2. Ils se nourriront de ta chair

Sans quitter sa place derrière Koshmar et Torlyri, Thaggoran avançait en traînant la jambe. Il avait des élancements dans le genou gauche, une raideur dans les deux chevilles et l’impression de ne plus avoir de fourrure tellement le vent était glacé. L’ardeur du soleil lui avait gonflé les yeux. Il n’y avait pas moyen d’échapper à cette boule de lumière aveuglante qui remplissait le ciel et se réverbérait sur chaque pierre et sur toute la surface du sol.

Ce n’était pas une mince affaire pour un homme approchant la cinquantaine d’abandonner le confort du cocon et de parcourir pendant si longtemps un paysage aussi étrange et inhospitalier. Mais Thaggoran savait que c’était cette étrangeté même qui le pousserait à continuer heure après heure, jour après jour, car, malgré sa connaissance approfondie des chroniques, jamais il n’aurait imaginé qu’il pût exister de telles couleurs, de telles odeurs, de telles formes.

La terre était aride dans la vaste plaine désolée où ils s’étaient engagés et ce morne paysage était démoralisant. La peur se lisait sur tous les visages et, à l’évidence, les membres de la tribu se sentaient comme nus d’avoir quitté leur cocon et de se trouver maintenant si loin de l’abri accueillant où ils avaient passé toute leur vie. Mais Koshmar et Torlyri s’employaient à éviter que leur petite troupe cède à la panique. Thaggoran les voyait se dépenser sans compter pour réconforter ceux dont les craintes devenaient intolérables. Il ne redoutait pour sa part que de ne pouvoir résister à la fatigue, mais il se forçait à faire bonne figure et souriait bravement chaque fois qu’il sentait un regard peser sur lui.

A mesure que la journée avançait, le ciel s’assombrissait. D’un bleu clair et très lumineux, il vira progressivement à des teintes plus soutenues, puis devint d’un gris sombre teinté de pourpre quand les ombres commencèrent à s’allonger. Thaggoran se s’attendait pas à cela. Il avait entendu parler du jour et de la nuit dans les chroniques, mais il avait imaginé que la nuit tombait d’un coup, comme un rideau faisant brusquement l’obscurité. Il n’avait pas songé un instant qu’elle pût se faire petit à petit, ni que la lumière du soleil pût changer au fil des heures et empourprer lentement le ciel jusqu’à ce que l’astre ne soit plus qu’une grosse boule rouge suspendue au-dessus de l’horizon.

A la fin de l’après-midi du premier jour, tandis que les ombres pourpres s’allongeaient sur le sol, ceux qui marchaient aux premiers rangs découvrirent trois grands quadrupèdes à la tête ornée de trois longues paires de cornes écarlates. Ils étaient en train de paître à flanc de colline et se déplaçaient avec des mouvements gracieux et prudents en levant haut les pattes, comme s’ils exécutaient des pas de danse. Mais à peine avaient-ils flairé les humains qu’ils levèrent la tête avec inquiétude et s’enfuirent dans la plaine à une vitesse stupéfiante.

— Les as-tu vus, Thaggoran ? demanda Koshmar. Qu’est-ce que c’était ?

— Des animaux en train de paître, répondit-il.

— Mais quel est leur nom, l’ancien ? demanda Koshmar avec impatience. Comment appelle-t-on ces animaux ?

Thaggoran fouilla dans sa mémoire. Le Livre des Animaux ne parlait pas de ce genre de ruminants munis de trois paires de cornes rouges sur le museau.

— Je pense qu’ils ne sont apparus que pendant le Long Hiver, hasarda Thaggoran. Ces animaux étaient inconnus sur la Grande Planète.

— En es-tu sûr ?

— Ce sont des animaux inconnus, répéta Thaggoran avec une pointe d’agacement dans la voix.

— Alors, il faut leur donner un nom, poursuivit Koshmar d’un ton résolu. Nous devons donner un nom à tout ce que nous voyons. Qui sait si nous ne sommes pas les seuls ici ? Baptiser les choses et les êtres vivants est une des tâches qui nous incombent.

— C’est une noble tâche, dit Thaggoran en songeant à la douleur lancinante dans son genou gauche.

— Comment allons-nous les appeler ? Allez, Thaggoran, propose-nous un nom !

Il tourna la tête vers les trois silhouettes gracieuses qui se découpaient sur le fond sombre du ciel, au sommet d’une éminence voisine.

— Dansecornes, dit-il sans hésiter. Ce sont des dansecornes, Koshmar.

— Très bien, dit Koshmar. Ce sont donc des dansecornes !

L’obscurité s’épaississait. Le ciel était devenu presque noir.

Thaggoran leva les yeux et discerna dans la pénombre quelques oiseaux aux larges ailes qui se dirigeaient vers l’orient ; mais ils volaient trop haut pour qu’il pût les identifier. Les yeux écarquillés, il les regarda s’éloigner, s’imaginant, lui aussi, en train de planer, sans rien d’autre que de l’air entre la terre et lui. Il s’abandonna pendant quelques instants à la griserie de cette idée qui se transforma très vite en terreur. Il fut pris d’une brusque nausée et d’un vertige qui faillit le jeter à terre. Il attendit que le malaise passe en respirant profondément. Puis il s’accroupit et appuya les jointures de ses doigts sur le sol sec et ferme comme pour en vérifier la solidité et il se pencha en avant. Le sol le soutenait comme celui du cocon et cette constatation était profondément réconfortante. Au bout d’un moment Thaggoran se releva et se remit en marche.

Des points de lumière vive et brillante commencèrent à apparaître dans les ténèbres. Hresh se porta à la hauteur de Thaggoran et lui demanda ce que c’était.

— Ce sont des étoiles, répondit Thaggoran.

— Qu’est-ce qui les rend si brillantes ? Elles sont en feu ? Ce doit être un feu très froid…

— Non, dit Thaggoran, c’est un feu ardent, un feu éclatant comme celui du soleil. Car ce sont des soleils, Hresh. Comme le grand soleil que Yissou a placé dans le ciel de jour pour réchauffer le monde.

— Le soleil est beaucoup plus gros, poursuivit Hresh. Et il est beaucoup plus chaud.

— C’est seulement parce qu’il est plus près. Tu peux me croire, mon garçon, ce que tu vois, ce sont des globes de feu suspendus dans le ciel.

— Ah ! des globes de feu ! Et ils sont vraiment très loin ?

— Si loin qu’il faudrait toute une vie au plus vigoureux de nos guerriers pour marcher jusqu’au plus proche d’entre eux.

— Ah ! dit Hresh.

