Le lendemain matin, il s’envole vers Jérusalem. Il a conscience de la courbure du globe au-dessous de lui, de cet énorme ventre du monde et s’étonne une nouvelle fois de sa complexité, de la richesse de cette planète qui renferme Athènes et Samarkand, Lhassa et Rangoon, Tombouctou, Bénarès, Chartres, Gand, toutes les œuvres fascinantes d’une humanité en voie de disparition, les merveilles naturelles, le Grand Canyon, l’Amazone, l’Himalaya, le Sahara – tant et tant de choses pour un aussi petit morceau de cosmos, une telle variété, un jaillissement innombrable et magnifique. Et tout cela est à lui, pendant le temps qui lui reste avant que Gengis Mao ne le somme de renoncer au monde et de disparaître.
À la différence de Bhishma Das, il ne se sent pas prêt à partir dès réception de sa feuille de route. Le monde, alors qu’il vient de s’y replonger, lui parait fort beau, et il en a vu si peu. Des montagnes sont là pour qu’on en fasse l’ascension, il y a des fleuves à franchir et des vins à tâter. Le pourrissement organique ne lui aura pas été épargné pour qu’il succombe à l’appétit d’immortalité d’un autre homme. La passivité de Shadrak s’est évanouie : il refuse le sort qu’on lui réserve. Bhishma Das l’a taxé d’optimisme et l’a décrit comme un homme sage et bon dont les yeux brillent lorsqu’il évoque un avenir meilleur et, bien que Shadrak ne se soit jamais vu sous un tel jour, il est heureux que Das pense cela de lui, heureux que ces mots d’espoir inattendus soient tombés de ses propres lèvres. Il est agréable d’être considéré comme un être radieux, une source d’espérance et de foi. Il essaie cette image et trouve qu’elle lui va bien. C’est un peu comme de sourire alors qu’on n’en a pas envie, et de sentir le sourire remonter vers l’intérieur, des muscles faciaux à la conscience : pourquoi pas sourire, pourquoi pas vivre dans l’espérance d’une glorieuse résurrection ? Ça ne coûte rien. Vienne, comme il est probable, la preuve qu’on s’est trompé, on aura du moins eu la satisfaction d’être demeuré quelque temps à l’intérieur d’une petite sphère de lumière intérieure et de chaleur au lieu de croupir dans le cachot humide du désespoir. Mais c’est dur de tenir un discours optimiste avec tant soit peu de conviction alors qu’on sent peser sur soi la menace d’un désastre imminent. Il faut que je trouve un moyen de résoudre le problème Avatar, décide Shadrak.
8 décembre 2001
Ainsi donc, j’aurai quand même fini par échapper au pourrissement organique. Aujourd’hui, j’ai reçu ma première dose du médicament de Roncevic. Il paraît que si le virus, dans sa phase active, n’apparaît pas sur vos frottis au moment de la première injection, c’est gagné, alors que l’antidote ne peut plus rien pour vous si le truc est déjà passé au stade létal. Mes frottis étaient propres : je suis sauvé. Je n’ai jamais douté que je serais épargné. Je n’étais pas destiné à périr au cours de la Guerre virale, mais bien plutôt à surmonter l’épreuve, à survivre à l’holocauste afin de faire mon entrée sur la scène de ce qui sera véritablement mon temps. Et ce temps est venu. « Vous allez vivre cent ans », m’a annoncé Roncevic ce matin. Voulait-il dire cent ans de plus ? Ou cent ans tout compris ? Auquel cas il ne m’en reste guère que vingt-cinq. Pas suffisant. Pas suffisant.
Quoi qu’il en soit, j’enterrerai ce pauvre Roncevic. Il pourrit, déjà. Ça suinte et ça brûle dans son ventre. Comme il a travaillé dur à mettre au point son remède, comme il voulait sauver sa peau ! Mais il n’a pas réussi à temps. Le mal s’est déclaré trop tôt en lui et il va y passer. Il y passe, je m’en sors : il joue le rôle qui lui a été attribué dans la pièce, puis il quitte la scène. Et moi, je survis, cent ans de plus peut-être. J’ai toujours joui d’une remarquable forme physique. Nul doute que ma vitalité ne soit d’une espèce supérieure, car me voici, à soixante-dix ans passés, avec la vigueur d’un jeune homme. Je résiste à la maladie et détourne la fatigue. On raconte que Mao, déjà plus que septuagénaire, nagea treize kilomètres dans le Yang-Tseu-Kiang en une heure cinq minutes. La natation ne m’intéresse pas ; pourtant, je sais que, s’il le fallait, moi, je pourrais nager seize kilomètres dans ces soixante-cinq minutes. J’en nagerais vingt.
