11. Le rêve qui n’en finissait pas

Hresh se leva et regarda longuement Torlyri qui s’était endormie, un sourire flottant sur ses lèvres. Il avait craint de lui faire du mal au moment où il avait projeté toute la puissance de son esprit dans celui de la femme-offrande. Mais, en la regardant, il se sentit rassuré : elle allait dormir un peu, puis elle se réveillerait tranquillement.

Il remonta la rampe tournante et sortit du temple. Il valait mieux la laisser se réveiller seule. Elle pouvait être gênée de le découvrir à ses côtés en ouvrant les yeux, comme s’ils étaient compagnons de couplage. Il lui faudrait quelque temps pour reprendre ses esprits, pour retrouver son équilibre. Hresh savait que l’intensité de leur communion avait eu sur elle un impact extrêmement violent.

Pour lui, cette première expérience du couplage avait été à la fois un grand plaisir et une révélation.

Un grand plaisir assurément d’être dans les bras de Torlyri, de sentir son âme emplie de douceur fusionner avec la sienne, d’atteindre à cette étrange et délicieuse communion. Il comprenait enfin pourquoi on attachait tant de prix au couplage, pourquoi il était considéré comme un plaisir encore plus précieux que l’accouplement.

Mais aussi une révélation. Hresh connaissait Torlyri depuis son plus jeune âge, mais maintenant il se rendait compte qu’il ne l’avait connue que d’une manière très superficielle. Une femme douce et bienveillante, une présence affectueuse dans la tribu… Celle qui célébrait les rites, s’entretenait avec les dieux et réconfortait tous ceux qui en avaient besoin, une sorte de mère pour tous les membres de la tribu. Telle était l’image qu’il avait de Torlyri. Mais Hresh savait maintenant qu’il y avait d’autres aspects d’elle qu’il n’avait jamais soupçonnés. Il y avait une grande force en elle, une stupéfiante volonté. Il aurait dû s’y attendre, à en juger par sa force physique qui était presque égale à celle d’un guerrier. Une telle vigueur était en général le reflet d’une grande force intérieure. Mais Hresh s’était laissé abuser par sa douceur, sa gentillesse, ses qualités maternelles et le reste lui avait échappé.

Il y avait également des choses plus ordinaires chez Torlyri. Elle n’était pas seulement la prêtresse et la consolatrice de la tribu, mais aussi une personne qui avait une vie intime, avec les craintes, les doutes, les besoins et les chagrins de tout un chacun. Jamais il n’avait pensé à elle en ces termes. Le couplage lui avait révélé la violence du désir de Torlyri pour un guerrier de la tribu — Lakkamai, sans doute, car ils étaient toujours ensemble ces derniers temps — et la complexité de ses relations avec Koshmar. Mais il avait encore perçu autre chose, un vide intérieur en rapport avec le fait qu’elle n’avait jamais porté un enfant. Elle était la mère de toute la tribu sans être la mère de personne en particulier et cela semblait la troubler grandement, si profondément peut-être qu’elle n’en était pas pleinement consciente. Mais Hresh l’avait senti et cela l’avait profondément marqué. Il commençait à comprendre à quel point il était compliqué d’être un adulte. Il y avait tant d’aspects de la vie qui refusaient de se laisser compartimenter, qui ne cessaient de se dérober et de créer des perturbations souterraines. C’est peut-être ce que son premier couplage lui avait appris de plus important.

Un grand plaisir et une révélation. Fallait-il ajouter une pointe de déception ? Oui, sans doute. L’expérience n’avait pas été aussi impressionnante qu’il l’avait espéré. Elle était restée en deçà de ce à quoi il s’attendait, mais uniquement parce qu’il était en possession de la Pierre des Miracles. Le couplage ne permettait d’atteindre l’âme que d’une seule autre personne alors qu’avec le Barak Dayir c’était l’âme de la planète tout entière qui devenait accessible. Dès ses premières et maladroites expériences avec la pierre sacrée, il s’était élevé au-dessus des nuages, il avait regardé au-delà des mers, il avait remonté le temps jusqu’à l’époque précédant la venue des étoiles de mort. Qu’était le couplage auprès de cela ?

Il se rendit compte qu’il était injuste. Le Barak Dayir avait une portée dépassant l’entendement, quand le couplage était une affaire modeste, personnelle, intime. Et l’un n’annihilait pas l’autre. S’il avait été quelque peu déçu par le couplage, c’est uniquement parce que la Pierre des Miracles lui avait déjà montré comment dépasser les limites de son propre esprit. Sans cette expérience, le couplage lui eût certainement semblé être la chose la plus merveilleuse du monde. La pierre sacrée l’avait sans doute trop gâté. Mais il n’y avait aucune raison de considérer le couplage avec mépris. C’était une chose stupéfiante, extraordinaire.

Il avait envie de recommencer aussi vite que possible.

Il avait envie de le faire avec Taniane.

Cette idée lui vint à l’esprit avec une telle force et une telle soudaineté qu’il en fut abasourdi, comme s’il avait reçu un choc d’une grande violence entre les épaules. Le souffle coupé, la gorge serrée, il sentit son pouls s’accélérer et son cœur battre si fort que tout le monde devait pouvoir l’entendre.

S’unir à Taniane par le couplage ! Quelle idée !

Taniane était un complet mystère pour lui. Il éprouvait depuis longtemps une certaine attirance pour elle et savait qu’ils étaient liés d’une certaine manière, mais il redoutait qu’elle le détourne de sa tâche. Il redoutait aussi de se laisser entraîner dans quelque chose de dangereux.

Taniane était femme maintenant. Une belle femme d’une rare intelligence et d’une grande ambition. Elle rêvait de succéder à Koshmar à la tête de la tribu ; il suffisait de voir les regards envieux qu’elle lançait au chef pour en être persuadé. Il arrivait parfois aussi à Hresh de la surprendre en train de l’observer de loin, avec ce regard si particulier qu’a la femme lorsqu’un homme l’intéresse. Il l’épiait lui aussi de temps en temps, quand il pensait qu’elle ne le remarquerait pas. Taniane se montrait souvent aguichante avec lui. Elle le suivait partout, exigeait de l’accompagner dans ses explorations, le pressait de questions dont la réponse semblait être pour elle de la plus haute importance. Hresh ne savait pas très bien comment interpréter cette attitude et il la soupçonnait de vouloir simplement jouer avec lui et de ne s’intéresser vraiment qu’à Haniman.

La possibilité d’être supplanté par Haniman dans le cœur de Taniane lui était tellement insupportable qu’il préférait ne pas courir le moindre risque.

Mais maintenant tout lui semblait différent. Il avait fait l’expérience du couplage et tout l’univers complexe des adultes s’offrait à lui. Tout ancien de la tribu qu’il fût, Hresh était encore très jeune. Et il désirait Taniane.

Il partit à sa recherche.

C’était le milieu de l’après-midi, par une journée lumineuse et ensoleillée. La voûte du ciel semblait vibrer comme une toile retenue par des cordes. Les contours de tout ce que voyait Hresh étaient d’une netteté et d’une précision tout à fait inhabituelles. Les couleurs émettaient d’intenses vibrations. Comme si le couplage avait ouvert son âme à une foule de sensations nouvelles.

Il vit Orbin sortir en sifflotant d’une ruelle toute proche.

— As-tu vu Taniane ? lui demanda Hresh.

— Là bas, répondit Orbin en montrant un bâtiment où étaient entreposées certaines découvertes récentes des Chercheurs.

Puis il repartit d’une démarche nonchalante. Mais, au bout de quelques pas, il s’arrêta pour lancer à Hresh un regard scrutateur.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ? demanda-t-il.

— Comment cela ? interrogea Hresh en sentant qu’il se troublait. Qu’est-ce qui n’irait pas ?

— Tu as un regard bizarre, aujourd’hui.

— Tu te fais des idées, Orbin.

— Peut-être, dit Orbin en haussant les épaules.

Il se remit à siffloter et s’éloigna avec un petit sourire entendu que Hresh trouva très déplaisant.

Suis-je donc si transparent ? se demanda-t-il. Comment, d’un seul regard, Orbin a-t-il pu lire dans ma pensée ?

