10. Le fleuve et le précipice.

— C’est donc Lakkamai que tu as choisi, dit Koshmar.

C’était le troisième jour depuis la fin de la période des pluies.

Koshmar et Torlyri venaient de rentrer dans la maison qu’elles partageaient, après le repas du soir pendant lequel toute la tribu s’était réunie pour célébrer la cérémonie du Pourvoyeur. Toute la tribu sauf Sachkor, mystérieusement disparu, et dont ils essayaient en vain de retrouver la trace.

Torlyri, paresseusement allongée, se redressa d’un bond. Jamais Koshmar n’avait vu une telle expression sur son visage. Elle y lisait à la fois la peur et un sentiment de culpabilité auxquels s’ajoutait une pointe de défi.

— Tu es au courant ?

— Qui ne l’est pas ? fit Koshmar avec un petit rire aigre. Me prends-tu pour une enfant, Torlyri ? Cela fait plusieurs semaines que vous vous faites les yeux doux et tu arrives à mentionner le nom de Lakkamai dans une phrase sur deux alors que tu pouvais passer un an sans parler de lui…

La mine confuse, Torlyri baissa les yeux.

— Es-tu fâchée contre moi, Koshmar ?

— J’ai l’air fâchée ? Fâchée que tu sois heureuse ?

Mais au fond d’elle-même, Koshmar était beaucoup plus préoccupée qu’elle ne l’aurait imaginé. Elle savait depuis longtemps que quelque chose de ce genre allait arriver et elle s’était dit qu’il lui faudrait se montrer forte quand cela se produirait. Et maintenant que c’était arrivé, elle avait l’impression qu’un poids énorme pesait sur son cœur.

— Tu t’es déjà accouplée avec lui, n’est-ce pas ? reprit-elle après un moment de silence.

— Oui, répondit Torlyri d’une voix à peine audible.

— Tu avais déjà fait cela il y a longtemps, quand nous étions encore très jeunes. Avec Samnibolon, s’il m’en souvient bien. Le Samnibolon de Minbain.

— Avec lui et un ou deux autres, dit Torlyri en hochant lentement la tête. Mais j’étais très jeune et cela fait très longtemps.

— Et cela te procure du plaisir ?

— Maintenant, oui, répondit doucement Torlyri. Les premières fois, cela ne m’avait absolument rien apporté. Maintenant, ce n’est plus pareil.

— Beaucoup de plaisir ?

— Parfois, souffla Torlyri d’une voix rauque.

— J’en suis contente pour toi, dit Koshmar d’un ton pincé. Je n’ai jamais compris quel intérêt cela pouvait avoir, mais on m’a dit que c’était bon.

— Il suffit peut-être de choisir la bonne personne.

— Tu sais bien que pour moi, cela n’existe pas, répliqua Koshmar avec un ricanement. Si tu étais un homme, Torlyri, c’est avec joie que je m’accouplerais avec toi. Mais nous avons le couplage, toi et moi. Nous avons le couplage et cela me suffit. Un chef n’a pas besoin de s’accoupler.

Une femme-offrande non plus, ajouta-t-elle in petto.

Elle détourna les yeux afin que Torlyri ne puisse voir à quoi elle pensait. Elle s’était juré de ne pas intervenir dans la vie privée de sa compagne, aussi douloureux que cela pût être pour elle.

— En parlant de couplage…

— Oui, parlons-en, Torlyri ! Parlons-en autant que tu veux !

La respiration de Koshmar se précipita sous l’effet d’un brusque désir. Plus les relations entre Torlyri et Lakkamai se resserraient, plus Koshmar était avide du moindre gage d’affection.

— Maintenant ? dit-elle. Tout de suite ? Bien sûr ! Viens !

Torlyri eut l’air plus étonnée que ravie.

— Bien sûr, Koshmar, si tu en as envie. Mais ce n’est pas ce que j’avais commencé à dire.

— Ha !

— Ce que je voulais te dire, c’est que le jour de couplage de Hresh est arrivé. Il faut que je l’emmène pour son initiation, si je réussis à l’éloigner de ses machines et de la Pierre des Miracles.

— Déjà, dit Koshmar en secouant la tête. Le jour de couplage de Hresh !

L’initiation des jeunes gens de la tribu aux mystères du couplage était l’une des tâches de la femme-offrande, à laquelle Torlyri avait toujours apporté le maximum de soin et d’amour. Tous ces couplages avec les autres membres de la tribu n’avaient jamais gêné Koshmar, bien que l’union apportée par le couplage fut beaucoup plus profonde et intense que celle d’un simple accouplement. Et elle savait qu’elle aurait dû être beaucoup plus troublée par ce qui allait unir Torlyri à Hresh que par les relations uniquement charnelles de la femme-offrande avec Lakkamai. Mais c’était pourtant le contraire. Les relations de Torlyri avec les jeunes gens ne pouvaient en aucun cas constituer une menace, alors que ses rapports avec Lakkamai…

L’accouplement n’est rien, se dit-elle en contenant la colère qu’elle sentait monter en elle.

Puis elle se dit qu’elle n’était vraiment pas logique. Et enfin elle se dit que ces questions ne pouvaient être résolues par la logique et que le cœur avait sa logique propre.

— Taniane a été initiée au couplage, puis Orbin et maintenant c’est au tour de Hresh, dit Torlyri. Après ce sera à Haniman.

— Comme le temps passe vite. Je revois encore le gamin qui avait essayé de franchir le sas, le jour des mangeurs de glace et du Faiseur de Rêves. Tout cela semble tellement loin… Comme semble loin l’enfance de Hresh.

— Il est quand même curieux d’avoir choisi comme ancien de la tribu quelqu’un qui n’avait pas encore atteint l’âge du couplage.

— Crois-tu que cela le changera, quand il aura été initié ?

— Le changer ? Comment cela ?

— Nous dépendons tellement de lui, dit Koshmar. Il y a tellement de sagesse dans cet esprit bizarre. Mais il arrive que les enfants changent quand ils sont initiés au couplage. As-tu oublié cela, Torlyri ? Et nous devons garder en mémoire que Hresh n’est encore qu’un enfant. Quand il aura trouvé une compagne de couplage, peut-être ne voudra-t-il plus rien faire d’autre pendant des mois. Et qui se chargera d’explorer la cité ? Peut-être même, ajouta-t-elle après un silence, se laissera-t-il séduire par l’accouplement.

— Et alors ? demanda Torlyri en haussant les épaules. Qu’y aurait-il de mal à cela ?

— Il a des responsabilités, Torlyri.

— C’est un garçon qui est en train de devenir un homme. Voudrais-tu lui arracher ce qui lui reste de jeunesse ? Laisse-le découvrir les joies du couplage ! Laisse-le s’accoupler, s’il en a envie ! Laisse-le prendre une compagne, si c’est ce qu’il veut !

— Une compagne ? Mais le chroniqueur ne peut pas s’unir à une femme !

— C’est le Printemps Nouveau, Koshmar. Il ne sert à rien de se cramponner aux vieilles coutumes.

— L’ancien de la tribu n’a pas le droit de prendre une compagne, déclara Koshmar d’un ton glacé. Pas plus que le chef et la femme-offrande. Le couplage nous est permis. Et l’accouplement, si nous le désirons. Mais il n’est pas question pour nous de former un couple ! Nous avons été choisis par les dieux et nous sommes différents des autres ! Mais ne nous écartons pas de notre sujet : quand comptes-tu célébrer le rite d’initiation de Hresh ?

— Dans deux ou trois jours. S’il n’est pas pris par des tâches plus urgentes.

