12. Une si étrange absence

Cette journée devait prendre par la suite le nom de Jour de la Séparation.

Onze adultes et deux enfants avaient abandonné le gros de la tribu et, longtemps après leur départ, cette étrange absence résonnait encore dans la cité morte comme un coup de gong.

Il fallut plusieurs semaines à Hresh pour trouver le courage de consigner le récit de cette journée dans les chroniques. Il avait le sentiment de faillir à sa tâche, mais il repoussa le moment de le faire jusqu’à ce qu’un matin il soit incapable de dire si le nombre des adultes ayant fait sécession était de dix ou de onze. Il comprit à ce moment-là qu’il lui fallait transcrire ce qui s’était passé avant d’en avoir perdu le souvenir exact. Il avait ce devoir envers ceux qui consulteraient les chroniques dans l’avenir. Il ouvrit le volume le plus récent et appuya le bout de ses doigts sur le vélin de la première page blanche. Et il transcrit ce qu’il avait à dire, à savoir que le guerrier Harruel s’était rebellé contre l’autorité du chef Koshmar et qu’il avait quitté la cité de Vengiboneeza, emmenant avec lui les hommes Konya, Salaman, Nittin, Bruikkos et Lakkamai ainsi que les femmes Galihine, Nettin, Weiawala, Thaloin et Minbain…

Le plus difficile fut d’écrire le nom de sa mère. Il dut s’y reprendre à trois fois avant de réussir à l’orthographier correctement. Quand il y fut enfin parvenu, il considéra longuement les caractères bruns et irréguliers et relut à maintes reprises ce qu’il avait écrit.

Jamais je ne reverrai ma mère, songea-t-il. Mais il avait beau se répéter les mots qui la composaient, cette phrase ne semblait avoir aucun sens.

Hresh se demandait parfois s’il n’aurait pas mieux fait de partir avec elle. Quand il l’avait regardée, au moment où Harruel lui demandait de le suivre, il avait vu la prière silencieuse dans les yeux de Minbain. Et il lui avait été extrêmement pénible de détourner la tête et de refuser. Le dilemme était affreux : même si, en choisissant de rester, il avait accepté de se séparer de sa mère, comment aurait-il pu abandonner la tribu et renoncer à tout ce qu’il lui restait à faire à Vengiboneeza, à tout ce que le Peuple aux Casques pouvait lui apprendre et à Taniane… Oui, à Taniane ! Tout cela pour suivre cette brute d’Harruel et sa poignée de fidèles dans l’inconnu. Ce n’était assurément pas le destin auquel il rêvait.

La perte de Minbain était la seule par laquelle Hresh fût profondément affecté. Il était triste pour Torlyri qui avait perdu son compagnon, mais il n’avait jamais eu de relations très suivies avec Lakkamai. Pas plus qu’avec Salaman, Bruikkos ni aucun de ceux qui avaient choisi le camp d’Harruel. Ils n’étaient que des visages familiers, des membres de la tribu. Jamais il n’avait été proche d’eux, comme il l’était de Torlyri ou de Taniane, ou même d’Orbin et Haniman. Si l’un d’entre eux était parti, Hresh en eût beaucoup souffert. Mais Minbain faisait partie de lui-même, comme il faisait partie de Minbain. Tout cela était pourtant bel et bien fini. Hresh avait senti une menace peser sur eux depuis qu’Harruel avait pris Minbain pour compagne. Harruel transformait tout ce qu’il touchait et il finissait par le détruire.

L’absence d’Harruel n’en finissait pas de l’étonner. Le guerrier sombre, à la mine renfrognée et à l’attitude de plus en plus inquiétante, occupait une place importante dans la tribu et son départ laissait un grand vide. C’était comme si la haute montagne dont les flancs dominaient la cité avait disparu du jour au lendemain. On pouvait ne pas aimer cette montagne, on pouvait la trouver écrasante et menaçante, mais on s’habituait à la voir à cette place et si elle venait à disparaître, nul doute qu’on éprouverait le sentiment d’un vide.

S’il était déroutant de voir la tribu amputée d’une partie de ses membres, il était tout à fait alarmant de voir une horde d’étrangers venir s’installer à proximité.

Quelques heures à peine après la sécession d’Harruel, la tribu des Beng au grand complet avait fait son entrée dans la ville, chevauchant les gigantesques animaux qu’ils nommaient vermilions. Les Hommes aux Casques étaient encore plus nombreux que Hresh ne l’avait soupçonné. Il y en avait plus d’une centaine, dont une bonne trentaine semblaient être des guerriers. Ils étaient à la tête d’environ quatre-vingts vermilions utilisés soit comme montures, soit comme bêtes de somme. D’autres animaux plus petits, au pelage bleu-vert et aux fortes articulations, servaient également de bêtes de charge. Il fallut tout le reste de la journée à l’ensemble de la caravane pour franchir les portes de Vengiboneeza.

Koshmar proposa aux Beng de s’installer dans le quartier de Dawinno Galihine, une partie accueillante et fort bien préservée de la cité, où se trouvaient des fontaines, de vastes places et des constructions au toit de tuiles, mais située à une certaine distance du camp de la tribu. Hresh regretta son choix, car c’était un quartier qu’il n’avait pas encore exploré à fond. Mais Koshmar avait choisi cette partie de la ville parce qu’isolée, elle n’était reliée au cœur de Vengiboneeza que par une artère assez étroite et bordée de bâtiments croulants. Elle avait songé que si un conflit devait éclater entre les deux tribus, le Peuple parviendrait à immobiliser les Beng en provoquant l’effondrement de ces bâtiments précaires et en obstruant le passage.

Haniman fit part de cette théorie à Hresh qui secoua la tête d’un air désolé.

— Si elle s’imagine cela, dit-il, elle se trompe lourdement. Les Beng disposent de trois fois plus de guerriers que nous et leurs vermilions sont bien dressés. Jamais nous ne réussirons à les contenir dans le quartier de Dawinno Galihine.

— Mais si ces vieux bâtiments s’effondrent, comment pourront-ils passer ?

— Avec l’aide des vermilions, ils n’auront aucun mal à déblayer la voie. Puis ils se lanceront à l’assaut de notre camp et ils écraseront tout sur leur passage.

— Que Yissou nous protège ! gémit Haniman en faisant précipitamment un chapelet de signes sacrés. Crois-tu que nous en arriverons là ?

— Ils sont beaucoup plus nombreux que nous, répondit Hresh avec un haussement d’épaules, et nous venons de perdre la plupart de nos meilleurs guerriers. A la place de Koshmar, je me montrerais très aimable avec les Beng, en espérant que tout se passe bien.

En réalité, les Beng ne semblaient avoir aucune intention belliqueuse. Comme promis, ils avaient invité dès le soir de leur arrivée le Peuple à un festin où viande, fruits et vin avaient été servis en abondance. Leur viande provenait d’animaux que Hresh n’avait jamais vus, des bêtes courtes sur pattes, au museau noir et plat et au pelage laineux d’un gris clair rayé de rouge. Les fruits que les Beng avaient apportés étaient tout aussi curieux. D’un jaune vif, ils étaient composés de trois lobes arrondis comme des seins et leur pulpe était savoureusement parfumée.

D’autres repas pris en commun suivirent et tout le monde s’efforça d’adopter une attitude amicale, mais le cœur ne semblait pas y être. Il arrivait souvent que des Beng casqués viennent au camp par petits groupes de quatre ou cinq. Ils regardaient tout, montraient du doigt ce qui leur paraissait curieux et essayaient de lier conversation. Mais nul ne pouvait comprendre la signification des étranges glapissements dont leur langue était composée.

Hresh allait parfois leur rendre leur visite avec quelques compagnons. Le Peuple aux Casques semblait très satisfait du quartier que Koshmar leur avait assigné. Ils avaient énergiquement commencé à dégager les décombres et ils restauraient les bâtiments croulants avec une étonnante célérité. Ils s’affairaient du matin au soir à creuser, à réparer et à consolider dans tout le périmètre de leur quartier. Les nouveaux venus semblaient à Hresh beaucoup plus énergiques et entreprenants que sa propre tribu, mais il était prêt à reconnaître qu’il avait un préjugé en faveur de tout ce qui était nouveau. Les Beng semblaient concentrer leurs efforts sur un bâtiment en particulier. C’était une tour spiroïdale de pierre noire, qu’on eût dit luisante de pluie, dont tout le pourtour était bordé de galeries ouvertes. Hresh éprouvait un pincement au cœur en regardant les ouvriers s’affairer autour du bâtiment effilé, car c’était un de ceux qu’il n’avait pas eu le temps d’explorer. Le jour où il se résolut à s’en approcher, les Beng lui lancèrent des regards inquiets, et une sorte de contremaître au visage émacié surmonté d’un imposant casque de bronze l’arrêta en gesticulant avec une véhémence qui ne semblait pas être une invitation à entrer.

Hresh était évidemment curieux d’en savoir plus sur les nouveaux venus. Il mourait d’envie de connaître leur histoire et d’entendre le récit de leur périple à travers le continent. Il se demandait s’ils étaient parvenus à en découvrir plus long que lui sur l’époque de la Grande Planète. Il voulait connaître leur dieu Nakhaba et apprendre en quoi il était différent de ceux de sa tribu. Des dizaines d’autres questions s’entrechoquaient dans sa tête. Il voulait tout savoir. Tout, tout, tout !

Mais par où commencer ? Et comment ?

Comme il était encore incapable de comprendre la langue des Beng, Hresh essaya de s’exprimer autrement. Il prit à part un Beng trapu, au visage carré, qui semblait d’un abord particulièrement facile, et il entreprit laborieusement de lui demander par gestes ce qu’ils avaient vécu avant d’arriver à Vengiboneeza. Pour toute réponse, le Beng éclata de rire et se mit à rouler les yeux. Mais au bout d’un certain temps, il sembla comprendre où Hresh voulait en venir et il commença à lui répondre de la même manière. Il agita vivement les bras et fit rouler ses yeux rouges d’un côté et de l’autre. Hresh eut l’impression que le Beng essayait de lui expliquer qu’ils venaient du sud-ouest, près du rivage d’un océan, mais rien n’était moins sûr.

La barrière de la langue était un sérieux obstacle. En utilisant sa seconde vue à la dérobée, Hresh réussit à s’imprégner de la cadence et de la musique de la langue des Beng et il eut presque l’impression de maîtriser le sens des mots. Mais cette impression était trompeuse, car, chaque fois qu’il essayait de traduire une phrase de la langue Beng dans sa propre langue, il échouait lamentablement.

Koshmar lui ordonna un jour de se consacrer à l’étude de la langue Beng.

— Pénètre les secrets de leur langue, dit-elle, et fais-le vite. Sinon, nous serons sans défense devant eux.

Il s’attela à cette tâche avec zèle et confiance. Si Sachkor avait été capable d’apprendre la langue des Beng, il pensait que cela ne devrait pas lui être trop difficile.

Mais l’entreprise se révéla beaucoup plus ardue que prévu. Hresh s’adressa à Noum om Beng, puisque le frêle vieillard occupait les mêmes fonctions que lui dans sa tribu. Noum om Heng avait établi sa résidence dans un édifice labyrinthique, sans doute un ancien palais de la Grande Planète, situé juste en face de la tour en spirale. Assis sur un banc de pierre noire recouvert d’une riche étoffe tissée multicolore, il siégeait d’un bout à l’autre du jour dans la salle la plus retirée de l’édifice, une salle aux murs blancs d’une austérité monastique, vide de tout meuble et de tout ornement.

Noum om Beng semblait tout disposé à dispenser son enseignement à Hresh et ils passaient des heures ensemble. Noum om Beng parlait et Hresh l’écoutait attentivement, s’efforçant, sans grand succès mais sans jamais se décourager, de comprendre ce qu’il disait.