Il se dirigea en pressant le pas vers l’entrepôt des Chercheurs où il trouva Konya, Praheurt et Taniane. A son grand soulagement, Haniman n’était pas là. Ils étaient tous les trois penchés sur un appareil doté de bras et de jambes métalliques bizarrement articulés qu’ils palpaient précautionneusement.

— Hresh ! s’écria Praheurt. Viens voir ce que Konya et Hanniman ont rapporté de…

— Pas tout de suite, dit Hresh sans le laisser achever sa phrase. Taniane, je voudrais te parler.

— Bien sûr, dit-elle en relevant la tête. Que veux-tu, Hresh ?

— Tu viens dehors ?

— On ne peut pas parler ici ?

— Dehors. S’il te plaît.

— Si tu insistes, dit-elle, l’air perplexe.

Elle fit un petit signe à Konya et à Praheurt pour leur indiquer qu’elle serait bientôt de retour et suivit Hresh dans la rue.

Le souffle chaud du vent fît tourner la tête à Hresh. Il était en admiration devant l’épaisse fourrure lustrée et l’étrange beauté des yeux de Taniane. Ils demeurèrent silencieux pendant quelques instants, tandis que Hresh cherchait par où commencer. Il regarda discrètement autour de lui pour s’assurer qu’Haniman n’était pas dans les parages.

— Tu aurais dû prendre le temps de jeter un coup d’œil à ce que nous avons découvert, dit-elle. Nous n’en sommes pas tout à fait sûrs, mais…

— Ne parlons pas de cela maintenant, dit-il d’un air contraint. Sais-tu que c’était aujourd’hui mon jour de couplage ?

Taniane parut surprise et peut-être même légèrement troublée par cette nouvelle. Son regard se voila et se déroba. Puis l’expression de son visage se transforma et un sourire qui ne semblait pas totalement sincère s’épanouit sur ses lèvres.

— Oh ! Hresh ! Comme je suis heureuse pour toi ! s’écria-t-elle avec un enthousiasme forcé. J’espère que ce fut une bonne expérience.

Hresh acquiesça d’un signe de la tête. Il avait le sentiment que les choses étaient mal engagées et il se réfugia de nouveau dans le silence.

— Que veux-tu me dire, Hresh ?

— J’ai envie d’être unie à toi par le couplage, Taniane, lança-t-il enfin.

— Un couplage ?

— Oui ! Tout de suite !

Pendant un instant horrible, Hresh crut qu’elle allait éclater de rire, mais il n’en fut rien. Ses yeux s’agrandirent démesurément, ses lèvres se retroussèrent et sa gorge se mit à se contracter bizarrement. Hresh comprit qu’elle avait peur.

— Tout de suite ? dit-elle. Un couplage ?

— Viens, dit Hresh, en songeant qu’il n’était plus question de faire machine arrière. Nous pouvons nous enfoncer dans la ville. Je connais un endroit tranquille…

Il tendit la main vers Taniane, mais elle se déroba.

— Non, Hresh… Je t’en prie ! Tu me fais peur…

— Je ne veux pas te faire peur, Taniane. Viens avec moi !

Il n’aurait su dire si elle était avant tout choquée, offensée, ou simplement agacée.

— Je ne t’ai jamais vu comme cela, poursuivit-elle ? As-tu perdu la raison ? Oui, tu as dû perdre la tête ; je ne vois pas d’autre explication.

— Mais je t’ai simplement demandé…

— Si tu n’es pas devenu fou, lança Taniane dans une brusque flambée de colère, tu dois croire que c’est moi qui le suis ! On ne demande pas à quelqu’un de but en blanc s’il a envie d’un couplage ! Tu ne le sais donc pas ? Et cet air égaré que tu as ! Si seulement tu voyais ta tête !

Taniane frissonna et agita les mains pour lui signifier de partir.

— Va-t’en, Hresh ! dit-elle avec des sanglots dans la voix et en reculant encore d’un pas. Va-t’en, je t’en prie ! Laisse-moi seule !

Hresh demeura immobile, accablé, pétrifié de chagrin. Le sentiment écrasant d’avoir tout gâché commençait à peser sur lui. Il comprenait, mais trop tard, qu’il avait été beaucoup trop pressé et maladroit. Trop tard ! Tout était perdu en ce jour qui aurait dû être pour lui celui d’une profonde joie.

Quel imbécile je fais ! songea-t-il.

Elle était là, à dix pas de lui, aussi bouleversée que lui, le regardant comme s’il avait été brusquement transformé en animal sauvage, une bête horrifiante aux mâchoires cruelles et aux yeux flamboyants. Si seulement elle pouvait partir en courant et le laisser seul avec sa honte ! Mais non, elle restait là, immobile, les yeux fixés sur lui.

Hresh aurait voulu disparaître dans le sol, mais il était incapable de faire un pas. Soudain un cri rauque retentit au loin, dans la direction de la porte de la cité, qui abrégea son supplice.

— Le Peuple aux Casques ! Le Peuple aux Casques arrive ! Le Peuple aux Casques arrive !

Koshmar somnolait dans sa chambre quand l’alerte fut donnée.

Elle avait passé une triste journée, la plus triste d’une succession de tristes journées. Même la fin des pluies et le retour du temps sec et lumineux n’avaient pas suffi à laver son esprit des pensées sinistres qui s’y entrechoquaient. Elle ne songeait qu’à Torlyri et à Lakkamai. A Lakkamai et Torlyri.

Elle s’était répété des centaines de fois que cela ne devrait rien changer à leurs relations. Torlyri resterait sa compagne de couplage. Et le couplage était la seule véritable communion. Si Torlyri éprouvait le besoin de s’accoupler, ou même de prendre un compagnon — ce que jamais aucune femme-offrande n’avait encore fait —, leurs rapports ne changeraient pas pour autant. Torlyri aurait toujours besoin d’une compagne de couplage. Et Koshmar serait là.

Mais était-ce bien sûr ?

La coutume chez les couples de géniteurs était d’être également compagnons de couplage. Les autres membres de la tribu s’accouplaient avec qui bon leur semblait et choisissaient un partenaire de couplage. C’est du moins ainsi que cela se passait au temps du cocon. Mais depuis la venue du Printemps Nouveau, bien des choses avaient changé.

Pendant de longues années Koshmar avait aspiré de toutes ses forces à être celle qui guiderait son peuple hors du cocon à l’avènement du Printemps Nouveau et elle avait atteint son but. Mais que cela lui avait-il apporté d’autre que des interrogations, des doutes et des souffrances ? Comment pouvait-elle, en plein après- midi, rester prostrée sur son lit et ruminer des idées noires, quand les rayons du soleil dansaient sur les tours de Vengiboneeza ? Comment pouvait-elle broyer du noir jour après jour et depuis si longtemps ? L’avenir lui paraissait affreusement sombre et bouché. Jamais elle n’avait été en proie à un tel désespoir.

— Le Peuple aux Casques ! cria une voix devant sa fenêtre. Voilà le Peuple aux Casques !

Avant même d’avoir saisi toute la portée de ce cri, Koshmar avait bondi de son lit, le cœur battant, la fourrure hérissée, le corps et l’esprit en alerte.

Elle sentait une joie farouche monter en elle. Une tribu ennemie les attaquait ? Parfait ! Qu’ils viennent ! Ils auraient affaire à elle ! Et n’était-il pas préférable d’affronter un ennemi les armes à la main plutôt que de passer des journées entières à ruminer ses malheurs sur un lit.

Elle choisit dans sa collection de masques celui de Nialli, dont l’aspect était particulièrement féroce. Nialli était un ancien chef dont la renommée était telle qu’on lui prêtait le courage de dix guerriers. Moitié plus large que long, ce masque vert et noir brillant était hérissé de longues pointes rouge sang. Koshmar s’en couvrit le visage. Deux étroites fentes ménagées dans le masque rigide qui lui écrasait les pommettes lui permettaient de voir.

Elle jeta son écharpe jaune sur ses épaules et saisit la lance du chef, emblèmes de sa fonction, puis elle sortit en hâte et se dirigea vers l’esplanade du temple.

Des membres de la tribu couraient en tous sens, l’air hagard, gagnés par la panique.