Il leva la tête et contempla longuement les étoiles. D’autres s’étaient arrêtés, eux aussi, pour observer les lumières scintillantes dont le ciel était parsemé. Thaggoran fut parcouru d’un frisson qui n’était pas seulement dû à la fraîcheur du soir. Le ciel était rempli de soleils et il savait que d’autres planètes gravitaient autour de ces soleils. Il eut envie de se laisser tomber à genoux et de se prosterner pour montrer qu’il avait conscience de sa petitesse et de la grandeur des dieux qui avaient donné la vie au Peuple sur cette planète gigantesque, cette planète qui n’était pourtant qu’un grain de sable dans l’immensité de l’univers.

— Regardez ! cria une voix. Qu’est-ce que c’est ?

— Par tous les dieux ! s’écria Harruel. Une épée dans le ciel !

De fait, quelque chose de nouveau venait d’apparaître. Une faucille d’un blanc éblouissant, un croissant de glace s’élevant au loin, au-dessus des montagnes. Tous les membres de la tribu s’agenouillèrent en murmurant des prières désespérées à la grande forme brillant d’un froid éclat bleu-blanc qui flottait dans le ciel.

— La lune ! s’écria Thaggoran. C’est la lune !

— La lune est ronde comme une balle, murmura Boldirinthe. C’est ce que tu nous a toujours dit.

— Elle change de forme, dit Thaggoran. Tantôt elle est comme vous la voyez, tantôt elle ressemble à un disque.

— Mueri ! gémit un des hommes. Je sens la lumière de la lune sur ma peau ! Est-ce qu’elle va geler mon corps, Thaggoran ? Que va-t-elle me faire ? Mueri ! Friit ! Yissou !

— Il n’y a rien à craindre, dit Thaggoran.

Mais il ne pouvait s’empêcher de trembler lui aussi. Il y a tant de choses étranges ici, songea-t-il. Nous sommes dans un autre monde. Nous sommes nus sous les étoiles et sous la lune et nous ne savons rien. Moi-même, je ne sais rien. Tout est nouveau, tout est effrayant.

Il alla trouver Koshmar.

— Nous devrions nous arrêter pour la nuit, dit-il. Il fait trop noir pour continuer. Et l’installation du camp leur occupera l’esprit pendant que la nuit finit de tomber.

— Que va-t-il se passer pendant la nuit ? demanda Koshmar.

— Pendant la nuit, nous dormirons, répondit Thaggoran avec un haussement d’épaules. Puis viendra le matin.

— Quand ?

— Quand la nuit sera finie.

Ils choisirent pour passer la première nuit un repli de terrain à proximité d’un petit cours d’eau. Comme l’avait pensé Thaggoran, défaire les paquets et allumer un grand feu de camp fut une distraction bienvenue pour la tribu qui en oublia ses terreurs. Mais à peine avaient-ils commencé à s’installer qu’ils furent assaillis par des insectes longs comme la jambe, au corps pâle composé de nombreux segments, aux gros yeux jaunes et protubérants et aux pattes puissantes terminées par des pinces effrayantes. Les animaux agressifs et repoussants qui faisaient violemment claquer leurs mandibules sortaient de petits monticules de terre proches du camp et semblaient attirés par la lumière ou peut-être la chaleur du feu. Les enfants et plusieurs femmes s’enfuirent en hurlant, mais Koshmar s’avança sans crainte et transperça l’un des insectes d’un coup vif et dédaigneux de sa lance. Il se tortilla quelques instants sur le sol avant de s’immobiliser. Voyant ce qui se passait, les autres reculèrent d’une dizaine de mètres et observèrent les humains d’un air triste. Au bout de quelques minutes, ils regagnèrent leurs nids et ne reparurent plus.

— Ce sont des pincevertes, déclara Thaggoran sans attendre que Koshmar l’interroge.

Il était fort embarrassé d’ignorer le nom des deux premières espèces animales qu’ils avaient rencontrées depuis le Départ, mais le Livre des Animaux ne faisait pas non plus mention de ces insectes. Il en était absolument certain.

Koshmar fit rôtir la pinceverte dont elle goûta la chair en compagnie d’Harruel et de quelques autres braves. Ils affirmèrent qu’elle n’avait aucun goût particulier, mais certains en reprirent. Thaggoran refusa poliment la part qu’on lui proposait.

Dans le courant de la nuit survint un autre désagrément sous la forme de petits animaux ronds, pas plus gros que le pouce et se déplaçant à grands bonds désordonnés, bien qu’ils n’eussent pas de pattes apparentes. Quand ils retombaient sur quelqu’un, ils s’enfouissaient aussitôt au plus profond de sa fourrure et plongeaient leurs petites dents dans la chair, provoquant une brûlure intolérable. Des cris d’agacement et de douleur s’élevèrent un peu partout dans le camp. Tout le monde finit par se réveiller et ils formèrent un cercle afin de se protéger des petites bêtes qu’ils saisissaient dans leur fourrure entre le pouce et l’index et arrachaient non sans difficultés. Thaggoran les baptisa piquefeux, et ils ne disparurent qu’à l’aube.

La première lueur blafarde du jour sortit Thaggoran d’un sommeil agité. Il avait l’impression de n’avoir presque pas fermé l’œil de la nuit, mais il se souvenait des rêves qu’il avait faits. La vision de plusieurs visages flottant dans l’air, une femme dotée d’yeux terrifiants, au nombre de sept, un pays où des dents poussaient dans la terre. Son corps le faisait souffrir de partout. Le soleil, encore petit, mais à l’éclat déjà dur, se levait à l’orient au-dessus des collines, tel un fruit pas encore mûr. Au loin Thaggoran aperçut Torlyri qui faisait son offrande matinale.

Ils s’apprêtèrent à lever le camp dans un silence inhabituel. Thaggoran voyait de tous côtés des visages maussades. Tout le monde se ressentait à l’évidence de la fatigue de la marche de la veille, du froid et du sommeil écourté par les piquefeux. Pour beaucoup, la vue extraordinairement dégagée de ce paysage inconnu était oppressante et Thaggoran remarqua qu’un certain nombre de ses compagnons tenaient les mains devant leur visage comme s’ils avaient voulu essayer de recréer une sorte de cocon.

Il se sentait lui-même démoralisé par le paysage aride et par le froid âpre et mordant. Était-ce donc cela le Printemps Nouveau ? N’avaient-ils pas quitté trop tôt leur petit nid douillet ? Si tel était le cas, leur départ prématuré dans des conditions climatiques inhospitalières ne les vouait-il pas à une mort certaine ? Peut-être étaient-ils en train d’ajouter un nouveau chapitre au Livre de l’Aurore Malheureuse ou à celui du Réveil Glacé.