— Bien, dit Koshmar. Fais-le aussi vite que possible et tiens-moi au courant. Il faudra l’avoir à l’œil, pour être sûres qu’il ne change pas.

— Je suis certaine qu’il ne changera pas, dit Torlyri en souriant.

N’oublie pas qu’il sait utiliser le Barak Dayir. Qu’est-ce que le couplage pourrait lui apporter que la pierre magique n’a pas déjà fait ?

— Peut-être. Peut-être.

Un long silence gêné s’établit entre elles.

— Koshmar ? dit enfin Torlyri.

— Oui.

— Un couplage te ferait toujours plaisir ?

— Bien sûr, dit Koshmar en se sentant aussitôt fondre de désir.

— Encore une question, si tu veux bien.

— Vas-y.

— Tu as dit que la femme-offrande ne devait pas prendre un compagnon.

Koshmar la regarda avec stupéfaction. Elle ne s’attendait pas à cela et n’aurait jamais imaginé que la situation fût si grave.

— Jamais cela ne s’est fait, dit-elle d’un ton glacé. Le couplage et l’accouplement nous sont permis, mais n’avons pas le droit de former un couple. Nous sommes différents de tous les autres.

— Oui. Oui, je sais.

Il y eut un nouveau silence, pesant, inquiétant.

— C’est la permission de t’unir à Lakkamai que tu me demandes, Torlyri ? dit enfin Koshmar.

— Oui, répondit la femme-offrande. Nous aimerions former un couple.

— Et tu me demandes la permission ?

— C’est le Printemps Nouveau, Koshmar, dit Torlyri en la regardant droit dans les yeux.

— Cela veut dire que tu penses que ma permission n’est même pas nécessaire ? Dis-moi ce qu’il y a dans ta tête, Torlyri ! Dis-moi ce qu’il y a dans ton âme !

— Je n’ai jamais éprouvé ce que j’éprouve en ce moment.

— J’aime à te l’entendre dire ! répliqua sèchement Koshmar.

— Que dois-je faire, Koshmar ?

— Continue de remplir tes obligations envers les dieux et ton peuple. Emmène Hresh avec toi pour célébrer son initiation. Accomplis les offrandes quotidiennes. Répands ta bienveillance sur tout le monde, comme tu l’as toujours fait.

— Et Lakkamai ?

— Fais ce que tu veux avec Lakkamai !

Torlyri s’abîma une troisième fois dans un long silence que Koshmar ne chercha pas à interrompre.

— As-tu envie de t’unir à moi maintenant ? demanda enfin Torlyri.

— Un autre jour, dit Koshmar. Je me sens très lasse ce soir et je crains qu’un couplage ne soit pas fructueux.

Elle détourna la tête et ajouta d’une voix lugubre :

— Je te souhaite d’être heureuse, Torlyri. Tu me crois, n’est-ce pas ? Je ne souhaite que ton bonheur.

Hresh commença à s’aventurer seul dans la ville. C’était comme un défi à l’autorité de Koshmar, mais elle semblait ne pas s’en soucier et peut-être même n’y prêtait-elle pas attention. La destination de Hresh était de plus en plus souvent la Grande Planète et la machine sommeillant dans le sous-sol de l’esplanade des trente-six tours exerçait sur lui une irrésistible fascination.

Il savait maintenant que la dalle de pierre qui lui permettait d’accéder à la salle souterraine remontait automatiquement au bout d’un certain temps. Il n’avait donc plus besoin de se faire accompagner d’Haniman ou de quelqu’un d’autre pour faire fonctionner le mécanisme. Quels que fussent les risques, il était prêt à les assumer, si cela lui permettait de ne pas avoir à partager avec quiconque ses voyages dans le passé. La Grande Planète était son trésor à lui tout seul et il tenait à l’exploiter comme il l’entendait.

Il procédait toujours de la même manière : mettre d’abord en mouvement la dalle de pierre, aller jusqu’à la machine, saisir le Barak Dayir avec son organe sensoriel, appuyer sur les boutons de commande. Et la Grande Planète reprenait vie devant lui, dans toute sa miraculeuse splendeur.

Jamais il ne retrouvait Vengiboneeza à la même époque et la structure de la cité était chaque fois différente. Comme si toute la longue histoire de la fabuleuse Vengiboneeza était contenue en entier dans la machine, tout au long des centaines de milliers d’années de sa croissance et de ses transformations. Et la machine semblait restituer à chaque fois une page différente du passé, tantôt la Vengiboneeza des origines, encore au tout début de son expansion, tantôt une version de la cité qui devait dater des dernières années, tellement elle était proche de celle que Hresh connaissait.

Quelle meilleure preuve du dynamisme et de l’énergie de la ville que les changements constants qu’il était donné à Hresh de contempler. Il n’y retrouvait que de loin en loin des points de repère familiers : les avenues du front de mer, les trente-six tours et leur esplanade, la tour qui était devenue le temple du Peuple, les villas des quartiers de la ville haute. Seule la Citadelle trapue et solennelle était toujours là, immuable et invulnérable, à chacun des voyages que faisait l’âme de Hresh à travers les abîmes du temps.

Il lui arrivait ainsi d’aborder à une époque où de hautes palissades blanches s’élevaient comme des rangées de lances le long des rues de la ville basse, où la cité grouillait de seigneurs des mers remontant des quais par dizaines dans de rutilants chars d’argent. A une autre époque, des bannières d’une force intangible tournoyaient dans le ciel avec des claquements tumultueux de couleurs criardes tandis qu’un gigantesque cortège de hjjk descendait des montagnes à la file indienne. Et les insectes s’engouffraient par millions dans la cité qui les absorbait tous, comme si sa capacité eût été infinie. Ou bien il assistait à un rassemblement d’humains. Hresh reconnaissait à son corps défendant qu’il s’agissait bien des humains. Tout en espérant de tout son cœur s’être trompé, il lui fallait se rendre à l’évidence. Les êtres glabres aux membres grêles, au nombre de six ou sept douzaines, étaient assis en rond autour d’une vaste place s’étendant au pied de la Citadelle et ils échangeaient des pensées silencieuses dont il était exclu malgré tous ses efforts pour pénétrer leurs mystères.

Mais Vengiboneeza était avant tout la capitale des yeux de saphir. Pour chacun des membres des autres races, les reptiles étaient au nombre d’une dizaine, voire d’une centaine. Il voyait partout leurs formes monstrueuses aux fortes mâchoires, aux pattes puissantes et aux yeux étincelants de force, de sagesse et de contentement.

Hresh n’avait aucune difficulté à lier conversation avec tous ceux qu’il rencontrait à Vengiboneeza, y compris avec les seigneurs des mers et les humains. Tout le monde le comprenait et tout le monde était d’une irréprochable courtoisie. Il comprit pourtant à la longue que ce n’étaient pas de véritables conversations, mais de simples illusions crées par la machine qui lui ouvrait les portes du passé. Il ne se trouvait pas réellement à l’époque de la Grande Planète, sept cent mille ans plus tôt, mais dans une sorte de projection, devant un fac-similé ayant toutes les apparences de la vie et auquel il s’intégrait comme un véritable voyageur dans l’immense cité.

Cela lui devint évident quand, se promenant au milieu des habitants de Vengiboneeza avec son lot habituel de questions, il constata que les réponses qu’on lui donnait étaient totalement dépourvues de substance. Elles semblaient avoir une signification, mais celle-ci perdait toute réalité au moment même où elle pénétrait dans son esprit, comme les aliments dispensés à profusion dans les banquets de ses rêves. Il ne pouvait rien apprendre en interrogeant tous ceux qu’il rencontrait dans les rues de la Vengiboneeza d’antan. La ville lui était en vérité inaccessible, isolée par la barrière infranchissable du temps.