— Arrêtez ! rugit Koshmar. Ralliez-vous à moi ! Ralliez-vous à moi !

Elle saisit par le poignet la jeune Weiawala qui passait à côté d’elle. La jeune fille semblait à moitié folle de terreur et Koshmar dut la secouer violemment pour lui faire reprendre tant soit peu ses esprits. Elle réussit à lui arracher, par bribes, le récit de ce qu’elle avait vu. Une armée d’étrangers montés sur des animaux monstrueux avait pénétré dans la cité par la porte méridionale, celle que gardaient les yeux de saphir artificiels. Sachkor était leur prisonnier et ils se dirigeaient vers le temple.

— Où sont les guerriers ? demanda Koshmar.

On lui apprit que Konya, Staip et Orbin étaient déjà en route vers la porte de la ville. Hresh les accompagnait et peut-être Praheurt. Lakkamai devait également y être parti, mais personne n’avait vu Harruel. Koshmar aperçut Minbain et lui fit signe de s’approcher.

— Où est ton compagnon ? lui demanda-t-elle.

Mais Minbain n’en avait pas la moindre idée. Boldirinthe affirma qu’elle avait vu Harruel, avec l’air renfrogné qui lui était devenu habituel, prendre seul au petit matin la direction des contreforts de la montagne.

Koshmar cracha par terre. L’ennemi était aux portes de la ville et son meilleur guerrier partait bouder dans la montagne ! A quoi bon avoir insisté sur la nécessité de monter la garde jour et nuit afin de prévenir une attaque du Peuple aux Casques s’il ne devait pas être là quand l’ennemi se montrait enfin !

Tant pis. Elle saurait se passer d’Harruel.

— Que les femmes et les enfants entrent dans le temple ! s’écria-t-elle en brandissant sa lance. Et qu’ils referment derrière eux les portes du sanctuaire ! Que les autres me suivent ! Salaman ! Thhrouk ! Moarn !

Elle fit du regard le tour de sa tribu en se demandant pourquoi Torlyri n’était pas là. Mais elle était gênée par le masque de Nialli dont les pointes rouge sang entravaient sa vision latérale.

— Et Torlyri ? demanda-t-elle. Qui a vu Torlyri ?

La femme-offrande était capable de se battre aussi bien que n’importe quel homme.

Puis il revint à l’esprit de Koshmar que Torlyri était partie avec Hresh pour l’initier au couplage. Mais on venait de lui dire que le chroniqueur était parti affronter l’envahisseur. Où pouvait bien se trouver Torlyri ? Et pourquoi Hresh était-il allé risquer sa précieuse vie pour défendre la cité ? De toute façon, il n’y avait plus de temps à perdre. Koshmar se tourna vers Threyne qui, le regard vitreux, serrait son enfant contre elle et lui signifia d’un geste impatient d’aller se réfugier dans le temple.

— Va te cacher là-bas ! ordonna-t-elle. Et si tu vois Torlyri, dis-lui qu’elle me trouvera à la porte sud ! Dis-lui aussi de ne pas oublier sa lance !

Puis elle s’engagea en courant sur le boulevard menant à la porte de la cité.

Elle était à peine à mi-chemin quand elle vit ses guerriers en ligne sur toute la largeur de la chaussée. Elle reconnut Orbin, Konya, Staip, Lakkamai et Praheurt, mais elle vit aussi le vieil Anijang et Hresh. Immobiles comme des statues, ils étaient tournés vers le sud, mais ils étaient tellement espacés que leur ligne de défense était totalement inefficace. Koshmar ne comprenait pas pourquoi ils avaient choisi une formation aussi inepte.

Elle commençait à se rapprocher d’eux quand elle s’arrêta net en fixant un regard incrédule dans la direction de la porte de la cité.

Un cortège fantastique remontait lentement le boulevard.

C’était bien le Peuple aux Casques. Ils étaient au moins quarante ou cinquante, peut-être plus, et ils chevauchaient les animaux les plus extraordinaires que Koshmar eût jamais vus et même imaginés. Des bêtes colossales, des monstres avançant comme des collines en mouvement, qui faisaient deux fois la taille d’un homme et étaient trois fois plus longs que hauts. A chacun de leurs pas le sol tremblait violemment. Leur pelage laineux, extrêmement touffu et broussailleux, était d’un rouge éclatant. Ils avaient une tête en dôme, étroite et allongée, de grandes oreilles aplaties, de profondes narines bordées de noir et d’immenses yeux dorés. Leurs quatre énormes pattes, curieusement articulées au genou, étaient armées de terrifiantes griffes noires qui remontaient presque jusqu’à la hauteur de leurs chevilles saillantes. Leurs deux énormes bosses dorsales formaient une selle naturelle, assez large pour que deux Hommes aux Casques pussent y tenir confortablement. Si les montures des envahisseurs étaient terrifiantes, les Hommes aux Casques avaient une apparence véritablement cauchemardesque.

Ils avaient tous une longue fourrure dorée et les yeux du même rouge à donner le frisson que l’espion capturé par Harruel et Konya. Tous avaient le chef surmonté d’un casque horrifique et il n’y avait pas deux casques semblables. Tel guerrier portait une tour triangulaire de plaques de métal hérissées de gros clous noirs et incrustées sur le devant d’un grand motif figurant des flammes dorées. Tel autre une calotte de métal noir sur laquelle étaient fixés deux yeux gigantesques de métal étincelant, tel autre encore un demi-masque descendant très bas sur le front, au cimier composé de trois hautes plaques scutiformes. Une armure de tête représentait une sorte de montagne laquée, saupoudrée de poussière d’argent ; une autre était faite d’un étonnant cône jaune et rouge flanqué d’une paire de puissantes cornes ; sur une autre, dorée et pointue, s’enroulaient deux longues queues vertes. Tous ces casques n’avaient rien d’humain ; ils semblaient provenir de quelque autre monde sinistre. L’aspect des envahisseurs était d’autant plus terrifiant qu’il était difficile de voir où se terminait leur tête et où commençait leur coiffure.

Sachkor se trouvait au milieu du groupe des étrangers, chevauchant l’un des plus gros animaux écarlates, sur lequel sa mince silhouette semblait flotter. On lui avait également donné un casque, plus petit que celui des autres, mais tout aussi étonnant, avec des plaques de métal incurvées, disposées comme des pétales inversés, et surmonté d’une pointe dorée. Il semblait très calme et avait un air rêveur, mais son visage était dépourvu d’expression.

Une tribu de monstres chevauchant d’autres monstres a franchi les portes de la ville, se dit Koshmar, et tout est perdu pour nous. Mais nous mourrons bravement plutôt que de leur livrer Vengiboneeza.

Elle regarda successivement Konya, Staip et Orbin.

— Alors, cria-t-elle, vous comptez rester plantés comme des piquets et les laisser avancer ? A l’attaque ! Tuons-en autant que nous pouvons avant de succomber sous le nombre !

— Et comment pouvons-nous attaquer ? demanda Konya d’une voix posée, mais qui devait porter très loin. Tu as vu la taille des animaux qu’ils chevauchent ! Jamais nous ne pourrons les atteindre ! Nous nous ferons écrabouiller comme de vulgaires punaises !

— Qu’est-ce que tu racontes ? Il suffit de frapper au ventre ou aux jambes et ils s’écrouleront ! Et après cela de tuer leurs maîtres ! En avant ! hurla Koshmar en brandissant sa lance. En avant !

— Non ! cria brusquement Hresh. Ils ne sont pas venus en ennemis !

Koshmar se tourna vers lui avec stupéfaction. Puis elle éclata d’un rire âpre.

— Tu as raison, Hresh ! Ils sont nos hôtes ! Sachkor les a invités à nous rendre visite, eux et leurs amis à quatre pattes, et ils vont rester dîner avec nous ! C’est bien ce que tu crois ?

— Ils ne sont pas ici pour se battre, dit Hresh. Utilise ta seconde vue, Koshmar, et tu verras qu’ils sont venus avec des intentions pacifiques.

— Pacifiques ! répéta Koshmar avec un geste de dérision avant de cracher par terre.