Les pierres de lumière ne lui avaient pas apporté de réponse claire. Sa tentative de divination s’était perdue dans les ambiguïtés et les incertitudes, comme cela arrivait si souvent. « Il faut partir », lui avaient dit les pierres, mais cela Thaggoran le savait déjà. Les mangeurs de glace allaient de toute façon faire intrusion dans le cocon. Mais les pierres ne lui avaient pas dit si le Départ serait couronné de succès ni si le moment était véritablement arrivé.

Il s’éloigna des autres et commença à écrire dans les chroniques.

Hresh s’avança vers le vieillard accroupi près du coffret ouvert, le livre entre les mains, mais il demeura silencieux, comme s’il craignait d’interrompre quelque chose d’important.

Quand Thaggoran eut terminé, il releva la tête.

— Alors, mon garçon ? dit-il. Aimerais-tu écrire quelque chose dans ce livre ?

— Si seulement je pouvais, dit Hresh en souriant.

— Tu sais pourtant écrire.

— Mais pas dans les chroniques, Thaggoran. Jamais je n’oserai toucher aux chroniques.

— Tu as l’air si pieux, mon garçon, dit Thaggoran en riant.

— C’est vrai ?

— Mais je ne suis pas dupe, tu sais.

— Non, dit Hresh, je ne voudrais pas risquer de faire outrage aux chroniques. Je pourrais écrire des bêtises et, dans l’avenir, tout le monde verrait ce que j’ai écrit et se dirait : « C’est cet idiot de Hresh qui a écrit cela. » Ce que je voudrais vraiment, c’est pouvoir lire les chroniques.

— Je fais une lecture au Peuple chaque semaine.

— Oui, je sais, dit Hresh, mais ce que j’aimerais, c’est les lire moi-même. Tout lire, jusqu’aux recueils les plus anciens. Je veux savoir comment le cocon a été construit et par qui.

— C’est Lord Fanigole qui a construit notre cocon, dit Thaggoran. Avec Balilirion et Lady Theel. Tu sais déjà tout cela.

— Bien sûr, mais qui étaient-ils ? Ce ne sont que des noms !

— De grands anciens, répondit Thaggoran. Des êtres d’exception.

— Des yeux de saphir ?

— Pourquoi dis-tu cela ? demanda Thaggoran en lançant au gamin un regard étonné. Tu sais très bien que tous les yeux de saphir ont péri au début du Long Hiver. Lord Fanigole, Balilirion et Lady Theel étaient de notre race. Ils étaient humains, tous les textes concordent sur ce point. Ils se comportèrent tous les trois comme des héros pour faire face à la panique. Quand le froid mortel s’abattit sur la planète, ils surent garder leur calme et nous construire un abri.

Thaggoran tapota le coffret contenant les chroniques.

— Tout est écrit là-dedans, mon garçon. Tout est dans ces livres.

— J’aimerais les lire un jour, répéta Hresh.

— Je pense que tu en auras l’occasion, dit Thaggoran.

De minces traînées de brume poussées par le vent s’approchaient d’eux. Thaggoran commença de remballer ses objets sacrés. Il avait les doigts gourds et ses mains couraient maladroitement sur les serrures du coffret. Au bout de quelques instants, il fit un signe impatient à Hresh pour lui demander de l’aider. Il lui montra ce qu’il fallait faire et ils réussirent à refermer le coffret.

Puis Thaggoran posa ses deux mains glacées sur le couvercle, comme si le contenu du coffret avait le pouvoir de les réchauffer.

— Est-ce que nous retrouverons un jour le cocon ? demanda Hresh.

Thaggoran lui lança un regard perplexe.

— Notre départ du cocon est définitif, mon garçon, répondit-il. Il nous faut maintenant aller de l’avant jusqu’à ce que nous ayons trouvé ce qu’il nous incombe de trouver.

— Que devons-nous trouver ?

— Tout ce qu’il nous faut pour gouverner le monde, répondit Thaggoran. Comme il est écrit dans le Livre de la Voie. Tout cela nous attend ici, dans les ruines de la Grande Planète.

— Et si ce n’était pas le vrai Printemps Nouveau ? poursuivit Hresh. Vois comme il fait froid ! Tu ne t’es jamais demandé si nous ne nous étions pas trompés et si nous n’étions pas sortis trop tôt ?

— Jamais, répondit Thaggoran. Il n’y a aucun doute ; tous les présages sont favorables.

— Il fait quand même très froid, insista Hresh.

— C’est vrai, il fait très froid. Mais tu as vu la nuit rattraper peu à peu le jour et tu vois maintenant le jour naître petit à petit de la nuit. Eh bien, mon garçon, il en va de même pour le Printemps Nouveau. Le printemps n’arrive pas en une grande explosion de chaleur, il naît petit à petit.

Thaggoran frissonna et se frotta les épaules quand une écharpe de brume s’enroula autour de lui.

— Viens, Hresh. Aide-moi à porter le coffret et allons rejoindre les autres.

Cela l’ennuyait de voir que Hresh semblait mettre en question la sagesse de leur départ du cocon, car le gamin faisait souvent montre d’une étonnante clairvoyance et les doutes qu’il nourrissait ne faisaient que reprendre les siens. Thaggoran se demanda si Koshmar n’avait pas fait preuve de trop de précipitation en décrétant que le Temps du Départ était arrivé. Le Faiseur de Rêves ne l’avait pas véritablement annoncé. Il n’avait émis que quelques mots et Koshmar avait achevé la phrase à sa place. Torlyri elle-même le lui avait reproché. Mais nul n’osait s’opposer à Koshmar. Thaggoran savait qu’elle avait résolu depuis bien longtemps que le Départ s’effectuerait sous sa conduite.

De toute façon, il y avait les mangeurs de glace dont l’ascension était non seulement un signe avant-coureur du printemps, mais aussi une menace immédiate pour le cocon. Plutôt que de se lancer à l’aventure dans ces étendues désertes, n’aurait-il pourtant pas mieux valu chercher refuge ailleurs et attendre que le temps se réchauffe ?

Trop tard. Trop tard. La tribu était maintenant en marche et Thaggoran savait qu’elle ne s’arrêterait pas avant que Koshmar ait trouvé la gloire, quelle qu’elle fût, à laquelle elle avait toujours aspiré. Sinon, c’est la mort qu’ils trouveraient tous, jusqu’au dernier. Tant pis, songea Thaggoran. Et advienne que pourra.

