plus vite et s’arrêtait moins souvent, mais Haniman se retournait encore fréquemment pour lui faire des signes impatients.
Hresh savait qu’il repasserait longtemps dans son esprit tout ce qu’il avait découvert dans le sous-sol de l’esplanade aux trente-six tours. Et le rire sarcastique des gardiens artificiels résonnait dans son âme qui semblait près d’éclater.
Petit singe. Petit singe. Petit singe.
Quelle humiliation ! Et pourtant il avait réussi à trouver la clé de la cité morte. Un triomphe et une révélation dégradante qui étaient intimement liés et le laissaient abasourdi. Hresh décida de garder ses découvertes pour lui jusqu’à ce qu’il soit parvenu à analyser plus profondément la situation. Mais les trésors de Vengiboneeza s’offraient maintenant à lui. C’était au moins quelque chose qu’il pourrait annoncer à Koshmar.
Il rencontra Torlyri juste devant la maison du chef.
— Où est Koshmar ? demanda-t-il.
— Elle est là, répondit la femme-offrande en tendant le bras vers la maison.
— J’ai des nouvelles pour elle ! De merveilleuses nouvelles !
— Elle est occupée, dit Torlyri. Tu vas devoir attendre un peu.
— Attendre ? répéta Hresh, comme s’il venait de recevoir un seau d’eau froide sur la tête. Comment cela, attendre ? J’ai vu la Grande Planète, Torlyri ! Je l’ai contemplée telle qu’elle était du temps de sa splendeur ! Et je sais où se trouve tout ce que nous sommes venus chercher à Vengiboneeza !
Porté par son élan d’enthousiasme, il sentait sa fatigue et ses doutes se dissiper.
— Va la voir, Torlyri ! Dis-lui de laisser tomber ce qu’elle est en train de faire et de me recevoir séance tenante. D’accord ? Tu veux bien ? Au fait, par quoi est-elle si occupée ?
— Il y a un étranger avec elle, répondit Torlyri.
Hresh ouvrit de grands yeux, sans comprendre tout de suite ce qu’elle avait dit.
— Un étranger ?
— Un éclaireur d’une autre tribu, à ce qu’il semble.
Hresh porta la main à l’amulette de Thaggoran. Un étranger !
— Comment cela ? Qui ?
— Plutôt un espion, en réalité, poursuivit Torlyri. Harruel et Konya l’ont surpris sur le Mont du Printemps où il nous espionnait.
Torlyri prit en souriant les deux mains du chroniqueur.
— Écoute, Hresh, je sais que tu meurs d’envie de lui raconter ce que tu as vu, mais ne peux-tu attendre un moment ? Juste un moment ? Il est également important d’avoir mis la main sur quelqu’un d’une autre tribu. C’est extraordinaire. Elle ne peut pas s’occuper de plus d’une chose extraordinaire à la fois. Ce n’est pas possible, Hresh. Tu comprends ?
Koshmar se dressait de toute sa taille devant la peau de rat-loup accrochée au mur comme un trophée. Elle faisait saillir ses épaules et la détermination se lisait sur son visage. A sa gauche se trouvait Harruel et à sa droite Konya. Koshmar était sous la protection des deux guerriers armés, mais elle savait que dans la situation présente, leurs lances étaient inutiles. L’affrontement en cours ne pouvait être résolu que par l’intelligence. Ce qu’elle attendait depuis le Temps du Départ était enfin arrivé et elle ne savait pas très bien de quelle manière il fallait procéder.
Plus que jamais, elle regrettait de n’avoir pas le vieux Thaggoran à ses côtés. Une autre tribu… Cela devait arriver un jour ou l’autre et, en même temps, c’était presque incroyable. Tout au long de leur histoire, les siens s’étaient considérés comme les seuls êtres au monde et au fond ils n’avaient pas tort. Mais maintenant…
Le regard de Koshmar se posa sur l’espion, debout au fond de la pièce.
Outre son aspect imposant, il émanait de lui une effrayante impression d’étrangeté. Il avait un visage en lame de couteau, aux pommettes saillantes et au menton très allongé. Ses yeux très écartés étaient d’une couleur que Koshmar n’avait jamais vue, un rouge vif qui rappelait le soleil à son coucher. Son corps était recouvert d’une longue et abondante fourrure dorée, très différente de celle des membres de la tribu. Sa silhouette élancée et harmonieuse était en même temps extrêmement robuste, comme un câble que rien n’aurait pu briser. Bien que beaucoup moins massif qu’Harruel, il avait les jambes presque aussi longues et, avec le casque bizarre qui lui couvrait la tête, il était plus grand que le guerrier.