À Jérusalem, il fait plus froid que Shadrak ne l’aurait cru – en cette fin de matinée printanière, l’air y est presque aussi frais qu’à Oulan-Bator. En outre, la ville est plus petite qu’il ne l’imaginait, étonnamment resserrée pour un endroit qui a vu s’accomplir tant d’histoire. Il descend à l’International, un vieil hôtel du milieu du XXe siècle qui étale d’imposante manière sa façade sur les hauteurs du mont des Oliviers.
De son balcon, Shadrak jouit d’une vue magnifique des murs de la vieille ville. Devant ce spectacle, il sent naître en lui une exaltation mêlée de stupeur. Il y a ces deux dômes resplendissants, au loin – d’après sa carte, l’immense dôme doré doit être la coupole du Rocher, bâtie sur le site du Temple de Salomon, tandis que le dôme argenté n’est autre que la mosquée al-Aqsà –, et cet extraordinaire mur crénelé, et les vieilles tours de pierre, et l’enchevêtrement des rues sinueuses. Tout cela lui parle de l’endurance humaine, des marées lentes et persistantes de l’histoire, de la naissance et de la mort des royaumes et des empires. La ville d’Abraham et d’Isaac, de David et de Salomon ; la ville qui fut détruite par Nabuchodonosor et rebâtie par Néhémie ; la ville des Macchabées et de Hérode ; la ville où Jésus souffrit, mourut puis fut ressuscité d’entre les morts ; la ville où Mahomet, dans une vision, s’éleva jusqu’aux deux ; la ville des croisés ; ville de légende et d’utopie, de pèlerinage et de conquête, gisement d’événements dont les couches sont plus profondes et plus imbriquées encore que celles de Troie – cette petite ville aux maisons basses de pierre roussâtre, de l’autre côté de la vallée qui se creuse aux pieds de Shadrak, lui enseigne qu’aux heures de l’apocalypse succèdent la renaissance et la reconstruction, et que nul désastre n’est éternel. Le survol de l’Afrique n’a pas altéré la belle humeur qui était la sienne lors de la conversation avec Bhishma Das. Jérusalem est bien en vérité une ville de lumière, une ville de joie. Il se souvient de ses grand-tantes Ellie et Hattie qui frappaient dans leurs mains en chantant les hymnes :
Jérusalem, mon foyer de joie,
Quel jour te verrai-je ?
Quand mes peines prendront-elles fin ?
Tes joies, quand les connaîtrai-je ?
et il se revoit soudain à l’âge de six ou sept ans, garçonnet en culottes bleues serrées et chemise blanche amidonnée, encadré par ces deux géantes noires dans leurs atours du dimanche, chantant avec elles, frappant dans ses mains, fredonnant ou inventant les paroles lorsqu’il ne les connaît pas, oh ! oui ! Jérusalem, Jérusalem, mène-moi à Jérusalem, ô Seigneur ! Terre promise, terre lointaine et jours lointains, ville des prophètes et des rois, Jérusalem la dorée, pays de cocagne, et le voici devant les portes, tremblant par avance. Il appelle un taxi.
Mais lorsqu’ayant franchi la porte de Saint-Étienne et emprunté la Via Dolorosa il se retrouve réellement à l’intérieur de la ville, ce beau roman commence à s’effondrer de manière inattendue, et il se demande comment, en s’adressant à Das, il a pu débiter avec entrain toutes ces fables concernant les lendemains qui chantent. Jérusalem est pittoresque, certes – mais taxer un endroit de pittoresque revient à le condamner –, avec ses étroites rues en pente, son antique et robuste maçonnerie, ses étals grouillants où s’empilent pots et casseroles, poissons et pommes, gâteaux et agneaux dépiautés, avec, aussi, ses odeurs d’épices étranges et ses vieux bédouins au profil de faucon, mais un vent froid siffle dans les ruelles crasseuses, et tous les gens qu’il croise, enfants ou mendiants, marchands ou acheteurs, portiers ou ouvriers, affichent la même expression de morne désespoir ; dans leurs yeux enfoncés se lit la même ruine de l’âme qui signale non l’endurance, mais l’anticipation de la défaite et l’abandon : Les Assyriens arrivent, les Romains arrivent, les Perses arrivent, les Sarrasins arrivent, les Turcs arrivent, le pourrissement arrive, et nous serons écrasés, nous serons annihilés à tout jamais.
