24

Deux compagnons vêtus de robes tirent Buckmaster des profondeurs de la tente des transtemporalistes de Karakorum et le conduisent devant Shadrak. Buckmaster porte également l’habit, mais au lieu du grossier vêtement de crin noir des transtemporalistes, il s’agit d’un lourd froc de bure surmonté d’un capuchon et tissé avec soin. Ses pieds sont glissés dans des sandales. Un pesant crucifix pend à son cou. Il rabat son capuchon pour révéler un crâne tonsuré.

Buckmaster est devenu une sorte de moine.

Ce nouvel ascétisme vestimentaire n’est pas la seule transformation qui se soit opérée en lui. L’individu impatient, coléreux, toujours parcouru d’une énergie hargneuse qu’on sentait endiguée à grand-peine, a cédé la place à un homme d’un calme irréel, réservé, un homme qui vit dans quelque impénétrable royaume de solitude et de paix. Il est pâle, maigre, presque fantomatique. Il se tient devant Shadrak sans dire un mot, totalement immobile à l’exception de ses mains qui égrènent un chapelet. Il attend. Il attend.

Shadrak se décide à parler.

— Je ne pensais pas vous revoir vivant.

— La vie réserve bien des surprises, docteur Mordecai.

La voix de Buckmaster a changé aussi ; elle est plus grave, plus sonore, sépulcrale, purifiée de toute sa fureur bredouillante.

— Le bruit a couru que vous aviez été envoyé dans une ferme d’organes. Disséqué, dépecé.

— Le Seigneur a choisi de m’épargner, répond pieusement Buckmaster.

Pour Shadrak, cette dévotion est un peu dure à avaler.

— Vous voulez dire que vos amis vous ont sauvé la mise, lance-t-il, regrettant aussitôt sa brusquerie. Ce n’est pas une manière très avisée de s’adresser à quelqu’un dont vous avez besoin.

Mais Buckmaster ne parait pas s’offusquer.

— Mes amis sont Ses intercesseurs. Comme nous tous, docteur Mordecai.

— Êtes-vous resté ici tout le temps ?

— Oui. Depuis le jour où vous avez assisté à mon interrogatoire.

— Et les sécuvils ne sont pas venus renifler par ici ?

— Officiellement, je suis mort, docteur. Mon corps a été réparti entre des membres souffrants du gouvernement : l’ordinateur vous le confirmera. Les sécuvils ne recherchent pas les morts. Pour eux, je ne suis plus qu’un assortiment de pièces détachées – ici un pancréas, là un foie, un rein, un poumon. Oublié. Un éclair de malice passe sur son visage étrangement grave. Si vous alliez leur dire que je suis ici, ils le nieraient.

— Et à quoi vous êtes-vous occupé ?

— Les transtemporalistes me considèrent comme un saint homme. Chaque jour, je bois leur coupe. Chaque jour, je retrace la vie de Notre Seigneur. J’ai suivi de nombreuses fois Sa Passion sur le Calvaire, docteur. J’ai marché parmi les apôtres. J’ai baisé le bas de la robe de Marie. J’ai été témoin des miracles : Cana, Capharnaüm Lazare ressuscité à Béthanie. Je L’ai vu trahi à Gethsémani. Je L’ai vu amené devant Pilate. J’ai vu toutes ces choses, docteur Mordecai, tout ce qui est raconté dans les Évangiles. Tout est vrai. C’est, littéralement, la vérité. Mes yeux en portent témoignage.

Shadrak reste un moment muet devant la puissance de la conviction qui se lit dans les yeux de Buckmaster et ses accents éthérés. Impossible de ne pas croire que ce petit bonhomme ébouriffé ait parcouru la Galilée en compagnie de Jésus, de Pierre et de Jacques, qu’il ait entendu les sermons de saint Jean-Baptiste et les pleurs de Marie-Madeleine. Illusion, hallucination, autosuggestion, imposture : peu importe. Buckmaster est métamorphosé. Il rayonne.

Shadrak l’interroge de façon volontairement brutale :

— Êtes-vous encore capable d’accomplir des travaux en microingénierie ?

Perdu dans ses rêveries séraphiques, enveloppé de son linceul de sérénité mystique et de joie transcendantale, Buckmaster reste interloqué par cette question hors de propos. Les paroles de Shadrak lui arrachent un hoquet de stupéfaction ; c’est comme si on lui avait donné un coup de coude dans les côtes. Il tousse, fronce les sourcils et répond d’un air visiblement dérouté :

— Je suppose que oui. Cette pensée ne m’est jamais venue à l’esprit.

— J’ai du travail pour vous.

— Ne soyez pas absurde, docteur.

— C’est tout ce qu’il y a de sérieux. Je m’adresse à vous parce qu’il y a une certaine tâche que vous, et vous seul, êtes en mesure d’accomplir correctement. Je ne ferais confiance à personne d’autre.

— Le monde m’a exclu, docteur, et j’ai exclu le monde. C’est ici que je vis. Les soucis du monde ont cessé d’être les miens.

— Il fut un temps où vous vous préoccupiez des injustices perpétrées par Gengis Mao et le CRP.

— Je me situe à présent au-delà du juste et de l’injuste.

— Ne parlez pas ainsi. Cela fait impression, Roger, mais c’est une dangereuse ineptie. Le péché d’orgueil, si je ne m’abuse ? Vous avez été sauvé par vos frères humains. Vous leur devez la vie. Ils ont pris des risques pour vous. Cela vous crée des obligations envers eux.

— Je prie pour eux chaque jour.

— Vous pouvez accomplir quelque chose d’une utilité plus immédiate.

— La prière est le bien suprême à mes yeux. À coup sûr, je la place plus haut que la microingénierie. Je ne vois pas en quoi ce que vous avez à me proposer dans ce domaine pourrait aider mes frères humains.

— Je connais un travail qui le peut.

— Je ne vois pas comment…

— Gengis Mao doit bientôt subir une nouvelle intervention.

— Que représente Gengis Mao à mes yeux ? Je l’ai oublié ; il m’a oublié.

