De violentes rafales de vent balayaient la plaine aride, soulevant le sable et le faisant tourbillonner en nuages épais. Il ne poussait pratiquement rien, comme si quelque lame gigantesque avait rasé la surface du sol, enlevant la couche arable et arrachant toutes les graines.
Sur la droite des marcheurs, à une assez faible distance, se trouvait une rangée de collines arrondies bleu-gris et totalement dénudées. Sur la gauche la plaine s’étendait à perte de vue L’air piquant était chargé d’une saveur âcre et pourtant il faisait sensiblement plus chaud que les jours précédents. Cela faisait maintenant près de trois semaines que la tribu était en marche.
Dans le silence de l’après-midi s’éleva une sorte d’étrange grondement, un bruit sourd et lointain, tel que le Peuple n’en avait jamais entendu.
Staip se tourna vers Lakkamai qui marchait à ses côtés.
— Ce sont les collines qui nous parlent ?
Lakkamai haussa les épaules sans répondre.
— Écoute, poursuivit Staip. Elles nous disent : Repartez, repartez, repartez !
— Comment peux-tu dire cela ? demanda rudement Lakkamai. Ce n’est qu’un bruit.
Harruel qui, lui aussi, avait entendu, s’arrêta et se tourna en mettant sa main en visière pour se protéger du soleil. Au bout de quelques instants, il se pencha dans le vent, puis il secoua la tête en riant.
— Des bouches, déclara-t-il en tendant la main dans la direction des collines.
Il avait une vue extraordinairement perçante. Les autres guerriers scrutèrent également les lointains, mais ils ne virent rien d’autre que les collines.
— Comment cela, des bouches ? demanda Staip.
— Devant les collines, dit Harruel. Ce sont de gros animaux très curieux, immobiles, qui font ces aboiements. On dirait des bouches. Tu ne les vois donc pas ?
Koshmar aussi les avait vus.
— Qu’est-ce que c’est ? dit-elle en revenant à la hauteur d’Harruel. Crois-tu qu’ils soient dangereux ?
— Ils ne bougent pas, répondit Harruel. Tant qu’ils resteront là-bas, ils ne pourront pas nous faire de mal. Mais je vais aller regarder de plus près. Staip ! Salaman ! Venez avec moi !
— Je peux vous accompagner ? demanda Hresh.
— Toi ? dit Harruel en étouffant un petit rire. Viens donc ! Nous allons te jeter dans une de ces bouches et nous verrons bien ce qui t’arrive !
— Non, dit Hresh. Mais je peux y aller quand même ?
— Si tu veux venir, reste à l’abri du danger.
Les trois guerriers s’éloignèrent en direction des collines, suivis par Hresh qui avait du mal à ne pas se laisser distancer. De près, les grondements étaient insupportablement forts et ils faisaient longuement vibrer le sol. A l’évidence, Harruel ne s’était pas trompé sur leur origine. Au pied de la rangée de collines se trouvaient une douzaine d’énormes créatures arrondies, d’un bleu très sombre, alignées à intervalles réguliers et assez éloignées les unes des autres. Elles semblaient n’avoir ni membres ni corps et n’être que des têtes géantes et immobiles, au regard fixe et terne. Elles ouvraient à une cadence régulière leur immense bouche caverneuse pour émettre un grondement prolongé.
Des quatre coins de la plaine, de petits animaux convergaient vers elles, comme magnétisées par ce cri sourd et discordant. Ils avançaient résolument en rampant, en sautillant, en ondulant ou en bondissant vers les têtes géantes, passaient sans hésiter pardessus le bord grenat de leur mâchoire inférieure et se jetaient dans la gueule noire.
— Restez où vous êtes ! ordonna sèchement Harruel. Si nous nous approchons trop, nous risquons d’être avalés nous aussi.
— Je ne sens pas de force qui m’attire, dit Staip.
— Moi non plus, dit Salaman. Peut-être un léger chatouillement, mais… Hresh ! Hresh, reviens !
Le gamin qui s’était avancé avait petit à petit dépassé les guerriers et il se dirigeait maintenant vers les têtes d’une démarche étrangement saccadée, les épaules agitées de mouvements convulsifs, les genoux levés très haut à chaque pas. Son organe sensoriel était enroulé autour de son corps comme une longue écharpe.
— Hresh ! hurla Harruel.
Mais l’enfant, qui semblait se mouvoir comme dans un rêve, n’était plus qu’à une cinquantaine de pas de la plus proche des têtes. La cadence des grondements s’accéléra. Le sol se mit à trembler violemment. Harruel s’élança et saisit le garçon par la taille en le soulevant du sol. Hresh le regarda sans le voir.
— Un de ces jours, la curiosité te tuera ! lança Harruel d’un ton furieux.
— Quoi ? Que se passe-t-il ?
— Tu vois bien qu’il est en transe, dit Staip. C’est ce bruit… Il allait être aspiré…
— Maintenant je le sens, dit Salaman. Comme un bruit de tambour qui nous attire. Boum ! boum ! boum !