Mais la splendeur de ce qu’il lui était donné de voir continuait de l’éblouir, de l’enrichir et de l’émerveiller.

Dans l’antique Vengiboneeza, les yeux de saphir semblaient apparaître et disparaître à leur gré, se matérialisant et s’évanouissant avec une facilité confondante.

Pour voyager à l’extérieur de la cité, ils avaient inventé de merveilleux chars célestes, sortes de rutilantes bulles rose et or qui flottaient dans un silence total et laissaient sortir leurs passagers par des trappes s’ouvrant comme par magie dans leurs flancs. Hresh voyait ces bulles par centaines se déplacer silencieusement dans le ciel. Malgré la vitesse de leur déplacement, elles n’entraient jamais en collision et il discernait à l’intérieur des silhouettes d’yeux de saphir dans des poses nonchalantes.

Un troisième moyen de transport — mais était-ce vraiment un moyen de transport — apparaissait sous la forme de mystérieux appareils montés sur de petites plates-formes de pierre verte et polie. Il s’agissait d’étroits tubes verticaux de métal sombre, de la hauteur d’un homme adulte, qui s’élargissaient à leur extrémité supérieure pour former une sphère partiellement ouverte, pas plus grosse que la tête d’un homme. Une étrange et violente lumière — bleue, rouge, verte —, visible dans l’ouverture des sphères, semblait produite par quelque puissant appareil contenu dans les tubes.

Hresh voyait de temps en temps un des maîtres de la ville, la démarche encore plus lente et posée qu’à l’ordinaire, s’approcher d’une des plates-formes sur lesquelles étaient dressés les étranges tubes de métal. Il était en général accompagné de plusieurs autres yeux de saphir qui marchaient à ses côtés et le soutenaient parfois de leurs petits bras. Ses compagnons s’écartaient toujours devant la plate-forme qu’il gravissait seul. Il s’approchait ensuite de la sphère surmontant le tube jusqu’à ce que sa tête aux fortes mâchoires soit vivement éclairée par la lumière produite par le tube. Et, en un clin d’œil, il disparaissait. Aspiré, semblait-il, à l’intérieur du tube. Hresh ne comprenait pas comment cela se faisait ni comment la petite sphère brillante pouvait contenir la masse énorme du reptile. Il ne parvenait pas non plus à percevoir l’instant précis où avait lieu la brutale transition, où le crocodilien qui approchait sa tête de la sphère s’évanouissait d’un seul coup.

Ce voyage entrepris par les yeux de saphir était à l’évidence un voyage sans retour. Hresh en vit un grand nombre disparaître dans les sphères brillantes mais pas un seul en sortir.

Aucun de tous les appareils que Hresh découvrait dans ses visions ne semblait avoir survécu au Long Hiver. Jamais il n’avait trouvé dans les ruines de Vengiboneeza la moindre trace des plates-formes de pierre verte supportant les tubes de métal.

Après avoir observé à de nombreuses reprises la cérémonie de la sphère lumineuse, Hresh décida d’aller voir de plus près de quoi il s’agissait. Par une nuit sans lune, son esprit s’engagea sur une place déserte. A proximité du tube se dressait un arbre dont les branches ployaient sous le poids d’énormes fruits à écales, plus gros que ses deux mains placées côte à côte, qu’il entassa au pied du tube, de manière à pouvoir regarder à l’intérieur de la sphère lumineuse. L’entreprise était malaisée, car les fruits ne cessaient de glisser et de se dérober sous lui, et il lui fallut s’agripper au bord de la sphère pour ne pas tomber. Il raffermit sa prise et approcha la tête de l’ouverture de la sphère.

Il savait que ce qu’il faisait était dangereux. Il risquait à son tour d’être aspiré par l’appareil et projeté dans un autre monde ou dans le séjour des dieux. Il pouvait aussi être anéanti, car il commençait à soupçonner que les yeux de saphir utilisaient ces appareils pour mettre un terme volontaire à leur existence, quand leur jour de mort était venu. Mais la tentation était irrésistible. Et il se répétait que ce n’était qu’une vision. Qu’avait-il à redouter d’un appareil n’ayant aucune réalité et ayant cessé de fonctionner sept cent mille ans avant qu’il vienne au monde ?

Mais si tu n’es pas réellement présent, lui glissa une petite voix intérieure, comment se fait-il que tu aies pu cueillir ces fruits et les empiler de la sorte ?

Sans se donner la peine de répondre, Hresh avança la tête et regarda à l’intérieur.

Il découvrit au cœur de la sphère une zone de ténèbres absolues, d’un noir si intense qu’elle semblait produire une lumière irréelle. Hresh la contempla avec fascination et il comprit que ce n’était pas seulement un autre monde qu’il voyait, mais un autre univers, quelque chose à quoi les dieux eux-mêmes n’avaient pas accès. Cette zone noire était toute petite — elle eût sans doute tenu dans la paume d’une main — mais il émanait d’elle un pouvoir effrayant. Ils ont dû récupérer des fragments de cet autre univers, songea Hresh, et ils les ont réunis dans ces sphères, de sorte que, lorsqu’ils ont envie de quitter le royaume des dieux, ils s’en approchent pour que les ténèbres les saisissent et les emportent.

Il attendit calmement d’être emporté à son tour. Il était totalement envoûté par l’appareil, prêt à se laisser emporter n’importe où.

Mais il ne se passa rien. Il fixa le noir jusqu’à ce que ses yeux lui fassent mal. Puis il vit deux silhouettes, celles d’un crocodilien et d’un végétal, sortir des ténèbres et lui faire signe.

— Éloigne-toi de là, murmura le végétal de sa voix caressante. C’est très dangereux.

— Pourquoi, dangereux ? J’ai avancé la tête à l’intérieur et il ne s’est rien passé.

— Éloigne-toi quand même.

— Je le ferai si tu m’expliques à quoi cela sert.

Le végétal replia ses pétales et son compagnon partit d’un long rire sifflant. Puis ils lui expliquèrent la fonction de l’appareil. Ils parlaient en même temps, mais Hresh comprenait parfaitement tout ce qu’ils disaient. Ce qu’ils lui apprirent le laissa pantois, mais, comme tout ce qu’il avait découvert depuis qu’il visitait la Grande Planète, cela n’avait pas plus de réalité que la substance dont sont faits les rêves, et ce qui lui apparaissait clairement au moment où on le lui disait lui échappait instantanément malgré tous ses efforts pour le retenir.

Il descendit de la plate-forme et ils l’entraînèrent vers un lieu où se répandaient des lumières et des chants. Tout ce dont il put se souvenir par la suite, c’est la conclusion à laquelle il était arrivé tout seul, mais ce qu’ils lui avaient dit s’était totalement effacé de son esprit. Ces appareils étaient bien utilisés par les habitants de la Grande Planète pour mettre un terme à leur vie, quand ils sentaient que le moment de mourir était venu.

Mais pourquoi désiraient-ils mourir ? s’interrogea Hresh sans trouver de réponse.

Puis il songea que les yeux de saphir savaient que les étoiles de mort allaient anéantir la planète et qu’ils les avaient attendues sans rien faire.

Pourquoi avaient-ils eu une telle attitude.

Mais il ne trouva non plus de réponse à cette question.

Il y avait un endroit dans la cité des visions de Hresh où toute la planète apparaissait sur le fond du ciel.