Ce casque était absolument cauchemardesque. C’était un long cône fait d’une épaisse matière noire et dure, muni d’une visière descendant jusqu’au front et d’un couvre-nuque. La coiffure était surmontée d’un cimier figurant un cercle de métal doré à l’intérieur duquel cinq longs rayons métalliques étaient dressés comme autant de lances. En bas de la visière apparaissait l’image sinistre d’un énorme insecte doré aux quatre ailes déployées et dont les yeux immenses de pierre rouge brillaient d’un éclat féroce.
De loin, l’étranger semblait être une sorte de monstre à la tête horrifiante. Ce n’est qu’en le regardant plus attentivement que l’on se rendait compte que son casque n’était qu’un artifice, une simple coiffure attachée sous son menton par une épaisse corde brune.
Konya et Harruel étaient tombés sur lui tandis qu’ils chassaient dans les contreforts de la montagne. Il avait installé son campement dans une grotte, juste au-dessus de la dernière rangée de villas et il semblait déjà y avoir passé un certain temps, peut-être une bonne semaine, car le sol était couvert d’os d’animaux qu’il avait tués et fait rôtir. Quand ils l’avaient découvert, il portait son casque et était assis, contemplant tranquillement la cité en ruine. En les voyant, il s’était relevé d’un bond et avait réussi à s’enfuir dans la forêt. Ils s’étaient lancés à sa poursuite, mais la traque n’avait pas été facile.
— Il courait comme un de ces animaux aux cornes rouges, dit Harruel.
— Oui, dit Konya, un dansecorne.
L’espion avait réussi à les semer à plusieurs reprises dans l’enchevêtrement de la végétation, mais chaque fois l’éclat du soleil sur les rayons dorés de son casque l’avait trahi. Ils avaient finalement réussi à l’acculer dans un ravin se terminant en cul-de-sac et, bien qu’armé d’une lance magnifique, il n’avait offert aucune résistance. Il s’était rendu sans esquisser un geste ni prononcer une parole.
Ils n’avaient d’ailleurs toujours pas réussi à lui arracher un mot. Il affrontait calmement et sans crainte le regard de Koshmar et refusait de répondre à ses questions.
— Je m’appelle Koshmar, dit-elle. Je suis le chef de cette tribu. Dis-moi ton nom et qui est ton chef.
Voyant que cela ne provoquait aucune réaction, elle lui ordonna de parler au nom des dieux. Elle invoqua sans succès Dawinno, Friit, Emakkis et Mueri. Elle crut remarquer en prononçant le nom de Yissou une légère contraction des lèvres de l’étranger, mais il se murait dans son silence.
— Vas-tu parler ! gronda rageusement Harruel en s’avançant vers le prisonnier. Qui es-tu ? Que faisais-tu ici ?
Il agita sa lance devant le nez de l’Homme au Casque.
— Parle, si tu ne veux pas être écorché vif !
— Non, fit sèchement Koshmar. Ce n’est pas de cette manière qu’il faut s’y prendre avec lui.
Elle tira Harruel en arrière et s’adressa à l’étranger d’une voix douce.
— Je te promets que personne ne te fera de mal, dit-elle. Nous te donnerons à manger et à boire et tu seras le bienvenu parmi nous, mais je te demande encore une fois de nous dire comment tu t’appelles et comment s’appelle ton peuple.
Mais le prisonnier semblait aussi insensible à la diplomatie de Koshmar qu’aux menaces d’Harruel. Il continua de regarder fixement Koshmar comme si tout ce qu’elle disait n’était qu’un tissu d’inepties.
— Koshmar, reprit-elle d’une voix forte et claire en se frappant par trois fois la poitrine. Harruel et Konya, ajouta-t-elle en montrant les deux guerriers. Koshmar, Harruel, Konya.
Puis elle tendit le doigt vers l’étranger casqué avec un regard interrogateur.
— Tu connais nos noms. A toi maintenant de nous dire le tien.
Mais l’Homme au Casque la regardait toujours sans se départir de son impassibilité.
— Cela peut durer toute la journée, lança Harruel d’un air dégoûté. Laisse-le-moi, Koshmar, et je te garantis qu’il parlera en cinq minutes !
— Non !
— Nous devons découvrir ce qu’il faisait ici, Koshmar. Imagine qu’il soit l’avant-garde d’une armée qui attend à proximité pour nous exterminer et s’emparer de Vengiboneeza !