Il lui fut assez facile d’apprendre le nom des objets. Noum om Beng se contentait pour cela de les montrer du doigt et de prononcer un mot. Mais quand il s’agissait d’idées abstraites, les choses se compliquaient singulièrement et Hresh commença à se dire que lorsque Sachkor prétendait maîtriser la langue Beng il y avait de sa part beaucoup de forfanterie.

Hresh avait découvert que la langue Beng et celle du Peuple avaient certaines analogies. Les phrases étaient construites d’une manière similaire et certains vocables Beng semblaient être des déformations insolites de mots employés par la tribu. Les deux langues descendaient peut-être d’une seule et même langue parlée par tous les habitants de la planète avant la venue des étoiles de mort. Mais il semblait que, pendant les millénaires d’isolement dans les cocons, chaque tribu eût fait insensiblement évoluer la langue qu’elle parlait avant le Long Hiver, jusqu’à ce que la somme de toutes ces altérations aboutisse à un vocabulaire et à des formes grammaticales entièrement différentes.

Hresh était désespéré par la lenteur de ses progrès. Il avait presque renoncé à toutes ses autres activités afin de pouvoir se consacrer totalement à l’étude du Beng. Mais, au bout de plusieurs semaines, ses connaissances demeuraient très limitées. Il avait le sentiment que communiquer avec Noum om Beng lui était aussi difficile que d’essayer de voir à travers un épais bandeau noir, ou d’essayer d’entendre le bruit du vent au fond d’un puits insondable.

Il connaissait une soixantaine de mots usuels, mais il ne pouvait pas dire qu’il parlait la langue Beng. Il était toujours incapable d’assembler ces mots pour transmettre une idée. Et le reste de la langue restait impénétrable. Hresh écoutait interminablement Noum om Beng parler de sa voix chuintante. Peut-être abordait-il des sujets de la plus haute importance, mais Hresh ne comprenait guère qu’un ou deux mots sur mille. Le vieillard se montrait d’une courtoisie et d’une patience sans défaut, mais il ne semblait pas avoir conscience du fait que Hresh ne comprenait presque rien.

— Et si tu essayais le couplage ? lui suggéra un jour Haniman.

Hresh en fut tout abasourdi.

— Mais je ne sais même pas si cela existe chez eux !

— Ils ont bien un organe sensoriel.

— Oui, mais imagine qu’ils ne l’utilisent que pour la seconde vue. Imagine que chez eux le couplage soit considéré comme une abomination…

Le couplage était encore un sujet très pénible pour Hresh. Le souvenir de sa tentative désastreuse avec Taniane le brûlait toujours comme une marque au fer rouge. Depuis ce jour de triste mémoire, il n’avait guère réussi à lui adresser que quelques mots polis et il était incapable de la regarder dans les yeux ou de songer à faire l’expérience du couplage avec quelqu’un d’autre. Et Hresh ne voyait pas comment il pourrait trouver le courage de proposer un couplage au vieil Oum om Beng. C’était une relation tellement intime ! Trois ou quatre ans plus tôt, il aurait peut-être osé avancer une idée aussi folle, mais, avec le temps, il avait un peu perdu le goût du scandale.

— Tu devrais essayer, insista Haniman. On ne sait jamais. Cela pourrait te donner le moyen de comprendre leur langue.

La perspective d’étreindre le corps décharné du vieux Noum om Beng, de sentir son haleine fétide sur sa joue et de mettre son organe sensoriel en contact avec celui du vieillard n’avait rien de réjouissant. Mais s’il devait en passer par là pour avoir accès aux mystères de la langue Beng…

Hresh fut pourtant incapable de présenter directement au vieux sage son étrange requête. C’était vraiment trop embarrassant. Puisant dans son modeste réservoir de mots Beng, il entreprit donc d’expliquer à Noum om Beng qu’il souhaitait trouver un moyen plus rapide et plus direct d’apprendre sa langue. Puis il porta alternativement son regard sur l’organe sensoriel du vieillard et sur le sien. Mais l’Homme au Casque ne sembla pas saisir l’allusion pourtant transparente.

Mais peut-être existait-il un autre moyen. La seconde vue ? Hresh avait déjà timidement essayé de la diriger sur quelques Hommes aux Casques, mais il n’avait jamais osé le faire avec Noum om Beng. Le chroniqueur n’avait pas oublié la manière dont l’éclaireur des Beng avait mis fin à ses jours quand il avait projeté sa seconde vue vers lui. Quant à Noum om Beng, il était trop rusé pour se laisser prendre au dépourvu et Hresh ignorait comment le vieillard réagirait à une intrusion mentale.

Il restait le Barak Dayir. Son talisman, la clé magique qui donnait accès à toutes choses. La Pierre des Miracles était sans doute la seule véritable chance d’atteindre à une connaissance approfondie du Beng.

Ayant pris sa décision, il emporta le Barak Dayir dans sa vieille bourse de velours lorsqu’il alla rendre visite à Noum om Beng.

Il resta assis aux pieds du vieillard pendant plus d’une heure, écoutant son incompréhensible monologue. Les rares mots qu’il comprenait flottaient devant lui comme des bulles étincelantes dans un nuage opaque de fumée. Quand le Beng émacié s’arrêta enfin, il baissa la tête vers Hresh et le regarda comme s’il attendait en réponse un discours aussi long que le sien.

Mais Hresh se contenta de sortir la bourse contenant le Barak Dayir et il laissa tomber la pierre sacrée dans le creux de sa main. Elle émettait une lumière dorée et une légère chaleur. Hresh murmura le nom des Cinq Déités en faisant d’une main les signes sacrés et en levant l’autre pour montrer à Noum om Beng le fragment allongé de pierre polie.

La réaction du vieillard fut immédiate et spectaculaire. Il sembla perdre trente ou quarante ans en quelques secondes et ses yeux rouges se mirent à étinceler avec une ardeur nouvelle. Il poussa un petit cri rauque et se leva de son siège. Puis il se laissa tomber si brusquement à genoux devant la main tendue de Hresh que les ailes pourpres de son casque faillirent heurter le visage du chroniqueur.

Noum om Beng semblait saisi d’une crainte révérentielle. Des flots de paroles indistinctes sortaient de ses lèvres, au milieu desquelles Hresh parvint à saisir un seul mot que le vieillard répéta à plusieurs reprises.

Nakhaba ! Nakhaba !Nakhaba !

Dans le courant des premières semaines qui suivirent le départ d’Harruel, Taniane regretta de ne pas être partie avec lui.

Elle l’aurait certainement fait si Hresh avait décidé de quitter Vengiboneeza. Au moment où Harruel lui avait intimé l’ordre de choisir entre sa mère et sa tribu, la jeune fille avait retenu son souffle, sachant que son destin était en train de se jouer. Mais Hresh avait refusé de partir et Taniane avait pris une longue respiration et chassé de son esprit la déclaration qu’elle s’apprêtait à faire, par laquelle elle renonçait à son peuple et à la vie à Vengiboneeza.

Mais elle était encore là. Pourquoi ? Dans quel but était-elle restée ?

Si elle était partie, une vie nouvelle et difficile se serait ouverte devant elle. Elle avait partagé les épreuves de la tribu pendant sa longue marche jusqu’à la capitale des yeux de saphir et elle pouvait imaginer celles que traverserait le petit groupe des fidèles du roi Harruel.

Harruel était dur, fruste, cruel et dangereux. Il avait le cœur froid et le sang chaud. Peut-être n’avait-il pas toujours été ainsi, mais elle l’avait vu lentement changer depuis le Départ jusqu’à ce qu’il en vienne à ne plus connaître d’autre loi que la sienne. Renfrogné, bougonnant, discutant toutes les décisions de Koshmar, partant seul dans la montagne quand bon lui semblait, organisant sa propre petite armée sans même demander la permission à Koshmar et enfin défiant ouvertement son autorité. Sans parler du viol de la pauvre Kreun qu’il avait simplement jetée à terre et prise contre sa volonté…

Oui, Harruel était comme cela. Il s’accouplait probablement déjà avec toutes les femmes de sa petite troupe. Avec sa compagne, bien entendu, mais aussi avec Thaloin, Weiawala, Galihine et Nettin. Il était leur roi et il pouvait agir selon son bon plaisir. Si je l’avais suivi, songea Taniane, nul doute qu’il s’accouplerait aussi avec moi. Mais il y avait pire que de s’accoupler avec un roi.

Elle se demandait pourquoi Kreun avait repoussé Harruel. Sans doute parce qu’elle ne pensait qu’à Sachkor. Il n’était pas bien de forcer une femme, mais ce n’était jamais nécessaire. Il suffisait de le demander poliment à la femme. Si Harruel le lui avait demandé, Taniane aurait accepté de s’accoupler avec lui. Mais jamais il ne le lui avait demandé. Il restait toujours dans son coin, l’air hostile, marmonnant dans sa barbe. Peut-être l’avait-il trouvée trop jeune… Mais non, elle n’était pas beaucoup plus jeune que Kreun et Kreun avait plu au grand guerrier. C’est vrai qu’elle est très belle, songea Taniane, mais il paraît que, moi aussi, je suis belle.

Elle éprouvait une vive excitation à l’idée d’un accouplement avec Harruel. Toucher tous ses muscles, sentir toute sa puissance en elle ! L’entendre grogner de plaisir ! Sentir ses doigts s’enfoncer profondément dans la chair de ses bras !

Mais Harruel était déjà loin de Vengiboneeza et elle était toujours là, attendant de mûrir, attendant son heure. Son heure qui ne viendrait peut-être jamais. Koshmar était encore pleine de vigueur et la limite d’âge n’était plus qu’un souvenir. Taniane avait rêvé de devenir le chef de la tribu, mais elle commençait à se rendre compte que la réalisation de ce rêve s’éloignait de plus en plus.

— Crois-tu que tu serais devenue le chef si tu étais partie avec Harruel ? lui demanda Haniman d’un air sceptique.

Haniman était maintenant son meilleur ami et son partenaire attitré. Il aurait également aimé s’unir à elle par le couplage, mais Taniane n’avait jamais accepté.

— Harruel est déjà le chef lui-même, poursuivit Haniman, puisqu’il est le roi. Et il a déjà une compagne. Il n’y aurait pas de place pour toi.

— Minbain n’est plus toute jeune, répliqua Taniane. Et la vie est difficile dans la jungle. Il ne lui reste peut-être pas plus d’un ou deux ans à vivre.

— Et tu crois qu’Harruel te choisirait pour la remplacer ? C’est possible, mais il pourrait aussi bien prendre Weiawala à Salaman ou Thaloin à Bruikkos. Harruel est le roi ; il a tous les pouvoirs.

— Je pense qu’il me choisirait.

— Tu deviendrais donc la compagne du roi, poursuivit Haniman avec un petit sourire. Mais quel pouvoir cela te donnerait-il ? Minbain a-t-elle un pouvoir quelconque ?

— Je ne suis pas Minbain.

— C’est vrai. Tu t’imagines donc que tu parviendrais à arracher à Harruel une partie de son autorité.

— Ce n’est pas impossible, dit Taniane.

— Comme dirait Hresh, tu pourrais aussi apprendre à voler en battant des bras, si tu t’y exerçais assez longtemps ! Mais reconnais que ce n’est guère probable.

— De voler, non. Mais, avec Harruel, j’aurais pu me débrouiller. Et Harruel n’est pas éternel, ajouta-t-elle avec un sourire rusé. Il y a des dangers partout, là où ils sont. As-tu oublié les rats-loups et les oiseaux de sang ? S’il arrivait malheur à Harruel, crois-tu que Konya deviendrait roi à sa place ? Ou bien ceux qui ont quitté Vengiboneeza préféreraient-ils restaurer la vieille coutume et choisir une femme pour les guider ?