Un disque plat de métal argenté était fixé dans l’angle d’un mur d’un petit bâtiment décagonal. Quand on touchait un bouton, une flèche de lumière éblouissante venue de nulle part frappait le disque argenté et un immense globe représentant la planète devenait aussitôt visible. Hresh sut d’emblée qu’il s’agissait de la planète, car il en avait déjà vu des cartes dans les chroniques. Des cartes planes, alors que ce qu’il avait devant les yeux était un globe, mais il savait, pour l’avoir lu dans les chroniques, que c’était bien une représentation de la planète. Jamais Hresh n’aurait imaginé qu’elle pût être si vaste. En faisant le tour du globe, il distingua quatre grands continents séparés par d’immenses étendues d’eau. Il vit des cités gigantesques où de grandes voies s’entrecroisaient comme des traits de feu, il vit des fleuves et des lacs, des montagnes et des rivières. Ce n’était qu’une image sur le fond du ciel, mais Hresh sentit le mouvement puissant des océans et le poids écrasant des montagnes. Quand il se pencha sur les plus grandes cités, il s’imagina voir des silhouettes minuscules se déplaçant dans les rues minuscules.

Le plus vaste des continents occupait toute une partie du globe. Deux plus petits se trouvaient de l’autre côté, l’un au-dessus de l’autre et le quatrième, tout en bas de la planète, était un continent de glace d’où provenait un courant d’air froid.

— Où se trouve Vengiboneeza ? demanda-t-il.

Une vive lumière verte s’alluma dans l’angle gauche du plus haut des deux continents superposés.

— Et Thisthissima ? Mikkimord ? Tham ?

Chaque fois qu’il prononçait le nom d’une ville, une lumière s’allumait et le globe tournait sur lui-même pour lui en montrer l’emplacement. Quand sa petite réserve de noms fut épuisée, il ordonna au globe de lui montrer toutes les cités en même temps. Les points lumineux s’allumèrent aussitôt en si grand nombre et le globe se mit à tourner si rapidement que Hresh en fut aveuglé et qu’il recula, terrifié, en se cachant les yeux. Quand il eut trouvé le courage de regarder de nouveau, le globe avait disparu.

Il n’essaya pas de le faire réapparaître, mais jamais il n’oublierait la sphère aux océans immenses et aux continents colossaux piquetés sur toute leur surface de myriades de lumières éblouissantes. La splendeur de la Grande Planète était infinie.

Hresh découvrit encore autre chose qui lui montra l’étendue des richesses disparues. C’était une structure qu’il supposa être cet Arbre de Vie dont Thaggoran lui avait parlé à plusieurs reprises.

Ce n’était pas un arbre à proprement parler, mais un tunnel, ou plutôt un ensemble de tunnels assemblés horizontalement dans un lieu dégagé, sur une longueur de plusieurs centaines de pas. Le plancher était au-dessous du niveau du sol et le toit voûté était fait d’un matériau si transparent qu’il semblait ne pas y avoir de toit. Le tunnel était traversé de bout en bout par une large galerie centrale d’où partaient des passages perpendiculaires, eux-mêmes subdivisés en passages plus étroits.

A l’extrémité de chacune des branches de l’Arbre de Vie se trouvait une salle ronde et dans chacune de ces salles vivait une petite famille d’animaux dans ce qui devait être son cadre naturel, car il régnait dans certaines salles une sécheresse désertique alors que d’autres abritaient une végétation luxuriante. Il était possible de traverser l’Arbre de Vie d’une branche à l’autre sans nullement déranger les animaux.

Pendant toute la traversée du continent avec la tribu, Hresh n’avait rencontré aucune des espèces animales présentes dans l’Arbre de Vie, mais elles ressemblaient à certaines de celles qui étaient décrites dans le volume des chroniques intitulé le Livre des Animaux. Il ne pouvait donc s’agir que des espèces qui peuplaient la planète avant la venue des étoiles de mort, les habitants disparus de l’ancien monde.

Il vit d’énormes bêtes noir et rouge, à l’allure placide, armées de grosses cornes évasées comme des trompettes à leur extrémité et d’autres, aux longues pattes graciles, au pelage d’un jaune très clair, qui ouvraient de grands yeux étonnés, aussi larges que la main. Il vit aussi un étrange animal fauve, rayé de noir, juché sur quatre longues pattes décharnées, qui vivait sur un terrain marécageux et inclinait son long cou pour saisir d’un brusque coup de bec d’infortunées créatures vertes.

Il vit des animaux ronds comme des tambours dont le ventre bleu et distendu émettait des sons joyeux et retentissants ; d’autres ressemblant à des serpents et pourvus d’une triple tête ; et encore de petits animaux farouches, aux oreilles démesurées, dont le corps était couvert d’une mousse verdâtre et de feuilles, à tel point que Hresh n’aurait su dire s’il s’agissait vraiment d’animaux ou de plantes.

Il parcourut toutes les salles avec un émerveillement sans cesse renouvelé devant l’abondance et la variété des espèces. Mais une profonde tristesse le gagnait à l’idée que tous ces animaux avaient probablement disparu de la surface de la planète, à moins que quelqu’un eût songé à les abriter dans quelque cocon pour attendre la fin des siècles de froidure. Mais il en doutait. Ils avaient tous disparu, comme avaient disparu les yeux de saphir.

Dans une des salles proches de l’extrémité de l’Arbre de Vie il fit une nouvelle découverte qui le prit totalement au dépourvu. C’était un groupe d’animaux qui semblaient être de sa propre race et qui vivaient dans un lieu rappelant en miniature son ancien cocon tribal.

Même si, à première vue, ils lui ressemblaient beaucoup, ils n’étaient pas absolument pareils. En regardant attentivement, Hresh remarqua que leur organe sensoriel était plus fin et qu’il ne formait pas le même angle avec leur corps. Leurs oreilles étaient plus développées et placées plus en arrière sur la tête tandis que leur fourrure paraissait extraordinairement dense et rêche. Les adultes étaient plus petits que ceux de sa tribu et ils n’avaient pas un aspect aussi râblé. D’autre part, leur main formait avec le poignet un angle bizarre et ils avaient de longs doigts noirs, avec une paume d’un rouge vif et non pas rose comme la sienne.

Hresh sentit sa poitrine se serrer. La révélation était par trop accablante.

Il avait le sentiment de se trouver devant une ébauche du Peuple. La dissemblance était aussi forte que la ressemblance. Mais il n’y avait pas à nier la similarité. La parenté. Ils étaient de la même race, cela sautait aux yeux. Voilà donc à quoi ressemblait le Peuple à l’époque de la Grande Planète.

Le Livre des Animaux disait que Dawinno le Destructeur modifiait sans cesse la forme de tous les êtres vivants. Les changements étaient si minimes qu’on les remarquait à peine d’une génération à l’autre, mais sur la durée, les différences devenaient sensibles. Hresh en avait la preuve devant lui. La race qui était sortie des cocons à la fin du Long Hiver était fort différente de celle qui s’y était réfugiée quelque sept cent mille ans auparavant.

Mais derrière cette évidence se trouvait une autre vérité, encore plus cruelle. S’il avait pu refuser de la voir, il l’aurait fait, mais elle était trop éclatante.

Il ne faisait guère de doute que l’Arbre de Vie fût un emplacement où étaient rassemblés des animaux, sans doute pour le divertissement des habitants de Vengiboneeza. Il n’y avait pas de seigneurs des mers, pas de hjjk, pas de végétaux, aucun représentant des peuples civilisés de la Grande Planète. Il n’y avait que des animaux, de simples animaux. Et ses ancêtres étaient au nombre de ces animaux.