— Merci, fit Koshmar d’une voix aigre. Cela ne m’était pas venu à l’esprit !
— Et si c’était vrai ? Nous pouvons être sûrs qu’il avait de mauvaises intentions. Nous devons savoir ce qu’il en est. Et s’il ne veut rien nous dire, il faudra nous débarrasser de lui !
— Crois-tu, Harruel ?
— Maintenant, il a tout vu. Il sait que nous sommes très peu nombreux et nous ne pouvons le laisser rejoindre les siens pour leur faire son rapport.
Koshmar hocha lentement la tête. Elle savait tout cela depuis le début, mais il fallait être une brute comme Harruel pour oser le dire ouvertement devant le prisonnier. Oui, ils seraient peut-être obligés de le tuer. Cette perspective ne lui plaisait guère, mais elle le ferait sans hésiter si la sécurité de la tribu était en jeu.
Mille pensées contradictoires s’entrechoquaient dans sa tête. Des étrangers ! Une autre tribu conduite par une rivale !
Cela pouvait signifier des ennemis, un conflit, la guerre, la mort… Mais peut-être n’y aurait-il pas d’hostilité. Contrairement à ce que pensait Harruel, un conflit n’était pas inévitable. Les autres pouvaient même s’installer ici — Vengiboneeza était bien assez grande pour accueillir une seconde tribu — et nouer avec son peuple des relations amicales. Elle se demanda ce que cela pouvait être d’avoir des amis d’une autre race. Les deux termes, amis et d’une autre race étaient presque contradictoires. Des croyances différentes, des dieux inconnus, des coutumes étrangères. Comment pouvait-il exister d’autres dieux ? Les dieux ne pouvaient être que Yissou, Dawinno, Emakkis, Friit et Mueri. Si cette autre tribu avait des dieux différents, le monde n’avait plus aucun sens.
Et des couples se formeraient-ils entre membres des deux tribus ? Où vivraient les enfants ? Dans la tribu de la mère ou dans celle du père ? L’une des deux tribus s’agrandirait-elle aux dépens de l’autre ?
Koshmar ferma les yeux pendant quelques instants en respirant profondément. Elle aurait voulu que tout cela ne fût qu’un mauvais rêve.
Il devait y avoir une armée d’étrangers semblables à son prisonnier de l’autre côté de la montagne et, très probablement, le Temps du Départ était arrivé pour d’autres tribus sur toute la surface de la planète depuis que l’atmosphère se réchauffait. Pour elle, qui avait passé toute sa vie au sein d’un petit groupe de soixante individus, il était presque impossible de concevoir qu’il pût y en avoir six mille, ou soixante mille… Tant de noms différents, tant d’âmes différentes, tant de personnalités qui toutes revendiquaient une place au soleil… Et pourtant, c’était certainement le cas.
Sur ces entrefaites, on frappa à la porte.
— Hresh est de retour, Koshmar, annonça Torlyri.
— Fais-le entrer.
Hresh avait l’air bizarre. Éreinté et couvert de poussière, il semblait avoir énormément vieilli d’un coup. Il avait les yeux cernés et ne paraissait pas être dans son assiette, mais dès qu’il aperçut l’étranger, son visage s’anima. Koshmar avait l’impression d’entendre les questions germer et se développer dans son cerveau.
Elle le mit rapidement au fait de la capture et de l’échec de l’interrogatoire.
— On ne peut rien en tirer, dit-elle. Il fait semblant de ne pas comprendre ce que nous disons.
— Es-tu sûre qu’il fait semblant ? Et s’il ne nous comprenait vraiment pas ?
— Tu veux dire qu’il est aussi stupide qu’un animal ?
— Non, ce que je veux dire, c’est qu’il parle peut-être une autre langue.
— Une autre langue ? répéta Koshmar, l’air déconcerté. Je ne sais pas ce que tu entends par « une autre langue ».
— Eh bien… euh !… une autre langue, dit piteusement Hresh en agitant les mains avec impuissance. Nous avons notre langue qui est constituée d’un ensemble de sons qui transmettent les idées. On peut imaginer que son peuple utilise un ensemble différent de sons. Quand nous disons « viande », ils peuvent dire « flookh » ou bien « splig ».
— Mais ce sont des sons qui n’ont aucun sens, objecta Koshmar. Quelle signification peut-il…
— Ils n’ont aucune signification pour nous, dit Hresh. Mais peut-être pas pour d’autres gens. Les sons que j’ai choisis n’étaient que des exemples, mais ils ont peut-être leur propres mots pour dire la viande, le ciel, la lance… Des mots différents des nôtres pour tout exprimer.