Harruel se retourna avec un mélange de fascination et d’horreur. Salaman avait raison : le bruit avait un pouvoir quasi magnétique et il attirait tous les animaux de la plaine qui se laissaient dévorer sans résistance. Harruel se pencha brusquement et ramassa une pierre grosse comme la main qu’il lança avec rage vers la bouche béante. Mais elle retomba à cinq ou dix pas de la cible.
— Venez, ordonna-t-il d’une voix rauque. Il faut s’éloigner de ces horreurs avant qu’il soit trop tard.
Ils repartirent en courant vers le gros de la tribu. Harruel portait Hresh, de crainte qu’il ne se laisse hypnotiser une seconde fois au péril de sa vie. Derrière eux le bruit des têtes géantes se fit plus fort et plus insistant, puis il s’affaiblit à mesure qu’ils s’en éloignaient.
Quand ils rejoignirent la tribu, la panique et la confusion la plus totale régnaient. Les oiseaux de sang avaient lancé une nouvelle attaque. Une nuée de féroces animaux aux yeux blancs avait surgi de l’orient et ils tournoyaient au-dessus de la tribu en poussant des cris aigres et fondaient sur leurs cibles, le bec tranchant comme un rasoir pointé vers l’avant. Delim se débattait pour en repousser un qui lui enveloppait toute la tête dans ses ailes gigantesques et Thhrouk luttait contre deux à la fois. Lakkamai se précipita à l’aide de Delim, tira l’oiseau de sang en arrière et le transperça de son arme. Delim se laissa tomber par terre en portant les deux mains à son œil ruisselant de sang. Harruel donnait de grands coups de lance et embrochait les assaillants l’un après l’autre. Koshmar hurlait des encouragements. Au milieu des cris véhéments et stridents des oiseaux de sang, le grondement sourd des bouches se faisait encore entendre au loin.
La bataille dura une dizaine de minutes, puis les oiseaux disparurent aussi brusquement qu’ils étaient arrivés. Six membres de la tribu étaient blessés, mais Delim était la plus gravement touchée. Torlyri, qui la pansait, vit tout de suite qu’elle avait perdu l’usage de son œil. Harruel avait deux profondes entailles dans le bras qui tenait sa lance. Konya aussi était légèrement blessé et tout le monde était las et démoralisé.
Et la nuit commençait à tomber. Les derniers feux du soleil agonisant inondaient la plaine d’une lumière pourpre.
— Bon, dit Koshmar. Il est trop tard pour continuer. Nous allons établir le campement ici.
— Pas ici, Koshmar, dit Harruel en secouant vivement la tête.
Il ne faut pas rester si près de ces bouches géantes. Les sons qu’elles produisent sont dangereux et si nous restons ici, certains d’entre nous partiront vers elles en pleine nuit, comme des somnambules, et se feront avaler tout vifs.
— Tu parles sérieusement ?
— Nous avons failli perdre Hresh, dit Harruel. Il marchait droit sur une de ces créatures.
— Yissou !
Koshmar contempla d’un regard inquiet les énormes têtes encore visibles à l’horizon.
— Très bien, dit-elle en crachant par terre. Allons plus loin.
Il se remirent en marche jusqu’à ce qu’il fasse trop sombre pour continuer. Quand ils s’arrêtèrent, les grondements des têtes géantes étaient presque inaudibles. Abattus, épuisés, les pieds endoloris, les membres de la tribu firent halte avec soulagement auprès d’un maigre cours d’eau filtrant dans le sable.
— Nous n’aurions pas dû faire cela, dit Staip d’une voix très calme.
— Tu veux dire quitter le cocon ? demanda Salaman. Tu crois que nous aurions mieux fait de rester et d’affronter les mangeurs de glace ?
— Nous n’avons rien à regretter, dit Harruel en les foudroyant du regard. C’était bien le Temps du Départ.
— Je parlais de la direction que nous avons prise, dit Staip. Koshmar a eu tort de nous amener dans ces plaines désertiques. Nous aurions dû partir vers le sud, vers le soleil.
— Qui sait si elle a eu tort ? dit Harruel. Tous les chemins se valent.
Toute la nuit durant, ils entendirent des bruits étranges, des sifflements, des gloussements, des cris stridents. Et les pulsations des têtes géantes attirant leurs proies sans défense au pied des collines dénudées leur parvenaient toujours, mais très affaiblies.
Ils étaient entrés dans la cinquième semaine de leur longue marche. Torlyri se réveilla à l’aube comme à sa coutume pour accomplir l’offrande du lever du soleil. Elle roula sur elle-même, s’étira et se leva. Elle s’éloigna tranquillement du camp où tout le monde dormait encore et chercha un endroit propice à la célébration de l’offrande matinale. Elle en trouva un à l’occident qui semblait avoir les caractères d’un lieu sacré. C’était une déclivité où une infinité de petits insectes au dos rouge bâtissaient avec zèle une construction à l’apparence très compliquée sur le sol sablonneux. Elle s’agenouilla, prononça les paroles rituelles, invoqua les Cinq Déités et prépara son offrande.
Les premiers rayons du soleil étaient forts, chauds et bons. Torlyri avait remarqué depuis plusieurs jours que le temps semblait devenir plus clément. Au début, elle se réveillait en frissonnant, toute raide dans la brume matinale, mais maintenant l’air du matin semblait sensiblement plus doux, sans être encore véritablement doux.