— Il s’agit d’une opération du cerveau. Une poche de liquide est en train de se former sous son crâne. Si ce liquide n’est pas évacué, cela pourrait le tuer. Nous allons sous peu installer un système de drainage doté d’une valve qui nous permettra d’assurer l’écoulement. Dans le même temps, je serai doté d’un nouvel implant de télémesure. Je veux que vous me fabriquiez cet implant, Roger.

— Quel sera son rôle ?

— Il me permettra de contrôler le fonctionnement de la valve.

Deux heures plus tard, entouré de ciseaux, de maillets et de scies, Shadrak se trouve dans la grande chapelle de menuiserie à l’extrémité du complexe de loisirs de Karakorum et cherche à entrer dans la phase initiale de méditation. Il ne s’y prend pas très bien. De temps à autre, il sent venir quelque chose, les signes annonciateurs du niveau de concentration requis, mais il ne peut retenir ce sentiment plus d’une minute : il commence à se féliciter d’être enfin parvenu à l’état d’esprit souhaitable et le perd aussitôt ; il le perd encore et encore. C’est la faute de Buckmaster. Buckmaster refuse de quitter le devant de la scène.

Si Buckmaster avait eu gain de cause, Shadrak ne se trouverait pas à présent parmi les menuisiers, il serait encore chez les transtemporalistes, allongé, inerte et drogué, tandis que son esprit remonterait deux millénaires afin de contempler le rite sanglant du Calvaire. « Buvez la coupe avec moi », l’avait adjuré Buckmaster. « Nous assisterons ensemble à la Passion. » Mais Shadrak avait décliné l’invitation. Une autre fois, avait-il doucement répondu à l’ingénieur. Les virées transtemporelles brûlent trop d’énergie ; or il a besoin de toutes ses forces pour la délicate entreprise dans laquelle il va se lancer. Buckmaster avait compris, ou du moins il était prêt à lui pardonner de ne pas se montrer désireux d’accomplir le voyage à ce moment précis. Shadrak avait quitté la tente avec la promesse que Buckmaster aurait conçu le nouvel implant dans les quarante-huit heures. Et Buckmaster continue de le hanter.

Quelle surprise ç’avait été de voir la moinerie de Buckmaster s’évanouir dès l’instant où il eut compris les implications de la requête de Shadrak – le souffle court, les joues qui prennent de la couleur, les yeux brillant de l’ancienne fièvre. Il avait posé mille questions, exigé des précisions, demandé à connaître les seuils de performance, les paramètres déterminant la capacité de l’engin, les zones de préférence en vue de l’implantation dans le corps. Il prenait des notes comme un furieux. Il ne lui fallut qu’une demi-heure pour concevoir l’appareil dans ses grandes lignes. Il annonça qu’il aurait besoin de l’aide de l’ordinateur pour le schéma définitif, mais cela ne posait aucun problème : Ficifolia lui établirait un relais téléphonique branché directement sur l’ordinateur pilote de Gengis Mao. Buckmaster avait éclaté d’un rire strident. Puis un changement brutal s’était opéré dans ses traits. La sérénité était revenue. Il avait mis la microingénierie de côté : de nouveau, il n’était plus qu’un moine, calme, distant, glacial, qui lui disait : « Buvez la coupe avec moi. Nous assisterons ensemble à la Passion. »

Pauvre fou de Buckmaster.

Dans un effort pour retrouver la paix de l’esprit, Shadrak se saisit d’un traceret, le repose, prend une tarière, passe ses doigts sur la lame courbe d’un ciseau, appuie une craponne contre son front. Ça va mieux. Un tout petit peu mieux. Le contact du métal froid calme ses nerfs. Pauvre fou de Buckmaster ; à cette heure, il a sans doute vidé sa coupe ; il est parti sur les ailes du rêve ; il est allé voir poser la couronne d’épines, enfoncer les clous, porter le coup de lance. Fou ? Buckmaster est un homme heureux. Il s’est placé au-delà de toute souffrance. Il a berné les sbires de Gengis Mao. Il a trouvé la sainteté au sortir de l’épreuve et marche désormais chaque jour aux côtés du Sauveur et des apôtres. Aux yeux de Buckmaster, la Palestine de Jésus a plus d’existence que la Mongolie de Gengis Mao, et qui irait y trouver à redire ? S’il le pouvait, Shadrak ferait peut-être le même choix. Certes, la réalité finira par empiéter sur le rêve de Buckmaster : le moment viendra – et il ne saurait tarder – où la dernière injection d’antidote de l’ingénieur cessera d’avoir de l’effet, et il ne risque guère de pouvoir se procurer une dose supplémentaire. Mais de toute évidence, cela ne l’inquiète nullement.

À force d’y songer, une parcelle de la sérénité toute neuve de Buckmaster finit par retomber sur Shadrak. Cette fois, il ne la laisse pas échapper ; il accomplit le voyage intérieur qui l’amène en ce lieu éclatant de lumière, hors d’atteinte de la tourmente. Buckmaster disparaît ; Gengis Mao disparaît ; Shadrak disparaît. Pendant des heures il travaille paisiblement à son établi, il ne fait qu’un avec ses outils, avec son matériau. Lorsqu’il quitte la chapelle, en fin de journée, il est proche de l’extase.


Il parvient à Oulan-Bator une heure après la tombée de la nuit. Dès son arrivée, il téléphone à Katya Lindman.

— Je veux te voir, dit-il.

— J’espérais que tu m’appellerais. Je savais que tu étais rentré.

Ils se retrouvent dans une salle de loisirs au cinquantième niveau, un lieu de rendez-vous fort prisé du personnel de moyen échelon. Le service y est discret. La pièce est un grand ovale avec de hautes voûtes et des lumières vives, orné de serpentins de métal doré d’une composition ultra-légère qui pendent du plafond et tournent doucement selon les courants d’air. Un portrait géant de Gengis Mao occupe tout le mur de gauche, tandis qu’un portrait de Mangu lui fait face de l’autre côté.