Mais il y avait sur le visage de Hresh une expression qu’elle n’y avait jamais vue, une force et une conviction telles qu’elle en fut ébranlée. Et l’idée lui vint brusquement qu’il serait peut-être imprudent de ne pas se ranger à son avis, car il était capable de voir des choses que personne d’autre ne voyait. Au prix d’un grand effort, elle parvint à se calmer et son humeur belliqueuse retomba. Puis elle projeta sa seconde vue en direction de la troupe en marche.

Hresh avait dit la vérité.

Elle ne perçut chez les envahisseurs ni hostilité ni haine ni menace.

Mais Koshmar ne pouvait se permettre de céder. Elle secoua la tête avec véhémence.

— C’est une ruse, dit-elle. Tu peux me faire confiance, Hresh. La sagesse ne te manque pas, mais tu es encore jeune et tu ne connais pas la vie. Ces étrangers ont trouvé le moyen de nous faire croire qu’ils ne sont pas menaçants. Mais regarde plutôt leurs casques. Regarde les monstres qu’ils chevauchent. Ils sont venus pour nous tuer, Hresh, et pour nous arracher Vengiboneeza.

— Non.

— Si ! Et je déclare qu’il faut les tuer avant qu’ils nous tuent ! lança Koshmar en tapant rageusement du pied. Harruel ! Où est Harruel ? Il aurait compris, lui ! Il serait déjà au milieu d’eux, en train de les jeter à bas de leurs montures ! Alors ? demanda-t-elle après avoir passé ses guerriers en revue. Qui me suivra ? Qui se battra à mes côtés ? Faudra-t-il que je parte seule affronter l’ennemi ?

— Regarde, Koshmar, dit Hresh en lui montrant quelque chose derrière son épaule.

Koshmar se retourna. Le piétinement sourd des énormes pattes aux griffes noires avait cessé. La troupe des envahisseurs s’était arrêtée à moins d’une centaine de pas d’eux. L’un après l’autre les gigantesques animaux à la robe de sang pliaient les genoux pour permettre à leurs cavaliers casqués de descendre à terre. Une demi-douzaine d’entre eux, entourant Sachkor, remontaient lentement au milieu du boulevard comme s’ils voulaient parlementer.

— Koshmar ! cria Sachkor dès qu’il fut à portée de voix.

— Que t’ont-ils fait ? demanda Koshmar en levant sa lance, prête à toute éventualité. Comment t’ont-ils capturé, Sachkor ? As-tu été torturé ?

— Tu te trompes, Koshmar, déclara posément le jeune homme. Ils ne m’ont fait aucun mal et ils ne m’ont même pas capturé. C’est moi qui ai quitté la cité pour partir à leur recherche, car j’avais le sentiment qu’ils étaient tout près et, quand je les ai trouvés, ils m’ont accueilli très amicalement.

Il s’était exprimé de bout en bout d’une voix ferme et il paraissait plus vieux et plus mûr qu’au moment de sa disparition. C’est le peuple des Beng, poursuivit-il sur le même ton, et ils ont quitté leur cocon bien avant nous. Ils viennent d’une contrée très éloignée, de l’autre côté du fleuve sur les berges duquel nous vivions. Ils sont différents de nous, mais ils ne nous veulent aucun mal.

— Il dit la vérité, Koshmar, fit Hresh en hochant la tête.

Koshmar ne parvenait toujours pas à maîtriser la situation. Elle avait l’impression d’être emportée par les eaux tumultueuses d’un torrent contre la force duquel elle ne pouvait lutter. La guerre, oui, elle comprenait, mais pas cela.

— Ils t’ont menti, grommela-t-elle d’un air buté. Ce n’est qu’une ruse.

— Non, Koshmar, il n’y a pas de ruse. C’est la vérité.

Sachkor fit signe à deux des étrangers de venir se placer à ses côtés. Le plus âgé, un petit vieux tout sec au regard perçant, rappelait un peu Thaggoran à Koshmar. Sa fourrure était d’un jaune très pâle, presque blanc, et il portait un casque en cône ouvragé, au sommet arrondi, fait de bandes de métal de différentes couleurs. D’énormes oreilles noires semblables à une paire d’ailes prolongeaient sa coiffure de chaque côté.

— Voici Hamok Trei, dit Sachkor. C’est leur chef.

— Lui ? Leur chef est un homme ?

— Oui, dit Sachkor. Et voici le sage de leur tribu, celui que nous appellerions le chroniqueur. Son nom est Noum om Beng.

Il montra le second étranger, un homme à la barbe rare, presque aussi vieux qu’Hamok Trei, mais encore plus ratatiné. Il était étonnamment grand, beaucoup plus haut de stature qu’Harruel, mais si frêle qu’on eût dit un roseau. Noum om Beng se tenait penché en avant, la tête coiffée d’un casque extravagant, de métal noir couvert d’épaisses touffes de poils de la même couleur et flanqué de deux longues protubérances pourpres évoquant les ailes d’une chauve-souris.

Noum om Beng avança de deux ou trois pas et fit devant Koshmar une série de signes ressemblant beaucoup à ceux des Cinq Déités. Mais la ressemblance était trompeuse et les signes de l’étranger n’avaient pour elle aucune signification. Il s’agissait assurément de signes sacrés, mais qui devaient être destinés à d’autres dieux.

Comment pouvait-il donc exister d’autres dieux ? L’idée même lui paraissait inconcevable. Elle se souvint alors du jour où Hresh s’était efforcé de lui expliquer, au cours de l’interrogatoire du premier Homme au Casque, que l’étranger parlait peut-être une autre langue, à savoir qu’il utilisait d’autres mots que les leurs mais dont la signification était la même. Elle avait fini par accepter de mauvaise grâce cette théorie. Mais d’autres dieux ? Comment serait-ce possible ? Il ne pouvait y avoir de dieux autres que les Cinq Déités. Mais les étrangers n’adoreraient pas des dieux imaginaires, à moins d’être complètement fous, ce qui n’était certainement pas le cas.

— Comment connais-tu leur nom et leur rang ? demanda-t-elle à Sachkor. Es-tu capable de communiquer avec eux ?

— Un peu, répondit-il. Au début, nous ne nous comprenions absolument pas, mais je me suis appliqué et, peu à peu, j’ai appris leur langue.

Il ne put s’empêcher de sourire, essayant, mais sans grande conviction, de dissimuler sa satisfaction.

— Demande au chef de me dire quelque chose, ordonna-t-elle au jeune homme.

— Le chef parle très peu. C’est Noum om Beng qui s’exprime à sa place.

— Alors, demande à l’autre !

Sachkor se tourna vers l’immense vieillard et lui dit quelque chose dans un langage qui ressemblait à des glapissements. Noum om Beng fronça les sourcils et tira sur sa barbe clairsemée. Sachkor glapit derechef et, cette fois, le vieillard hocha la tête et lui répondit par un autre glapissement. Sachkor reprit la parole avec enthousiasme. Mais ce qu’il disait ne devait pas être tout à fait correct, car Noum om Beng détourna discrètement les yeux tandis que quelques-uns des Hommes aux Casques éclataient d’un rire bruyant. Sachkor sembla tout décontenancé et Noum om Beng se pencha vers le chef Hamok Trei pour lui murmurer quelque chose à l’oreille.

— Que se passe-t-il, à ton avis ? demanda Koshmar à Hresh.

— C’est un véritable langage, répondit Hresh. Sachkor le comprend, mais pas très bien. Et j’ai moi-même l’impression de comprendre. Les mots sont comme les nôtres, mais déformés, hachés. Je perçois leur signification avec ma seconde vue, mais d’une manière très vague.

Koshmar hocha la tête en silence. Elle commençait à s’en remettre à la perspicacité de Hresh et il lui semblait de moins en moins probable que le Peuple aux Casques fût venu pour leur faire la guerre. Leurs casques mêmes lui paraissaient moins effrayants, maintenant qu’elle s’y était habituée. Leur taille disproportionnée et leur apparence volontairement terrifiante les rendaient en fait plus risibles qu’autre chose, même s’ils demeuraient fort impressionnants. Mais un reste de méfiance subsistait en elle. Impuissante à communiquer et même à comprendre quoi que ce fût, Koshmar se sentait pieds et poings liés, réduite à solliciter les conseils d’un ancien à peine entré dans l’âge adulte et de ce blanc-bec de Sachkor. La situation était fort embarrassante pour un chef et elle se sentait très mal à l’aise.