La deuxième journée fut particulièrement pénible. Vers le milieu du jour ils furent assaillis par une nuée d’animaux ailés aux yeux blancs effrayants et au bec acéré. Le jeune guerrier Praheurt reçut deux coups de bec dans le dos et Delim eut un bras lacéré. Le Peuple réussit à les chasser en poussant de grands cris, en leur lançant des pierres et en agitant de la paille enflammée. Mais ce fut une dure épreuve, car, pendant plusieurs heures, ils ne cessèrent de revenir à l’assaut. Thaggoran leur donna le nom d’oiseaux de sang. Un peu plus tard, ils en rencontrèrent d’autres, encore plus hideux, avec de lourdes ailes noires terminées par d’horribles pointes cornées et un petit corps rebondi couvert d’une fourrure verte et nauséabonde. A la nuit tombée, ils furent de nouveau en butte aux attaques d’une multitude de piquefeux. Pour entretenir le moral de la troupe, Koshmar ordonna à tout le monde de chanter. Ils obéirent, mais ce fut un chant tristement dénué de gaieté. Au beau milieu de la nuit il tomba une sorte de neige fondue, une eau glacée qui leur brûlait la peau comme une pluie de charbons ardents. Quand elle eut achevé son offrande du matin, Torlyri passa quelques instants avec chacun des membres de la tribu, leur offrant le réconfort de sa douce présence.

— Le pire est passé, disait-elle. Cela ira beaucoup mieux maintenant.

Et ils se remirent en marche.

Le troisième jour, tandis qu’ils descendaient une succession de collines grises et pelées donnant sur une prairie verdoyante, le regard perçant de Torlyri découvrit au loin une étrange silhouette solitaire qui semblait se diriger vers eux.

— As-tu vu cela, l’ancien ? dit-elle en se tournant vers Thaggoran. Qu’est-ce que cela peut bien être ? Pas un humain, en tout cas !

Thaggoran plissa les yeux et regarda dans la direction indiquée par Torlyri. Sa vue était loin d’être aussi bonne que celle de la jeune femme, mais sa seconde vue était la meilleure de toute la tribu et il distingua nettement les bandes jaunes et noires sur le long corps luisant, le bec pointu, les grands yeux bleu-noir et les étranglements séparant la tête du thorax et le thorax de l’abdomen.

— Non, ce n’est pas un humain, murmura Thaggoran, profondément secoué par ce qu’il avait vu. Tu n’es donc pas capable de reconnaître un hjjk ?

— Un hjjk ! s’écria Torlyri.

Thaggoran se détourna en essayant de dissimuler les tremblements qui l’agitaient. Il avait l’impression de vivre un rêve, un effroyable rêve éveillé. Son esprit se refusait à croire que ce pût être un hjjk, un hjjk en chair et en os, qui traversait la prairie en ce moment même. Comme si un livre des chroniques était subitement sorti du coffret sacré pour s’animer et faire danser devant ses yeux des personnages disparus de la Grande Planète. Le peuple hjjk n’avait toujours été qu’un nom pour lui, un concept, quelque chose d’antique et d’abstrait, un lointain souvenir d’un passé à jamais disparu. Koshmar était réelle ; Torlyri et Harruel étaient réels ; le paysage aride et glacé qu’ils traversaient était réel. Ce qui se trouvait dans les chroniques n’était que des noms. Et pourtant ce n’était pas un nom qui s’approchait d’eux.

Mais Thaggoran n’était pas autrement surpris de constater que les hjjk avaient survécu au Long Hiver. Les chroniques avaient prédit que le peuple hjjk réussirait à traverser ces interminables épreuves. Ils avaient toutes les qualités pour survivre. A l’époque de la Grande Planète, ils formaient l’un des Six Peuples. Un peuple d’insectes qui n’avait pas de sang et menait une existence austère. Malgré la distance, Thaggoran percevait les émanations du hjjk, sèches et froides comme le pays qu’ils traversaient, neutres, distantes.

Koshmar s’approcha. Elle aussi avait vu le hjjk.

— Nous allons lui parler, dit-elle. Il doit savoir beaucoup de choses utiles sur ce qu’il y a plus loin. Crois-tu que tu réussiras à le faire parler ?

— As-tu des raisons de croire le contraire ? grommela Thaggoran.

— Tu commences à être fatigué, l’ancien, dit Koshmar en souriant.

— Je ne serai pas le premier à tomber, répliqua le chroniqueur d’un ton revêche.

Ils se trouvaient maintenant sur une étendue desséchée au sol sablonneux et dont la surface craquait sous les pieds, comme si nul n’y était passé depuis des milliers d’années. Quelques maigres touffes d’herbe bleu-vert poussaient de-ci de-là, une herbe rêche et coupante à l’aspect vernissé. La veille Konya avait essayé d’en arracher quelques-unes et il s’était coupé à la main. Il était revenu en jurant comme un charretier, les doigts couverts de sang.

Tout l’après-midi durant, cependant qu’ils descendaient la dernière colline, ils avaient vu le hjjk avancer dans leur direction sans dévier de son chemin. Ils se croisèrent juste avant le crépuscule, quand la tribu atteignit la bordure orientale de la prairie. Ils étaient soixante et il était seul, mais il s’arrêta pour les attendre, sa paire de bras intermédiaires croisée sur le thorax, sans manifester la moindre peur.

Thaggoran le considérait d’un regard fixe. Son cœur battait la chamade et il avait la gorge sèche. Même le Départ n’avait eu sur lui un effet comparable à celui de la rencontre avec cette créature.

Dans un passé très reculé, au temps de la splendeur de la Grande Planète, avant la chute des étoiles de mort, ce peuple d’insectes avait bâti de vastes cités en forme de ruche dans les terres qui étaient trop sèches pour les humains et les végétaux, trop froides pour les yeux de saphir ou trop humides pour les mécaniques. Lorsque personne ne voulait occuper un territoire, les hjjk le revendiquaient et, une fois qu’ils s’y étaient installés, il n’était plus question de le leur reprendre. Malgré leur robustesse et leur faculté d’adaptation, les hjjk n’avaient pourtant jamais été considérés par les chroniqueurs comme les maîtres de la Terre. Ce rang était dévolu aux yeux de saphir et à eux seuls. Les yeux de saphir étaient les rois ; après eux venaient tous les autres, y compris les humains qui avaient eux-mêmes été rois en leur temps. Et qui allaient maintenant le redevenir. Mais les humains s’étaient réfugiés dans les profondeurs de la terre et Thaggoran savait que les yeux de saphir n’avaient pu survivre aux rigueurs de l’interminable hiver. Les hjjk étaient-ils donc devenus les maîtres de la planète en l’absence des autres ?

A la lumière indécise du jour, le corps du hjjk émettait une faible lueur intermittente, comme s’il eût été fait de pierre polie. De haut en bas de sa longue silhouette se succédaient en alternance des bandes noires et jaunes. Il était mince et grand, plus grand que Harruel, et sa face dure et anguleuse, au bec pointu, rappelait énormément le Masque de Lirridon que Koshmar portait au sortir du cocon. Ses yeux démesurés aux nombreuses facettes brillaient comme de sombres pierres de lumière. Juste au-dessous pendaient de chaque côté de sa tête les segments annelés d’un orange vif de ses tubes respiratoires.