Katya a revêtu ce qui est pour elle une tenue exceptionnellement provocante : un étroit fourreau, fait d’un tissu doux de couleur rouille, moule ses formes ; le décolleté profond met en valeur ses épaules larges et fermes et ses seins lourds. Il se pourrait même qu’elle ait mis du parfum. Shadrak ne l’a jamais surprise à faire la moindre concession à l’image conventionnelle de la féminité, et c’est avec un étonnement mêlé de déception qu’il la voit à présent recourir à d’aussi peu subtiles techniques de séduction. Cela ne correspond pas du tout à son personnage, et ce n’était vraiment pas nécessaire. Mais peut-être Katya est-elle lasse de son personnage, le regard dur, les dents pointues, la bouche cruelle, l’esprit froid et efficace, la scientifique rapide et compétente. Elle lui a déjà avoué son amour ; peut-être veut-elle à présent jouer à être la sorte de femme chez qui l’amour est chose vraisemblable. Si tel est le cas, c’est un mauvais calcul de sa part : il préfère de loin la Katya qu’il connaît. Ou qu’il croit connaître. L’amour n’est pas un bal costumé.

— Je ne pensais pas que tu reviendrais, dit-elle.

— Je n’ai jamais eu l’intention de ne pas revenir. Je n’essayais pas de disparaître. Seulement de partir un peu afin de réfléchir.

— Et tu as réussi ?

— Je l’espère. Je ne vais pas tarder à le savoir.

— Je ne te poserai pas de question.

— Non. Ne cherche pas.

Elle sourit.

— Je suis heureuse de ton retour. Si ce n’est que je m’inquiète de te savoir en danger.

— Si je ne m’inquiète pas, pourquoi devrais-tu le faire ?

— Je n’ai pas besoin de répondre à cela. Sa voix est enrouée, presque théâtrale. Tu m’as manqué, Shadrak. J’ai été surprise de voir à quel point tu m’avais manqué. Tu n’aimes pas m’entendre dire ce genre de chose, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce qui te donne cette idée ?

— Ton visage. Tu as l’air tellement mal à l’aise. Tu ne supportes pas de mots tendres de ma part. Tu ne trouves pas convenable que le Dr Lindman, la dure, la mauvaise, parle de cette façon.

— Je ne suis pas habitué à te voir ainsi, c’est tout. C’est un aspect de toi qui ne m’est pas familier.

— Même la manière dont je suis habillée ce soir te déplaît probablement. Mais je peux redevenir l’autre Katya, si tu le désires. Attends-moi. Je vais aller remettre ma blouse de labo.

Elle donne presque l’impression de parler sérieusement.

— Arrête. Il lui prend la main. Tu es très belle ce soir.

— Merci. D’une voix métallique. Elle retire sa main.

— Mais c’est vrai. Et je suis censé le dire, et je l’ai dit. C’est la règle du jeu. Maintenant, tu es censée dire…

— Arrêtons de jouer, Shadrak. D’accord ?

— D’accord. Est-ce pour toi ou pour moi que tu t’es habillée comme ça ?

— Pour tous les deux.

— Ah ! Rien que pour le plaisir, hein ? Parce que tu te sentais l’envie de faire un numéro sexy. C’est ça ?

— C’est ça. On en reste là ?

— D’accord. On en reste là.

— Tu acceptes que je te dise que tu m’as manqué ? Ne m’oblige pas à être une sorte de machine. Shadrak. Ne m’oblige pas à coller à l’image que tu as de moi. Je ne te demande pas de dire que je t’ai manqué. Mais laisse-moi exprimer ce que je ressens. Donne-moi le droit d’être sotte de temps à autre, le droit d’être douce, d’avoir des contradictions, si j’en ai envie. Sans t’interroger pour savoir laquelle est la vraie Katya. Je suis toujours la vraie Katya, quel que soit le personnage du moment. D’accord ?

— D’accord. Il lui prend de nouveau la main, et cette fois elle ne la retire pas. Que s’est-il passé en mon absence ? demande-t-il au bout d’un moment.

— Je suppose que tu as entendu parler des maux de tête du khan ?

— Bien sûr. C’est pour cela que j’ai choisi de rentrer dès le moment où j’ai commencé de capter les données de la télémesure, à Pékin.

— Est-ce quelque chose de grave ?

— Nous allons devoir opérer. Dès qu’un certain appareil que j’ai commandé sera prêt.

— Les opérations du cerveau ne sont-elles pas particulièrement risquées ?

— Pas autant que tu pourrais le croire. Mais le khan n’en aime pas l’idée – les lasers qui vont fouiner à l’intérieur de son crâne, etc. Je ne l’ai jamais vu paniquer comme ça à cause d’une opération. Mais il s’en sortira. Qu’est-il arrivé d’autre ?

— Il y a eu les funérailles.

— Je sais. Je me trouvais à Jérusalem – ou à Istanbul. J’ai vu des photos par la suite.

— C’était monstrueux. Ça a duré des jours et des jours. Dieu sait ce que ça a pu coûter. Toute la vie s’est pratiquement arrêtée pendant qu’on a eu droit aux discours, aux processions, aux fanfares, aux défilés aériens, à toutes sortes de rites et de célébrations. Avec Gengis Mao trônant au milieu de la place, en train de boire du petit-lait.

— Dommage que j’aie raté ça.

— Je suis sûre que tu en as eu le cœur brisé.

— Oui. Absolument. Ils rient tous les deux. Shadrak commence à penser qu’il aime bien l’allure qu’elle a dans cette robe. Il reprend : Et quoi, encore ? Comment marche ton projet ?

— Très bien. Nous possédons déjà les équivalents de dix-sept caractéristiques cinétiques. Nous avons progressé davantage au cours des trois dernières semaines que dans les trois mois précédents.

— Bien. Je veux que ton automate soit achevé rapidement. Je veux que ton projet soit le premier à être opérationnel.

— As-tu parlé à Nikki depuis ton retour ?

— Non. Pas encore.

— J’ai entendu dire qu’Avatar aussi progressait rapidement. On raconte qu’ils ont pratiquement fini de passer des paramètres de Mangu à ceux de… du nouveau donneur. Ils ont des semaines d’avance sur le programme. Ça me fait peur, Shadrak.

— Il n’y a pas de quoi.

— Je ne peux pas m’empêcher de penser… et si… si jamais ils se mettent vraiment à…

— Ils ne le feront pas. Ça n’arrivera pas. J’ai trop de valeur aux yeux de Gengis Mao tel que je suis.