Ce signe faisait naître en elle un espoir très vif. Peut-être le Printemps Nouveau était-il vraiment en train d’arriver.
Torlyri n’en avait jamais été tout à fait sûre. Comme le reste de la tribu, elle s’était laissé entraîner hors du cocon par l’optimisme pressant de Koshmar. Par amour pour Koshmar, elle n’avait pas protesté avec véhémence, mais elle savait qu’un certain nombre de leurs compagnons auraient préféré rester à l’abri du cocon. Le Départ était une expérience radicale, un tel changement dans leur vie que Torlyri parvenait encore à peine à y croire. De temps immémorial, la tribu avait vécu dans le cocon ; depuis des centaines de milliers d’années, comme le pauvre vieux Thaggoran se plaisait à le leur dire. Comment imaginer ce que représentait une telle durée ? Mille ans étaient déjà une éternité !
Mais après plusieurs centaines de fois une éternité dans l’abri du cocon, ils en étaient tous docilement sortis. Comme des somnambules, ils avaient suivi Koshmar dans cet univers où le danger les guettait à chaque pas.
Un univers peuplé de rats-loups féroces qui auraient certainement fait plus de deux victimes si l’on n’avait découvert leur présence par miracle, d’oiseaux de sang contre lesquels il avait fallu se battre avec acharnement, sans oublier leurs congénères aux grandes ailes noires et tout le reste…
Torlyri avait la certitude que les périls étaient encore nombreux. Et il faisait si froid, malgré le lent réchauffement de l’atmosphère, tout était si désolé, si désespérément triste. Et il n’y avait pas de murs. Il n’y avait pas de murs. Le cocon leur offrait une sécurité totale, mais, ici, il n’y avait rien pour les protéger.
— N’étaient-ils donc pas sortis trop tôt ?
Certes, Thaggoran leur avait toujours affirmé que le dernier grand cataclysme remontait à la nuit des temps, mais ce n’était peut-être qu’un intervalle normal entre la chute de deux étoiles de mort.
Minbain lui avait fait part de ces mêmes inquiétudes quand elle était venue la voir deux ou trois jours plus tôt pour recevoir la communion de Mueri, pour la troisième fois en une semaine. L’interminable marche semblait plus pénible pour Minbain que pour la plupart des autres femmes, peut-être parce qu’elle n’était plus toute jeune, mais il y en avait qui étaient plus âgées qu’elle et qui tenaient le coup. Découragée, l’air hagard, Minbain était manifestement à bout.
— Thaggoran nous disait qu’à l’époque des étoiles de mort, il pouvait s’écouler jusqu’à cinq mille ans sans que la paix de la planète soit troublée. Mais cela ne signifiait pas que c’était terminé. Après chaque période sans étoile de mort, il y en avait toujours une autre qui tombait. Comment pouvons-nous être sûrs qu’il n’y en aura plus ?
— C’est Yissou le Protecteur qui nous a mis au monde, avait répondu Torlyri d’une voix apaisante, tout en se détestant pour la facilité avec laquelle le mensonge lénifiant lui était venu à la bouche.
— Et si ce n’était pas le Protecteur, mais le Destructeur ?
— Calme-toi, avait murmuré Torlyri. Viens auprès de moi, Minbain, et laisse-moi apaiser ton âme.
Mais la sienne ne trouvait guère le repos. Elle faisait de son mieux pour le cacher, mais elle était aussi effrayée que Minbain. Nul ne pouvait avoir l’assurance que le Temps du Départ était bien venu. Torlyri avait la conviction que les dieux étaient bien disposés envers eux, mais leurs voies étaient impénétrables et il se pouvait fort bien que, dans leur grande sagesse, ils eussent entraîné la tribu dans une erreur fatale. Qui pouvait savoir de quoi le lendemain serait fait ? Ils pouvaient d’un jour à l’autre voir se dessiner dans le ciel l’horrible sillage de feu d’une étoile de mort, après quoi toute la planète tremblerait sous l’impact, le ciel s’obscurcirait, le soleil se cacherait, sa chaleur ne leur parviendrait plus et toutes les créatures auxquelles elle était indispensable et qui ne pourraient trouver un abri à temps périraient à coup sûr. Cela s’était déjà produit si souvent dans le courant des sept cent mille années du Long Hiver. Comment pouvaient-ils avoir la certitude que cela ne se reproduirait pas ? La tribu devait à l’humanité de se préserver jusqu’à ce que l’interminable cauchemar prenne réellement fin.
Il est possible que nous soyons les seuls survivants sur toute la surface de la planète, songea Torlyri.
C’était une idée effrayante. Un tout petit groupe d’une soixantaine d’individus pour sauver l’humanité de l’extinction ! Pouvons-nous courir le risque de disparaître si nous sommes les derniers représentants de notre race ? C’était comme s’il leur fallait supporter tout le poids des millions d’années de présence de l’humanité sur la terre, comme si tout se résumait maintenant à leur unique petit groupe, à cette bande égarée et vulnérable, errant dans les plaines arides. C’était absolument terrifiant.