Tous les muscles du corps de Hresh frémissaient d’indignation, mais il lui fallait bien se rendre à l’évidence. Pas à pas, la cité du passé l’avait contraint à reconnaître ce qu’il niait depuis l’arrivée du Peuple à Vengiboneeza, à savoir qu’à l’époque de la Grande Planète ceux de sa race n’était pas considérés comme des humains, mais comme des animaux et qu’ils n’étaient pas du même rang que les Six Peuples. Des animaux supérieurs, peut-être, mais des animaux quand même, que l’on présentait au public au milieu de toutes les autres espèces animales de l’ancien monde.

Il était bouleversé, écrasé, anéanti. Pendant un long moment, il contempla en silence les êtres qui occupaient la salle. Pas les êtres, les animaux, ses ancêtres. Mais ils ne semblaient pas remarquer sa présence. Il n’était sans doute pas donné aux animaux peuplant l’Arbre de Vie de voir ceux qui venaient les regarder.

Hresh leur fît des signes, il frappa du poing sur la paroi transparente, il s’adressa à eux d’une voix rauque et brisée.

— Je m’appelle Hresh ! Je suis votre frère ! Je suis venu vous annoncer une bonne nouvelle : ce sont les descendants de vos descendants qui hériteront de la planète !

Mais les mots ne sortaient qu’à grand-peine de sa bouche et les occupants de la salle ne levèrent pas une seule fois la tête vers lui.

Il se résigna enfin à s’éloigner et à abandonner l’Arbre de Vie. Il vit la Citadelle verte des Faiseurs de Rêves, tapie au sommet de son éminence et eut l’impression que le sinistre édifice lançait dans sa direction le feu de mille soleils. Il se détourna en titubant. C’était un lieu qui appartenait aux humains. C’était leur temple, leur hôtellerie, leur point de rencontre. C’était leur lieu. Un lieu réservé aux humains. Et quoi que nous en pensions, songea-t-il, nous ne sommes pas des humains.

Une fois de plus, il entendit résonner dans sa tête le rire hideux et sifflant des sentinelles artificielles.

Petit singe. Petit singe. Ne vous prenez jamais pour des humains.

Hresh laissa la vision s’effacer peu à peu et il remonta de l’antique Vengiboneeza avec l’énergie désespérée de qui entrevoit la surface après avoir failli se noyer.

A son retour au camp, il ne dit pas un mot de son expérience à quiconque, y compris à Taniane. Mais il avait l’impression d’être étrangement transparent. Elle l’observait de loin, avec un regard distant et voilé, comme si elle avait voulu lui dire : Il y a un terrible secret que tu n’oses pas partager avec moi, mais je le connais déjà. Hresh était si bouleversé et si malheureux qu’il s’isola pendant plusieurs jours et lorsqu’il parla de nouveau à Taniane, ce ne fut que pour échanger de prudentes banalités. Il se sentait absolument incapable de supporter autre chose et elle semblait le comprendre.

Quelques jours plus tard, les singes de la jungle lancèrent un nouvel assaut contre le camp. Avec des cris suraigus, ils fracassèrent les fenêtres, firent éclater par terre des nids d’insectes et bombardèrent leurs ennemis de boue séchée et d’excréments. Hresh sentit monter en lui une rage folle doublée d’un profond dégoût. Tout son être se révoltait à l’idée que le Peuple et ces animaux répugnants pouvaient être apparentés. Mais quand il vit Staip et Konya grimper sur un toit et embrocher une demi-douzaine d’assaillants, il se détourna en frissonnant, refoulant ses larmes, incapable d’assister au massacre. Il ne savait plus que penser. Il avait l’impression de ne plus rien comprendre.

Minbain était en train d’ensemencer un champ de graines de feu quand elle entendit une voix derrière elle. Elle se retourna et vit Torlyri.

— J’essaie de trouver Hresh, dit la femme-offrande. Sais-tu où il se trouve ?

— Peut-être sur la lune, répondit Minbain en riant. Ou en train de voguer entre deux étoiles. Personne ne sait jamais où se trouve Hresh, et surtout pas moi.

— Je suppose qu’il est encore parti dans les ruines.

— Sans doute. Je ne l’ai pas vu depuis deux ou trois jours.

Cela faisait déjà bien longtemps que Minbain avait cessé de considérer Hresh comme son fils. Il était vif comme l’éclair et tout ce qu’il faisait la déroutait et la dépassait. Elle baissa les yeux vers la plantation de graines de feu et ne releva la tête qu’au bout de quelques instants.

— Et toi, tu n’aurais pas rencontré Harruel, par hasard ? Lui aussi, cela fait un bon moment que je ne l’ai pas vu.

— Je crois qu’il passe encore le plus clair de son temps à patrouiller dans la montagne, dit Torlyri.

— Oui, dit Minbain, presque tout son temps. S’il passe une nuit sur cinq avec moi, c’est vraiment tout. Je suis sûre qu’il rumine des idées noires.

— Je veux bien lui parler, dit Torlyri. Si je peux l’aider de quelque manière que ce soit…

— Méfie-toi de lui si tu vas le voir. Il me fait peur, ces temps-ci. Au moment où on s’y attend le moins, il a de terribles explosions de colère. Mais il y a plus étrange encore. Il gémit dans son sommeil, il s’agite comme un forcené, il invoque les dieux… Crois-moi, Torlyri, il me fait peur. Mais, en même temps, j’aimerais qu’il dorme plus souvent avec moi. Il y a certaines choses qui me manquent, ajouta-t-elle avec un petit sourire.

— Je comprends ce que tu veux dire, fit Torlyri en lui rendant son sourire.

— Pourquoi veux-tu voir Hresh ? A-t-il encore fait quelque chose de mal ?

— C’est son jour de couplage, dit Torlyri.

— Son jour de couplage ! répéta Minbain en ouvrant de grands yeux. Ce n’est pas possible ! Hresh a déjà atteint l’âge du couplage ! Comme le temps passe ! Et je ne l’ai pas vu passer…

Elle secoua longuement la tête.

— Mais, Torlyri, ajouta-t-elle brusquement, si Hresh a atteint l’âge du couplage, je dois déjà être bien vieille !

— N’y pense pas, Minbain. Tu ne portes pas ton âge.

— Yissou soit loué !

— Si je rencontre Harruel, poursuivit Torlyri, je lui dirai que tu aimerais le voir un peu plus souvent.

— Et si je rencontre Hresh, je lui dirai que tu le cherches.

La blessure que Hresh avait reçue dans l’Arbre de Vie fut très longue à cicatriser. Le chroniqueur se promit de ne plus jamais redescendre dans le sous-sol de l’esplanade aux trente-six tours et de ne plus jamais entreprendre de voyage dans le temps pour retrouver l’antique Vengiboneeza. Mais, au fil des jours, sa curiosité innée recommença à le tarauder et il comprit qu’il ne pourrait tenir très longtemps sa promesse. Il se jura alors au moins de ne plus jamais pénétrer dans l’Arbre de Vie, s’il devait le retrouver à l’occasion d’un de ses voyages dans le temps, car il était au-dessus de ses forces de revoir le lieu où ses ancêtres avaient été parqués comme les animaux qu’ils étaient, pour le plaisir et l’édification des peuples civilisés.

Quand il céda enfin à la curiosité, il ne vit pas trace de l’Arbre de Vie. La cité s’était énormément transformée et, parmi tous les bâtiments qu’il avait vus lors de sa dernière visite, il ne reconnut que la Citadelle et une poignée d’autres. Il en fut profondément soulagé. Il se doutait bien que, si l’Arbre de Vie avait encore été là, il y serait retourné, au mépris de toutes ses promesses.

— Te voilà enfin ! s’écria Torlyri. Je t’ai cherché toute la matinée !

Hirsute, crotté, Hresh revenait du quartier d’Emakkis Boldirinthe, dans la partie septentrionale de la cité, en suivant un large boulevard. Il avait l’air distant, absent, avec, sur le visage, l’expression de qui vit à cheval entre deux mondes.