— Tu es merveilleuse, Taniane, ricana Haniman. A partir de rien du tout, tu te vois prendre la place de la compagne d’Harruel, puis le faire tomber sous ta coupe et enfin lui succéder à sa mort ! En attendant, tu es toujours à Vengiboneeza alors qu’Harruel est maintenant loin d’ici et qu’il s’éloigne jour après jour !

— Je sais, dit-elle en détournant la tête.

La main d’Haniman vint brusquement se poser sur le genou de Taniane et elle remonta lentement jusqu’au milieu de sa cuisse. La jeune fille n’essaya pas de l’enlever.

Son humeur se fit maussade. Harruel était loin et, comme Haniman l’avait dit, ses rêves de grandeur ne reposaient sur rien. Elle avait fait son choix ; il ne lui restait plus qu’à l’assumer.

Si seulement Hresh n’était pas aussi stupide !

La stupidité dont il avait fait montre en implorant un couplage la faisait encore frémir. Bien sûr qu’elle en avait envie ! Mais elle s’était sentie obligée de refuser. Si elle lui avait cédé aussi facilement, il lui aurait fallu renoncer à tout espoir de le conquérir comme elle voulait le faire. Leur union une fois consommée, en proie à l’exaltation qui saisissait tout le monde après la découverte du couplage, Hresh aurait fait la même chose avec Bonlai, Sinistine ou Thaloin — et pourquoi pas avec Haniman ! — puis, la fièvre retombée, il aurait pris une compagne de couplage avec qui il aurait établi des relations suivies. Mais n’importe qui, pas nécessairement elle ! En le repoussant, Taniane souhaitait lui permettre d’acquérir une expérience plus approfondie du couplage afin qu’il lui revienne avec un désir exacerbé et qu’il renouvelle sa demande d’une manière plus convenable. Et elle aurait accepté avec joie. Mais il n’avait rien fait de tel. Au vrai, il lui avait à peine adressé la parole depuis ce triste jour, conservant farouchement ses distances, comme s’il avait craint de se brûler rien qu’en la regardant.

Quel imbécile ! Le sage de la tribu n’en était pas moins un fieffé imbécile !

La main d’Haniman remonta encore de quelques centimètres. L’autre commença à lui caresser l’épaule, glissant progressivement vers sa poitrine.

— Tu as envie ? demanda-t-il.

Elle acquiesça de la tête sans cesser de penser à Hresh. Elle aurait pu devenir la compagne de couplage de l’intelligence la plus vive de la tribu et acquérir ainsi toutes sortes de connaissances. Elle aurait pu le prendre pour compagnon, puisque la coutume permettait maintenant à l’ancien d’avoir une compagne. La femme-offrande avait bien été autorisée à s’unir à Lakkamai. Mais Torlyri n’en avait pas profité bien longtemps ! Si j’étais la compagne de Hresh, songea Taniane, je serais la plus influente après Koshmar, et si Koshmar venait à mourir…

— Et après, demanda Haniman, auras-tu envie d’un couplage ?

— Non, répondit Taniane. Pas question de couplage avec toi.

— Aujourd’hui, ou jamais ?

— Aujourd’hui… Peut-être jamais.

— Dommage. Mais tu veux bien t’accoupler avec moi ?

— Bien sûr.

— Et si je te demandais de devenir ma compagne ?

Taniane lui lança un long regard scrutateur.

— Laisse-moi y réfléchir, dit-elle. Pour l’instant, nous nous contenterons de l’accouplement.

Torlyri traversait une période de douleur et d’angoisse. Elle avait le sentiment que la lumière s’était retirée de son âme et qu’elle n’était plus qu’un tas de cendres noircies.

Tant de chagrin pour un homme !

Il lui avait donc fallu si peu de temps pour dépendre si profondément de Lakkamai ! Elle se reconnaissait à peine dans cette femme brisée qui ne pouvait ouvrir l’œil au réveil sans tendre le bras vers la place désertée par Lakkamai et sans entendre résonner dans sa tête la voix aimée déclarant posément à Harruel qu’il se joignait à lui.

Pendant plus de trente ans, Torlyri avait vécu d’une manière pleinement satisfaisante en se passant des hommes. L’amour qu’elle portait à Koshmar et les responsabilités de sa fonction lui suffisaient largement. Mais il y avait eu l’avènement du Printemps Nouveau, puis le départ du cocon et tout avait changé. Tout le monde avait commencé à s’unir, tant par l’accouplement que par le couplage, et les enfants étaient venus au monde en grand nombre. Devant cette floraison de la tribu, Torlyri avait senti qu’elle s’ouvrait, qu’elle s’épanouissait. Qu’elle changeait en profondeur. A son tour, l’envie l’avait saisie de s’accoupler et de trouver un compagnon. Elle s’était donc donnée à Lakkamai. Mais Lakkamai avait préféré suivre Harruel et la femme-offrande s’était retrouvée seule et désespérée. Elle avait beau se dire qu’elle n’était pas plus malheureuse avant de se laisser entraîner dans cette liaison avec Lakkamai, cela ne suffisait pas à la consoler.

— Viens avec moi, lui disait Koshmar. Le couplage te soulagera.

— Oui, répondait-elle. Avec joie !

Torlyri puisait un grand réconfort dans la présence de Koshmar. Leurs couplages avaient retrouvé une fréquence perdue depuis de longues années et, chaque fois, Koshmar lui insufflait toute la force et la ferveur de son amour.

La femme-offrande savait que Koshmar avait été profondément blessée par sa passion subite pour Lakkamai. Koshmar ne le lui avait jamais avoué, mais comment, avec le couplage et après leur longue vie commune, aurait-elle pu cacher ses sentiments à Torlyri ? Et pourtant Koshmar avait accepté de s’effacer et l’avait laissée libre d’agir selon son cœur. Et maintenant que tout était terminé, maintenant que Lakkamai s’était détaché de Torlyri avec désinvolture, Koshmar lui épargnait toute suffisance, toute plainte, toute cruauté. Elle n’était que force, ferveur et amour.

Ce ne devait pas être facile, mais elle y parvenait.

Et elle y parvenait dans des conditions particulièrement difficiles. La sécession d’Harruel lui avait donné un choc particulièrement violent et jamais elle n’avait été humiliée de la sorte. Être bafouée ainsi devant la tribu tout entière, être ridiculisée, être rejetée par onze des siens ! Quelle humiliation, quel outrage ! Et voir en même temps la horde des Beng envahir la cité, avec toute leur fiévreuse activité, leurs animaux colossaux, leur étrange costume, leurs mœurs singulières ! Le cocon tribal formait naguère un univers clos dans lequel Koshmar exerçait une autorité sans partage, mais le Peuple était arrivé dans un univers beaucoup plus vaste, où elle n’était plus que le chef d’une petite tribu amputée d’une partie de ses membres et installée dans un petit quartier d’une grande cité, à proximité d’une tribu beaucoup plus importante, prête à empiéter sur son modeste territoire.

Tous ces événements ternissaient l’éclat du pouvoir de Koshmar. Ils minaient son prestige, sa confiance en elle et jusqu’à son courage. Mais Koshmar avait eu assez de ressort pour résister à tous ces malheurs et il lui restait encore de l’énergie pour remonter sa chère Torlyri.

Les doigts de Koshmar s’enfoncèrent tendrement dans l’épaisse fourrure noire de Torlyri. La chaleur familière de son corps était réconfortante. Torlyri sentit que Koshmar tremblait et elle lui sourit.

— Tu es ma plus tendre amie, murmura Koshmar. Tu es mon seul amour.

Leurs organes sensoriels se joignirent et la communion s’établit entre leurs âmes.

Et Torlyri se demanda comment elle avait pu désirer Lakkamai plus passionnément que Koshmar.

Un peu plus tard, tandis qu’elle jouissait de la tranquillité intérieure qui succède au couplage, elle comprit que ce n’était qu’une question oiseuse. Ce qu’elle avait reçu de Lakkamai était entièrement différent de ce qu’elle partageait avec Koshmar. Elle avait eu avec le guerrier une passion impétueuse, enrobée de mystère. Elle avait également cru avoir avec lui une communion de l’âme, mais elle se rendait compte maintenant qu’elle avait été purement charnelle. Très forte, assurément, mais pas durable. Ils s’étaient mutuellement désirés et, pendant quelque temps, ils avaient assouvi le désir qu’ils avaient l’un de l’autre. Puis il avait cessé de la désirer, ou il avait désiré plus ardemment autre chose, et, lorsque Harruel avait demandé qui voulait se joindre à lui pour partir à la conquête de terres nouvelles, Lakkamai s’était avancé, sans un regard dans la direction de Torlyri, sans une pensée pour elle. Et il ne lui avait pas demandé de l’accompagner. Peut-être avait-il pensé qu’elle ne le suivrait pas, qu’elle demeurerait indéfectiblement attachée à ses devoirs de femme-offrande. Peut-être cela ne lui était-il même pas venu à l’esprit. Ou peut-être avait-il simplement pris ce qu’il désirait de Torlyri, puis, s’étant lassé d’elle, avait-il choisi de s’engager dans une nouvelle aventure.

Et si Lakkamai me l’avait demandé, s’interrogeait Torlyri, aurais-je abandonné mes devoirs, la tribu, Koshmar et tout ce qui fait ma vie ici ?

Elle était incapable de répondre à cette question et elle était heureuse que Lakkamai ne lui eût rien demandé.

Harruel ouvrait toujours la marche, seul devant sa petite troupe, enveloppé dans une royale solitude. C’était une manière d’affirmer son pouvoir et de se distinguer des autres. En outre, cela lui donnait le temps de réfléchir.

Il n’avait aucun autre plan que de continuer à marcher jusqu’à ce que les dieux lui indiquent le sort qu’ils lui avaient réservé. Malgré le confort et les agréables conditions de vie, son destin n’était pas de rester à Vengiboneeza, car c’était une cité morte qui avait appartenu à d’autres peuples, un lieu pour se cacher et pour attendre. Mais attendre quoi ? Que les bâtiments en ruine s’effondrent sur eux et les ensevelissent dans des nuages de poussière étouffante ? Et même s’ils parvenaient à ressusciter la cité morte, à réparer les constructions, à remettre les machines en état de marche, ce ne serait pas leur vie. Harruel ne supportait pas l’idée de vivre dans une ville abandonnée par autrui. C’était comme dormir avec une literie sale. Non, Vengiboneeza n’était pas un endroit pour lui.

Il ne savait pas où trouver cet endroit, mais il était résolu à aller de l’avant jusqu’à ce qu’il l’atteigne.

Mais la nuit allait tomber et ils avaient assez marché pour la journée. Il venaient de pénétrer dans une contrée riante et onduleuse, couverte d’épais tapis d’herbe rouge ou verte. Juste devant Harruel le sol plongeait brusquement et le guerrier découvrit un lieu d’une beauté singulière.

Au cœur d’une vaste prairie se trouvait une énorme cuvette circulaire, assez large mais peu profonde, dont le pourtour était clairement délimité. Tout le centre était couvert d’un bois touffu, à l’aspect mystérieux, mais qui promettait du gibier en abondance.

Le dessin de la cuvette était trop géométrique pour être naturel. Harruel se demanda qui aurait pu creuser un trou aussi énorme, et dans quel but ? S’il s’agissait d’une ville ou d’un lieu sacré remontant à l’époque de la Grande Planète, pourquoi n’y avait-il aucune trace de bâtiments en ruine ? Tout ce qu’il pouvait distinguer de l’endroit où il se tenait, c’était cette dépression circulaire, presque aussi vaste que la ville de Vengiboneeza et couverte d’arbres. Quelle qu’eût été son origine, ce lieu était préférable à tout ce qu’ils avaient vu jusqu’à présent.