Mais il était hors de doute que l’atmosphère se réchauffait et c’eût été pure folie pour le Peuple de rester tapi dans son cocon et d’attendre d’avoir la certitude absolue de pouvoir en sortir sans le moindre risque. Jamais les dieux ne permettaient à l’homme d’atteindre à une telle certitude. Il fallait prendre des risques et avoir confiance. Koshmar était sûre que le Temps du Départ était venu ; elle était le chef et tous les présages allaient dans le même sens. Torlyri savait qu’elle ne verrait jamais les choses avec autant de clarté et de détermination que Koshmar et c’est pourquoi Koshmar était le chef et elle n’était que prêtresse.
Elle s’affaira à préparer l’offrande du matin. Elle commençait à se sentir mieux. Oui, Yissou les protégeait et pourvoyait à leurs besoins. Non, les dieux ne les avaient pas abandonnés en permettant à Koshmar de les guider hors du cocon. Oui, tout irait bien. Ils avaient déjà échappé à de grands dangers et bien d’autres les attendaient, mais tout irait bien. Ils demeuraient sous la protection de Yissou.
Le Temps du Départ avait rendu nécessaire la création d’un nouveau rite pour l’offrande matinale. Il n’était plus question de procéder à l’échange quotidien d’objets entre l’extérieur et l’intérieur. Torlyri plaçait maintenant chaque soir dans une coupe des brins d’herbe et des fragments de terre ramassés à l’endroit où se trouvait leur camp. Le lendemain matin, elle brandissait le ciboire aux quatre coins de l’horizon en invoquant la protection des dieux et elle en conservait le contenu jusqu’au soir. Torlyri maintenait ainsi une continuité dans le sacré tandis que le Peuple poursuivait sa longue quête sur la planète inconnue.
Il lui semblait vital d’assurer cette continuité. Thaggoran les ayant quittés, c’était comme si le passé tout entier leur avait été arraché, comme si la tribu orpheline se retrouvait sans ancêtres ni héritage. La mort du chroniqueur les avait brutalement coupés de leur passé et ils avançaient dans les ténèbres en tâtonnant. Il leur fallait dès maintenant songer à rebâtir une histoire pour l’avenir.
Quand le rite fut accompli, Torlyri se leva pour reprendre le chemin du camp. Elle sentit avec étonnement quelque chose remuer sous son pied, dans la terre. Elle baissa la tête, frotta le pied sur le sol sableux et le sentit frémir. Elle racla la surface et découvrit une sorte de gros cordon d’un rose luisant qui semblait se tortiller en signe de protestation. Elle effleura la créature du bout du doigt et la vit se tortiller de plus belle, si vigoureusement qu’une partie de son corps longue comme deux bras se dégagea du sol et se cambra en l’air comme un câble détendu. Mais sa tête et sa queue demeurèrent cachées.
— Saleté de ver ! lança une voix derrière elle. Tue-le, Torlyri ! Tue-le !
Elle se retourna et vit Koshmar sur le bord de la cuvette.
— Pourquoi es-tu venue ? demanda Torlyri.
— Parce que je ne voulais pas rester là-bas, répondit Koshmar avec un drôle de petit sourire embarrassé.
Torlyri comprit tout de suite. Il n’y avait pas à se méprendre à la signification de ce sourire. Koshmar avait envie d’un couplage, l’union qu’elles n’avaient pas connue depuis leur départ du cocon.
Il existait dans le cocon des salles réservées à ces relations intimes alors que toute intimité était exclue sous la grande voûte ouverte du ciel. Et, au milieu des tensions et des découvertes de leur expédition, le couplage ne leur avait pas semblé opportun. C’était pourtant un acte essentiel au bien-être de l’âme. Et, apparemment, Koshmar ne pouvait plus attendre. C’est pourquoi elle avait suivi Torlyri jusqu’au lieu de son offrande et Torlyri s’en réjouissait. Elle tendit vivement la main vers sa compagne et Koshmar se laissa glisser en bas de la pente.
La créature en forme de cordon se tortillait toujours, à moitié enfouie dans le sol.
— Si tu ne veux pas la tuer, je vais le faire, dit Koshmar en saisissant son couteau.
— Non, dit Torlyri.
— Pourquoi pas ?
— Elle ne nous a pas fait de mal. Nous ne savons même pas ce que c’est. Laissons-la tranquille, Koshmar, et allons ailleurs.
— Non, elle me répugne. Elle est hideuse !
— Je ne t’ai jamais entendu parler comme cela, dit Torlyri en lui lançant un regard étrange. Toi, Koshmar, tuer pour le plaisir de tuer ? Cela ne te ressemble guère. Laisse-lui donc la vie ; tuer sans nécessité est un péché contre le Pourvoyeur.
A l’évidence, Koshmar était très préoccupée et Torlyri essaya de détourner son attention.
— Regarde le château que ces insectes ont bâti, dit-elle.
— Étonnant, dit Koshmar d’un ton indifférent.
— Absolument ! Regarde, ils ont construit une petite porte, des fenêtres, des passages et en bas…
— Oui, c’est merveilleux, dit Koshmar sans lever les yeux.
Elle rangea son couteau. Elle ne s’intéressait manifestement déjà plus à l’animal qu’elle avait voulu tuer.