Il tourna la tête vers Torlyri et la regarda comme s’il ne la reconnaissait pas. Puis il détourna les yeux, incapable d’affronter son regard.

— Je suis en retard pour quelque chose ?

— Sais-tu qu’aujourd’hui est un grand jour ?

— Friit ? dit-il d’un air vague. Non, Mueri. Je suis sûr que c’est Mueri…

— C’est ton jour de couplage ! annonça Torlyri en éclatant de rire.

— Aujourd’hui ?

— Oui, aujourd’hui, dit-elle en lui tendant les bras. Cela a donc vraiment si peu d’importance pour toi ?

Hresh baissa les yeux sans avancer vers elle. De son gros orteil gauche, il commença à faire des dessins sur la terre meuble.

— Je croyais que c’était demain, dit-il d’une voix sourde et angoissée, sans lever le nez. Je t’assure que c’est vrai, Torlyri !

La femme-offrande se remémora encore une fois le jour où elle l’avait surpris en train de se glisser hors du cocon et où il l’avait implorée de ne rien dire à Koshmar. Il était beaucoup plus posé maintenant et ses responsabilités au sein de la tribu l’avaient mûri. Et pourtant il n’avait absolument pas changé en profondeur. Ce n’était plus le garçon téméraire et apeuré qu’elle avait connu, mais presque un homme. Il était devenu Hresh-qui-a-les-réponses, le gardien des chroniques, le chef du groupe des Chercheurs et sans doute le plus sage de tous les membres de la tribu. Mais Hresh-le-questionneur, le garçon entêté, à la personnalité déroutante, défiant toute autorité, n’avait pas disparu. Oublier son jour de couplage ! Seul Hresh était capable de cela !

Trois jours auparavant, elle lui avait demandé de se préparer à cette initiation qui devait marquer son entrée dans l’âge adulte. Cela impliquait jeûne et purification, chant et contemplation. Avait-il fait quoi que ce fût de tout cela ? Certainement pas. Hresh était seul à déterminer ses priorités.

Mais s’il ne s’est pas préparé, songea Torlyri, comment peut-il espérer réussir son premier couplage. Même quand on s’appelait Hresh, il fallait s’y préparer.

— Tu as l’air bizarre, dit-elle. Je suppose que tu as encore utilisé les machines de la Grande Planète.

Il hocha la tête sans répondre.

— Et tu as vu des choses troublantes ?

— Oui, dit-il.

— As-tu envie de m’en parler ?

— Pas vraiment, répondit Hresh en secouant vivement la tête.

Il avait encore dans le regard une expression à demi absente.

Ses yeux étaient fixés sur un point situé derrière l’épaule gauche de Torlyri, comme s’il avait voulu lui indiquer poliment qu’il supportait cette conversation sans y participer réellement. Il était abîmé dans une douleur dont Torlyri n’avait pas la moindre idée de la nature et la conviction se faisait plus forte en elle que ce serait une grave erreur de l’initier au couplage le jour-même.

Mais elle pouvait au moins essayer d’atténuer sa douleur.

Elle s’avança vers lui, posa les mains sur ses épaules et lui transmit de l’énergie et de l’affection. Hresh continua de regarder dans le lointain, mais un muscle de sa mâchoire était parcouru de contractions spasmodiques.

— Nous sommes ici tous les deux et je vois le passé tout autour de moi, dit-il enfin d’une voix très lointaine. Je vois la Vengiboneeza d’antan. La Vengiboneeza de la Grande Planète.

Sa voix était étrangement voilée et sa lèvre inférieure tremblait. Il leva la tête et plongea pour la première fois les yeux au fond de ceux de Torlyri. La femme-offrande découvrit l’étrangeté de ce regard et elle y lut une peur qu’elle n’y avait jamais vue.

— Tu sais, Torlyri, poursuivit Hresh, il m’arrive de ne pas savoir où je suis. Ni à quelle époque. La cité antique recouvre celle-ci comme un masque. Elle se soulève comme une vision, comme un rêve. Et cela me fait peur. Tu sais, Torlyri, je n’ai jamais eu vraiment peur avant cela. Tout ce que je veux, c’est apprendre. Il n’y a pas de quoi être effrayé de vouloir apprendre. Mais parfois, quand je pars dans la ville, je vois des choses… des choses… La ville antique reprend vie devant moi et elle recouvre la ville en ruine comme un masque doré, un masque d’une beauté qui me terrifie. Et quand je retrouve la ville en ruine, c’est elle qui recouvre à son tour la ville antique comme un crâne enveloppe une tête.

— Hresh, dit doucement Torlyri en le serrant contre sa poitrine.

— Je veux apprendre, Torlyri. Tout apprendre sur tout ce qui a jamais existé. Mais parfois, je découvre des choses…

Il se dégagea de l’étreinte de la femme-offrande et s’écarta de quelques pas. Puis il lui tourna le dos, le regard fixé sur la montagne.

— Nous pourrions peut-être choisir un autre jour pour ton premier couplage, dit-elle après quelques instants de silence.

— Non. C’est aujourd’hui le jour.

— Mais aujourd’hui ton âme est profondément troublée.

— Qu’importe ! Nous le ferons aujourd’hui.

— Mais si ton attention est détournée par autre chose, tu n’auras pas l’esprit libre pour le couplage…

— Je me sens déjà plus calme, dit Hresh. Depuis que je suis près de toi. Depuis que je te parle.

Il pivota sur lui-même pour lui faire face et se redressa.

— Viens, Torlyri, dit-il d’une voix soudain grave et vibrante de détermination. Viens. Il se fait tard et nous avons des choses importantes à accomplir.

— Tu penses vraiment que nous devrions le faire ?

— Absolument !

— Mais t’es-tu préparé comme il convenait ? As-tu fait tout ce que tu étais censé faire ?

— Arrête ! dit Hresh avec un grand sourire.

Il paraissait d’un seul coup alerte, impatient, plein de vivacité.

— Alors, Torlyri, tu m’emmènes dans ta salle de couplage ? Mon jour de couplage est arrivé ! Me pardonneras-tu de l’avoir oublié ? Tu sais que j’ai énormément de choses auxquelles penser. Mais oublier son propre jour de couplage ! Viens m’initier à cet art, Torlyri ! Toute ma vie, j’ai attendu ce jour !

Il donnait l’impression, en quelques instants, d’être sorti d’un étrange sommeil, ou d’avoir recouvré la santé. La tristesse et la confusion qui emplissaient son esprit semblaient avoir disparu d’un coup. Torlyri se demanda si c’était bien vrai ou s’il faisait semblant. Mais il semblait réellement être redevenu lui-même, le Hresh exubérant et impatient qu’elle connaissait, Hresh-le-questionneur, toujours avide de nouvelles expériences. Peut-être avait-il eu, ce matin-là, une expérience de trop dans l’antique Vengiboneeza. Mais le voile de tristesse qui enveloppait son âme semblait maintenant s’être dissipé.

Torlyri avait pourtant encore des doutes.

— Il n’y aurait aucun mal à attendre une journée de plus, dit-elle.

— Non, Torlyri. C’est pour aujourd’hui.

En souriant, elle l’étreignit de nouveau. Hresh était irrésistible. Comment aurait-elle pu refuser ?

— Alors, viens avec moi. C’est aujourd’hui le grand jour.

A l’époque du cocon, le couplage n’avait lieu que dans des salles spéciales, situées un peu à l’écart de la vaste salle d’habitation. Cet acte d’union intime ne pouvait être accompli que dans la plus grande intimité, contrairement à l’accouplement qui, le cas échéant, pouvait se dérouler au vu et au su des autres.