Le hjjk les regarda approcher en silence. Puis il demanda d’une voix étrangement incurieuse :

— Où allez-vous ? Ce n’est pas très malin d’être ici. Vous allez trouver la mort.

— Non, dit Koshmar. L’hiver est fini.

— Quoi qu’il en soit, vous allez mourir.

La voix du hjjk faisait une sorte d’âpre bourdonnement, mais Thaggoran se rendit très vite compte que ce n’était pas un langage articulé. C’était une communication par la pensée ; une sorte de seconde vue appliquée à la parole.

— La mort vous attend dans cette vallée qui s’étend devant moi, poursuivit le hjjk. Continuez et vous verrez bien si je mens.

Sans rien ajouter, il commença à se remettre en marche, comme s’il estimait avoir accordé à la tribu tout le temps qu’elle méritait.

— Attends, hjjk, dit Koshmar en lui barrant le passage. Dis-nous quels périls nous guettent.

— Vous verrez.

— Dis-le-nous tout de suite, ou ta vie s’achève ici.

— Les rats-loups se rassemblent dans la vallée, dit calmement le hjjk. Ils se nourriront de votre chair, car vous êtes des êtres de chair et ils sont affamés. Laissez-moi passer.

— Attends encore un peu, dit Koshmar. Dis-moi si tu as rencontré d’autres humains pendant que tu traversais la vallée. Des tribus comme la nôtre, sortant de leur cocon maintenant que le printemps est arrivé.

Le hjjk émit un bourdonnement qui semblait exprimer l’impatience. C’était la première trace d’émotion qu’il montrait.

— Pourquoi verrais-je des humains ? demanda l’insecte. Cette vallée n’est pas un lieu où l’on trouve des humains.

— Tu n’en as vu aucun ? Pas même une poignée ?

— Tu prononces des paroles qui n’ont aucun sens, dit le hjjk. Je n’ai pas de temps à perdre pour ce genre de conversation. Je te demande encore une fois de me laisser passer.

Thaggoran perçut brusquement une émanation à la fois douce et âcre et il vit des gouttelettes d’une sécrétion brune apparaître sur l’abdomen rayé du hjjk.

— Il vaut mieux le laisser partir, dit-il doucement à Koshmar. Il ne nous dira rien de plus. Et il pourrait être dangereux.

Koshmar referma la main sur sa lance. Harruel, qui se trouvait à ses côtés, prit cela pour un signal et leva la sienne.

— Alors, Koshmar, je le tue ? murmura-t-il. Je lui transperce le corps de ma lance ?

— Non, répondit-elle. Ce serait une erreur.

Elle commença de marcher lentement autour du hjjk qui semblait totalement indifférent à la tournure prise par les événements.

— Pour la dernière fois, demanda Koshmar, y a-t-il d’autres tribus d’humains dans cette région. Cela nous ferait extrêmement plaisir de les rencontrer. Nous sommes partis pour reconstruire le monde et nous cherchons nos frères et nos sœurs.

— Vous ne reconstruirez rien, car les rats-loups vont vous exterminer, répondit le hjjk d’un ton posé. Et vous êtes fous. Il n’y a pas d’humains, femme de chair.

— Ce que tu dis est idiot. Tu as des humains devant toi en ce moment même.

— Je ne vois que des fous, répliqua le hhjk. Et maintenant, laisse-moi passer, ou tu le regretteras.

Harruel brandit sa lance, mais Koshmar secoua la tête.

— Laisse-le aller, dit-elle, et garde ton énergie pour les rats-loups.

Thaggoran regarda avec une profonde tristesse le hjjk s’éloigner vers les collines que la tribu venait de traverser. Il eût aimé prendre le temps de s’asseoir avec l’étrange créature pour évoquer le passé lointain. Dis-moi ce que tu sais de la Grande Planète, lui aurait-il dit, et moi je te dirai tout ce que je sais ! Parlons des cités de Thisthissima et de Glorm, de la Montagne de Cristal, de la Tour des Étoiles, de l’Arbre de Vie et de toutes les merveilles du passé ; parlons de ta race et de la mienne, des yeux de saphir au corps si fin et des autres peuples. Parlons aussi des nuées d’étoiles de mort laissant derrière elles un sillage de feu dans le ciel, de la violence de l’impact quand elles se fracassaient sur la Terre, des colonnes de flammes et des gigantesques nuages de fumée qui s’élevaient. Parlons des vents et des pluies noires, de la vague de froid qui s’abattit sur les terres et les mers quand le soleil fut masqué par la poussière et par la suie. Nous pouvons aussi parler de la mort des races et même de la mort de cette Grande Planète qui jamais plus n’aura sa pareille.

Mais le hjjk avait déjà presque disparu derrière le sommet de la première colline.

Thaggoran eut un haussement d’épaules résigné. C’était folie de croire qu’un hjjk accepterait de partager ainsi ses connaissances. A l’époque de la Grande Planète, ils étaient considérés comme des êtres totalement dépourvus de chaleur, étrangers à l’amitié, à l’affection et à la tendresse, des êtres privés d’âme. Il était peu vraisemblable que le Long Hiver les eût transformés.

Quelques jours plus tard, toujours plus à l’ouest, la tribu choisit pour établir son campement dans la vallée une cuvette qui semblait être le lit asséché d’un lac. Chacun, y compris les plus petits, s’était vu assigner une tâche précise. Certains étaient chargés de ramasser des brindilles et des brins d’herbe sèche pour le grand feu, d’autres cherchaient des feuilles pour le second feu qui produisait une épaisse fumée capable de tenir les piquefeux à l’écart. Quelques-uns s’occupaient de rassembler le troupeau et les derniers accompagnaient de la voix Torlyri qui accomplissait les rites de protection destinés à écarter les menaces de la nuit.

Hresh et Haniman étaient chargés de ramasser du petit bois. Hresh se sentait offensé d’être ravalé au même rang que ce lourdaud d’Haniman qui ne savait rien faire. Il était jaloux d’Orbin qui avait accompagné les hommes pour rassembler le bétail. Certes, Orbin était très fort pour son âge, mais il n’en était pas moins humiliant d’être mis dans le même sac qu’Haniman. Hresh se demandait si Koshmar avait vraiment une si piètre opinion de lui.

— Dans quelle direction allons-nous ? demanda Haniman.

— Tu vas où tu veux, répondit sèchement Hresh. Du moment que nous n’allons pas dans la même direction.

— On ne va pas rester ensemble ?