— Viens près de moi, Torlyri, dit-elle.
— Bien sûr. Veux-tu que nous le fassions ici ?
— Oui, ici et tout de suite. Cela fait une éternité.
— Oui, tu as raison, dit Torlyri en hochant la tête.
Elle caressa tendrement la joue de sa compagne et elles s’allongèrent côte à côte. Leurs organes sensoriels s’effleurèrent, s’écartèrent avant de se toucher de nouveau, puis chacune enroula le sien autour du corps de l’autre, effectuant les premiers mouvements complexes et délicats du couplage, abordant les premières étapes de leur union.
Elles franchirent l’un après l’autre tous les degrés, aisément, naturellement, avec l’habileté née d’une longue intimité. Elles étaient compagnes de couplage depuis l’enfance ou presque et n’avaient jamais eu envie de personne d’autre, comme si elles avaient toujours formé les deux moitiés d’un tout. Si pour certains, le couplage n’était pas toujours facile, ce n’était pas le cas de Koshmar et de Torlyri.
Mais, cette fois, au grand étonnement de Torlyri, il y avait de petites hésitations, des jonctions qui se faisaient mal. Koshmar était inhabituellement tendue et son âme paraissait aussi rigide qu’une barre d’un métal malléable qu’on eût laissé durcir au froid. Peut-être est-ce simplement parce que c’est la première fois depuis très longtemps, songea Torlyri. Mais elle se doutait bien que le problème n’était pas seulement dû à l’abstinence. Elle s’ouvrit à Koshmar et, quand leurs âmes fusionnèrent, elle s’efforça de la délivrer de ce qui la tourmentait et pesait sur elle.
Le couplage était une communion beaucoup plus intime que le simple accouplement, un acte que Koshmar avait toujours méprisé et que Torlyri n’avait accompli qu’à deux ou trois reprises au fil des ans, sans jamais y trouver son compte. Les membres de la tribu ne s’accouplaient que rarement, car l’accouplement débouchait souvent sur la procréation. Or la procréation était rigoureusement réglementée par les nécessités du renouvellement de la population du cocon. Mais le couplage, c’était tout autre chose ! C’était un moyen d’aimer, bien sûr, mais aussi d’apaiser et parfois d’atteindre à une connaissance inaccessible de toute autre manière. Et c’était encore tellement plus…
Leurs corps s’étreignaient, leurs âmes fusionnaient et elles flottaient ensemble, franchissant tous les degrés qui menaient à l’union suprême, se laissant porter sans effort, telles des plumes sur des bouffées d’air chaud, contournant sans difficulté les escarpements et les rochers déchiquetés de l’âme, enjambant avec une simplicité absolue les gorges et les ravins de l’esprit. Et enfin elles arrivèrent à la fusion totale, elles ne firent plus qu’une, chacune englobant et englobée par l’autre, chacune pleinement ouverte aux flux et aux élans de l’âme de l’autre. Torlyri chercha la source de l’inquiétude de Koshmar, mais elle ne put la découvrir. Mais bientôt le bonheur du couplage l’empêcha de songer à autre chose qu’à son propre bonheur.
Quand tout fut terminé, elles demeurèrent étendues l’une contre l’autre, apaisées, comblées.
— En es-tu débarrassée ? demanda Torlyri. De cette ombre, de ce nuage qui pesait sur toi ?
— Oui, je crois, répondit Koshmar.
— Qu’est-ce que c’était ? Veux-tu me le dire ?
Koshmar garda le silence pendant quelques instants. Elle semblait avoir beaucoup de peine à exprimer l’inquiétude qui la rongeait et que Torlyri, dans le courant du couplage, n’avait perçu que comme un nœud dur et menaçant, impossible à pénétrer ou à desserrer. Puis Koshmar enfouit les doigts dans la dense fourrure noire de sa compagne.
— Te souviens-tu de ce que le hjjk nous a dit, de ses derniers mots avant de partir ? demanda-t-elle d’une voix qui paraissait très lointaine. Il n’y a pas d’humains, femme de chair, nous a-t-il dit.
— Oui, je m’en souviens.
— Ses paroles sont restées gravées dans mon esprit, Torlyri, et elles me brûlent comme si j’avais été marquée au fer rouge. Qu’a-t-il voulu nous dire ?
Torlyri se pencha et plongea les yeux dans le regard brillant de Koshmar.
— Il a dit cela par pure méchanceté. Il cherchait simplement à semer le doute dans notre esprit. Il était impatient et agacé parce que nous ne voulions pas le laisser passer. Il a donc dit n’importe quoi en espérant que cela nous ferait du mal, mais ce n’était qu’un mensonge.
— Il a pourtant dit la vérité à propos des rats-loups, fît remarquer Koshmar.
— Bien sûr, mais cela ne signifie pas que tout ce qu’il a dit était vrai.
— Et si c’était vrai, Torlyri ? Et si nous étions les seuls ? demanda Koshmar qui semblait avoir toutes les peines du monde à faire sortir les mots du plus profond de son être.
Cette idée à donner le frisson ne faisait que reprendre les cruelles inquiétudes de Torlyri.