Mais depuis que le Peuple s’était installé à Vengiboneeza, cette coutume ancestrale était tombée en désuétude et le couplage avait lieu soit dans les différentes chambres des membres de la tribu, soit dans quelque bâtiment abandonné de la cité où ils ne risquaient guère d’être dérangés. Mais le premier couplage était un moment important et délicat à l’usage duquel Torlyri avait réservé une salle située dans le sous-sol du temple, où elle était à l’abri des intrus. C’est vers cette salle qu’elle conduisit Hresh.

Au moment où ils pénétraient dans le temple, la silhouette élancée de Kreun sortit de l’ombre de la chapelle de Mueri. Quand elle fut tout près d’eux, elle s’arrêta et se tourna vers Torlyri, comme si elle s’apprêtait à lui dire quelque chose. Mais, incapable de proférer une parole, elle émit une sorte de long sanglot et s’éloigna précipitamment. En quelques secondes, elle eut disparu.

Torlyri secoua longuement la tête. Kreun se conduisait d’une manière très bizarre depuis déjà plusieurs semaines. Certes, elle devait être profondément bouleversée par la disparition de Sachkor, dont personne n’avait trouvé la moindre trace, bien que Hresh, avec l’aide de la Pierre des Miracles, eût été en mesure d’établir qu’il était encore vivant, sans pour autant savoir où il se trouvait. Mais le mutisme dans lequel elle se retranchait était franchement inquiétant et le chagrin seul ne semblait pouvoir en justifier la profondeur. Du matin au soir elle broyait du noir et s’enfermait dans un silence farouche. Elle demeurait seule et pleurait sans arrêt. Cela n’avait que trop duré. Torlyri décida de la prendre à part dès que possible pour la soulager de ce poids qui l’accablait.

Mais pas ce jour-là. Il appartenait à Hresh.

Une de ces larges rampes tournantes dont les architectes aux yeux de saphir étaient si friands menait à la salle de couplage de Torlyri. Des grappes de phosphobaies dispensaient une faible lumière orangée tout le long de la rampe.

— J’ai beaucoup pensé aux dieux, Torlyri, déclara brusquement Hresh au moment où ils s’engageaient sur la rampe.

Torlyri ne s’attendait pas à cela. Hresh aurait dû concentrer toute son attention sur le couplage et non penser à ce genre de chose. Mais, tout compte fait, cela n’avait rien de si étonnant. Hresh faisait rarement ce qu’on attendait et elle était souvent prise au dépourvu par ce qu’il disait.

— C’est vrai ? demanda-t-elle doucement.

— Au cours de mes explorations, j’ai découvert une machine des anciens qui m’a permis de voir des animaux vivant à l’époque de la Grande Planète. Certains ressemblaient beaucoup aux animaux d’aujourd’hui, mais, en même temps, ils étaient différents. Tout ceux qui ont survécu aux rigueurs du Long Hiver ont subi de nombreuses modifications, imperceptibles ou profondes.

— Peut-être, dit Torlyri en se demandant où il voulait en venir.

— J’ai cherché à savoir lequel des dieux est responsable de ces changements, poursuivit Hresh et je pense que c’est Dawinno. C’est bien lui qui transforme tous les êtres vivants au fil du temps ? C’est bien lui qui crée de nouvelles formes à partir des anciennes ?

Torlyri s’arrêta et considéra Hresh d’un air profondément perplexe. Ce n’était encore qu’un enfant et il roulait déjà dans sa tête des pensées de ce genre. Ce Hresh était vraiment unique !

— En effet, dit prudemment Torlyri, c’est Dawinno qui supprime l’ancien pour faire du nouveau.

— Il crée le nouveau à partir de l’ancien !

— C’est ainsi que tu vois les choses, Hresh ?

— Oui. Oui. Dawinno est le grand Transformateur !

— Soit, dit Torlyri qui commençait à se sentir tout à fait perdue.

— Mais la transformation n’est pas la création, poursuivit implacablement Hresh.

— Assurément…

— Alors, Torlyri, qu’y a-t-il donc au commencement ? interrogea Hresh, le regard brillant, presque fiévreux. Songe aux différents dieux que nous adorons. Nous rendons un culte au Pourvoyeur, au Guérisseur et à la Consolatrice. Nous vénérons le Protecteur et le Destructeur. Mais il n’y aucun dieu que nous appelons le Créateur. A qui devons-nous la vie, Torlyri ? Et qui a créé le monde ? Est-ce Yissou ?

Le trouble que Torlyri ressentait depuis le début de leur discussion ne faisait que s’aggraver.

— Yissou est le Protecteur, dit-elle d’une voix mal assurée.

— Exactement. Il n’est pas le Créateur. Nous ignorons qui a créé le monde. C’est même une chose que nous ne nous demandons jamais. T’es-tu déjà posé la question, Torlyri.

— J’accomplis les rites. Je sers les Cinq Déités.

— Mais les Cinq Déités doivent bien servir un sixième dieu ! Qui est-il ? Pourquoi n’avons-nous pas de nom pour lui ? Pourquoi n’existe-t-il pas de culte pour lui rendre hommage ? Il a créé le monde et tout ce qu’il contient. Dawinno ne fait que le refaçonner. C’est en constatant l’œuvre de Dawinno que j’ai commencé à m’interroger sur la forme première du monde. Il existe un dieu plus puissant que Dawinno et nous ignorons tout de lui. Comprends-tu ce que je veux dire, Torlyri ? Il se dérobe à notre regard, mais il est le plus puissant de tous. C’est une divinité créatrice qui a le pouvoir de tirer les choses du néant et celui de tout faire passer d’une forme à une autre. Ce dieu est capable de prendre des animaux aussi stupides et méchants que ces petits singes qui nous harcèlent et d’en faire des êtres presque humains. Il peut tout faire, Torlyri, car il est le Créateur ! Qui sait, il a peut-être même créé les Cinq Déités !

La femme-offrande lui lança un regard horrifié.

Torlyri était intelligente, mais il y avait certains domaines qu’elle préférait ne pas explorer. On ne s’interrogeait pas sur la nature des dieux, on se contentait d’accomplir leur volonté. Et c’est ce que Torlyri avait fait toute sa vie, avec un zèle irréprochable. Les Cinq Déités qui régnaient sur le monde lui suffisaient.

Les théories de Hresh la troublaient profondément. Un Créateur ? Il allait de soi qu’il y avait eu un commencement à toutes choses, mais c’était si lointain que cela ne pouvait plus guère avoir d’importance pour ceux qui vivaient dans le présent. C’était folie de se poser des questions de cet ordre. L’idée qu’il pût y avoir eu une époque où les Cinq Déités n’existaient pas et qu’elles puissent avoir été crées par un autre dieu donnait le vertige à Torlyri. Si les Cinq Déités avaient eu un Créateur, lui-même en avait sans doute eu un, qui avait également été créé par un autre dieu…

Ce processus sans fin lui faisait tourner la tête.

Et quelle idée extravagante de transformer des singes en humains ! Cela ne rimait à rien.

Hresh ! Hresh ! Hresh !

— Concentrons-nous sur le couplage, Hresh, dit-elle d’une voix calme mais ferme.

— Comme tu préfères, dit-il.

— Ce n’est pas que je préfère, mais nous sommes ici pour cela.

— D’accord. Aujourd’hui, nous allons nous unir par le couplage.

Il lui sourit tendrement et prit les mains de la femme-offrande dans les siennes. Torlyri eut l’impression déroutante d’être devenue d’un coup la novice et lui l’initiateur. Ce garçon ne cesserait jamais de l’étonner ! Elle dut faire un effort pour se rappeler qu’il n’était encore qu’un enfant de treize ans qui lui arrivait à peine à la poitrine et qu’ils étaient venus pour célébrer le premier couplage de Hresh et non le sien !