— Tu fais ton travail et je fais le mien. Mais ne reste pas dans mes pattes ! Compris ?

— Hresh…

— Allez, va-t’en ! Je ne veux plus te voir !

Une étincelle de colère brilla fugitivement dans les petits yeux ronds d’Haniman et Hresh se demanda s’il allait devoir se battre avec lui. Haniman était lent et maladroit, mais il était moitié plus lourd que lui. Il lui suffirait de s’asseoir sur moi, songea Hresh. Mais qu’il essaie ! Qu’il essaie !

La colère d’Haniman, si c’était bien de cela qu’il s’agissait, ne dura qu’un instant. Haniman n’aimait pas la bagarre. Il lança à Hresh un regard lourd de reproches et partit de son côté en tapant rageusement du pied.

Un petit panier d’osier à la main, Hresh se dirigea vers le nord-ouest du campement et commença à chercher tout ce qui pourrait servir à alimenter le feu. Mais il n’y avait pas grand-chose. Il continua d’avancer sur le sol aride, s’éloignant petit à petit du camp.

La nuit tombait rapidement et, au couchant, le ciel barré de longues stries d’un pourpre éclatant, d’un écarlate très vif et d’un jaune sombre et pesant était à la fois magnifique et effrayant. Derrière lui tout était déjà noyé dans les ténèbres, une obscurité profonde où il ne distinguait au loin que les flammes vacillantes du feu enveloppé de fumée.

Hresh avança encore un peu et contourna précautionneusement un large épaulement de pierre. Il était maintenant très loin du camp et avait conscience de son imprudence. Peut-être était-il déjà trop loin, car il distinguait à peine les chants sacrés et ne voyait plus personne derrière lui.

Il poursuivit néanmoins sa progression dans cet univers de froid et de mystère, sans murs ni galeries, où la voûte céleste dont l’immensité dépassait l’entendement s’élançait jusqu’aux étoiles accrochées au firmament ténébreux.

Hresh devait tout voir. Sinon, comment pourrait-il comprendre le monde ?

Mais pour tout voir, il fallait s’exposer à certains dangers. Ce n’était pas pour rien qu’on le surnommait Hresh-le-questionneur et il était dans sa nature de chercher des réponses sans se soucier des risques. Il y a du mérite à avoir une âme aussi inquiète que la mienne, songea-t-il. Les autres ne me comprennent pas, parce que je ne suis encore qu’un enfant, mais, un jour, ils finiront bien par comprendre.

Hresh crut soudain percevoir au loin des voix que le vent portait vers lui. Il sentit une vive excitation le gagner. Et s’il avait la chance de découvrir le campement d’une autre tribu !

Il fut pris de vertige à cette seule pensée. Le vieux Thaggoran affirmait qu’il y avait d’autres tribus, qu’il existait sur toute la surface de la planète d’autres cocons semblables au leur et Thaggoran savait tout, ou presque. Mais personne, pas même Thaggoran, ne pouvait véritablement en avoir la certitude. Hresh ne demandait qu’à le croire et il se représentait des dizaines, voire des centaines de petites tribus ayant attendu, génération après génération, que vienne le Temps du Départ. Mais la seule preuve de tout cela se trouvait dans les chroniques. Il n’y avait assurément jamais eu aucun contact avec une autre tribu, tout au moins depuis le début du Long Hiver. Comment pourrait-il en avoir été autrement, puisque personne ne quittait jamais son cocon d’origine ?

Mais maintenant la tribu de Koshmar s’était lancée à la découverte du monde de l’extérieur et d’autres pouvaient fort bien l’avoir imitée. C’était pour Hresh une idée absolument inouïe. Pendant les huit années de sa jeune existence il n’avait connu que le même groupe de soixante personnes. De temps en temps un nouveau-né arrivait pour remplacer quelqu’un qui, ayant atteint la limite d’âge, allait attendre la mort à l’extérieur du cocon, mais à part cela, c’étaient toujours les mêmes têtes. Koshmar, Torlyri, Thaggoran, Harruel et Taniane, Minbain, Orbin et tous les autres. La perspective de découvrir un groupe entièrement nouveau était tout à fait grisante.

Hresh essaya d’imaginer à quoi ils pourraient ressembler. Certains auraient peut-être les yeux jaunes, ou une fourrure verte. Peut-être y aurait-il des hommes plus grands qu’Harruel, et leur chef pourrait être un jeune garçon, au lieu d’une femme. Pourquoi pas, puisque ce serait une tribu différente ? Ils feraient tout differemment. Au lieu d’un vieillard, ce seraient trois vieilles femmes qui tiendraient les chroniques sur des feuilles brillantes de verre végétal et parleraient à l’unisson. A cette idée, Hresh étouffa un petit rire. Ils auraient aussi des noms différents. Ils pourraient s’appeler Migg-wungus, Kik-kik-kik, ou bien Pinnipoppim, des noms que personne n’avait jamais entendus dans la tribu de Koshmar. Une autre tribu ! C’était proprement incroyable !

Hresh avançait avec beaucoup moins de prudence. Poussé par son impatience à découvrir la source des voix qu’il percevait devant lui, il se mit à trottiner dans l’obscurité.

Oui, c’était bien une autre tribu ! Les voix se faisaient de plus en plus distinctes.

Il se les représenta assis autour d’un feu de camp, juste derrière le groupe de rochers qui se profilaient devant lui et s’imagina avançant bravement au milieu du groupe stupéfait. « Je suis Hresh, du cocon de Koshmar, allait-il leur dire, et ma tribu est tout près d’ici. Nous sommes partis pour reconstruire le monde, car le Printemps Nouveau est arrivé ! » Ils l’étreindraient, lui offriraient du vin de la vigne-velours et ils lui diraient : « Nous aussi, nous voulons reconstruire le monde. Conduis-nous auprès de ton chef ! » Il repartirait à toutes jambes vers le camp, en riant et en poussant des cris de joie, et il leur annoncerait qu’il avait découvert d’autres humains, une tribu entière, des hommes et des femmes, des garçons et des filles, aux noms bizarres tels que Miggwungus, Kik-kik-kik, ou encore…

Il s’arrêta brusquement, les narines dilatées, son organe sensoriel raide et frémissant. Il y avait quelque chose qui clochait.

Dans le silence de la nuit il percevait maintenant très distinctement les bruits de l’autre tribu. Des sons extrêmement bizarres : des sortes de couinements mêlés de nasillements gras. Des sons qu’il ne connaissait pas, très désagréables…

Non, ce n’était pas une autre tribu.

Ce n’étaient pas des sons humains.