— J’ai pensé à la même chose, Koshmar, dit-elle d’une voix grave. Et j’ai aussi songé à la responsabilité qui est la nôtre si nous sommes les derniers survivants de l’espèce humaine. Si tous les autres ont péri pendant le Long Hiver.
— Quelle responsabilité, en effet.
— Elle doit être lourde pour toi, Koshmar.
— Mais je me sens moins tourmentée maintenant. Je me sens plus forte depuis notre couplage.
— C’est vrai ?
— Peut-être est-ce tout ce dont j’avais besoin, dit Koshmar en riant. J’étais tellement triste, remplie de noirs pressentiments, je me demandais si je n’avais pas commis quelque folie irréparable, sachant que le châtiment de la folie est toujours terrible. Je savais que j’étais la seule responsable, que c’est moi qui avais pris la décision de quitter le cocon, que Thaggoran était sceptique et toi aussi…
Koshmar secoua lentement la tête.
— Et, comme toujours, Torlyri, tu m’as encouragée. Tu as partagé ta force avec moi et tu m’as permis d’aller de l’avant. Alors, tu crois que le hjjk mentait ? Nous ne sommes pas les seuls. Nous allons trouver les autres et, ensemble, nous rebâtirons le monde. C’est bien cela ? Mais oui, mais oui… Qui pourrait en douter ? Ah ! Torlyri ! Torlyri ! Comme je t’aime !
Elle étreignit joyeusement Torlyri, mais sa compagne répondit avec tiédeur. Depuis quelques instants, elle sentait un changement en elle, une ombre pesante qui assombrissait son âme. Les incertitudes de la veille l’assaillaient de nouveau et le destin du Peuple lui semblait suspendu au bord d’un abîme sans fond. C’était à son tour d’être en proie au doute et au désespoir, comme si, pendant leur communion, Koshmar lui avait transmis son angoisse.
— Est-ce à ton esprit d’être tourmenté maintenant ? demanda Koshmar en se dégageant lentement.
— Peut-être.
— Je ne veux pas. Je ne veux pas que tu me remontes le moral à tes dépens.
— Si j’ai pu te soulager de tes craintes, j’en suis très heureuse, dit Torlyri. Mais, en effet, je suppose que les craintes qui t’oppressaient pèsent maintenant sur mon âme.
Elle prit quelques poignées de terre sablonneuse et les lança en l’air dans un accès d’humeur.
— Et si, en fin de compte, nous étions les seuls humains, Koshmar ?
— Et alors ? dit Koshmar. Si nous sommes les seuls, nous aurons la planète en héritage et nous en ferons notre royaume. Nous ne sommes que soixante, mais nous la repeuplerons ! Il nous faudra surtout être très prudents, car si nous sommes les seuls humains, chacune de nos vies est précieuse.
L’allant retrouvé de Koshmar était irrésistible et Torlyri sentit presque aussitôt ses craintes s’estomper.
— Mais que nous soyons les seuls ou une poignée parmi des millions, poursuivit Koshmar, il nous faudra de toute façon être extrêmement prudents pour faire face à tous les périls. Notre premier devoir sera de nous préserver de…
— Oh ! regarde ! s’écria brusquement Torlyri. Regarde, Koshmar !
Elle montrait le château bâti par les insectes. La créature en forme de câble était entièrement sortie de la terre à l’une de ses extrémités. Elle était immensément longue, au moins trois ou quatre fois la longueur d’un homme. S’élevant de toute sa taille pour se laisser violemment retomber, elle attaquait sans relâche les murailles et les tourelles de la construction perfectionnée des insectes pour y ouvrir des brèches. Sa tête lisse et sans yeux s’achevait en une gueule béante et elle commença à dévorer les petits insectes rouges et leurs remparts de terre, avec une telle voracité qu’il n’allait bientôt plus rester trace des petits bâtisseurs ni de leur œuvre.
— Oui, dit Koshmar en frissonnant, les périls nous guettent de tous côtés. Je t’avais dit que je voulais le tuer.
— Mais il ne t’a fait aucun mal.
— Et les insectes dont il a détruit le château ?
— Tu ne leur dois rien, Koshmar, dit Torlyri en souriant. Tous les animaux doivent manger, même les plus méchants. Viens, laisse-le finir son petit déjeuner en paix.
— Je me demande parfois si tu es vraiment aussi douce que tu le parais, Torlyri.
— Tous les animaux doivent manger, répéta Torlyri.
Koshmar grimpa la pente de la cuvette où Torlyri avait célébré son rite matinal et elle regagna le campement. Le soleil était déjà levé depuis longtemps et tous les membres de la tribu étaient debout et vaquaient à leurs tâches.
Elle se tenait au sommet d’une butte et son regard était tourné vers l’occident. Comme il était bon de sentir la chaleur du soleil sur son dos et sur ses épaules.