Pendant près d’une semaine ils avaient traversé des forêts sinistres et déprimantes, où les branches et une profusion d’épaisses lianes noires et luisantes étaient si intimement enchevêtrées qu’elles ne laissaient jamais le passage au soleil. Le sol aride était recouvert d’une couche poudreuse d’humus où ne poussait qu’une seule plante en forme de dôme, haute, pâle et charnue, qui sortait du sol en quelques instants, à une vitesse incroyable. Elle était gluante et brûlait la main qui la touchait. D’inquiétants petits animaux à longues pattes et au pelage bleu parcouraient la forêt à la nuit tombante, à la recherche des végétaux charnus qu’ils creusaient au cœur de leur tige et dévoraient de l’intérieur. Ces animaux étaient difficiles à attraper, sauf lorsqu’ils étaient surpris en train de se nourrir gloutonnement. Il suffisait alors de les prendre par les pattes. Mais ils n’avaient pas un goût très agréable et leur chair était encore moins appétissante rôtie que crue. C’est avec un profond soulagement qu’Harruel et sa petite troupe avaient enfin quitté ces lugubres forêts.

Harruel se retourna et parcourut du regard la large corniche gagnée par le crépuscule qu’il venait de traverser. Dans le ciel presque noir le dernier rayon du soleil couchant venait buter sur une muraille de nuages déchiquetés. Konya et Lakkamai n’étaient pas très loin et les autres suivaient, disséminés par petits groupes.

— Nous allons établir le camp ici ! cria Harruel à Konya en mettant ses mains en porte-voix. Fais passer !

Un vent chaud annonciateur de pluie soufflait du sud. De grands oiseaux au vol maladroit, au plumage gris et au long cou flexible, couvert de squames argentées, sortirent des arbres et s’éloignèrent vers le nord-est. Ils étaient extrêmement laids, mais chantaient divinement. Une dizaine de jours auparavant, de l’autre côté de l’immense et sinistre forêt, Harruel avait vu des volées de petits oiseaux graciles, aux ailes vert et bleu resplendissant dans le soleil comme des joyaux, mais au chant affreusement discordant. Comment pouvait-il exister une telle opposition entre la beauté de l’apparence et la qualité de la voix ?

Si Hresh avait été là, il lui aurait posé la question. Mais Hresh n’était pas là.

Il demeura immobile, les bras croisés, en attendant que Konya et Lakkamai arrivent à sa hauteur.

— Il y a de l’eau ici, dit-il. Il y a des fruits sur les arbres et nous devrions trouver du gibier. Regardez en bas, ajouta-t-il en leur montrant la cuvette. Qu’en pensez-vous ?

Konya s’avança jusqu’au bord de la corniche et s’arrêta devant l’à-pic. Il contempla en silence la dépression verdoyante déjà enveloppée de brume.

— Étrange, dit-il au bout d’un moment. Une grande cuvette ronde. Je n’ai jamais vu cela.

— Moi non plus, dit Harruel.

— Ce doit être un endroit très giboyeux. Regarde comme les bords en sont relevés. Le gibier peut y entrer, mais il ne doit pas pouvoir en sortir facilement.

— Une ville, dit Lakkamai d’un air grave. C’est sans doute l’emplacement d’une ville disparue.

— Je n’en suis pas si sûr. Je crois plutôt que c’est l’œuvre des dieux. Mais nous verrons mieux demain.

Le reste de la petite troupe les avait rejoints. Harruel demeura à l’écart tandis que tout le monde s’affairait à installer le camp.

Encore une chose qu’il eût aimé demander à Hresh. Comment cette énorme cuvette avait-elle été formée et à quoi servait-t-elle ? On pouvait toujours compter sur Hresh pour avoir une réponse. Ce n’étaient parfois que simples suppositions, mais il touchait souvent la vérité du doigt. Il trouvait presque tout dans ses livres et les pouvoirs magiques, peut-être même d’essence divine, dont il était doté lui permettaient de dépasser la vision humaine et même la seconde vue.

Harruel n’aimait pas beaucoup Hresh qui lui avait toujours paru insupportablement fouineur au point d’en être dangereux, mais il ne pouvait nier son intelligence et la profondeur des connaissances qu’il avait glanées dans les différents volumes des chroniques. Hresh avait préféré ne pas le suivre et Harruel avait songé pendant un instant à l’emmener de force. Mais il s’était ravisé, estimant que c’était imprudent, voire impossible. Koshmar aurait pu intervenir, ou bien le chroniqueur lui-même aurait trouvé le moyen de l’en empêcher. Nul n’avait jamais pu obliger Hresh à faire ce qu’il ne voulait pas.

Harruel s’était quand même mis en route, choisissant son itinéraire sans bénéficier de la sagesse de Hresh. Ils avaient pris la direction du sud-ouest, suivant le soleil toute la journée jusqu’à ce qu’il se couche. Il eût été stupide de partir dans la direction opposée, car c’est de là qu’ils venaient et Harruel savait qu’il n’y trouverait que des plaines désolées, des carcasses rouillées de mécaniques et des armées de hjjk. La direction qu’ils suivaient avait l’attrait de l’inconnu et ils traversaient des terres rendues fertiles et verdoyantes par le Printemps Nouveau.

Chaque jour Harruel réglait l’allure et les autres se débrouillaient pour le suivre. Il marchait vite, mais un peu moins que s’il avait été seul, car Minbain et Nettin avaient des enfants en bas âge. Harruel voulait être un roi fort sans être un roi stupide. Pour être un roi fort, il convenait, à son avis, d’exiger de ses sujets plus que ce qu’ils étaient prêts à donner sans qu’on le leur demande. Mais il ne fallait surtout pas exiger d’eux plus que ce qu’ils étaient capables de donner.

Harruel savait qu’il était craint. Sa taille, sa force herculéenne et son caractère ombrageux lui en donnaient l’assurance. Mais il désirait également être aimé, ou tout au moins révéré. Ce ne serait pas très facile ; il soupçonnait la plupart de ses fidèles de le considérer comme un être brutal et violent. Le viol de Kreun expliquait en partie ce jugement. Bon, il avait eu un moment de folie et il n’était pas fier de ce qu’il avait fait, mais le passé était le passé ! Il avait une meilleure opinion qu’eux de lui-même, parce qu’il se connaissait mieux. Les autres ne voyaient que son extérieur dur et brutal et ignoraient tout de la complexité de son âme. Mais ils apprendraient à le connaître, ils comprendraient qu’il était à sa manière un homme remarquable, un chef avisé, au destin exceptionnel, digne d’être roi. Pas un animal, pas un monstre… Un être fort et sage à la fois.

Les hommes chassèrent pendant une heure, aussi longtemps que la lumière du jour le leur permit, tandis que les femmes cueillaient de petites baies azurées et de ronds fruits rouges à l’enveloppe piquante. Puis tout le monde prit place autour du feu de camp pour manger. Nittin, qui, sans avoir jamais reçu la formation d’un guerrier, se montrait d’une étonnante vivacité, avait réussi à attraper près du cours d’eau traversant la corniche un animal agile au long et mince corps pourpre, au cou garni d’une sorte de crinière fauve. Il avait de petites pattes potelées qui semblaient presque humaines et des yeux brillant d’intelligence. L’animal fournit juste assez de viande pour tout le monde et pas une bouchée ne fut perdue.

Après le repas vint le moment de l’accouplement.

Les choses avaient bien changé depuis l’époque du cocon, où tout le monde s’accouplait avec qui bon lui semblait, mais où en général seuls les couples de géniteurs s’adonnaient régulièrement à cette activité. Elles avaient changé à Vengiboneeza où les membres de la tribu dans leur quasi-totalité avaient commencé à former de véritables couples et à se reproduire. Un nouvel usage s’était instauré, selon lequel les couples ne cherchaient pas de relations charnelles à l’extérieur. Harruel s’y était conformé jusqu’au jour où il avait rencontré Kreun dans la montagne.

Au sein du petit groupe qui l’avait suivi, Lakkamai était le seul sans compagne, puisqu’il n’avait pas jugé bon d’emmener la femme-offrande, mais sa situation particulière ne semblait pas le déranger outre mesure. Il n’était certes pas dans les habitudes du taciturne Lakkamai de se plaindre, mais Harruel le voyait mal passer le reste de ses jours sans avoir de relations sexuelles. Il ne pouvait pourtant s’accoupler qu’avec les compagnes des autres hommes, car la petite Tramassilu ne serait pas en âge de connaître l’homme avant encore de nombreuses années.

Harruel, de son côté, s’était découvert un appétit très vif pour la chair et il n’avait nullement l’intention de limiter ses relations sexuelles à Minbain. Avec le temps sa compagne perdait les derniers vestiges de sa beauté et elle consacrait ce qu’il lui restait de forces à allaiter le petit Samnibolon. Galihine, la compagne de Konya, avait en revanche une féminité radieuse, Thaloin et Weiawala resplendissaient de tout l’éclat de leur jeunesse et Nettin avait retrouvé une vigueur de bon aloi. L’un des premiers soirs après le départ de Vengiboneeza, Harruel avait décrété l’ancienne coutume périmée et il avait entraîné Thaloin pour passer la nuit avec elle.

Si Minbain et Bruikkos avaient eu des objections, ils n’en avaient rien laissé paraître.

« Nous nous accouplerons selon notre bon plaisir, avait déclaré Harruel. Cela est valable pour tout le monde, pas seulement pour le roi ! »

L’épisode du viol de Kreun lui avait appris qu’il ne fallait jamais excéder la mesure quand on s’attribuait des privilèges. S’il allait trop loin, les autres risquaient de se dresser contre lui et de le renverser ou même de se débarrasser de lui dans son sommeil.

C’est pourtant sans aucun plaisir que, deux ou trois nuits plus tard, il vit Lakkamai et Minbain s’éloigner ensemble à l’heure du coucher. Mais c’était la règle qu’il avait lui-même établie et il ne pouvait pas désavouer ses propos. Harruel ravala sa colère et il s’habitua à la longue à voir Minbain partir avec d’autres hommes. Et lui-même passait la nuit avec qui il voulait.

Au bout de quelques jours, les nouvelles règles de l’accouplement ne posaient plus de problème à quiconque. Ce soir-là, Harruel choisit Weiawala. Elle avait la fourrure douce et luisante, l’haleine chaude et parfumée. Tout ce qu’il aurait pu lui reprocher, c’était peut-être d’être trop passionnée et de se jeter sans cesse sur lui jusqu’à ce qu’il soit obligé de la repousser afin de pouvoir prendre un peu de repos.

Il entendit au loin des jacassements, des grondements et des cris perçants d’animaux. Puis la pluie commença de tomber, une pluie chaude et torrentielle qui noya leur feu. Trempés, démoralisés, ils se serrèrent les uns contre les autres et Harruel entendit quelqu’un murmurer de l’autre côté du petit groupe qu’à Vengiboneeza ils avaient au moins un toit pour s’abriter. Il se demanda qui ce fauteur de troubles pouvait bien être, mais Weiawala se serra contre lui et détourna son attention. Au bout d’un moment, la pluie diluvienne s’arrêta et il sombra dans un profond sommeil.

Le lendemain matin, ils levèrent le camp et entreprirent de descendre l’escarpement, trébuchant et glissant à qui mieux mieux sur la piste détrempée. Ceux qui, la veille au soir, n’avaient pas prêté attention à la topographie du terrain observaient maintenant la cuvette avec beaucoup d’intérêt. Salaman en particulier semblait absolument fasciné et il s’arrêtait tous les trois pas pour mieux contempler l’étrange paysage.

Quand ils furent assez près pour ne plus distinguer la forme d’ensemble de la dépression et pour ne plus en voir qu’une petite partie du bord arrondi, Salaman vint à la hauteur d’Harruel.

— Je sais ce que c’est, dit-il brusquement.

— Vraiment ?