Hresh projeta sa seconde vue comme Thaggoran le lui avait enseigné. Pendant quelques instants, tout fut flou, indistinct, puis il régla sa perception jusqu’à ce que l’image intérieure soit au point. Il y avait une douzaine de créatures de l’autre côté des rochers. Leur corps était à peu près de la taille d’un homme, mais elles se déplaçaient à quatre pattes et leurs membres puissamment musclés semblaient dotés d’une grande vivacité. Elles avaient de petits yeux rouges, brillants et féroces, de grandes dents pointues dépassant de leur museau aux longues moustaches et une peau couverte d’une dense fourrure grise. Leur organe sensoriel, rosâtre et dépourvu de poils, frétillait derrière eux comme la mèche d’un fouet.

Non, ces créatures n’étaient pas humaines. Loin de là.

Elles marchaient en rond, à petits pas rasant le sol, relevant de temps en temps le museau pour humer l’air. Hresh ne comprenait pas leur langage, mais, grâce à sa seconde vue, la signification de leurs paroles était parfaitement claire.

Chair — chair — chair — manger — manger — manger — manger chair…

« Les rats-loups se rassemblent dans la vallée, avait dit le hjjk. Ils se nourriront de votre chair, car vous êtes des êtres de chair et ils sont affamés. » Cela n’avait pas semblé particulièrement inquiéter Koshmar. Peut-être avait-elle cru que le hjjk mentait ; peut-être s’imaginait-elle que les rats-loups n’existaient pas. Mais que pouvaient être ces animaux à la voix nasillarde et aux courtes pattes, aux yeux vifs et aux dents pointues, sinon les rats-loups contre lesquels le hjjk avait essayé de les mettre en garde ?

Hresh fit demi-tour et prit ses jambes à son cou.

Il contourna l’éperon rocheux, longea quelques tertres sablonneux et s’engagea dans le lit asséché du lac. Courant à perdre haleine vers le feu de la tribu, il perdit son panier dans sa précipitation et fut assailli par des présences inconnues de la nuit. Une grande créature ailée aux yeux saillants d’un vert doré tourna en vrombissant autour de sa tête. Il l’écarta d’un geste du bras sans s’arrêter de courir. Une centaine de mètres plus loin quelque chose se dressa devant lui. A la froide clarté des étoiles, Hresh discerna trois longues cordes noires qui se balançaient et se tortillaient dans l’obscurité. Il les évita d’un bond et poursuivit sa course folle sans se retourner.

Quand il déboucha au milieu du camp, il était hors d’haleine.

— Les rats-loups ! cria-t-il d’une voix haletante en tendant le bras vers les ténèbres d’où il venait de sortir. Je les ai vus !

Épuisé, il fit quelques pas en titubant et s’arrêta devant Koshmar.

Il redoutait qu’on ne le croie pas. Pour tout le monde il n’était qu’un gamin un peu farfelu et insupportable, il était Hresh-le-questionneur. Mais, pour une fois, on l’écouta avec attention.

— Où étaient-ils ? demanda Koshmar. Combien ? Étaient-ils gros ?

Harruel commença à distribuer des lances à tout le monde, sauf aux plus petits. Accroupi auprès du feu, Thaggoran dirigea son organe sensoriel vers l’extrémité du lac asséché afin de capter les émanations des rats-loups.

— Ils arrivent ! s’écria-t-il. Je les sens qui se dirigent vers nous !

La lance à la main, Koshmar, Torlyri et Harruel prirent position pour défendre le côté ouest du camp. Comme ils sont beaux, songea Hresh. Le chef, la prêtresse et le grand guerrier. Un premier rang composé de neuf membres de la tribu se forma derrière eux, puis un second. Les enfants et les femmes enceintes prirent place au milieu.

Hresh entendit Koshmar invoquer les Cinq Déités et il la vit faire les Cinq Signes et répéter à plusieurs reprises celui de Yissou le Protecteur. Il murmura lui aussi une prière à Yissou. Il était le seul de toute la tribu à avoir vu les rats-loups, leur museau allongé, leurs petits yeux féroces et leurs dents aiguisées comme des couteaux.

Un long, un interminable moment s’écoula, pendant lequel il ne se passa rien. Les guerriers défendant l’accès du camp tournaient nerveusement en rond. Hresh commençait à se demander s’il n’avait pas imaginé la présence des rats-loups dans l’obscurité et surtout quelle punition lui infligerait Koshmar si tout cela se révélait n’être qu’une fausse alerte.

Puis, brusquement, l’ennemi fondit sur eux. Hresh entendit des cris affreux et des couinements suraigus, il perçut une écœurante odeur musquée et, en quelques instants, le camp fut envahi.

— Yissou ! rugit Koshmar. Dawinno !

Les rats-loups surgissaient de tous les côtés à la fois. Ils bondissaient en poussant des cris stridents, les babines retroussées, les dents luisantes.

Les femmes se mirent aussitôt à hurler, imitées par quelques hommes. Personne n’avait jamais vu des animaux comme ceux-là, des animaux qui se nourrissaient de chair et utilisaient leurs dents pointues comme des armes. Et personne n’avait jamais eu à se battre, à livrer un véritable combat pour sa vie. Ce n’était plus une petite bagarre entre amis, dans le confort rassurant du cocon. Ils n’étaient plus dans le cocon maintenant.

La bande de rats-loups tournait autour de la tribu, comme pour en repérer les membres les plus faibles et les isoler des autres. De lourds relents de l’odeur âcre des assaillants flottaient dans l’air. A la lumière tremblotante des flammes, Hresh distinguait leurs petits yeux rouges et leurs longs organes sensoriels. Ils paraissaient encore plus répugnants que lorsqu’il les avait découverts quelques minutes plus tôt à l’aide de sa seconde vue. Quelle monstrueuse laideur !

Hresh se laissa glisser vers le centre du groupe. Il tenait à la main la lance que lui avait donnée Harruel, mais il ne savait pas très bien quoi en faire. Était-ce bien là qu’il fallait la serrer ? Et frapper de bas en haut ? Il se dit que si un rat-loup s’approchait assez près de lui, il trouverait bien assez vite comment s’en servir.

La haute silhouette d’Harruel qui portait en ahanant de grands coups de lance se découpait dans la pénombre. A ses côtés Torlyri repoussait avec les pieds un énorme rat-loup cependant qu’elle embrochait un de ses congénères. Lakkamai, Konya et Staip se battaient de tout leur cœur. Salaman, qui n’était pourtant guère plus âgé que Hresh, réussit à jeter successivement deux assaillants à terre. Koshmar semblait être partout à la fois, frappant de la pointe de sa lance aussi bien que de la hampe dont elle se servait pour fracasser avec un plaisir farouche les dents des rats-loups qui l’entouraient. Hresh entendit soudain des hurlements affreux. Les rats-loups se parlaient dans ce qui devait être leur langage. Tuer — tuer — tuer — chair — chair — chair… Des gémissements de douleur s’élevaient d’une gorge humaine et quelqu’un d’autre émettait une sourde plainte terrifiée.