— « La redondance est la voie principale de notre survie », souviens-toi. À ton avis, combien de médecins y a-t-il qui attendent au portillon ? Entièrement équipés avec implants de télémesure et tout le nécessaire ?

— Aucun.

— Peux-tu en être sûr ?

— Buckmaster saurait si on a fabriqué, à un moment ou à un autre, un double des implants. Or, il n’a jamais rien entendu dire de tel.

— Buckmaster est mort, Shadrak.

Il ne relève pas la remarque.

— Je sais qu’il n’existe aucun double de Shadrak Mordecai en train d’attendre quelque part que la place soit libre. Je mesure à présent combien Gengis Mao dépend de moi et exclusivement de moi, l’irremplaçable Shadrak. Quelque chose me dit que, dans un proche avenir, je vais devenir beaucoup moins « redondable », et beaucoup plus indispensable. Je ne m’inquiète pas au sujet d’Avatar, Katya.

— J’espère que tu sais ce que tu fais.

— Moi aussi.

Il fait un signe en direction de la sortie, juste au-dessous du grand portrait de ce pauvre Mangu au regard vide.

— Allons en haut, suggère-t-il.

Elle sourit et approuve de la tête.


C’est le matin de l’opération. Gengis Mao repose sur le billard. Il est couché sur le ventre, éveillé, pleinement conscient. De temps à autre, il relève la tête pour observer d’un œil mauvais les médecins assemblés autour de lui – Shadrak, Warhaftig et le neurologue consultant qui assiste Warhaftig, un Israélien nommé Malin. Il n’y a pas à se tromper sur la nature du regard du khan : il est terrifié. Il tente de dissimuler sa peur en fanfaronnant comme à son habitude, mais il n’y parvient pas. D’ici dix minutes, les lasers chirurgicaux vont percer un trou dans son crâne, et cette perspective ne l’enchante pas. Sans ces maux de tête – dont les effets sont à présent visibles, sous forme de grimaces et tics impériaux –, rien de tout ceci n’arriverait.

On a rasé la tête du président. Paradoxalement, il a l’air plus jeune, plus vigoureux, sans son épaisse crinière noire : dénudé, ce crâne dur comme le roc en dit long sur la force immense de l’homme, sur la densité des courants intérieurs qui le mènent. La musculation très apparente du cuir chevelu exprime cette puissance : collines et vallées composent un relief saisissant, un paysage hérissé, fait de côtes et de crêtes, nourri et amplifié par quatre-vingt-dix années ou presque passées à discuter, à réfléchir, à mordre et à mastiquer avec la même férocité. Les angles de pénétration prévus par les chirurgiens sont indiqués sur la peau à l’encre lumineuse.

Warhaftig est prêt à pratiquer la première incision. La stratégie de l’intervention a été élaborée au long de trois journées de réunions. Ils n’approchent pas des zones des localisations cérébrales. Le crâne sera ouvert haut sur la crête occipitale externe, et le dispositif de drainage inséré dans le tronc cérébral, au niveau de la protubérance annulaire, juste au-dessous du quatrième ventricule et près du bulbe rachidien. De l’avis de tout le monde, c’est là le meilleur emplacement pour la valve, et cela permettra, pas tout à fait par hasard, d’écarter les lasers du siège de la raison – quoique le moindre écart du chirurgien pût endommager les centres bulbaires qui contrôlent la vasomotricité, l’activité cardiaque et d’autres fonctions essentielles. Mais Warhaftig n’est pas homme à faire un écart.

Le chirurgien jette un coup d’œil vers Shadrak.

— Tout est en ordre ?

— Tout va bien. Quand vous voudrez.

Warhaftig passe légèrement la main sur la nuque de Gengis Mao. Aucune réponse. Il le pince alors durement à la base du crâne. Le khan ne réagit pas davantage. Il est sous anesthésie locale – administrée, comme à l’ordinaire, par sonipuncture.

— Maintenant, fait Warhaftig. Allons-y.

Il pratique la première incision.

Gengis Mao ferme les yeux – mais Shadrak sait par ses moniteurs que le khan est toujours pleinement conscient, tendu, ramassé tel un léopard méfiant sur une haute branche. La peau est repoussée, puis maintenue en place par des rétracteurs. Warhaftig s’efface devant Malin qui va inciser l’os. Le neurochirurgien n’a pas l’agilité de Warhaftig, mais il a passé trente ans à tailler dans des crânes et sait avec une précision dont son confrère ne peut avoir idée quelle marge d’erreur lui est permise. C’est fait : une fenêtre est ouverte dans la tête du khan. Dressé sur la pointe des pieds, Shadrak contemple avec une sorte de terreur fascinée le cerveau même qui conçut les théories de la dépolarisation centripète, qui accoucha du Comité révolutionnaire permanent, qui sortit l’humanité du chaos de la Guerre virale. C’est là, oui, juste à cet endroit, dans cette mystérieuse masse grise, que tout fut engendré.

Ils cherchent à présent un emplacement pour le drain. Warhaftig a repris le commandement. À ce stade de l’opération il n’utilise plus un laser, mais une aiguille creuse remplie d’azote liquide et refroidie à – 160°C par cryostat. En glissant dans les profondeurs du tronc cérébral de Gengis Mao, l’aiguille refroidit localement les cellules qu’elle touche – et pourrait les tuer si le contact se prolongeait. Tandis que Malin fait la lecture des instruments de contrôle et que Shadrak fournit les données de la télémesure concernant l’état des principaux systèmes autonomes de Gengis Mao, Warhaftig, certain désormais de ne pas détruire de centre nerveux essentiel, ménage un espace pour l’insertion du dispositif de drainage. Tout se déroule sans accroc. Le khan continue de respirer, son sang circule, son encéphalogramme reste normal. Il a maintenant dans le cerveau un tube qui va chasser l’excès de liquide céphalo-rachidien vers l’appareil circulatoire, ainsi qu’un implant de télémesure qui transmettra constamment à son médecin des rapports sur le fonctionnement de la valve et le niveau de liquide à l’intérieur des ventricules cérébraux. L’os et la peau sont remis en place ; le khan a l’œil hagard et le visage blême, mais, à présent, il sourit ; on l’installe sur son chariot pour l’amener en salle de réanimation.