Noum om Beng reporta son attention sur Koshmar et il s’adressa à elle d’une voix qui tenait à la fois du glapissement et du mugissement. Koshmar avait décidément beaucoup de mal à se faire à la manière dont ces Beng s’exprimaient et, à plusieurs reprises, elle eut de la peine à réprimer un sourire. Bien qu’incapable de saisir le sens de ce que disait le vieillard, elle comprit pourtant que c’était un discours solennel, riche et substantiel.

Elle écouta attentivement, secouant de loin en loin la tête en signe d’acquiescement. Comme un conflit armé ne semblait pas, du moins dans l’immédiat, sur le point d’éclater, il lui incombait d’accueillir les étrangers avec toute la diplomatie requise en une telle occasion.

— Comprends-tu ce qu’il dit ? murmura-t-elle au bout de quelque temps à l’intention de Sachkor.

— Un peu. Il dit qu’ils sont venus dans un esprit de paix, de commerce et d’amitié. Il t’explique que Nakhaba a guidé son peuple jusqu’à Vengiboneeza et que, d’après une de leurs prophéties, ils devaient trouver des amis en arrivant ici.

— Qui est Nakhaba ?

— Le plus grand de leurs dieux, répondit Sachkor tandis que Noum om Beng poursuivait son discours.

— Ah !

Koshmar entendit derrière elle des pas et des murmures. D’autres membres de la tribu arrivaient. Elle se retourna et vit que la plupart des hommes les avaient rejoints ainsi que quelques femmes : Taniane, Sinistine, Boldirinthe et Minbain.

Torlyri était là, elle aussi. Comme c’était bon de la voir. La femme-offrande avait l’air fatiguée et le visage crispé, mais sa simple présence était réconfortante. Elle s’avança vers Koshmar et posa la main sur son bras.

— J’ai appris que des ennemis avaient pénétré dans la cité, dit-elle. Allons-nous nous battre contre eux ?

— Je ne pense pas, répondit Koshmar. Ils ne semblent pas hostiles. C’est leur ancien qui fait un discours, ajouta-t-elle en montrant Noum om Beng. Je me demande s’il va arrêter un jour.

— Et Sachkor ? Il va bien ?

— C’est lui qui est allé les trouver. Il est parti tout seul et a suivi leur piste. C’est aussi lui qui les a amenés à Vengiboneeza. Je suis censée écouter, souffla-t-elle en mettant un doigt sur ses lèvres.

— Excuse-moi, murmura Torlyri.

Noum om Beng continua de parler pendant encore quelques minutes. Puis il s’arrêta brusquement, au beau milieu d’un glapissement, semblait-il. Il recula et alla se placer aux côtés de Hamok Trei pendant que Koshmar lançait un regard interrogateur à Sachkor.

— Peux-tu nous dire de quoi il a parlé ?

— A dire vrai, je n’ai pas suivi grand-chose, répondit le jeune homme avec un sourire désarmant. Mais la fin était très claire. Nous sommes tous invités ce soir à un grand repas. Son peuple fournira la viande et le vin. Ils ont de grands troupeaux d’animaux aux portes de la ville. Il nous suffira de leur indiquer un endroit pour établir leur camp et de leur donner un peu de bois pour leur feu. Ils se chargent du reste.

— Crois-tu que je puisse leur faire confiance ?

— Oui.

— Et toi, Hresh ?

— Ils sont déjà dans la cité et ils sont au moins aussi nombreux que nous. Je crois également que les animaux qu’ils chevauchent seraient redoutables si nous devions nous battre. Comme ils affirment avoir des intentions pacifiques et que leur attitude semble réellement amicale, je pense que, jusqu’à preuve du contraire, nous pouvons accepter leur offre de paix.

— Toujours aussi malin, Hresh, dit Koshmar en souriant, avant de se retourner vers Sachkor.

— Et l’espion que nous avons capturé l’an dernier ? demanda-t-elle. Savent-ils ce qui lui est arrivé ?

— Ils savent qu’il est mort.

— Et qu’il est mort à cause de nous ?

— Je n’en suis pas sûr, répondit Sachkor avec une pointe d’agacement. A mon avis, ils croient qu’il est mort de cause naturelle.

— Espérons-le, dit Koshmar.

— En tout cas, ce n’est pas nous qui l’avons tué, dit Hresh. Il s’est tué lui-même pendant que nous l’interrogions. Dès que nous parlerons mieux leur langue, nous pourrons leur expliquer tout cela. Mais, en attendant, je pense que la meilleure tactique consiste à…

Hresh s’interrompit brusquement et une expression étrange se peignit sur son visage.

— Que se passe-t-il ? demanda Koshmar. Pourquoi t’arrêtes-tu au milieu d’une phrase ? Continue, Hresh, continue !

— Regarde là-bas, dit posément Hresh. Voilà les ennuis qui arrivent.

Il tendit le bras vers l’orient où se profilaient les contreforts de la montagne.

Et Koshmar vit la silhouette massive et menaçante d’Harruel qui arrivait à grands pas.

L’invasion qu’il redoutait depuis si longtemps avait donc enfin eu lieu et personne ne s’était soucié de l’en avertir ! Et Koshmar leur avait tout simplement ouvert les portes de la cité !

Il était à son poste d’observation, dans l’arbre fourchu qui se dressait sur la saillie dentelée, quand l’odeur putride lui avait frappé les narines. Tout en scrutant vainement les pentes couvertes de sous-bois touffus, il sentait la rage fermenter en lui. Puis il avait perçu cette odeur de putréfaction et, tournant la tête, il avait vu des monstres rouges et hirsutes montés par des Hommes aux Casques entrer dans la ville par la porte méridionale.

Qui aurait pu se douter qu’ils attaqueraient par le sud ? Qui aurait pu imaginer que les trois gardiens artificiels des yeux de saphir les laisseraient passer sans résistance ?

C’est l’odeur des excréments de ces monstres que j’ai sentie, avait-il songé. C’est leur odeur putride portée par le vent.

Et il avait dévalé le versant de la montagne, la lance à la main, avide de se battre.

A chaque coude du chemin de montagne en lacet il voyait un peu mieux ce qui se passait en contrebas. Toute une armée d’étrangers avait pénétré dans la ville et il voyait les reflets du soleil sur leurs casques. Et la quasi-totalité de la tribu semblait être allée à leur rencontre. Il y avait Koshmar, il y avait Torlyri et puis Hresh. La plupart des autres aussi, formant de petits groupes. Koshmar portait un de ses masques de guerre, mais il n’y avait pas de guerre. Ils semblaient discuter entre eux.

Ils discutaient !

Deux des Hommes aux Casques, les chefs sans doute, se tenaient près de Koshmar et de Hresh. Comment pouvait-on parlementer avec l’ennemi quand l’ennemi était déjà dans la place ? Koshmar était-elle sur le point de capituler sans se battre ? Oui, c’est ce qu’elle devait faire. Elle leur abandonnait la ville ! Elle n’essayait même pas de repousser l’envahisseur, elle acceptait l’esclavage pour son peuple !

Il ne s’attendait assurément pas à cela. Koshmar avait l’étoffe d’un guerrier. Alors, pourquoi tant de lâcheté ? Pourquoi cette soumission ? Elle devait être sous l’influence de Hresh. Ce garçon n’aimait pas se battre, mais il était si rusé qu’il la menait par le bout du nez.

Harruel prit les derniers lacets du chemin à grandes enjambées et il atteignit le boulevard menant à la porte de la cité. Tout le monde l’avait vu maintenant, et ils le montraient du doigt en parlant avec animation. Il parcourut les derniers mètres au pas de course et rejoignit les siens.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il d’une voix tonnante. Que faites-vous ici ? Comment l’ennemi a-t-il pu entrer dans la ville ?

— Il n’y a pas d’ennemi, déclara posément Koshmar.

— Pas d’ennemi ? Pas d’ennemi ?