Devant elle, les terres s’élargissaient en un très large bassin, sans arbres, sans montagnes, sans presque rien pour arrêter l’œil. Le sol sablonneux était très sec et il n’y avait ni fleuves ni lacs, juste quelques maigres filets d’eau dans toute cette étendue aride. De-ci de-là quelques bosses rompaient la monotonie du paysage, si basses qu’elles semblaient avoir été aplaties et polies par quelque force titanesque. Koshmar essaya d’imaginer ce qui s’était passé, de se représenter les épaisses couches de glace recouvrant toute la planète, une glace si lourde qu’elle coulait comme un fleuve, qu’elle attaquait les montagnes, qu’elle les réduisait à une masse de dépôts entraînés petit à petit tout au long des centaines de milliers d’années du Long Hiver. C’est ce qui, d’après Thaggoran, était arrivé à la planète tandis que le Peuple demeurait tapi dans son cocon.
Koshmar regrettait de ne plus avoir Thaggoran à ses côtés. Aucune perte n’aurait pu être plus cruelle. Elle ne s’était pas pleinement rendu compte avant sa disparition à quel point elle se reposait sur lui. Thaggoran était tout à la fois l’esprit, l’âme et les yeux de la tribu. Sans lui, ils étaient comme des aveugles tâtonnant de tous côtés, incapables de percer les mystères qui les environnaient.
Elle s’efforça de chasser cette pensée. Thaggoran avait été important mais pas indispensable. Nul ne l’était. Elle avait refusé de se laisser démoraliser par sa mort. Avec ou sans Thaggoran, ils iraient de l’avant, ils poursuivraient leur marche et feraient tout le tour du globe si nécessaire, car leur destin était de continuer jusqu’à ce qu’ils aient accompli ce qu’ils devaient accomplir. Elle avait la conviction qu’ils formaient une tribu à part, de même qu’elle avait la certitude d’être un chef à part. Et rien n’aurait pu l’en dissuader.
Il lui arrivait, pendant les interminables journées de marche, quand elle se sentait tant soit peu vaciller, quand la fatigue, la réverbération du soleil et le vent froid et sec faisaient naître le doute et la crainte, d’invoquer Thaggoran et de lui demander son soutien.
— Qu’en penses-tu, l’ancien ? lui demandait-elle. Faut-il revenir sur nos pas ? Est-il préférable de chercher une montagne pour nous y creuser un nouveau cocon ?
Et Thaggoran souriait. Il se penchait vers elle, ses yeux chassieux et rougis scrutant les siens, et il lui disait :
— Tu dis des bêtises, femme.
— Vraiment ? Je dis des bêtises ?
— Tu es née pour nous faire sortir du cocon. C’est ce que les dieux attendent de toi.
— Les dieux ! Qui peut comprendre les dieux ?
— Justement, poursuivait le vieux Thaggoran. Ce n’est pas notre rôle d’essayer de comprendre les dieux. Nous ne sommes ici que pour faire leur volonté, Koshmar. Qu’as-tu d’autre à dire ?
— Nous allons continuer, l’ancien, répondait-elle. Jamais tu ne pourras me convaincre de faire demi-tour.
— Jamais je n’essaierai, disait-il.
Puis son image devenait floue et transparente et elle s’évanouissait.
Les yeux toujours tournés vers l’occident, Koshmar essayait de lire les présages dans le ciel d’un bleu très cru. Elle vit au nord une rangée de petits nuages blancs, très hauts et très éloignés les uns des autres. Parfait. C’étaient les nuages gris, bas et lourds, qui apportaient la neige. Ceux-là étaient inoffensifs. Au sud des tourbillons de poussière brouillaient l’horizon. Cela pouvait signifier n’importe quoi. Des vents violents faisant poudroyer le sol aride, ou une troupe d’animaux dont les sabots faisaient voler la poussière, ou bien encore une armée ennemie en marche. Ce pouvait être n’importe quoi.
— Koshmar ?
Elle pivota sur elle-même. Harruel était arrivé au sommet de la butte sans qu’elle l’ait entendu approcher. Massif, les membres musculeux, large d’épaules, il la dominait de sa haute stature et son ombre immense se déployait sur le sol comme un grand manteau noir. Sa fourrure était d’un beau rouge brique tirant sur l’orange et les touffes de poils s’épanouissant sur ses joues et son menton formaient une épaisse barbe rousse dissimulant ses traits et au milieu de laquelle brillaient farouchement deux yeux froids d’un bleu très sombre.
Koshmar était furieuse qu’il soit monté la retrouver sans faire de bruit et qu’il se tienne maintenant si près d’elle. Cela traduisait assurément un certain manque de respect.
— Qu’y a-t-il, Harruel ? demanda-t-elle d’un ton peu amène.
— Dans combien de temps allons-nous lever le camp, Koshmar ?
— Je n’ai pas encore pris de décision, répondit-elle en haussant les épaules. Pourquoi me demandes-tu cela ?
— On m’a posé la question. Nos compagnons n’aiment pas cet endroit. Ils le trouvent trop sec, trop mort. Ils veulent en partir et reprendre la route.
— S’ils ont des questions à poser, Harruel, c’est à moi qu’ils doivent s’adresser.
— Nous ne te trouvions nulle part. Nous avons supposé que tu étais partie avec Torlyri. C’est à moi qu’ils ont posé la question et je n’ai pas su quoi leur répondre.
Koshmar le regarda au fond des yeux. Il y avait dans la voix d’Harruel des intonations qu’elle n’avait jamais entendues et qu’elle n’aimait pas du tout. Le ton de sa voix semblait laisser percer une critique ou un reproche. C’était un ton très sec, presque de défi.