Warhaftig se tourne vers Shadrak.

— Tant que tout est prêt, passons à l’opération suivante. D’accord ? Il s’empare de la main gauche de Shadrak. Vous voulez l’implant ici, c’est bien cela ? Enchâssé dans l’éminence thénar, mais pas à la base du pouce, n’est-ce pas ? Par ici, plus près du centre de la paume. J’y suis ? Bon. Eh bien, on va vous frictionner et en avant.


Shadrak et Nikki, gênés l’un et l’autre, se rencontrent pour la première fois depuis son retour. Il essaie de sourire, mais se doute bien que son visage ne suit pas, et la cordialité de Nikki paraît tout aussi forcée.

— Comment va le khan ? demanda-t-elle finalement.

— Il se remet. Comme toujours.

Elle jette un coup d’œil à la main bandée de Shadrak.

— Et toi ?

— C’est un peu douloureux. Cet implant était plus gros que les précédents. Plus compliqué. Encore un jour ou deux et ça ira.

— Je suis heureuse que tout se soit bien passé.

— Oui. Merci.

Ils se livrent à un autre échange rituel de sourires forcés.

— C’est bon de te voir, dit-il.

— Oui. Toi aussi, ça fait très plaisir.

Ils se taisent. En dépit du creux dans la conversation ni l’un ni l’autre ne font mine de partir. Il s’étonne d’être aujourd’hui insensible à la beauté de la jeune femme : Nikki est magnifique, comme elle Ta toujours été, mais il ne sent rien, absolument rien, sinon la sorte d’admiration abstraite qu’il pourrait ressentir à la vue d’un beau marbre ou d’un coucher de soleil spectaculaire. Il met ce sentiment à l’épreuve. Il évoque des souvenirs. La fraîcheur des cuisses contre ses lèvres. La fermeté des seins pris en coupe dans ses mains. Le petit grognement lorsqu’il s’enfonce en elle. Le parfum du noir torrent de ses cheveux. Rien. Les conversations à longueur de nuit, quand il y avait tant à se dire. Rien. Rien. Ainsi la trahison consume l’amour. Mais elle est toujours aussi belle.

— Shadrak…

Il attend. Elle cherche ses mots. Il croit savoir ce qu’elle cherche à lui dire, une fois de plus : elle est désolée, elle n’avait pas le choix, elle l’a trahi, mais c’est simplement parce qu’elle avait le sentiment que la suite des événements était inévitable. C’est un moment de gêne qui n’en finit pas.

Elle se décide enfin à parler :

— Nous avançons bien sur le projet.

— C’est ce qu’on m’a dit.

— Il faut que je continue, tu sais. Je n’ai pas d’autre choix. Mais je veux que tu comprennes que j’espère qu’on ne s’en servira jamais. C’est-à-dire qu’en tant que recherche scientifique ça a beaucoup de valeur, c’est une percée spectaculaire, mais je veux que ça reste à l’état d’expérience de laboratoire réussie, de… de…

Elle flanche.

— Ce n’est pas grave, dit-il. Il sent qu’un peu de la tendresse de naguère s’insinue dans sa voix. Ne te tourmente pas à ce sujet, Nikki. Fais ton travail, et fais-le bien. C’est la seule chose dont tu aies à te préoccuper. Fais ton travail. Pendant un instant, un instant seulement, il éprouve un léger retour de ses anciens sentiments. Ne t’inquiète pas pour moi, ajoute-t-il doucement. Je m’en sortirai.


Le troisième jour, il ôte son pansement. Il ne subsiste qu’une faible trace rose à l’endroit où l’on a introduit l’implant, un sillon à peine visible sur le rose plus profond de sa paume. À l’exemple de son maître, Shadrak a la cicatrisation rapide. Il détend sa main – notant au passage un léger endolorissement musculaire – mais prend bien soin de ne pas serrer le poing. Il n’est pas encore prêt à essayer le nouveau dispositif.