— Ce doit être l’endroit où est tombée une étoile de mort.

— Que de clairvoyance, ô gardien de la sagesse ! lança Harruel en partant d’un grand rire.

— Tu peux te moquer de moi tant que tu voudras, dit Salaman. Je suis sûr d’avoir raison. Regarde bien !

Il y avait devant eux, sur le sentier, un petit creux qui avait retenu la pluie et où s’était formée une flaque d’eau boueuse. Salaman saisit un rocher si lourd qu’il eut de la peine à le soulever et le lança très haut et de toutes ses forces. Le rocher décrivit un large arc de cercle avant de retomber au milieu de la flaque dans un grand éclaboussement. Nittin, Galihine et Bruikkos furent copieusement aspergés de boue.

Sans s’occuper de leurs furieuses protestations, Salaman se précipita vers la flaque et montra l’endroit où le rocher était tombé. Il était à moitié enfoui dans le sol détrempé et, tout autour, la boue avait été écartée et formait un petit cratère circulaire au pourtour clairement délimité.

— Tu vois ? dit-il à Harruel. L’étoile de mort est tombée au milieu de la prairie, le sol s’est relevé tout autour et voici le résultat !

Harruel le regarda, bouche bée.

Il ignorait si Salaman disait vrai, car on ne pouvait savoir ce qui s’était passé plusieurs centaines de milliers d’années auparavant, mais ce qui le stupéfiait et le troublait, c’était la finesse de son raisonnement. Visualiser le cratère, réfléchir à la manière dont il avait pu se former, songer qu’il pouvait arriver au même résultat en lançant un rocher dans la boue… Hresh était capable de faire tout cela, mais il était le seul. Jamais Salaman n’avait fait montre d’une telle pénétration. Il n’avait été jusqu’alors qu’un jeune guerrier comme les autres, vaquant docilement et tranquillement à ses tâches.

Harruel se dit qu’il allait falloir tenir Salaman à l’œil. Il pouvait être très précieux, mais il pouvait aussi devenir une source de problèmes.

— Nous voyons le rocher dans la boue, dit Konya, mais pourquoi ne voyons-nous pas l’étoile de mort dans son cratère ? Il n’y a rien d’autre que des arbres au centre de cette prairie.

— Cela s’est passé il y a très longtemps, répondit Salaman, et l’étoile de mort a dû disparaître.

— Mais le cratère est toujours là.

— Les étoiles de mort étaient peut-être faites d’une matière qui ne durait pas, dit Salaman en haussant les épaules. C’étaient peut-être d’énormes boules de glace, ou bien des boules de feu. Hresh doit le savoir, mais pas moi. Tout ce que je peux dire, c’est que je crois que la cuvette qui est devant nous s’est formée de cette manière. Tu n’es pas obligé d’être d’accord avec moi, Konya.

Ils s’approchèrent encore un peu et lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques mètres du bord de la cuvette, Harruel vit que le contour n’en était pas aussi net qu’il l’avait cru. Usé et poli, il n’était même plus visible à certains endroits. S’il paraissait si clairement marqué du haut de la corniche, c’est parce qu’il ressortait sur le fond de la prairie, mais, vu de près, il avait manifestement été soumis à une longue érosion. Le respect d’Harruel pour la théorie de Salaman et pour Salaman lui-même s’en trouva encore accru.

— Si une étoile de mort est vraiment tombée ici, dit Konya, il vaut mieux ne pas s’approcher.

Harruel, debout sur le bord de la cuvette, scrutait la forêt et il avait déjà aperçu quelques animaux.

— Pourquoi ? demanda-t-il en se retournant vivement.

— C’est un lieu maudit des dieux. C’est un lieu de mort.

— Au contraire, répliqua Harruel, il paraît grouiller de vie.

— Les étoiles de mort étaient la manifestation du courroux des dieux, poursuivit Konya. Est-il prudent de nous approcher de l’endroit où l’une d’elles est tombée ? Le souffle des dieux est encore présent. C’est un lieu de feu ! C’est un lieu de mort !

Harruel réfléchit pendant quelques instants.

— Il vaut mieux contourner le cratère, dit Konya.

— Non, déclara finalement Harruel. C’est un lieu de vie. La colère des dieux était dirigée contre les habitants de la Grande Planète, pas contre nous. Sinon, pourquoi nous auraient-ils permis de voir la fin du Long Hiver ? L’intention des dieux était d’arracher le monde à ceux qui y vivaient afin de nous le transmettre. Si une étoile de mort est tombée ici, c’est un lieu sacré !

Harruel était impressionné par la rigueur de son propre raisonnement et par sa flambée d’éloquence. Il savait qu’il ne fallait pas laisser la prudence de Konya l’emporter. Il convenait d’aller de l’avant, toujours de l’avant ! C’est ainsi que devait se comporter un roi !

— Harruel, je pense quand même que…

— Suffit, Konya !

Il s’agrippa au bord du cratère et se hissa dessus, puis il se laissa glisser à l’intérieur de la cuvette verdoyante. Quelques animaux en train de paître tournèrent calmement vers lui un regard sans crainte. Vivant dans un lieu parfaitement protégé, ils n’avaient sans doute jamais vu d’humains, ils ne se connaissaient sans doute pas d’ennemis.

— Suivez-moi ! s’écria Harruel. Il y a de la viande pour tout le monde !

Et il s’élança dans la cuvette, entraînant toute sa petite troupe derrière lui.

Koshmar était dévorée par une rage permanente, mais elle n’en laissait rien paraître pour le bien de la tribu, pour Torlyri et pour elle-même.

Jour et nuit elle était obsédée par le souvenir du Jour de la Séparation. Elle ne parvenait pas à chasser de son esprit les paroles d’Harruel : « C’en est fini de la domination des femmes !

A compter de ce jour, je suis roi ! » Roi ! Quelle absurdité ! Seuls les Beng pouvaient avoir un homme pour chef, pas le Peuple ! La voix rauque d’Harruel résonnait sans fin dans sa tête. « Qui veut venir avec moi ? Cette ville devient insupportable et il est temps de la quitter ! Qui veut se joindre à moi pour fonder un grand royaume loin d’ici ? Qui veut me suivre ? Qui ? »

Konya. Salaman. Bruikkos. Nittin. Lakkamai.

« Qui veut suivre Harruel ? Qui ? Tu peux être le chef aussi longtemps que tu le désires, Koshmar. La cité t’appartient. Je vais partir d’ici pour ne plus te gêner. »

Minbain. Galihine. Weiawala. Thaloin. Nettin.

L’un après l’autre, ils s’étaient rangés derrière Harruel tandis qu’elle demeurait immobile comme une statue de marbre, sachant qu’elle ne pouvait rien faire pour les en empêcher.

La liste des noms de ceux qui avaient suivi Harruel était un reproche brûlant pour Koshmar. Elle avait songé à demander à Hresh de ne pas les faire figurer dans les chroniques et même de passer toute l’affaire sous silence. Puis elle s’était dit qu’il fallait impérativement relater l’éclatement de la tribu et la défaite de son chef. Car il s’agissait bien d’une défaite, la plus cruelle jamais subie par un chef dans l’histoire du Peuple. Les chroniques ne devaient pas seulement être un recueil des victoires, elles devaient inclure la vérité dans sa totalité, faute de quoi elles n’auraient aucune valeur pour les générations futures.

Un adulte sur six avait choisi de se détourner d’elle et la tribu s’était amenuisée comme une peau de chagrin. Elle avait perdu quelques-uns de ses guerriers les plus braves, plusieurs jeunes femmes dans la fleur de l’âge et deux petits enfants, l’espoir de l’avenir. L’espoir ? Quel espoir pouvait-il y avoir maintenant ? « La cité t’appartient », avait dit Harruel, avant d’ajouter perfidement : « Ou plutôt elle appartient maintenant au Peuple aux Casques. » Il avait malheureusement vu juste. Les Beng étaient partout et la cité leur appartenait en grande partie. Quand des membres des deux tribus se rencontraient dans des quartiers périphériques, il y avait parfois des échanges de regards agressifs et de paroles dures, comme si les Beng avaient du mal à accepter cette intrusion dans leur domaine. Hresh et ses Chercheurs n’entreprenaient plus que de rares expéditions dans les ruines de la cité morte, et pourtant Hresh se rendait souvent chez les Beng pour s’entretenir avec leur ancien. Leurs rapports semblaient avoir une existence autonome, indépendante des tensions qui se créaient entre les deux tribus. A l’exception de Hresh, le Peuple s’était replié sur lui-même depuis le Jour de la Séparation, ne s’éloignant plus guère de son campement, comme un animal léchant ses blessures.

Koshmar se demandait parfois s’il ne vaudrait pas mieux abandonner Vengiboneeza pour de bon, reprendre la route et repartir à zéro. Mais chaque fois que cette idée lui venait, elle la repoussait avec vigueur. Le Livre de la Voie affirmait que c’était à Vengiboneeza que se jouerait le destin du Peuple. Était-ce un destin de quitter furtivement la ville comme des animaux et de l’abandonner à une autre tribu ? En arrivant à Vengiboneeza, le Peuple s’était fixé un objectif et il ne l’avait toujours pas atteint. Il fallait donc rester.

Si jamais je revois Harruel, songeait-elle, je le tuerai de mes propres mains. Que je le surprenne dans son sommeil ou qu’il soit bien éveillé, je le tuerai.

— Est-ce que tu souffres ? lui demanda Torlyri un jour où elles étaient ensemble.

— Si je souffre ? Et de quoi souffrirais-je ?

— Tu avais la bouche bizarrement tordue, comme si quelque chose te faisait mal et que tu essayais de t’en débarrasser.

— Ce n’était qu’un fragment de nourriture coincé entre deux dents, dit Koshmar en riant. Ne t’inquiète pas, Torlyri.

Elle ne laissait voir son tourment à personne. Quand elle parcourait le campement, c’était la tête et les épaules droites, comme s’il ne s’était rien passé. Pendant les couplages avec Torlyri, de plus en plus fréquents, car la femme-offrande délaissée avait besoin de son soutien et de son affection, elle s’efforçait de masquer les blessures de son âme. Au milieu des siens, elle était toute gaieté, tout optimisme. C’était indispensable. Tous les membres de la tribu avaient été bouleversés tant par l’éclatement de leur petit groupe que par l’arrivée des Beng et il se produisait une violente réaction à retardement. Après avoir passé toute leur vie dans la réclusion du cocon, il ne leur était pas facile d’accepter la présence d’étrangers aux portes de leur campement. Ils sentaient la pression de l’âme des Beng, toute proche, pesant sur eux comme l’air saturé d’humidité avant un orage estival. Et que dire du départ de onze des leurs, ce déchirement du tissu tribal, cette rupture des liens du sang et de l’amitié qu’ils avaient crus éternels… Oh ! que tout cela était dur à accepter !

Au milieu de tant de douleurs, Koshmar ne pouvait se permettre de se laisser diminuer par la sienne. Mais elle se rendait souvent dans sa petite chapelle, où elle s’agenouillait et invoquait l’esprit de Thekmur et des chefs qui l’avaient précédée. Elle avait découvert une herbe aromatique qui poussait dans les lézardes des murs de la cité et qu’elle faisait brûler sur son autel. La fumée lui faisait tourner la tête et elle entendait les voix de Thekmur, de Nialli, de Sismoil et des autres. Grâce aux dieux, elles ne lui tenaient pas rigueur de ce qui était arrivé ! Elles faisaient montre de clémence et de bienveillance envers celle qui avait échoué dans sa tâche. Car elle avait échoué.

Le plus important était maintenant d’apprendre à vivre avec la présence des Hommes aux Casques. De résister à leurs empiétements par tous les moyens, hors la guerre. Il fallait mettre au point une division de la ville sans provoquer l’isolement d’un groupe : chacun son secteur et un terrain neutre.