— C’est de la folie ! s’écria Koshmar. Comment peut-il exister un autre mot pour dire la viande ? La viande, c’est la viande. Ce n’est pas flookh ni splig, c’est la viande ! Et le ciel, c’est le ciel ! Je croyais que tu pourrais m’aider, Hresh, mais tu ne fais que me compliquer les choses !
— Pour moi aussi, ces idées-là sont nouvelles, dit Hresh qui semblait extraordinairement las et avait énormément de peine à exprimer ce qu’il pensait. Je ne connais aucune autre langue que la nôtre et je n’ai jamais pensé qu’il pût y en avoir une autre. C’est en regardant le prisonnier que cette idée m’est venue. Mais réfléchis à ceci, Koshmar ; les hjjk ont peut-être leur propre langue, les animaux aussi et toutes les tribus qui ont survécu au Long Hiver.
Nous sommes restés seuls pendant si longtemps, totalement coupés du monde de l’extérieur pendant des centaines de milliers d’années. Tout le monde parlait peut-être la même langue à l’origine, mais à la longue, après ces centaines de milliers d’années…
— Peut-être, dit Koshmar d’un air gêné. Mais, dans ce cas, comment pouvons-nous communiquer avec lui ? Il nous faut absolument trouver un moyen de communiquer avec lui ! Nous devons savoir s’il faut le considérer comme un ami ou comme un ennemi !
— Nous pouvons essayer la seconde vue, suggéra Hresh après un moment de réflexion.
Koshmar tourna vers lui un regard empreint de stupéfaction.
— Mais la seconde vue ne peut être utilisée avec les êtres humains !
— Si, répondit Hresh, manifestement mal à l’aise. Dans une situation extrême… Il faut penser à la sécurité de la tribu. Nous ne devons pas hésiter à employer tous les moyens pour obtenir ce que nous voulons savoir.
— Mais c’est une violation de…
Koshmar s’interrompit en secouant la tête. Puis elle se tourna vers Torlyri qui était restée près de la porte.
— Qu’en penses-tu ? demanda-t-elle. Cela te paraît-il convenable ?
— Même si cela semble un peu bizarre, je ne vois pas où serait le mal, répondit la femme-offrande d’un ton légèrement dubitatif après quelques instants de réflexion. Comme il ne fait pas partie de la tribu, nos coutumes ne s’appliquent pas à lui et il n’y a pas lieu de considérer cela comme un manquement à la loi.
— Les dieux nous ont donné la seconde vue pour nous aider quand la parole et le regard ne suffisent pas, dit Hresh en s’adressant à Koshmar. Comment pourraient-ils nous tenir rigueur d’y avoir recours dans une situation comme celle-ci ?
Koshmar demeura silencieuse. Elle examinait la question avec la plus grande attention. Sur le visage toujours aussi impassible de l’étranger, rien ne montrait s’il avait suivi la discussion. Peut-être parle-t-il vraiment une langue entièrement différente, se dit Koshmar. Mais cette idée était toujours aussi difficile à accepter. Comme si elle apprenait qu’un homme était devenu une femme du jour au lendemain, ou comme si elle découvrait que la pluie s’élevait du sol, ou encore comme si on lui annonçait que la bénédiction de Yissou pouvait lui être retirée d’un moment à l’autre et qu’elle allait être remplacée à la tête de la tribu. Rien de tout cela ne lui semblait possible. Mais tout était devenu si étrange. Peut-être Hresh était-il dans le vrai, peut-être leur prisonnier parlait-il avec d’autres mots que les leurs. S’il était capable de parler.
— Très bien, dit-elle brusquement en se tournant vers Hresh. Tu es l’expert en matière de langues. Utilise ta seconde vue et tâche de découvrir qui il est et ce qu’il est venu chercher ici.
Hresh s’avança et fit face à l’Homme au Casque.
Il ne s’était jamais senti aussi fatigué de sa vie. Quelle folle journée ! Et elle n’était pas encore terminée. Tous les regards convergeaient sur lui. Il était tellement épuisé qu’il n’était absolument pas sûr d’avoir la force d’utiliser une nouvelle fois sa seconde vue.
L’Homme au Casque le considérait de toute sa hauteur d’un air froid et distant, comme si Hresh n’était rien d’autre qu’un petit animal importun. Le regard de ses mystérieux yeux rouges avait une intensité déconcertante. Hresh avait le sentiment d’y lire du mépris, une pointe de colère et la conscience de sa valeur qu’avait le prisonnier. Pas la moindre trace de crainte. Il y avait de l’héroïsme chez cet étranger casqué.