À la fin de la semaine, tandis que Gengis Mao achève rapidement de se remettre, Shadrak s’accorde une soirée à Karakorum. Il s’y rend seul, par une douce soirée d’été où le parfum que dégagent les arbres en fleurs se mêle dans l’air à un soupçon de pluie. Il loue une cabine dans le pavillon d’oniromort, se déshabille, ceint sa taille du linge blanc et dispose les bandes de toile sur sa poitrine, accepte le talisman de métal poli des mains de la fille à tête de lionne, contemple le réseau de lignes en spirale, s’engloutit dans l’illusion. Une fois de plus, il meurt. Il renonce à l’espoir et à la peur, à la lutte et à l’effroi, à l’angoisse et au besoin ; il renonce au souffle et à la vie ; il meurt au monde pour renaître en un autre lieu ; il s’élève au-dessus de sa carcasse creuse et usée, contemple de haut cette enveloppe brune, longue et vide, avec son déploiement arachnéen de membres inertes ; puis il flotte au loin, vers le vide odorant, là où l’espace et le temps ont largué leurs amarres. Tout s’ouvre à lui, car il est mort. Il pénètre dans une ville pleine de ruelles, de chars à bœufs et de basses constructions de bois qui s’étirent de façon incohérente pour composer d’impénétrables labyrinthes, un endroit sordide et pittoresque où règne une crasse médiévale. Il voit les dames et les seigneurs, habillés de brocart vert et écarlate tituber dans les rues non pavées en hurlant, en sanglotant, en tremblant. Couverts de sueur, ils implorent le Tout-Puissant en crispant leurs mains sur les tuméfactions qu’on voit palpiter sous leurs bras et entre leurs jambes. Oui, c’est la Mort noire, et Shadrak s’avance parmi eux en disant, je suis Shadrak le Guérisseur, venu de la terre des morts afin de vous sauver, et il touche leurs bubons enflammés, il les relève et les renvoie dans la vie, et ils chantent des hymnes à sa gloire. Puis il passe à une autre ville, où règnent la soie et le bambou, les jardins riches en chrysanthèmes, en genévriers et en petits pins tordus. Là, dans le silence du jour, une boule de feu éclate dans le ciel, un grand nuage en forme de champignon pousse son bulbe vers la voûte céleste, les maisons sont la proie des flammes, les gens se précipitent dans les rues embrasées, ils sont petits et jaunes, avec des yeux en amande. Shadrak se dresse au-dessus d’eux telle une tour d’ébène ; il leur parle d’une voix douce ; il leur dit de ne pas avoir peur, leur tourment n’est qu’un rêve, la souffrance et la mort même peuvent encore être repoussées ; il étend les mains vers eux et les apaise, il attire le feu qui les dévore. Le ciel s’emplit de cendre, de suie et de ponce, et c’est la nuit du Cotopaxi qui recommence ; le volcan gronde, siffle et ronfle ; l’air devient poison ; le jeune docteur noir s’agenouille dans les rues et, bouche contre bouche, insuffle la vie à ceux qui sont tombés ; il les relève et les soulage. Et poursuit sa route. Les hordes assyriennes chevauchent dans les rues de Jérusalem en hurlant, taillant sans merci à travers la foule ; patiemment, Shadrak recoud les corps disjoints et dit à chacun : « Lève-toi et marche, je suis le Guérisseur. » Les grands animaux laineux fuient à mesure que les neiges glacées fondent sous un soleil devenu soudain colossal, et les habitants des cavernes dépérissent ; Shadrak leur apprend à manger des herbes et des graines, à cueillir les baies des fourrés qui se sont mis à pousser d’un seul coup ; il leur enseigne l’art de dresser des barrages dans leurs cours d’eau afin de prendre le poisson fugace ; ils lui vouent un culte et peignent son image sur les parois de la caverne sacrée. Il descend Jésus de la croix tandis que les soldats romains s’en vont à la taverne, charge le corps inerte sur son épaule et se presse vers une hutte obscure, essuie le sang des mains et des pieds mutilés, applique pommades et onguents, prépare un mélange curatif d’herbes et de sucs et le Lui donne à boire en disant : « Va. Marche. Vis. Prêche. » Il rassemble les membres d’Osiris qu’il a repêchés dans le Nil avec ses filets, insuffle la vie au dieu déchu et convoque Isis pour lui dire : « Voici Osiris ; moi, Shadrak, je te l’ai rendu. » Les rafales d’une étrange pluie verdissent le ciel, et la Guerre virale déferle sur les villes des hommes. La pourriture étrangère pénètre dans les corps. Shadrak relève ceux qui gémissent et tombent et leur dit : « Soyez sans peur, la mort est passagère. La vie vous attend. » Et le visage de Gengis Mao sourit du haut des cieux. Shadrak dérive à travers les siècles, flottant librement dans l’espace et le temps. Peu à peu, il se rend compte qu’il n’est plus seul ; une femme se tient à son côté et le tire par la manche ; elle essaie de lui dire quelque chose. Il l’ignore. Il entend des chœurs célestes qui répètent son nom : « Shadrak ! Shadrak ! » Les voix éthérées chantent : « Ô Shadrak, vrai Guérisseur, Prince des Princes ! Shadrak tu fus, Gengis tu seras ! Nous te saluons, Shadrak ! » Et une voix de tonnerre clame : « Désormais, on te connaîtra sous le nom de khan Gengis III Mao V ! »

La femme le tire encore par la manche, et il s’aperçoit que c’est Katya. « Que veux-tu ? » demande-t-il. « Il est trop tard », dit-elle. « Le prochain donneur a déjà été choisi ? Oui. » « Tu n’aurais pas envie de me dévoiler son nom, je suppose ? » « Je ne pense pas que je devrais le faire. » « Qui est-ce ? » « Toi. » Le monde entre en éruption. Déluge et flammes. Le rire de Gengis Mao roule à travers les cieux, ébranlant les montagnes.

Shadrak s’éveille et se redresse.

Il referme son poing et le tient bien serré.

Du fond d’Oulan-Bator, à quatre cents kilomètres vers l’est, jaillit le choc terrible de la douleur du khan, le hurlement silencieux des senseurs qui lui signalent l’onde de souffrance qui parcourt à cet instant le corps de Gengis Mao.


Shadrak se présente devant Interface Trois et annonce :

— Shadrak Mordecai, au service du khan.

Il est analysé, approuvé, reçu.

Il est presque minuit. Shadrak gagne directement la chambre à coucher impériale, mais Gengis Mao ne s’y trouve pas. Shadrak fronce les sourcils. Depuis plusieurs jours, le khan est suffisamment rétabli pour pouvoir quitter le lit, mais il serait bien étrange de le voir se promener à une heure aussi avancée. Shadrak trouve un serviteur qui lui apprend que le président a passé la plus grande partie de la soirée dans ce cabinet isolé qu’on désigne sous le nom de Retraite du Khan, à l’autre extrémité du complexe de soixante-quinze niveaux, et qu’il s’y trouve encore.

En route, donc. D’abord, le bureau de Gengis Mao – il n’y est pas –, puis la salle à manger privée, vide, puis le bureau personnel de Shadrak. Il s’y arrête un moment afin de se recueillir parmi les objets familiers qui lui sont chers, ses sphygmomanomètres et ses scalpels, ses microtomes et ses tréphines. Là, dans un flacon, se trouve la véritable aorte abdominale du khan Gengis II Mao IV – indiscutablement, un trésor de l’histoire médicale. Ici, la dernière addition au musée de Shadrak, une mèche de la chevelure drue, grasse et surnaturellement sombre de Gengis Mao. Cet article-là serait peut-être plus à sa place dans un musée consacré à la sorcellerie et au vaudou, non à la médecine ; mais sa présence se justifie néanmoins, car la mèche a été prélevée durant les préparatifs d’une opération du cerveau pratiquée avec succès sur le patient qui se trouvait alors dans sa quatre-vingt-dixième (ou quatre-vingt-cinquième, ou quatre-vingt-quinzième, ou ce qu’on voudra) année de vie. Allons. En avant. Il se présente à la porte de la Retraite du Khan et demande à être admis.