— As-tu un problème, Harruel ?
— Un problème ? Quel genre de problème ? Je te l’ai dit, ils m’ont demandé quand nous allions partir d’ici.
— C’est à moi qu’ils auraient dû le demander.
— Mais puisqu’on ne te trouvait pas…
— Mieux encore, poursuivit Koshmar sans tenir compte de ce que disait Harruel, ils n’auraient dû le demander à personne. Ils auraient dû attendre qu’on leur dise ce qu’il fallait faire.
— Mais ils me l’ont demandé. Et je n’avais rien à leur répondre.
— Assurément, dit Koshmar, tu n’avais rien à leur répondre. Tout ce que tu avais à dire, c’est : « Nous partirons quand Koshmar nous dira de partir. » C’est une décision qui m’appartient. Mais peut-être préférerais-tu la prendre à ma place, Harruel ?
— Comment pourrais-je faire cela ? demanda-t-il, l’air interdit. C’est toi le chef, Koshmar !
— En effet. Et tu ferais bien de ne pas l’oublier.
— Je ne comprends pas où tu veux en venir…
— Laisse-moi, dit-elle. Va-t’en, Harruel. Va-t’en !
Dans les yeux du guerrier passa un éclair de rage où entrait de la perplexité et peut-être aussi de la peur. Pour la peur, Koshmar n’était pas tout à fait sûre. Elle avait toujours cru qu’il lui était facile de lire dans les yeux d’Harruel, mais pas cette fois. Il demeura immobile pendant quelques instants, le regard noir, ouvrant et refermant les lèvres comme s’il rejetait l’une après l’autre diverses répliques acerbes. Puis, avec un geste de respect arraché de mauvaise grâce, il se retourna et s’éloigna pesamment. Koshmar le suivit du regard en secouant la tête, jusqu’à ce qu’il ait disparu.
« Comme c’est étrange, songea-t-elle. Oui, vraiment très étrange. »
Les tensions de leur nouvelle vie, dans ce lieu où les murs n’existaient pas, semblaient avoir des répercussions chez tous les membres de la tribu. Les changements étaient manifestes dans leur regard, sur leur visage et dans leur maintien. Les épreuves semblaient réussir à certains. Elle avait ainsi remarqué que Konya, qui avait toujours été réservé et secret, se mettait maintenant à rire et à chanter au milieu de ses compagnons pendant la marche. Le petit Haniman aussi, toujours si mou et indolent, qui, la veille, était passé devant elle en courant et qu’elle avait failli ne pas reconnaître tellement il était devenu vigoureux. Mais il y en avait certains, comme Minbain ou le jeune Hignom, qui s’étiolaient au fil des jours et avançaient d’un pas lourd, les épaules tombantes, laissant leur organe sensoriel traîner dans la poussière.
Et c’était maintenant Harruel qui exigeait en plastronnant qu’elle lui communique l’emploi du temps de la journée et donnait l’impression de vouloir prendre sa place. Malgré sa taille et sa vigueur, jamais il n’avait laissé percer son ambition devant Koshmar. A sa manière bourrue, il s’était toujours montré courtois, docile et digne de confiance. Mais sur ces terres où les murs n’existaient pas, son âme semblait gagnée par la dureté et la noirceur et, depuis quelque temps, il paraissait avoir toutes les peines du monde à dissimuler son désir de prendre le commandement de la tribu.
Mais jamais il ne réussirait. Le chef était toujours une femme ; jamais il n’en était allé autrement depuis la formation de la tribu et jamais cela ne changerait. Un homme comme Harruel était certes plus grand et plus fort qu’une femme pouvait espérer l’être, mais la tribu ne choisirait probablement jamais un homme comme chef, quelle que fût sa force. Les hommes manquaient de finesse et n’avaient pas une bonne vue d’ensemble des choses ; les hommes, tout au moins les plus vigoureux d’entre eux, étaient trop brutaux, trop impatients, trop impétueux. Ils s’emportaient trop facilement, Yissou seul savait pourquoi, et cela les empêchait de juger sainement des choses. Koshmar se souvenait des paroles de Thekmur qui lui avait dit que leur emportement provenait de ce qu’ils avaient entre les jambes et leur montait à la tête, les rendant inaptes à gouverner. Cela se passait dans les dernières semaines de la vie de Thekmur, peu après qu’elle eut officiellement désigné Koshmar pour lui succéder. Et Thekmur tenait certainement cela de bonne source, car elle avait souvent connu l’homme comme le font les femmes, ce que Koshmar, elle, avait toujours refusé.
« Est-ce possible ? se demanda-t-elle. Harruel me désirerait-il ? »
C’était une idée renversante et horrifiante. Elle allait dorénavant tenir Harruel à l’œil. Il avait à l’évidence une idée derrière la tête, qui n’y était pas auparavant. Puisqu’il ne pouvait devenir lui-même le chef, peut-être rêvait-il secrètement de devenir le maître du chef. Jamais elle ne permettrait cela, mais elle avait besoin d’Harruel, besoin de sa force, de son courage et même de sa violence. Elle allait devoir réfléchir sérieusement à tout cela.