Mais les Beng semblaient avoir d’autres idées.

— Ils ne veulent pas que nous allions dans cette partie de la ville, lui annonça Orbin en montrant sur une copie froissée du plan dressé par Hresh le quart de cercle situé à l’extrême nord-est, adossé à la montagne. Ils ont tendu des cordes à la limite de tout le quartier et quand Praheurt s’en est approché, ils se sont mis à hurler et lui ont fait signe de s’éloigner.

Haniman lui fit un rapport similaire.

— Il sont en train d’ériger sur le front de mer des sortes d’idoles de bois couvertes de touffes de fourrure et ils ont l’air très mécontents quand nous nous en approchons.

— Il faut les compter, dit Koshmar. Je veux savoir exactement combien il y a de Beng. Fais une liste où chacun d’eux figurera avec la forme de son casque. Tu sais écrire ? ajouta-t-elle après un silence.

— Hresh m’a enseigné les rudiments de l’écriture, répondit Haniman.

— Parfait. Tu es chargé de les compter. Si nous devons nous battre, il importe de connaître l’ennemi.

— Tu es prête à te battre contre eux, Koshmar ?

— Préfères-tu qu’ils nous dictent dans quelles parties de la ville nous pouvons aller ou non ?

— Mais ils sont si nombreux ! Et Harruel et Konya ne sont plus des nôtres !

— Il y a certains noms qu’il ne faut plus prononcer ! fit Koshmar en le foudroyant du regard. Nous avons d’autres guerriers. Nous sommes capables d’affronter n’importe qui. Va compter les Beng ! Va les compter !

Quelques jours plus tard, Haniman et Orbin vinrent lui annoncer qu’ils étaient cent dix-sept, en comptant les femmes et les enfants, chiffre auquel il convenait peut-être d’ajouter quelques enfants en bas âge qui ne sortaient pas des maisons. Il semblait y avoir au moins quarante guerriers. Koshmar étudia ces chiffres avec une vive inquiétude. Il ne lui restait plus que onze guerriers, dont certains n’étaient pas en très bonne condition physique. Quarante combattants dans les rangs de l’ennemi, cela faisait vraiment beaucoup.

Il fallait y ajouter les animaux des Beng, ces vermilions qui envahissaient toute la ville et qui constituaient un renfort de poids. Ils se promenaient en liberté dans Vengiboneeza et s’aventuraient fréquemment au beau milieu du campement du Peuple, endommageant les petites constructions, piétinant et éparpillant ce qui séchait au soleil, terrorisant les enfants. Koshmar savait qu’en cas de conflit ses guerriers devraient faire face aux Beng juchés sur ces monstres. Un tel affrontement eût été absurde.

Nous n’avons pas la moindre chance de vaincre, se dit-elle.

Un simple claquement de doigts leur suffira pour prendre la cité.

Il nous faut partir sans délai et oublier la prophétie du Livre de la Voie.

Non ! Non ! Non !

Koshmar demanda à Hresh de leur enseigner le Beng, pour le cas où les Hommes aux Casques deviendraient leurs ennemis. Rien n’était moins sûr, car ils se donnaient encore beaucoup de mal pour se montrer polis et même amicaux, mais, si un conflit devait éclater, il faudrait les espionner et comprendre ce qu’ils disaient. Hresh avait trouvé un moyen pour maîtriser leur langue, ce dont Koshmar n’avait jamais douté. Mais il prétendait ne pas être encore prêt à l’enseigner aux autres. Il affirmait avoir besoin de bases plus solides et d’un peu de temps pour analyser la langue et classifîer ses connaissances avant de pouvoir les faire partager à tous les membres de la tribu.

Pour Koshmar, il ne faisait aucun doute que Hresh mentait et qu’il était seulement désireux de leur cacher qu’il parlait couramment le Beng. Il avait toujours aimé rehausser son prestige et son pouvoir en gardant certaines choses pour lui. Mais le moment était venu pour Hresh de partager ce qu’il savait et Koshmar ne lui cacha pas qu’elle voyait clair dans son jeu.

— Encore quelques leçons avec Noum om Beng et je te promets, Koshmar, que je donnerai des cours. A tout le monde.

— Et nous apprendrons le Beng ?

— Oui, oui. Il n’y a pas de difficulté particulière, une fois que l’on a compris les principes de base.

— Pour toi, peut-être, Hresh.

— Nous parlerons tous le Beng comme des Beng, dit-il. Laisse-moi juste encore un peu de temps pour bien me familiariser avec la langue et je partagerai avec vous tout ce que je sais. C’est promis.

Koshmar le serra dans ses bras en souriant. Merveilleux Hresh ! Indispensable Hresh ! Comment auraient-ils fait sans lui pour surmonter toutes leurs difficultés ? Et quelle catastrophe pour la tribu s’il avait choisi de suivre Harruel et sa mère ! Mais Koshmar savait qu’elle ne l’aurait jamais laissé partir. Elle ne l’aurait pas toléré. Elle aurait accepté de se battre pour éviter son départ, au risque de sa vie, au risque de la survie de la tribu qui, sans Hresh, était perdue.

Ils parlèrent pendant quelque temps de l’empiétement des Beng sur leur territoire et des barrières édifiées de-ci de-là dans la cité. Hresh pensait que les Beng délimitaient certains endroits de la ville dans un but purement religieux et qu’il ne s’agissait pas pour eux d’affirmer leur droit sur les machines de la Grande Planète qui auraient pu s’y trouver. Mais ce n’était pas une certitude et il avait hâte de reprendre ses propres explorations dès que la situation deviendrait plus stable, de crainte que les Beng découvrent des machines qui pourraient être utiles au Peuple.

Un long silence s’établit. Mais il y avait un autre sujet que Koshmar tenait à aborder avec lui.

— Dis-moi, reprit-elle, tu as des problèmes avec Taniane ?

— Des problèmes ? demanda Hresh en détournant les yeux. A quoi penses-tu ?

— Tu as envie d’elle comme partenaire de couplage, n’est-ce pas ?

— Peut-être, répondit Hresh d’une voix sourde.

— Le lui as-tu demandé ?

— Une fois. Je m’y suis très mal pris.

— Tu devrais le lui demander une seconde fois.

Hresh avait l’air extrêmement mal à l’aise.

— Elle s’accouple avec Haniman, murmura-t-il.

— L’accouplement n’a rien à voir avec le couplage.

— Mais elle va prendre Haniman pour compagnon, non ?

— Ils ne m’en ont parlé ni l’un, ni l’autre.

— Ils vont le faire. Tout le monde forme des couples maintenant. Même…

Il s’interrompit brusquement.

— Continue, Hresh.

— Même Torlyri l’a fait pendant quelque temps, acheva-t-il, la mine piteuse. Mais je ne voulais pas…

— Tu n’as pas à t’excuser. Crois-tu donc que je n’étais pas au courant pour Torlyri et Lakkamai ? Mais c’est précisément ce que je voulais te dire. Même si Taniane s’unit à Haniman — je ne dis pas qu’elle le fera — cela n’a pas plus à voir avec le couplage que l’accouplement. Elle pourra quand même être ta partenaire de couplage, si c’est ce que tu désires. Mais c’est à toi de le lui demander. Ce n’est pas elle qui le fera, tu sais.

— Je te l’ai dit, je le lui ai déjà demandé une fois. Cela ne s’est pas bien passé.

— Renouvelle ta demande, Hresh.

— Il n’y a aucune raison que cela se passe mieux la deuxième fois. Si elle en a envie, pourquoi ne me le fait-elle pas comprendre ?

— Parce qu’elle a peur de toi, dit Koshmar.

Il releva brusquement la tête, les yeux brillant de surprise.

— Elle a peur ?

— Tu ne sais donc pas que tu es un être extraordinaire ? Tu ne crois pas que la force de ton esprit puisse faire peur ? Et le couplage est une union des esprits…

— Taniane aussi est forte, répliqua Hresh. Elle n’a rien à craindre d’un couplage avec moi.

— Oui, elle est forte.

Assez forte pour devenir le prochain chef ajouta-t-elle in petto. Mais elle devra encore patienter.

— Taniane ne sait pas qu’elle pourrait te tenir tête, reprit Koshmar. Je crois que si tu le lui demandais elle accepterait un couplage avec toi.

— Tu le crois vraiment, Koshmar ?

— Oui, je le crois vraiment. Mais ce n’est pas elle qui viendra te trouver. A toi de faire les premiers pas.

Hresh hocha longuement la tête. Koshmar avait l’impression de voir ses pensées s’entrechoquer avec violence dans son crâne.

— D’accord, je le lui demanderai, dit-il enfin. Et merci, Koshmar. Je suis sûr que cela marchera !

Il commença de s’éloigner, brûlant d’impatience.

— Hresh ?

— Oui ? dit-il en se retournant.

— Demande-le-lui, mais pas aujourd’hui. Attends un peu de t’être calmé. Prends le temps d’y réfléchir.

— Oui, dit-il en souriant. Tu es très perspicace, Koshmar, et tu t’entends tellement mieux que moi à ces choses.

Il prit les deux mains du chef et les serra très fort. Puis il sortit en courant et traversa l’esplanade.

Koshmar le regarda s’éloigner. Il est déjà très sage, songea-t-elle, et en même temps si jeune et si impulsif. Mais tout ira bien pour lui.

Il est si facile de venir en aide à autrui dans ce domaine, se dit Koshmar. Tournant la tête, elle aperçut Torlyri près de l’angle du mur du temple. Un Beng avait essayé d’engager la conversation avec elle et ils exécutaient tous deux une pantomime endiablée, où le rire semblait leur principal moyen de communication. Torlyri avait l’air de bien s’amuser. Koshmar avait remarqué qu’elle commençait à sortir de la profonde dépression où elle avait sombré après le départ de Lakkamai. Les tâches qui lui incombaient en sa qualité de femme-offrande devaient contribuer à l’aider et elle passait son temps à réconforter les autres et à dissiper les craintes qu’ils nourrissaient depuis le Jour de la Séparation et la venue des Hommes aux Casques.

— Regarde-les ! dit-elle à Boldirinthe qui venait de la rejoindre. Je n’ai jamais vu Torlyri aussi gaie depuis plusieurs mois !

— Tu crois qu’elle parle leur langue ? demanda Boldirinthe.

— Non, répondit Koshmar en riant, je ne pense pas qu’ils aient ni l’un, ni l’autre la moindre idée de ce qu’ils essaient de se dire. Mais ce qui compte, c’est que Torlyri s’amuse. Cela me fait plaisir. J’aime tellement la voir heureuse.

— En aidant les autres, on se change les idées, dit Boldirinthe. On en oublie ses propres problèmes.

— C’est vrai, dit Koshmar.

Elle n’avait jamais vu cet Homme au Casque. Mince et robuste, il lui rappelait l’espion qu’ils avaient capturé. Peut-être était-ce son frère. Il avait sur l’épaule droite une longue cicatrice qui se prolongeait autour de son cou, comme s’il avait reçu une affreuse blessure. Son casque n’était pas des plus effrayants. Il n’avait ni cornes, ni lames de métal, ni image de monstre hideux. C’était une simple calotte de métal doré couverte de minces plaques rouges en forme de feuilles lobées.

Koshmar les observa pendant quelques instants, puis elle se détourna.

Encore une fois et sans rien pouvoir y faire, elle entendit Harruel déclarant d’une voix de stentor : C’en est fini de la domination des femmes. A compter de ce jour, je suis roi ! Qui veut se joindre à moi pour fonder un grand royaume loin d’ici ? Qui ? Qui ?

Je crois que je vais me retirer dans ma chapelle, songea Koshmar. Je vais faire brûler des herbes aromatiques et m’entretenir avec Thekmur ou Niali.