La porte roule sur ses gonds.

La Retraite du Khan est la pièce la moins utilisée de ce niveau. Elle n’est accessible que par le bureau du khan et se trouve protégée contre les diversions venues de l’extérieur, fussent-elles les plus bruyantes. Basse de plafond et peu éclairée, elle est meublée à l’orientale, dans un style surchargé, avec un penchant pour les tentures épaisses et les tapis compliqués. Gengis Mao est allongé sur un divan garni de coussins, contre le mur de gauche. Déjà, une mince couche de cheveux noirs envahit son crâne. La vitalité du personnage est irrésistible. Mais ce soir, il a l’air secoué, presque hébété.

— Shadrak, fait-il d’une voix épaisse et grinçante. Je savais que vous viendriez. Vous l’avez senti, n’est-ce pas ? Il y a une heure et demie à peu près. J’ai cru que ma tête allait éclater.

— Je l’ai senti, en effet.

— Vous m’avez dit que vous alliez m’installer une valve. Pour drainer le liquide. C’est ce que vous m’avez dit.

— Et c’est ce que nous avons fait, monsieur le Président.

— Elle ne marche donc pas ?

— Elle marche à la perfection, monsieur le Président.

Shadrak s’exprime avec douceur.

Gengis Mao semble perplexe.

— Alors, quelle est la cause de cette abominable douleur dans ma tête, tout à l’heure ?

— Ceci, dit Shadrak en allongeant son bras gauche avec un sourire et en serrant le poing.

Pendant un moment, rien ne se passe. Puis les yeux de Gengis Mao s’élargissent sous le coup de la stupeur. Il émet un grognement et plaque les mains sur ses tempes. Il se mord la lèvre, incline sa tête nue, s’enfonce les phalanges dans les yeux, marmonne des malédictions gutturales d’une voix angoissée. Les implants de Shadrak l’informent des violentes réactions qui se produisent dans l’organisme du khan : montée alarmante du pouls et du rythme respiratoire, chute de la tension, sévère pression intracrânienne. Gengis Mao se recroqueville en une masse informe, tremblante et gémissante. Shadrak détend ses doigts. Peu à peu, la douleur quitte le corps du khan, et Shadrak cesse de recevoir les symptômes d’un choc traumatique.

Gengis Mao relève la tête et dévisage Shadrak pendant un long moment.

— Qu’est-ce que vous m’avez fait ? demande-t-il dans un souffle rauque.

— J’ai installé une valve dans votre crâne, monsieur le Président. Afin d’évacuer l’excès dangereux de liquide céphalo-rachidien. Toutefois, je dois vous informer que cette valve a été conçue de manière que son action soit réversible. Sur instruction télécommandée, elle peut injecter du liquide céphalo-rachidien à l’intérieur des ventricules, au lieu de drainer le trop-plein. Je contrôle l’action de la valve ici, grâce à un cristal piézoélectrique incrusté dans ma paume. D’une secousse de la main, je puis interrompre le drainage. En appuyant plus fort sur ma paume, je puis faire monter le liquide. Je puis suspendre vos fonctions vitales. Je puis instantanément vous causer des souffrances telles que celles dont vous venez d’avoir par deux fois l’expérience, et dans un laps de temps étonnamment court, je pourrais provoquer votre mort.

Le visage du khan est totalement opaque. Gengis Mao considère en silence les propos de Shadrak.

— Pourquoi m’avez-vous fait cela ? finit-il par demander.

— Afin de me protéger, monsieur le Président.

Le khan réussit à s’arracher un sourire glacial.

— Vous pensiez que j’utiliserais vôtre corps pour le projet Avatar ?

— J’en avais la certitude, monsieur le Président.

— Erreur. Cela ne serait jamais arrivé. Vous êtes trop important pour moi tel que vous êtes, Shadrak.

— Oui, monsieur le Président. Merci, monsieur le Président.

— Vous pensez que je mens. Je vous affirme qu’en aucun cas nous n’aurions mis en œuvre le projet Avatar avec vous pour donneur. Ne vous méprenez pas, Shadrak. Je ne suis pas en train de vous supplier. Je vous expose les faits, c’est tout.

— Oui, monsieur le Président. Mais je connais votre enseignement concernant la redondance. Je craignais qu’on ne fût sur le point de se dispenser de moi. J’ai agi de manière à me rendre indispensable. J’ai réussi, je crois.

— Est-ce que vous me tueriez ?

— Oui, si j’estimais que ma vie est en danger.

— Qu’en dirait Hippocrate ?

— Le droit de se défendre s’étend même aux médecins, monsieur le Président.

Le sourire de Gengis Mao se fait plus chaleureux. Cette discussion semble lui plaire. Il n’y a pas trace de colère sur son visage.

— Supposez que je vous fasse prendre par surprise, immobiliser avant que vous ayez pu serrer le poing et me mettre à mort ?

Le khan parle calmement, comme s’il proposait une simple hypothèse d’école.

Shadrak secoue la tête.

— L’implant que j’ai dans ma main est réglé sur l’activité électrique de mon cerveau. Si je meurs, si l’on se livre sur moi à la moindre manipulation mentale, s’il se produit une interruption significative de mes rythmes cérébraux, la valve commence automatiquement à injecter du liquide céphalo-rachidien dans votre moelle. Ma mort prélude obligatoirement à la vôtre, monsieur le Président. Nos destins sont liés. Préservez ma vie, afin de préserver la vôtre.

— Et si je faisais ôter la valve de mon crâne pour la remplacer par une autre qui soit un peu moins… versatile ?

— Non, monsieur le Président. Il vous est impossible de subir une intervention sans que j’en sois aussitôt averti par mes implants. Il va de soi que je prendrais immédiatement des mesures défensives. Non, nous sommes devenus une seule entité en deux corps, monsieur le Président. Et nous resterons ainsi à jamais.

— Très astucieux. Et qui vous a fabriqué cette petite merveille technique ?

— Buckmaster, monsieur le Président.

— Buckmaster ? Il est mort depuis le mois de mai. Vous ne pouviez alors savoir que…

— Buckmaster est toujours en vie, monsieur le Président, fait Shadrak d’une voix douce.