Harruel foudroya du regard les deux Hommes aux Casques qui se tenaient près de Koshmar. Deux vieillards dont les petits yeux rouges et durs se dérobèrent. L’un des deux avait un port de roi, froid et hautain. L’autre était très grand… immensément grand. Et Harruel se rendit compte que, pour la première fois de sa vie, il se trouvait face à un homme plus grand que lui. Mais le long corps parcheminé du vieillard était aussi fluet que celui d’un marcheur sur l’onde. Il donnait l’impression de devoir se briser au moindre souffle. Harruel était tenté de leur porter à tous deux un rapide coup de lance, d’abord celui qui se donnait de grands airs, puis le grand échalas. Mais la petite voix intérieure qui s’efforçait de l’empêcher de commettre des imprudences lui signifia que c’était de la folie et qu’il ne devait rien faire avant d’avoir une idée plus précise de la situation.

Il approcha son visage de celui des deux étrangers décharnés qui l’observaient avec un mélange d’arrogance et de curiosité.

— Qui êtes-vous ? rugit Harruel. Qu’êtes-vous venus faire ici ?

— Du calme, Harruel, dit Koshmar. Nous n’avons que faire de ces fanfaronnades.

— J’exige de savoir…

— Tu n’as rien à exiger ! lança sèchement Koshmar. C’est moi qui commande ici, et tu m’obéis ! Écarte-toi, Harruel. Ce sont les Beng et ils sont venus avec des intentions pacifiques.

— C’est ce qu’ils t’ont fait croire, répliqua le guerrier.

Il était toujours en proie à une rage rentrée qui menaçait à chaque instant de l’étouffer. Il avait la peau brûlante, des élancements dans les yeux et la sueur rendait sa fourrure poisseuse. Il était au-dessus de ses forces d’accepter cette intrusion. Harruel tourna un regard angoissé vers ceux qui se trouvaient à proximité : Hresh, Torlyri, Sachkor…

Sachkor ?

Que faisait donc Sachkor ici ? Lui qui avait disparu depuis une éternité.

— Et alors ? demanda Harruel. D’où sors-tu ? Et que fais-tu au milieu des chefs, comme si tu étais devenu quelqu’un d’important ?

— C’est moi qui ai amené le Peuple aux Casques, répondit Sachkor avec hauteur.

Il y avait dans ses prunelles une lueur d’insolence toute nouvelle. Il semblait être devenu un autre homme, qui n’avait plus rien à voir avec le gamin bavard qu’Harruel avait connu.

— Je suis parti à leur recherche et je les ai trouvés. J’ai vécu avec eux, j’ai appris leur langue et je les ai guidés jusqu’à Vengiboneeza où ils veulent faire du négoce et vivre en paix avec nous.

Harruel fut tellement abasourdi par ce qu’il entendait et par le ton de Sachkor que sa réponse resta coincée dans sa gorge. Il fut pris d’une violente envie de saisir la tête de Sachkor entre ses deux mains et de l’écraser comme un fruit mûr. Mais il parvint à se contenir. Pétrifié de rage, il ne pouvait émettre que quelques sons inarticulés.

— Tu les as guidés jusqu’ici ? balbutia-t-il enfin. Tu as aidé nos ennemis à entrer dans la ville ? Je savais que tu n’étais qu’un jeune crétin, mais je n’aurais jamais cru…

— Sachkor ! hurla brusquement une voix de femme.

C’était la voix de Kreun.

Elle courait à perdre haleine, trébuchant de loin en loin sur les pavés disjoints du boulevard. Les autres membres de la tribu s’écartèrent pour lui laisser le passage et elle se jeta dans les bras de Sachkor avec une telle impétuosité qu’ils faillirent heurter Harruel.

Le guerrier recula en grondant, mais il eut le temps de retrouver l’odeur suave de la jeune fille. Il ne l’avait presque pas vue depuis le jour où ils s’étaient rencontrés dans la montagne et sa vue ne l’enchantait pas. Elle ne pouvait que lui attirer des ennuis. Pendant la longue disparition de Sachkor, elle était restée tapie dans les endroits les plus retirés du campement, toujours seule, sans adresser la parole à quiconque, comme si Harruel avait détruit en elle en la forçant toute gaieté et toute joie de vivre.

Mais là, elle n’avait d’yeux que pour Sachkor.Elle s’accrochait à lui en sanglotant, en riant, en murmurant de tendres paroles. Leur attitude était celle d’un couple se retrouvant après une trop longue séparation et non simplement de deux jeunes gens qui avaient commencé à partager les plaisirs de la chair.

— Ils ont essayé de me faire croire que tu avais disparu à jamais, murmura Kreun, la tête collée contre la poitrine de Sachkor. Ils m’ont dit que tu avais dû quitter la ville, que tu étais tombé dans un ravin et que tu ne reviendrais plus. Mais, moi, je savais que je te reverrais, Sachkor ! Et tu es de retour parmi nous !

— Kreun… Oh ! Kreun ! Comme tu m’as manqué !

Elle levait vers lui des yeux remplis d’adoration. Harruel trouvait cette scène ridicule et choquante.

— C’est vrai que tu es allé trouver le Peuple aux Casques et que tu les a amenés ici ? demanda Kreun.

— Oui, j’ai trouvé leur campement. J’ai appris à communiquer avec eux et je les ai…

— Tout cela est très touchant, fit brusquement Harruel, mais nous avons des choses plus importantes à régler. Écarte-toi, Kreun ! Tu nous fais perdre notre temps avec tous ces bavardages !

— Toi, tais-toi ! hurla la jeune fille en se tournant vers lui sans lâcher Sachkor.

— Que se passe-t-il ? demanda Sachkor en voyant Kreun se mettre à pleurer et à trembler de tous ses membres. Pourquoi es-tu si bouleversée, Kreun ?

— C’est Harruel… commença-t-elle en sanglotant.

— Eh bien quoi, Harruel ?

— Kreun claquait des dents et elle s’exprimait d’une voix à peine audible.

— Harruel… Sur le chemin de la montagne. Il… il m’a forcée à…

— Elle est complètement folle ! s’écria Harruel en essayant d’éloigner la jeune fille.

Mais Koshmar et Torlyri se rapprochèrent, l’air inquiètes. Sous le bouillonnement de sa fureur, Harruel sentait la honte le tarauder. La situation devenait franchement désastreuse. Il revit malgré lui l’image de Kreun allongée sur le sol humide, les mouvements désordonnés de sa croupe ferme tandis qu’elle se débattait pour échapper à l’étreinte du guerrier, son organe sensoriel s’agitant frénétiquement…

Un guerrier ne force pas une femme, se dit Harruel. Un guerrier ne devrait pas avoir à forcer une femme.

Je vais tout nier, songea-t-il.

— Ce n’est pas moi qui ai fait cela, c’est le démon qui m’habitait.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demanda Koshmar d’un ton impérieux.

— Raconte-nous, Kreun, dit Torlyri de sa voix douce. Qu’essaies-tu de nous dire ? Que t’a fait Harruel sur le chemin de montagne ?

— Il m’a jetée à terre, souffla Kreun dans un murmure. Il s’est laissé tomber sur moi.

— Non ! rugit Harruel. Mensonge ! Ce n’est qu’un mensonge !

Tous les regards, y compris ceux des Hommes aux Casques, étaient maintenant fixés sur lui.

— Il m’a maintenue par terre, poursuivit Kreun d’une toute petite voix. Il m’a violée…

Elle détourna la tête en frissonnant et enfouit son visage dans ses mains.

Sachkor bondit vers Harruel et lui secoua le bras en le sommant d’expliquer ce qui s’était passé ce jour-là entre Kreun et lui. Harruel le considéra dédaigneusement comme un insecte bourdonnant ou quelque petit animal glapissant et, d’une bourrade, il l’écarta. Sachkor tomba les quatre fers en l’air et demeura quelques instants immobile sur le pavé, l’air sonné. Puis il se releva, encore étourdi, et rassembla ses forces pour repartir à l’assaut. Harruel agita sa lance dans sa direction pour lui signifier de ne pas insister.

— Cessez de vous battre ! ordonna Koshmar. Harruel, baisse ta lance !

— Certainement pas ! Tu ne vois pas qu’il est prêt à recommencer !

De fait, Sachkor s’était accroupi et il marmonnait des menaces en clignant des yeux. Harruel se mit en position de combat et attendit l’attaque.