C’est grâce au Barak Dayir que la communication put véritablement s’établir entre Hresh et Noum om Beng.

A l’évidence, le vieux Beng avait su au premier regard ce dont il s’agissait. La brusque animation qu’il avait manifestée pour la première fois depuis que Hresh le connaissait en était la preuve flagrante. Pour le vieil Homme au Casque, la Pierre des Miracles était un don des dieux, un objet de caractère divin. Il se prosterna longuement devant le talisman avant de tourner vers Hresh un regard interrogateur dont la signification était limpide : Sais-tu comment utiliser cette pierre ?

Hresh lui expliqua avec force gestes qu’il fallait enrouler son organe sensoriel autour d’elle et que ce contact produisait une éruption d’énergie et une amplification des perceptions. Noum om Beng lui signifia d’en faire la démonstration. Après un moment d’hésitation, Hresh enroula la pointe recourbée de son organe sensoriel autour du Barak Dayir et il sentit aussitôt le pouvoir de la pierre envahir son esprit.

Quelques instants plus tard, Noum om Beng approcha son propre organe sensoriel tout près de celui de Hresh, sans le toucher, mais si près que l’intervalle entre les deux était infime, et il se produisit une fusion de leurs esprits.

C’était différent de la seconde vue, différent du couplage, différent de tout ce que Hresh avait expérimenté avec la Pierre des Miracles. L’esprit de Noum om Beng ne s’ouvrit pas au sien, mais il était capable de regarder en lui, comme on contemple de l’extérieur un trésor enfermé dans une salle. Hresh crut distinguer dans l’esprit du vieux sage des sortes de compartiments et des paquets soigneusements clos, méticuleusement disposés à l’intérieur de ces compartiments. Il savait qu’il ne s’agissait pas de véritables compartiments, ni de véritables paquets, mais seulement d’images mentales, d’équivalences.

Un vent glacé soufflait de l’esprit de Noum om Beng. C’était un lieu où régnait un froid comparable à celui des galeries ténébreuses qui s’entrecroisaient sous le cocon tribal et que Hresh avait eu l’occasion de parcourir à plusieurs reprises en compagnie de Thaggoran.

— Tiens, dit Noum om Beng, c’est pour toi.

Et il lui tendit avec gravité l’un des plus petits paquets soigneusement enveloppés, qu’il sortit de l’un des compartiments.

— Ouvre-le, dit Noum om Beng ! Vas-y ! Ouvre-le ! Ouvre-le !

Les doigts tremblants, Hresh entreprit de développer le paquet.

A l’intérieur se trouvait une boîte taillée dans une pierre précieuse verte et translucide. Noum om Beng l’invita vivement à l’ouvrir et Hresh souleva le couvercle.

La pierre précieuse, le paquet, la salle du trésor et tout le reste s’évanouirent instantanément et Hresh se retrouva accroupi dans l’obscurité, ne sachant plus où il en était. Son organe sensoriel était encore enroulé autour du Barak Dayir et le serrait fermement. Au bout d’un certain temps, il se rendit compte que Noum om Beng était tranquillement assis à l’autre bout de la pièce et qu’il l’observait.

— Lâche l’amplificateur, lui dit le vieillard décharné. Il risque de te faire du mal si tu continues à le tenir.

— Quel amplificateur ?

— Ce que tu appelles le Barak Dayir. Lâche-le ! Déroule cette queue stupide !

La voix de Noum om Beng, sèche et nasillarde, claquait comme un coup de fouet. Hresh obéit immédiatement ; il déroula son organe sensoriel et lâcha le Barak Dayir qui rebondit sur le sol.

— Ramasse-le, mon garçon ! Remets-le dans sa bourse !

C’est à ce moment-là que Hresh se rendit compte que le vieillard lui parlait en Beng et qu’il comprenait ce qu’il lui disait sans l’aide de la Pierre des Miracles.

Il comprenait le sens des mots et il savait comment chaque mot prononcé par le vieux sage était lié à ceux qui le précédaient et le suivaient.

Noum om Beng avait réussi à projeter d’un seul coup la langue du Peuple aux Casques dans le cerveau de Hresh. Le chroniqueur rangea le talisman en tremblant. Le vieillard continuait de fixer sur lui le regard froid, impassible et grave de ses yeux rouges étincelants. Il n’y a pas d’amour en lui, songea Hresh. Ni pour moi, ni pour quiconque. Pas même pour sa propre personne.

— Tu as appelé la pierre un amplificateur ? demanda Hresh à qui les mots de Beng montaient spontanément aux lèvres. Je n’ai jamais entendu ce mot. Que signifie-t-il. Et qu’est donc notre Pierre des Miracles ? D’où vient-elle et à quoi doit-elle servir ?

— Tu m’appelleras Père.

— Comment pourrais-je vous appeler Père. Je suis le fils de Samnibolon.

— C’est exact. Mais tu m’appelleras Père, Hresh-qui-a-les-réponses. C’est bien ainsi qu’on te surnomme, non ? Je trouve pourtant, mon garçon, qu’il y a dans ta tête beaucoup plus de questions que de réponses.

— On m’appelait Hresh-le-questionneur quand j’étais plus jeune.

— C’est un surnom que tu portes encore bien. Viens ici. Approche-toi.

Hresh alla s’asseoir aux pieds du vieillard et Noum om Beng l’observa longuement en silence. Puis, brusquement, il leva une main décharnée aux doigts recourbés comme des griffes et l’abattit sur la joue de Hresh, exactement comme l’avait fait Harruel le Jour de la Séparation. Le coup, totalement inattendu, fut porté avec une force étonnante. La tête de Hresh se trouva violemment projetée en arrière. Les larmes lui montèrent aussitôt aux yeux, mais elles furent suivies d’une flambée de colère si brutale qu’il eut toutes les peines du monde à se retenir de rendre sa gifle au vieux Beng. Il serra les poings, il serra les mâchoires, il serra les genoux jusqu’à ce que sa colère commence à retomber.

Jamais je ne dois le frapper, se dit Hresh, même s’il me provoque de la sorte. Si je le frappais comme il vient de le faire, je le tuerais. Sa nuque se briserait comme une branche morte.

Non, songea-t-il après un instant de réflexion. Car je serais mort avant que ma main ne l’atteigne.

— Pourquoi m’as-tu frappé ? demanda-t-il.

Pour toute réponse, Noum om Beng lui asséna une gifle sur l’autre joue. Le coup était aussi violent que le premier, mais l’effet de surprise joua beaucoup moins et Hresh accompagna le geste du vieillard, atténuant la force de la gifle.

— T’ai-je mécontenté ? demanda-t-il, les yeux écarquillés.

— Je viens de te frapper une troisième fois, dit Noum om Beng dont la main n’avait pourtant pas bougé.

Cette affirmation tranquille plongea Hresh dans un abîme de perplexité. Mais il comprit très vite quelle erreur il avait dû commettre.

— Je suis désolé de vous avoir offensé, Père, dit-il posément.

— C’est bien. C’est mieux.

— Désormais je vous témoignerai du respect, dit Hresh. Pardonnez-moi, Père.

— Je te frapperai souvent, dit Noum om Beng.

Il tint parole, comme il le faisait toujours. A chacune ou presque de leurs rencontres, il levait la main sur Hresh et lui donnait un soufflet, tantôt léger, presque moqueur, tantôt appliqué avec une étonnante puissance et toujours au moment où Hresh s’y attendait le moins. C’était une discipline rigoureuse et Hresh avait souvent les lèvres tuméfiées, les yeux gonflés ou la mâchoire endolorie pendant plusieurs jours. Mais jamais il ne rendit un coup au vieux sage, et il en arriva bientôt à considérer les gifles de Noum om Beng comme une partie essentielle de sa méthode d’enseignement, une sorte de ponctuation de son discours qu’il fallait accepter sans hésiter. Sur le moment Hresh comprenait rarement ce qu’il avait dit qui méritât cette punition, mais, en règle générale, il le comprenait plus tard, soit au bout d’une demi-heure, soit après plusieurs jours. C’était la manière choisie par Noum om Beng pour attirer l’attention de son élève sur quelque stupidité, une erreur de raisonnement, un manque de perspicacité ou autre déficience intellectuelle.

Hresh était en réalité beaucoup moins tracassé par les coups reçus que par le sentiment d’insuffisance qu’ils concrétisaient. Noum om Beng lui faisait prendre conscience que ses qualités intellectuelles, dont il avait toujours tiré une si grande fierté, avaient des limites. La révélation était douloureuse. Il demeurait donc raide et tendu tout au long des entretiens qu’il avait avec l’ancien du Peuple aux Casques, attendant avec anxiété la confirmation qu’il n’était pas à la hauteur de ce que Noum om Beng espérait de lui.

— Mais pourquoi vas-tu discuter avec lui ? demanda un jour Taniane.

Les deux jeunes gens avaient recommencé de se parler, mais avec circonspection et sans faire allusion une seule fois à la malheureuse proposition de Hresh que Taniane avait repoussée.

— C’est surtout lui qui parle, répondit Hresh. Et il parle essentiellement de philosophie.

— Je ne connais pas ce mot.

— Disons que ce sont des idées sur les idées. C’est très abstrait, très brumeux. Je ne comprend pas le dixième de ce qu’il me raconte.

Il lui expliqua que Noum om Beng choisissait les thèmes de leurs discussions et qu’il refusait de s’en écarter. Hresh brûlait de l’interroger sur les origines et l’histoire du Peuple aux Casques, sur la ruine de la Grande Planète, sur les conditions de vie qu’ils avaient rencontrées et sur bien d’autres points. De loin en loin Noum om Beng lui révélait un détail alléchant, mais il s’en tenait là.

— Il m’a déjà laissé entendre que son peuple était sorti depuis beaucoup plus longtemps que nous, confia Hresh à Taniane. Qu’il y de nombreuses autres tribus et qu’une grande partie de la planète est sous la domination des hjjk. Mais je n’apprends tout cela que d’une manière très floue, en interprétant ses paroles.

De fait, la plupart des questions de Hresh restaient sans réponse. Quelques-unes lui valaient une gifle, sans doute pour le punir de son impertinence, bien qu’il fût souvent incapable de comprendre ce qui avait pu mériter cette punition. Une interrogation sur la nature des dieux pouvait lui valoir une claque, tout comme une question sur les mœurs des vermilions. Peut-être Noum om Beng n’acceptait-il pas qu’on lui pose la moindre question, ou peut-être tenait-il seulement à maintenir Hresh dans l’incertitude. Si tel était le cas, il y réussissait parfaitement.

— Il te frappe ? demanda Taniane d’un air incrédule.

— Cela fait partie de son enseignement. Il n’y a rien de personnel.

— Mais c’est un affront ! Comment peux-tu accepter de recevoir des coups de quelqu’un ?

— C’est une sorte d’affirmation philosophique.

— Toi et ta philosophie ! s’écria Taniane.

Mais elle avait parlé avec douceur et son sourire était chaleureux.

— Ces discussions avec le vieux Beng sont en train de te changer, Hresh, ajouta-t-elle.

— Comment cela, de me changer ?

— Tu es beaucoup trop seul, Hresh. Tu m’adresses rarement la parole et tu ne parles presque plus à personne. Quand tu n’es pas avec Noum om Beng, tu restes seul dans ta chambre ou tu te promènes dans les rues de Vengiboneeza. Et tu ne participes même plus aux expéditions des Chercheurs.

— Koshmar ne tient pas à ce que nous reprenions nos recherches tant que nous ne connaîtrons pas les intentions des Beng.

— Mais tu te promènes dans la ville. Je le sais. Tu pars seul, toujours, et tu marches sans but précis.

— Comment peux-tu savoir cela ? demanda Hresh.

— Parce que je t’ai suivi deux ou trois fois, répondit Taniane avec un sourire effronté.