Hresh rassembla toutes ses forces et projeta sa seconde vue.
Il s’attendait à rencontrer une résistance, à repousser une tentative de l’étranger visant à arrêter la poussée de son esprit ou à la détourner. Mais il attendit l’approche de Hresh avec indifférence et l’esprit de Hresh plongea aisément et profondément dans celui de l’Homme au Casque.
Le contact ne dura pas plus d’une fraction de seconde.
Pendant cet instant, Hresh eut un aperçu de la puissance de l’âme de l’étranger et de sa résolution. Il eut aussi la vision fugace d’une horde de guerriers semblables à l’étranger, rassemblés sur une colline boisée, la tête coiffée de casques aussi extravagants que le sien, mais ayant tous une décoration différente. Puis le contact fut rompu et tout devint noir. Hresh sentit ses jambes se dérober sous lui. Il recula en titubant, réussit à pivoter au dernier moment et s’abattit aux pieds d’Harruel. Et il perdit connaissance.
Quand il revint à lui, il était dans les bras de Torlyri, à l’autre bout de la pièce. Elle le serrait contre elle en fredonnant d’une voix rassurante. Hresh réussit à accommoder et il vit Koshmar tenant entre les mains le casque de l’étranger qu’elle regardait d’un air perplexe. Le prisonnier était allongé de tout son long. Harruel et Konya le saisirent par les chevilles pour le traîner hors de la pièce sans plus de délicatesse que s’il s’était agi d’un sac de céréales.
— N’essaie pas de te remettre debout tout de suite, murmura Torlyri. Retrouve d’abord ton équilibre et reprends ton souffle.
— Que s’est-il passé ? Pourquoi l’emmènent-ils ?
— Il est mort, dit Torlyri.
— Il est tombé raide mort dès que tu es entré en contact avec son esprit, dit Koshmar. Toi aussi, tu es tombé raide par terre. Nous avons cru que vous étiez morts tous les deux, mais tu n’étais qu’évanoui. Il est mort avant même de toucher le sol. C’était pour éviter de répondre à tes questions. Il avait le moyen de s’arracher la vie par le seul pouvoir de son esprit.
Elle frappa rageusement le casque contre le rebord de la tablette des trophées.
— Jamais nous ne saurons rien sur lui ! s’écria-t-elle. Jamais nous ne saurons rien !
L’idée effleura l’esprit de Hresh que c’était peut-être de sa faute, qu’il aurait dû prévoir une manœuvre défensive de ce genre de la part de l’étranger et qu’il n’aurait jamais dû persuader Koshmar de le laisser utiliser sa seconde vue pour l’interrogatoire.
Il aurait sans doute mieux valu avoir recours à la Pierre des Miracles, se dit-il.
Mais comment aurait-il pu le savoir ? Thaggoran, lui, l’aurait peut-être su, mais Hresh se rendait compte qu’il était encore loin d’avoir la sagesse et l’expérience de Thaggoran. Je suis encore si jeune, songea-t-il. Certes, le temps y remédierait, mais Hresh sentait une grande tristesse le gagner. Il aurait pu apprendre des choses extraordinaires de cet homme appartenant à une autre tribu, mais au lieu de cela, il avait simplement contribué à lui ôter la vie.
Il valait mieux ne plus y penser.
Hresh se dirigea vers Koshmar qui ne quittait pas le casque des yeux et passait la main sur les rayons dorés dans un geste machinal où la colère le disputait à l’incrédulité. Au bout de quelques instants, elle tourna la tête vers lui et Hresh vit qu’elle avait un regard morne et maussade.
— J’ai quelque chose à te dire, fît Hresh. Je reviens du cœur de la cité où j’étais parti avec Haniman. Nous sommes descendus dans une grande salle occupant le sous-sol d’un bâtiment et où se trouve une ancienne machine des yeux de saphir. Une machine qui fonctionne encore.
Koshmar le regarda avec une attention accrue et une lueur se remit à briller dans ses yeux.
— C’est une machine dont la fonction est de montrer des images de la Grande Planète, poursuivit Hresh. Plus que des images. Elle a été construite pour montrer la Grande Planète elle-même. J’ai utilisé cette machine, Koshmar, et j’ai utilisé le Barak Dayir.
— Et tu as vu quelque chose ?
— Oh ! oui ! Des choses merveilleuses !