— Garde ton calme, Sachkor ! gronda Koshmar. Et toi, Harruel, pose cette lance, ou je te la fais enlever de force !

Mais la détermination de Sachkor ne faiblissait pas.

— Où est la vérité dans tout cela, Harruel ? demanda-t-il sans changer de position. As-tu vraiment forcé Kreun ?

— Je ne lui ai rien fait.

— Il ment ! s’écria la jeune fille.

— Assez ! dit sèchement Koshmar. Nous avons des hôtes à recevoir. Kreun, retourne au camp ! Orbin et Konya, occupez-vous d’Harruel jusqu’à ce qu’il se soit calmé. Dès ce soir, nous réglerons cette affaire et un jugement sera rendu.

— Je veux savoir la vérité, dit Sachkor. Et je la veux tout de suite !

Stupéfait, Harruel sentit brusquement la seconde vue de Sachkor dirigée sur lui. Cette honteuse exploration de l’esprit d’autrui était formellement interdite. Il se sentit mis à nu, scruté jusqu’au plus profond de son être. Il essaya désespérément d’ériger des barrières aux portes de son esprit pour repousser l’intrusion de Sachkor et s’efforça de dissimuler tout ce qui avait trait au viol de Kreun. Mais il lui était impossible de cacher quoi que ce fût. Plus il essayait, plus les images flamboyaient en lui : le corps ferme de la jeune fille se tortillant sous le sien, l’instant brûlant et intense de la possession, les vagues de plaisir au moment où il avait déversé en elle le feu de sa semence.

Sachkor poussa un long rugissement et se précipita sur Harruel d’un bond prodigieux.

Koshmar essaya de se placer entre eux, mais elle ne fut pas assez rapide. Harruel, encore tremblant de l’intrusion de Sachkor dans son esprit, avança instinctivement sa lance sur laquelle le jeune homme vint s’empaler.

Tout le monde se mit à hurler. Puis il y eut un moment affreux de silence absolu. Sachkor regardait la hampe de la lance dépassant de sa poitrine comme s’il ne comprenait pas très bien ce qu’elle faisait là. Un long gargouillement sortit de sa gorge. Harruel lâcha son arme après l’avoir légèrement poussée en avant. Titubant, Sachkor lança autour de lui un regard incrédule, puis il s’affaissa sur le côté. Kreun se précipita vers lui et se laissa mollement tomber par terre. Torlyri s’agenouilla près d’elle et essaya de l’écarter du corps de Sachkor auquel elle s’accrochait de toutes ses forces.

Les Hommes aux Casques, qui semblaient ébahis par ce qui venait de se dérouler devant leurs yeux, échangèrent calmement quelques remarques dans leur bizarre langage et commencèrent à reculer pour se mettre à l’abri de leurs monstrueuses montures.

Koshmar s’avança à son tour vers Sachkor. Elle lui toucha les joues et la poitrine, puis elle saisit la lance et essaya de l’arracher du corps inerte. Après avoir longuement considéré les yeux fixes et vitreux de Sachkor, elle se redressa.

— Il est mort, annonça-t-elle. Qu’as-tu fait, Harruel ?

Oui, songea Harruel, qu’ai-je fait ?

Hresh avait l’impression que cette journée était semblable à un rêve qui n’en finissait pas. Un de ces rêves affreux dont on sort épuisé, comme si on n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Un rêve qui avait commencé par un voyage sur la Grande Planète et qui s’était poursuivi par son initiation au couplage et sa dramatique maladresse avec Taniane, par l’entrée des Hommes aux Casques chevauchant leurs monstrueux animaux à la robe de sang, par le retour de Sachkor et maintenant par cela… par cet instant d’horreur…

Non ! Non ! C’était trop ! Beaucoup trop !

Sachkor demeurait dans la position où il était tombé, totalement inerte, le corps transpercé par la lance d’Harruel. Le guerrier se tenait au-dessus de sa victime, les bras croisés, le visage de marbre. Torlyri avait passé le bras autour des épaules de Kreun, agitées par les sanglots. Les Hommes aux Casques avaient reculé de cinquante pas et ils devaient commencer à se demander s’ils n’avaient pas mis les pieds dans un repaire de rats-loups.

— Est-ce qu’à ta connaissance, demanda Koshmar à Hresh, il était déjà arrivé qu’un membre de la tribu ôte la vie à un autre ?

— Jamais, répondit Hresh en secouant la tête. Jamais je n’ai rien trouvé de tel dans les chroniques.

— Qu’as-tu fait, Harruel ? demanda encore une fois Koshmar. Tu as tué Sachkor qui était l’un des nôtres. Qui était une partie de toi-même.

— Il s’est jeté sur ma lance, rétorqua Harruel d’une voix blanche. Tu l’as bien vu. Tout le monde l’a vu. Il s’est mis à hurler comme un dément et il s’est jeté sur moi. J’ai levé ma lance par réflexe. Je suis un guerrier ! Quand on m’attaque, je me défends ! Il s’est jeté sur ma lance. Tu l’as bien vu, Koshmar…

— Mais tu l’avais provoqué, dit Koshmar. Kreun affirme que tu l’as forcée le jour où Sachkor a disparu et elle lui était promise. La coutume interdit de forcer une femme, Harruel. Tu ne peux pas le nier, Harruel.

Harruel ne répondit pas. Hresh percevait tous les sentiments allant de la colère à la confusion, de la peur à la provocation, qui émanaient de lui. Il avait l’air presque pitoyable, mais il n’en demeurait pas moins dangereux.

Le chroniqueur songea que le guerrier n’avait pas eu l’intention de tuer Sachkor. Mais Sachkor n’était plus.

— Ce que tu as fait mérite un châtiment, déclara Koshmar.

— Mais il s’est jeté sur ma lance, répéta Harruel d’un air buté. Je n’ai fait que me défendre.

— Et le viol de Kreun ? demanda Koshmar.

— Il le nie aussi ! s’écria la jeune fille. Mais il ment. Tout comme il ment quand il prétend ne pas avoir voulu tuer Sachkor. Il le détestait. Il l’a toujours détesté. Sachkor me l’avait avoué avant de partir et il m’a aussi révélé bien d’autres choses à propos d’Harruel. Il m’a dit qu’Harruel voulait renverser Koshmar, qu’il voulait prendre la tête de la tribu, qu’il voulait devenir roi, qu’il…

— Tais-toi, dit Koshmar. Harruel, nies-tu avoir forcé cette jeune fille ?

Harruel garda encore le silence.

— Il faut tirer cette affaire au clair, reprit Koshmar. Hresh, va chercher les pierres de lumière ; la divination nous apprendra la vérité. Non, va plutôt chercher la Pierre des Miracles. C’est avec elle que nous interrogerons Harruel et nous découvrirons ce qui s’est passé entre Kreun et lui, s’il s’est vraiment passé quelque chose…

— Non, dit brusquement Harruel. Je refuse cette épreuve. Et je répète que, contrairement à ce que prétend Kreun, il n’y a pas eu viol.

— Menteur ! lança Kreun d’une voix plaintive.

— Il n’y a pas eu viol, poursuivit Harruel, mais je reconnais que nous nous sommes accouplés. J’étais parti dans la montagne pour protéger la tribu contre ses ennemis, ceux qui viennent aujourd’hui d’entrer dans la ville. J’avais passé toute la nuit à monter la garde sous la pluie. Le matin venu, j’ai rencontré Kreun en redescendant. Je l’ai trouvée attirante. Son odeur m’a semblé attirante. Je l’ai prise par le bras, je l’ai emmenée avec moi et nous avons eu une union charnelle. Voilà la vérité, Koshmar.

— Lui as-tu demandé son consentement ? interrogea Koshmar.

— Non ! s’écria Kreun. Jamais je ne lui aurais donné mon consentement ! J’étais partie à la recherche de Sachkor et j’ai demandé à Harruel s’il l’avait vu. Mais il s’est jeté sur moi… Il était comme fou, il m’appelait Thalippa, il me prenait pour ma mère… Il s’est jeté sur moi, il m’a poussée par terre…

— C’est à Harruel que je parle, fit sèchement Koshmar. As-tu agi avec son consentement, Harruel ? Lui as-tu demandé si elle voulait s’accoupler avec toi, comme un homme doit le demander à une femme, ou une femme à un homme ?