Et d’un seul coup, aussi brusquement qu’il avait commencé, le combat s’acheva.

Le silence revint en quelques instants. Appuyé sur sa lance, le souffle court, Harruel essuyait un filet de sang coulant sur sa cuisse. Torlyri s’était laissé tomber à genoux. Le corps frissonnant d’horreur, elle répétait interminablement le nom de Mueri. Koshmar, la main serrée sur sa lance, arpentait le champ de bataille en quête d’autres assaillants. Mais il n’y en avait plus. Le sol était jonché de corps de rats-loups, déjà rigides dans la mort et encore plus hideux que de leur vivant.

— Qui est blessé ? demanda Koshmar. Répondez quand je prononcerai votre nom. Thaggoran ?

Seul le silence lui répondit.

— Thaggoran ? répéta-t-elle d’une voix chargée d’inquiétude.

Mais toujours pas de réponse de Thaggoran.

— Cherche-le, ordonna Koshmar à Torlyri. Harruel ?

— Oui.

— Konya ?

— Je suis là.

— Staip.

— Oui.

Quand son tour arriva, Hresh était presque incapable de proférer une parole, tellement il était bouleversé par tout ce qui venait de se passer. Il parvint néanmoins à articuler son nom d’une voix rauque.

En fin de compte, seuls deux membres de la tribu ne répondirent pas à l’appel de leur nom. Trois, plus exactement, car l’une des victimes était Yalmud, une jeune femme douce à défaut d’être très intelligente, qui portait un enfant. C’était une grave perte, mais l’autre était une véritable catastrophe.

C’est Hresh qui le découvrit, étendu de tout son long dans de hautes herbes, juste à la limite du campement. Le vieux Thaggoran avait chèrement défendu sa vie, car le rat-loup qui lui avait ouvert la gorge était recroquevillé à côté de lui, les yeux exorbités, la langue gonflée et noircie. Le chroniqueur avait réussi à l’étrangler avant de mourir.

Hébété, figé de douleur, incapable de verser une larme, Hresh regardait fixement le corps inerte du vieillard. C’était une perte trop cruelle. Il avait presque l’impression que c’était sa propre gorge qui était ouverte. Au bout d’un certain temps, il parvint à émettre un son étranglé, puis une sorte de sanglot étouffé, mais il demeurait incapable de faire un geste. Il osait à peine respirer. Il aurait voulu que le temps se soit arrêté, que la journée revienne en arrière jusqu’à son origine.

Il réussit enfin à s’agenouiller et posa une main tremblante sur le front du vieillard, comme s’il espérait que toutes les connaissances emmagasinées dans l’esprit de Thaggoran puissent être transmises à son esprit d’enfant par ce seul contact, avant que le corps du chroniqueur soit tout à fait froid. Mais l’esprit de Thaggoran s’était déjà enfui.

Hresh ne parvenait toujours pas à y croire. Son père, Samnibolon, était mort depuis si longtemps qu’il n’était qu’un nom pour lui. Mais Thaggoran…

— Dawinno… commença-t-il d’une voix hésitante.

Puis, d’un seul coup, ses sentiments débordèrent. Un cri affreux monta des profondeurs de son être et il le laissa sortir. Un long gémissement à glacer le sang, si violent qu’il eut l’impression de s’ouvrir en deux pour lui laisser le passage. Les larmes se mirent à couler sur ses joues et sur sa fourrure où se formèrent des touffes de poils mouillés. Il tremblait, il geignait, il trépignait de désespoir.

Pendant un long moment, il demeura prostré, frissonnant, trempé de sueur, songeant à tout ce qui était perdu pour le Peuple et à tout ce qui lui avait glissé entre les doigts à cause de la mort du vieux sage.

C’était plus que la mort d’un homme, car tout le monde devait bien mourir un jour et Thaggoran avait déjà vécu longtemps. C’était la mort du savoir. Un vide énorme s’était créé dans l’âme de Hresh. Il avait espéré apprendre tant de choses de Thaggoran sur cette planète étrange que la tribu découvrait, tant de choses qu’il n’apprendrait jamais. Il se trouvait certes beaucoup de choses dans les chroniques, mais bien d’autres avaient été transmises oralement, d’un chroniqueur à l’autre, tout au long de centaines de milliers d’années. Mais cette ligne venait d’être brisée et toutes ces connaissances étaient perdues à jamais.

Mais j’apprendrai quand même tout ce que je pourrai, se dit Hresh.

Je deviendrai chroniqueur à la place de Thaggoran, se jura-t-il, aveuglé par la douleur.

Il baissa la main et tâta calmement la fourrure ensanglantée de Thaggoran, juste au-dessous de la gorge ouverte. Il savait qu’il y avait à cet endroit une amulette qui ressemblait à un morceau de verre de couleur verte, un petit objet ovale, très ancien, portant des signes minuscules et dont Thaggoran lui avait confié un jour qu’il datait de l’époque de la Grande Planète. Hresh le dégagea précautionneusement. Il avait l’impression de sentir sur sa paume une chaleur froide. Le cœur battant, il garda quelques instants l’amulette au creux de sa main serrée, puis il la fit glisser dans la petite bourse qu’il portait sur la hanche.

Il n’était pas prêt à la mettre autour de son cou. Pas encore. Mais bientôt il le ferait.

Et il prit une résolution : j’irai partout sur la surface de cette planète, je verrai tout ce qui existe et j’apprendrai tout ce qu’il y a à apprendre, car je suis Hresh-le-questionneur. Je maîtriserai tous les secrets du passé et de l’avenir et mon âme sera remplie de sagesse jusqu’à en déborder. Puis je confierai toutes mes connaissances aux chroniques, au bénéfice de ceux qui viendront après nous dans le courant du Printemps Nouveau.

Quand sa décision fut prise, Hresh commença à sentir la douleur de la perte de Thaggoran s’atténuer.

Toute la nuit, les membres de la tribu psalmodièrent les chants de mort en hommage à leurs compagnons disparus et, à la pointe du jour, ils transportèrent les deux corps dans les collines qui s’élevaient à l’orient. Ils recommandèrent l’âme des défunts à Dawinno et la leur à Friit et à Mueri. Puis Koshmar donna le signal du départ. Ils levèrent le camp et prirent la direction des grandes plaines du ponant. Koshmar ne voulait pas leur dire où ils allaient. Elle avait seulement confié que c’était l’endroit où ils étaient destinés à se rendre et personne n’avait osé lui poser d’autres questions.

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