— Toujours en vie. Étrange.

— En effet.

— Je ne comprends pas.

Shadrak s’abstient de répondre.

— Vous m’avez planté une bombe dans le corps, déclare Gengis Mao au bout d’un moment.

— En quelque sorte, monsieur le Président.

— Mon pouvoir s’étend sur toute l’humanité. Et le vôtre s’étend sur moi, Shadrak. Mesurez-vous ce que cela fait de vous ? C’est vous le véritable khan, à présent ! Gloire à Gengis III Mao V ! Gengis Mao éclate d’un rire sauvage. Comprenez-vous cela ? Savez-vous ce que vous avez accompli ?

— Cette pensée m’a traversé l’esprit, reconnaît Shadrak.

— Vous pourriez me forcer à démissionner. Vous pourriez m’obliger à vous prendre comme successeur. Vous pourriez me tuer et assumer la présidence dans la plus parfaite légalité. Voyez-vous tout cela ? Naturellement, vous le voyez. Est-ce ce que vous comptez faire ?

— Non. La dernière chose au monde que je désire est d’être président.

— Allez-y. Agitez-moi la main sous le nez et faites un coup d’État. Prenez le pouvoir, Shadrak. Je suis vieux, je suis fatigué, je m’ennuie, je tombe en ruine. Je ne m’oppose pas à être renversé. J’admire votre astuce. Ce que vous avez fait me fascine. Personne ne m’a jamais possédé à ce point, vous en rendez-vous compte ? Vous avez réussi ce que des milliers d’ennemis n’ont pas su accomplir. Le calme et le loyal Shadrak, Shadrak sur qui l’on peut toujours se reposer, vous m’avez eu. Vous me possédez. Je suis votre marionnette, à présent, vous en rendez-vous compte ? Allez-y. Nommez-vous président. Vous l’avez bien gagné, Shadrak.

— Ce n’est pas ce que je désire.

— Et que désirez-vous donc ?

— Continuer d’être votre médecin. Protéger votre santé et m’efforcer de prolonger votre existence. Rester à vos côtés et vous servir comme mon serment m’y engage.

— C’est tout ?

— C’est tout. Non, encore une chose, monsieur le Président.

— Allez-y.

— Je réclame un siège au Comité.

— Ah !

— Plus précisément, je demande l’autorité dans le secteur de la santé publique. La politique médicale du gouvernement.

— Ah ! Oui.

— Le contrôle de la diffusion de l’antidote. Je compte mettre au point un programme mondial de traitement immédiat de la population saine et développer tous les programmes de recherches qui existent à ce jour et visent à la découverte d’un traitement permanent du pourrissement organique. Il s’agit en somme d’un renversement total de ce qui, crois-je savoir, constitue l’actuelle politique du CRP.

— Ah ! Gengis Mao se met à rire. Ça a mis du temps à sortir. Vous voulez tout de même être khan, en fin de compte ! Je garde le titre, mais c’est vous qui menez le bal. Je ne me trompe pas, Shadrak ? C’est bien ce que vous avez concocté ? Parfait. Je suis à votre disposition, Shadrak. Vous rejoindrez les rangs du Comité lors de sa prochaine réunion. Préparez l’exposé de votre ligne politique et soumettez-le aux membres du Comité. Le président jette un regard noir sur la main gauche de Shadrak, avant de s’écrier : Salut à Gengis III Mao V !


Pour regagner son appartement, Shadrak, au sortir de la retraite du khan, doit traverser son propre bureau, Comité Vecteur Un, puis Surveillance Vecteur Un, où il s’arrête un moment afin de contempler le spectacle qu’offrent les écrans clignotants. Tout est calme dans la Grande Tour du Khan. C’est le milieu de la nuit ; toute l’Asie est endormie. Mais au-dehors, dans le pavillon des Traumatisés, d’un bout à l’autre de la planète, la vie continue. La vie, et aussi la mort. Debout face aux écrans innombrables, Shadrak observe le flot anarchique des souffrances et des efforts, des luttes et des agonies. Les morts vivants errent dans les rues de Nairobi, de Jérusalem, d’Istanbul, de Rome, de San Francisco et de Pékin ; ils poursuivent leur marche incertaine à la surface de tous les continents ; c’est la procession des maudits, des égarés, des torturés, des condamnés. Quelque part, là-bas, se trouve Bhishma Das. Et Méshak Yakov. Et Jim Ehrenheich. Shadrak leur adresse ses vœux de bonheur et de santé, pour ce qui leur reste à vivre. À tous, le bonheur ! À tous, la santé !

Il repense au rire de Gengis Mao. Comme le khan paraissait amusé de se trouver dans cette situation ! Soulagé, aurait-on dit, de se voir ravir l’autorité suprême ! Mais le khan est au-delà de toute compréhension ; c’est un mystère insondable, essentiellement impénétrable. Shadrak ne sait pas réellement ce qui va se passer à présent. Il n’imagine pas la contre-attaque que Gengis Mao, peut-être, a déjà élaborée, les pièges qu’il est en train de mettre en place à cette minute même. Shadrak avancera prudemment en espérant que tout ira bien. Oui, il a planté une bombe dans le corps de Gengis Mao, mais il a aussi pris un tigre par la queue, et s’il trébuche entre ces métaphores, il pourrait fort bien ne pas s’en relever.

Il est littéralement hypnotisé par la danse vertigineuse des écrans de Surveillance Vecteur Un. On est le 4 juillet 2012. Un mercredi. La pluie tombe doucement sur Oulan-Bator qui, la semaine prochaine, deviendra Altan-Mangu en l’honneur du vice-roi assassiné que la masse de l’humanité a déjà oublié. Avant que la nuit s’achève, la mort aura fait le tour du globe et moissonné les vies par milliers ; mais au matin, Shadrak en fait le serment, les choses commenceront de changer. Il étend sa main gauche et l’étudié comme si c’était un jade précieux, un ivoire des plus rares. Il fait le geste de la refermer, presque jusqu’à serrer le poing, mais pas tout à fait. Il sourit. Il porte le bout des doigts à ses lèvres et souffle un baiser au monde entier.


FIN
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