Ils continuèrent de descendre la rampe et arrivèrent dans la galerie basse et voûtée qui menait à la salle de couplage de Torlyri. Tandis qu’ils suivaient l’étroit passage, la femme-offrande, obligée de se courber pour ne pas toucher le plafond de la tête, perçut une modification de l’odeur de Hresh. Elle comprit que la situation était encore en train de changer. Depuis qu’ils avaient pénétré dans le temple, Hresh avait pris les choses en main, mais peut-être commençait-il à se rendre véritablement compte qu’il était sur le point de célébrer son premier couplage. L’événement était en train de prendre une certaine réalité. L’odeur nouvelle qu’elle avait perçue était celle de l’appréhension. Hresh le chroniqueur, Hresh le sage, n’était encore qu’un enfant et cela venait de lui revenir à l’esprit.

La salle de couplage avait douze côtés, séparés les uns des autres par des bandes de pierre bleue, qui se rejoignaient au plafond pour former une voûte d’arête à demi-noyée dans l’ombre. La pièce, assez exiguë, n’avait sans doute servi que de réserve aux yeux de saphir, car elle était manifestement trop basse de plafond pour leur haute taille. Mais elle était assez spacieuse pour l’usage auquel Torlyri la destinait. Elle en avait tapissé le sol de fourrures et disposé des objets sacrés dans les niches creusées dans les parois. Des torchères de phosphobaies dispensaient une lumière vert-jaune, faible mais suffisante.

— Allonge-toi et fais la paix en toi, dit Torlyri à Hresh. J’ai un rite à célébrer.

Elle alla de niche en niche et invoqua successivement les Cinq Déités. Les talismans et autres amulettes disposés dans les niches étaient d’anciens objets familiers, lisses et patinés, qu’elle avait apportés du cocon. Pour un premier couplage, il était essentiel de gagner la faveur des dieux, car le novice était ouvert à des forces de l’extérieur et, si les dieux n’entraient pas en lui, d’autres puissances pourraient le faire. Torlyri ignorait si ces puissances étaient maléfiques, mais elle avait le souci de ne rien laisser au hasard.

Elle fit le tour de la pièce en prononçant les paroles sacrées. Elle demanda à Yissou de protéger Hresh de tout danger quand son âme serait ouverte. Elle implora Mueri de le libérer de l’angoisse qui semblait remplir son esprit, Friit de panser les plaies que sa troublante expérience avait pu provoquer et Emakkis de lui donner la force et la résistance dont il aurait besoin. Elle demeura plus longtemps devant l’autel de Dawinno, car elle savait que le Destructeur était le dieu auquel Hresh s’était tout particulièrement consacré. Et si Dawinno était véritablement le Transformateur, comme Hresh l’avait suggéré, il convenait de solliciter sa grâce pour la transformation qui allait avoir lieu.

Les niches avaient été pratiquées dans un mur sur deux de la pièce dodécagonale. Il y en avait donc six et Torlyri, n’ayant jamais trouvé de destination à la sixième, l’avait laissée vide. En achevant son tour de la pièce, elle s’arrêta devant la niche vide et, à sa grande stupéfaction, elle commença d’invoquer un dieu qu’elle ne connaissait pas, le mystérieux Créateur dont Hresh lui avait laissé entrevoir l’existence.

— Qui que tu sois, murmura-t-elle, si jamais tu existes, écoute la voix de Torlyri. Je te demande de veiller sur cet étrange garçon, de le rendre fort et de le protéger, car il aura beaucoup à faire sur cette terre qui t’appartient. C’est ce que Torlyri te demande, au nom des Cinq Déités qui sont à ton service.

Ébahie par sa propre attitude, elle scruta longuement l’ombre de la sixième niche.

Puis elle se retourna et alla s’agenouiller auprès de Hresh, sur les fourrures. Il la regardait fixement, sans perdre un seul de ses mouvements.

— La paix est-elle descendue en toi ? demanda-t-elle.

— Oui, je crois.

— Tu n’en es pas sûr ?

— Si, si. J’ai trouvé la paix.

Torlyri en doutait fort. Il aurait dû avoir dans le regard une expression rêveuse qui en était absente. Il n’avait même pas dû étudier la technique qu’elle lui avait enseigné en lui recommandant de s’y exercer. Mais l’esprit de Hresh était peut-être capable d’aborder le couplage sans même avoir atteint la paix intérieure. Avec lui, il ne fallait jurer de rien.

Elle avait pris un objet sacré dans la niche de Dawinno, une pierre blanche et polie autour de laquelle était enroulée une fibre verte et résistante. Elle la glissa dans la main gauche de Hresh et referma les doigts du garçon sur le talisman. Il l’aiderait à se concentrer. Dans l’autre main Hresh tenait l’amulette qui avait appartenu à Thaggoran.

— Tu vas connaître la joie la plus profonde de notre peuple, déclara la femme-offrande d’une voix solennelle. Tu vas connaître la fusion des âmes qui est notre privilège. Nous abordons le couplage avec crainte et révérence. Nous l’abordons avec ferveur et ravissement.

Torlyri sentit la tension monter en elle.

Avec combien de membres de la tribu s’était-elle trouvée dans cette même situation ? C’était sans doute près de la moitié d’entre eux qu’elle avait initiés au couplage. Mais jamais elle ne s’était trouvée devant la perspective d’unir son âme à celle de quelqu’un comme Hresh. Elle était remplie d’une étrange inquiétude à l’idée de pénétrer dans son esprit et de le sentir pénétrer dans le sien. Et, juste avant le moment crucial, elle éprouva le besoin de chercher elle aussi la paix intérieure et de faire la série d’exercices habituellement réservés aux novices. Hresh semblait se rendre compte qu’elle était anormalement mal à l’aise et Torlyri vit ses yeux brillants fixés sur elle avec un regard empreint d’inquiétude, comme si leurs rapports s’étaient encore une fois inversés, lui étant redevenu le maître et elle la jeune fille à initier.

Puis elle sentit la paix s’installer lentement en elle.

Elle prit Hresh dans ses bras et ils s’étendirent côte à côte.

— Réjouissons-nous ensemble, dit-elle doucement. Laisse-toi aller.

Leurs organes sensoriels se touchèrent. Hresh eut un instant d’hésitation — elle sentit la brusque contraction de ses muscles — puis il se détendit et le couplage commença.

Comme tout le monde, Hresh fut un peu maladroit au début, mais il sut très vite s’adapter à ses mouvements et tout devint facile. Torlyri sentit les premiers fourmillements annonciateurs d’une communion. Hresh entrait en elle et elle entrait en lui. Puis la fusion s’effectua et elle perçut la texture unique de son âme, son coloris, sa musique.

Il était encore plus singulier qu’elle l’avait imaginé. Elle pensait découvrir en lui une grande solitude et elle la trouva, mais son âme avait une profondeur, une richesse et une plénitude telles qu’elle n’en avait encore jamais rencontré. La puissance de sa seconde vue était considérable. Ils n’en étaient qu’aux premiers stades du couplage, mais elle percevait tout le pouvoir qu’il tenait en réserve. La force de son esprit était celle d’un fleuve tumultueux se jetant dans un précipice titanesque. Elle se demanda si elle n’avait rien à redouter d’une union avec un esprit d’une telle puissance.

Non. Non. Jamais Hresh ne lui ferait de mal.

— Viens, souffla Torlyri. Unis-toi à moi.

Et elle s’ouvrit entièrement.

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