Il se contenta de hausser les épaules sans lui demander pourquoi et ils en restèrent là. Mais Hresh ne pouvait nier qu’il y eût du vrai dans ce que Taniane lui avait dit. Il avait le sentiment que des changements se produisaient en lui, mais il était incapable d’en faire part à quiconque, car il ne les comprenait pas bien lui-même. Ils n’étaient pas sans rapport avec la révélation de l’Arbre de Vie qui lui avait montré d’une manière si concluante que le Peuple n’était aucunement en droit de revendiquer une nature humaine. Mais ils étaient également liés à l’arrivée des Beng, au départ d’Harruel, à la situation générale de la tribu dans Vengiboneeza et à bien d’autres choses, au nombre desquelles ses relations, ou l’absence de relations, avec Taniane. Mais cela faisait beaucoup trop de problèmes à affronter en même temps. Comme Torlyri l’avait dit un jour, on ne peut pas s’occuper de plus d’une chose extraordinaire à la fois.

Quand Hresh approcha de la salle où siégeait Noum om Beng, il sentit l’anxiété lui étreindre la poitrine. Ces visites faisaient naître en lui une tension de plus en plus forte.

Ce n’était plus comme au début, il y avait déjà un certain nombre de mois de cela. A l’époque, Noum om Beng n’était pour Hresh qu’un vieillard frêle et desséché, distant et impénétrable. Il n’était que le dépositaire d’une masse de connaissances nouvelles, une sorte de coffret contenant des chroniques inconnues qu’il lui appartiendrait de déchiffrer. Mais maintenant qu’ils parlaient la même langue et que Hresh commençait à comprendre la nature profonde du vieux sage, il prenait conscience de la puissance de son esprit, de son austérité de glace et il ne pouvait contenir un sentiment d’effroi à l’idée de lui ouvrir son esprit. Depuis la mort de Thaggoran, jamais Hresh n’avait rencontré quelqu’un qui pût être comparé de près ou de loin à Noum om Beng. Mais Thaggoran était une figure trop familière et Hresh beaucoup trop jeune à l’époque pour qu’il pût y avoir quoi que ce fût d’inquiétant dans leurs conversations. Il n’en allait pas de même avec Noum om Beng. Il donnait accès à Hresh à des univers incompréhensibles et c’était terrifiant.

— Tu as l’air soucieux aujourd’hui, lui dit le vieillard quand Hresh arriva par une belle journée d’été chaude et sèche.

Cette remarque désinvolte surprit Hresh tout autant qu’une des gifles du vieux sage qui n’avait pas pour habitude de se préoccuper des états d’âme de son élève.

— Koshmar m’a demandé encore une fois d’enseigner le Beng à notre peuple, Père, dit-il en prenant sa place devant le banc de pierre du vieillard.

— Eh bien, fais-le ! Pourquoi as-tu attendu si longtemps ?

Hresh sentit le rouge lui monter aux joues.

— La connaissance de votre langue est mon apanage, répondit-il. Et j’en suis jaloux, Père.

Noum om Beng éclata de rire. Un rire qui ressemblait à une toux sèche.

— Et tu t’imagines pouvoir garder tes connaissances pour toi ! Enseigne le Beng, mon garçon ! Le jour viendra où la planète tout entière parlera le Beng ! Prépare ta tribu à ce jour !

— Vous voulez dire que la planète entière sera Beng ? demanda Hresh en s’humectant les lèvres.

— Tout ce qui ne sera pas hjjk.

Hresh songea à Harruel en train d’établir son petit royaume dans la jungle et il se demanda quelle place il occuperait dans ce nouvel ordre du monde. Il se posa la même question pour Koshmar et sa tribu, mais se garda bien d’en faire part à Noum om Beng.

— Vous croyez donc que, si les dieux ont détruit la Grande Planète, c’était pour mieux préparer la suprématie des Beng ?

— Qui sait ? Les voies des dieux sont impénétrables. Les dieux eux-mêmes sont sans pitié. Tous les efforts des mortels sont récompensés par une pluie d’étoiles de mort. Cela s’est déjà produit à plusieurs reprises et cela se reproduira dans les temps à venir. Nous n’en comprendrons jamais les raisons. Tout ce que nous pouvons faire, c’est nous efforcer d’aller de l’avant, c’est lutter pour survivre, puis pour croître et conquérir. Et, à la fin, nous périrons. Mais ce n’est pas cela qui importe ; la seule chose qui importe, c’est de survivre, de croître et de conquérir.

Jamais encore Hresh n’avait entendu Noum om Beng lui présenter sa philosophie d’une manière aussi explicite. Tremblant comme s’il avait reçu une grêle de coups, Hresh s’efforçait désespérément d’assimiler ce qu’il venait d’entendre.

— Les étoiles de mort reviendront pour nous détruire ? demanda-t-il enfin.

— Pas avant très longtemps. Nous ne risquons rien dans l’immédiat, ni pendant une période si longue qu’il nous est impossible de la concevoir. Mais elles reviendront quand, toi et moi, nous serons sortis du souvenir de nos peuples. C’est la volonté des dieux d’envoyer les étoiles de mort sur notre planète. Il en va ainsi depuis le commencement des temps.

— Dois-je comprendre que les étoiles de mort qui ont détruit la Grande Planète n’étaient pas les premières ?

— Assurément. Il s’écoule des millions d’années entre chacun de leurs funestes assauts. Tu peux me croire, mon garçon. Ce sont les anciens qui me l’ont appris. Les étoiles de mort ont ravagé la Grande Planète comme elles ont ravagé la civilisation qui existait avant elle et toutes les civilisations qui les avaient précédées.

Les yeux écarquillés, Hresh était incapable de proférer un son.

— Nous ne connaissons rien de ces civilisations, poursuivit Noum om Beng. Le passé disparaît, le passé s’évanouit malgré tous nos efforts. Il ne survit que dans les ombres et les rêves ou sous la forme d’images indistinctes. Mais les habitants de la Grande Planète savaient voir ces images, comme les humains avant eux.

— Les humains… Avant eux…

— Naturellement. Les humains étaient déjà vieux quand la Grande Planète a vu le jour. Mais les étoiles de mort sont encore plus anciennes. Quand les étoiles de mort sont tombées, pas la dernière fois, mais celle d’avant, les humains n’existaient pas encore. Ou, s’ils existaient, ils n’étaient que de simples animaux, comme nous maintenant, qui avaient tout l’avenir devant eux. Et ils ont survécu à cette chute des étoiles de mort comme nous avons survécu à la dernière.

Incapable de détacher son regard du vieillard, Hresh écouta les derniers mots de Noum om Beng qui s’abattaient sur lui comme les coups de cognée venant à bout d’un arbre géant.

— Il y a très longtemps, poursuivit le vieux sage, les humains étaient à l’apogée de leur grandeur et leur domination s’étendait sur toute la planète. Je crois qu’ils avaient gardé à l’esprit les étoiles de mort qui avaient ravagé la planète avant leur ascension, ou bien qu’ils en avaient exhumé le souvenir. Et cette époque de la grandeur des humains, aussi longue qu’elle eût été, fut circonscrite entre deux chutes des étoiles de mort. Puis ce fut l’avènement et le développement de la Grande Planète et c’est cette dernière civilisation que les étoiles de mort ont totalement détruite. Maintenant la planète nous appartient et nous y édifierons de grandes choses, comme l’ont fait avant nous les humains et les peuples de la Grande Planète. Et un jour, dans plusieurs millions d’années, les étoiles de mort reviendront. C’est la vérité. Ainsi va le monde depuis la nuit des temps.

Immobile, horrifié, Hresh tremblait sous le poids écrasant de ce passé dont la masse inimaginable le dominait comme une tour gigantesque s’élevant jusqu’aux étoiles.

— S’il en est réellement ainsi, Père, dit-il après un très long silence, tout ce que nous faisons n’a véritablement aucune importance. Nous pouvons croître, prospérer et bâtir quelque chose d’encore plus grand que la Grande Planète. La roue tournera une nouvelle fois et tout ce que nous avons bâti sera détruit comme le fut la Grande Planète. Et cette destruction ne sera pas un châtiment envoyé par les dieux pour anéantir une civilisation corrompue. Que nous soyons bons ou méchants, que nous suivions les voies des dieux ou que nous les rejetions, les étoiles de mort feront leur œuvre destructrice. Elles viennent quand arrive le temps de leur venue et elles n’épargnent pas plus la vertu que le vice, le courage que la paresse, la bonté que la cruauté. Autant ne rien bâtir du tout, si tout ce que nous bâtissons doit être détruit. Si tel est le monde que les dieux ont conçu à notre usage, il peut sembler terriblement ingrat, mais les desseins des dieux sont impénétrables. C’est bien ce que vous avez voulu dire, Père ?

— C’est la vérité, j’en suis sûr.

— Non, dit Hresh. C’est une croyance beaucoup trop cruelle. Elle affirme que l’univers est imparfait, qu’il y a une imperfection au cœur des choses.

Noum om Beng hocha lentement la tête. L’ébauche d’un sourire joua sur ses lèvres minces.

— Nous mourons tous, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Hresh. Au terme de notre vie.

— Est-ce un châtiment ?

— C’est la vie qui se retire, il arrive que les méchants aient une longue vie et que les bons meurent jeunes. La mort n’est pas un châtiment, ou alors c’est un châtiment qui nous frappe tous également.

— Précisément, mon garçon. Tout cela est dénué de sens et nous ne pouvons espérer trouver une explication. Les dieux ont décrété la mort pour nous tous, pour les simples mortels que nous sommes. Et ils ont pareillement décrété la mort de la Grande Planète, la mort pour la planète d’aujourd’hui, celle des hjjk, et la mort pour la planète des Beng qui lui succédera. Si tu appelles cela une imperfection de l’univers, tu te trompes, mon garçon. C’est l’ordre de l’univers. L’univers est parfait ; c’est nous qui sommes imparfaits. Les dieux savent ce qu’ils font alors que nous ne saurons jamais ce que nous faisons. Mais cela ne veut pas dire qu’il faille renoncer à tous nos efforts.

— Si rien ne mène à rien, répliqua Hresh en secouant la tête, si la mort est inéluctable pour chacun de nous et si les étoiles de mort anéantissent les civilisations les unes après les autres, nous pourrions nous contenter de vivre comme des animaux. Mais nous ne le faisons pas. Nous poursuivons nos efforts. Nous faisons des projets, nous rêvons, nous bâtissons. Ce que je veux savoir, c’est pourquoi ! poursuivit-il en enflant la voix, tout à la ferveur de son discours. Je consacrerai ma vie à chercher pourquoi nous le faisons !

Il s’interrompit en se rendant compte qu’il avait parlé très fort. Mais il prit également conscience que cela faisait un certain temps qu’il n’avait pas appelé Noum om Beng « Père », comme le vieillard l’avait exigé. Et pourtant il n’avait pas reçu la moindre gifle. Décidément, cet entretien n’était pas comme les autres !

Noum om Beng se leva, dépliant interminablement son long corps décharné jusqu’à ce qu’il donne l’impression d’emplir toute la pièce. Il considéra Hresh de toute sa hauteur et il était impossible de lire les pensées qui traversaient son esprit, même si Hresh avait la certitude qu’elles étaient profondes.

— Soit, dit enfin Noum om Beng. Consacre ta vie à découvrir le pourquoi de toutes ces choses, puis reviens me voir et apporte-moi la réponse. Si je suis encore de ce monde, j’aimerais énormément la connaître.

Le vieillard éclata de son petit rire sec comme une toux.

— Quand j’avais ton âge, reprit-il, j’étais préoccupé par cette même question et j’ai, moi aussi, cherché la réponse. Tu vois que je n’ai pas réussi à la trouver. Peut-être auras-tu plus de chance que moi. Peut-être, mon garçon. Peut-être.

Загрузка...