Harruel ne répondit pas.

— Ton silence te condamne, déclara Koshmar. Même sans l’aide du Darak Bayir, tu es condamné et maudit pour avoir commis des actes sans précédent dans notre tribu, pour avoir pris Kreun sans son consentement et pour avoir ôté la vie de Sachkor.

— Son consentement n’était pas nécessaire, lança brusquement Harruel.

— Comment cela, pas nécessaire ?

— Je l’ai prise parce que j’avais besoin d’une femme, après avoir passé tout seul une nuit pénible pour veiller sur la tribu. Et parce que je l’ai trouvée belle et désirable ! Je l’ai prise parce que c’était mon droit !

— Ton droit ? De la forcer ?

— Oui, Koshmar, mon droit ! Parce que je suis roi et que tel était mon bon plaisir !

Que les dieux nous viennent en aide ! songea Hresh.

Les yeux de Koshmar s’agrandirent démesurément sous l’effet de la stupeur, mais elle s’efforça de ne rien laisser paraître de ce qu’elle éprouvait.

— Que signifie ce mot de « roi » que j’entends si souvent depuis quelque temps ? demanda-t-elle à Hresh d’un air contraint. Veux-tu me l’expliquer, chroniqueur ?

Hresh s’humecta les lèvres.

— C’est un titre qui existait à l’époque de la Grande Planète, dit-il d’une voix rauque. C’est un titre de chef réservé aux hommes.

— Aucun homme ne peut devenir chef dans notre tribu, affirma Koshmar.

A cet instant, Hresh perçut avec sa seconde vue de puissantes vibrations émanant d’Harruel avec une telle force qu’il eut l’impression de se trouver au cœur d’une tempête où le vent déchaîné déracinait les arbres.

— C’en est fini de la domination des femmes, déclara le guerrier d’une voix de stentor. A compter de ce jour, je suis roi !

Koshmar fit calmement signe à Konya, Staip et Orbin de s’avancer.

— Saisissez-le, ordonna-t-elle en tendant le bras vers Harruel. Il a perdu la raison et nous devons le protéger contre lui-même.

— N’avancez pas ! rugit Harruel. Personne ne lèvera la main sur moi !

— Tu es peut-être roi, dit Koshmar, mais je suis le chef dans cette cité. Et c’est le chef qui décide. Saisissez-le !

Harruel se tourna pour fixer un regard de glace sur Konya qui ne bougea pas. Puis il regarda successivement Staip et Orbin. Aucun des deux ne fit un geste.

Et Harruel se retourna vers Koshmar.

— Tu peux être le chef aussi longtemps que tu le désires, dit-il d’une voix lourde de menaces. La cité t’appartient. Ou plutôt elle appartient maintenant au Peuple aux Casques. Je vais partir d’ici pour ne plus te gêner.

Il lança un regard circulaire sur la tribu rassemblée tout entière, y compris les femmes et les enfants qui s’étaient enfermés dans le temple à l’annonce de l’arrivée des envahisseurs. Il promena un regard lourd et noir d’un visage à l’autre et quand Hresh sentit qu’il se fixait sur lui, il baissa la tête, incapable de l’affronter.

— Qui veut venir avec moi ? demanda Harruel. Cette ville devient insupportable et il est temps de la quitter ! Qui veut se joindre à moi pour fonder un grand royaume loin d’ici ? Toi, Konya ? Toi, Staip ? Toi ? Toi ? Toi ?

Nul ne fit un geste et le silence devint insoutenable.

— Pourquoi demeurer plus longtemps dans cette cité morte ? reprit Harruel. Son éclat n’est plus qu’un souvenir. Regardez ces animaux dont les excréments commencent à s’entasser sur le boulevard ! Il y en aura bientôt dans toute la ville ! Que ceux qui refusent de rester sous le joug des femmes viennent auprès de moi ! Que ceux qui veulent des terres, des richesses et la gloire viennent auprès de moi ! Qui veut suivre Harruel ? Qui ? Qui ?

— Moi, dit Konya d’une voix rauque. Comme je te l’ai promis il y a déjà longtemps.

Hresh entendit Koshmar étouffer un cri.

Konya se tourna vers sa compagne, debout au milieu des femmes de la tribu. Le ventre de Galihine était gonflé par l’enfant qu’elle portait. Après un instant d’hésitation, elle sortit du cercle des femmes et vint prendre place aux côtés de Konya.

— Qui d’autre ? demanda Harruel.

— C’est de la folie ! cria Koshmar. Si vous sortez de la cité, vous trouverez une mort certaine ! Privés de chef, vous attirerez sur vous la colère des dieux et vous périrez tous !

— Qui d’autre veut me suivre ? demanda Harruel.

— Moi, dit Nittin. Et Nettin m’accompagnera.

Nettin parut abasourdie, comme si son compagnon venait de lui asséner un coup de massue. Mais elle alla docilement rejoindre Nittin, la petite Tramassilu dans ses bras.

Harruel eut un hochement de tête satisfait.

— Moi aussi, j’y vais, déclara brusquement Salaman.

Weiawala le suivit. Puis ce fut au tour du jeune guerrier Bruikkos d’aller se ranger derrière Harruel et, quelques instants plus tard, de Thaloin qui était unie à Bruikkos depuis une ou deux semaines. Hresh sentit son âme se glacer. Jamais il n’aurait imaginé que quelqu’un eût envie de suivre Harruel, mais ce qui se passait était une véritable catastrophe. La tribu était en train de se scinder en deux.

— Je pars avec vous, dit Lakkamai.

Torlyri émit aussitôt un petit cri à demi étouffé. Elle se mordit les lèvres et détourna la tête, mais Hresh eut le temps de voir l’expression de son visage ravagé par l’émotion. Koshmar, elle aussi, montrait un visage égaré. Hresh comprit qu’elle était folle d’inquiétude à l’idée que Torlyri pourrait décider de suivre Lakkamai. Mais la femme-offrande demeura à sa place.

Puis Harruel se tourna vers sa compagne.

— Minbain ?

— Oui, dit-elle posément. Je te suivrai partout où tu iras.

— Et toi, Hresh ? demanda Harruel. Ta mère vient avec moi et elle emmène Samnibolon, ton petit frère. Veux-tu les laisser partir ?

Il s’avança vers le chroniqueur et s’arrêta devant lui, le dominant de toute sa taille.

— Tes connaissances nous seront très utiles dans notre nouvelle vie. Tu seras notre chroniqueur, comme tu l’as été ici, et tu auras tout ce que tu voudras. Veux-tu venir avec nous ?

Hresh était incapable de répondre. Son regard se porta successivement sur sa mère, puis sur Koshmar et Torlyri et s’arrêta enfin sur Taniane.

— Alors ? demanda Harruel d’un ton où perçait une menace.

Hresh avait l’impression que tout tournait follement autour de lui.

— Alors ? répéta Harruel.

Hresh baissa la tête.

— Non, dit-il d’une voix si faible que personne ne l’entendit.

— Comment ? Qu’as-tu dit ? Parle plus fort !

— Non, répéta Hresh d’une voix plus distincte. Je préfère rester ici, Harruel.

Il sentit le sang courir avec violence dans ses veines et cela lui redonna de l’énergie et la force de redresser la tête.

— Nous devrons tous quitter Vengiboneeza tôt ou tard, dit-il d’une voix plus ferme, mais pas tout de suite et pas dans ces conditions. Je vais rester. J’ai encore beaucoup à faire ici.

— Petit misérable ! rugit Harruel. Sale petit sournois !

Il leva le bras pour le gifler. Hresh bondit en arrière, mais il ne fut pas tout à fait assez vif. Harruel parvint à atteindre sa joue du bout des doigts et la violence du coup était telle que Hresh recula de plusieurs mètres et se retrouva assis sur le derrière. Tout tremblant, il demeura dans cette position pendant quelques instants. Puis Torlyri s’avança vers lui et l’aida tendrement à se relever.

— Qui d’autre veut venir ? demanda Harruel. Qui d’autre veut me suivre ? Qui d’autre ? Qui d’autre ? Qui d’autre ?

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