Impossible d’échapper au XXIe siècle, même entre ces murs moyenâgeux. Sur la route qui monte vers le Golgotha, Shadrak ne cesse de se heurter au portrait standard de Mangu, jeune visage neutre sur fond jaune vif. Non que la présence du défunt ne se fit pas sentir à Nairobi, mais dans cette ville spacieuse et aérée, les affiches n’avaient pas un caractère aussi oppressant et se laissaient facilement occulter par l’éclat des bougainvillées ou des jacarandas. Ici, l’image de Mangu suinte des lourdes murailles et hurle au-dessus de passages à peine assez larges pour que trois personnes puissent y avancer de front ; on ne peut échapper à ces éclaboussures jaunes et, à les voir, on sent peser sur toute la ville la main de Gengis Mao, sa volonté maléfique qui dicte un deuil peu spontané en l’honneur du vice-roi. Le khan impose aussi sa propre présence de façon plus directe ; à chaque carrefour, des bannières gonflées par le vent animent le masque de cuir sinistre et familier. Nul doute que les habitants ne contemplent ce visage étranger avec la même indifférence qu’ils réservèrent jadis aux portraits et aux étendards de Nabuchodonosor, Ptolémée, Titus, Khosrô, Saladin, Soliman le magnifique et autres intrus passagers, mais dans la conscience de Shadrak, ces faces mongoles répétées à l’infini sonnent comme autant de cloches sans timbre qui égrènent les maigres heures qui lui restent.
Et puis, il y a le pourrissement organique. Moins visible qu’à Nairobi, peut-être, où les malades les plus atteints dérivaient seuls sur les vastes avenues, titubant et trébuchant à travers leurs zones de vide particulières. Le vieux Jérusalem est trop encombré pour cela. Mais les victimes ne manquent pas, on les voit suer et frissonner le long de la Via Dolorosa. À l’occasion, l’une s’arrête, s’affaisse contre un mur, plante ses doigts entre les pierres pour se retenir. Les stations de la croix sont indiquées par des plaques de marbre apposées sur les murs : ici, Jésus a reçu la croix ; ici, il est tombé pour la première fois ; ici, il a vu Sa mère, et ainsi de suite. Et sur la Via Dolorosa vont les mourants, entraînés vers leur propre crucifixion. De même qu’à Nairobi, on dirait qu’ils regardent sans voir. Quelques-uns tendent les mains vers Shadrak comme pour implorer sa bénédiction. Cette ville n’a pas été avare de miracles, et l’étranger noir est un homme dont la dignité et la stature en imposent : qui sait, peut-être un nouveau Sauveur parcourt-il les rues de la ville ? Mais Shadrak n’a nul miracle à offrir. Il ne peut rien. Aussi mort qu’eux, bien qu’il marche encore. Mais, eux aussi, ils marchent.
Il a le sentiment d’être beaucoup trop voyant : trop grand, trop noir, trop étranger, trop sain. Les mendiants, des enfants pour la plupart, s’agglutinent autour de lui comme des mouches. « Dollar », supplient-ils. « Dol-lar, dol-lar, dol-lar ! » Il n’a pas de monnaie sur lui – il dispose d’un disque de crédit du gouvernement pour couvrir tous ses frais – et ne peut donc se débarrasser d’eux. Il fait sauter en l’air l’un des enfants qui doit avoir dans les cinq ans, en espérant que cela pourra tenir lieu d’aumône, mais la terreur qui se lit dans les yeux immenses du gamin lui serre tellement le cœur que Shadrak s’empresse de le reposer sur le trottoir et s’agenouille près de lui pour tenter de le réconforter. La peur de l’enfant s’efface aussitôt : « Dol-lar », se remet-il à exiger. Shadrak hausse les épaules ; le gamin lui envoie un crachat avant de détaler. Les enfants sont trop nombreux, ici, trop nombreux dans le monde entier ; livrés à eux-mêmes, ils courent en meutes à travers toutes les villes de la planète. Des orphelins non apprivoisés, une génération revenue à l’état sauvage. Shadrak a consulté les bilans démographiques de Donna Labile : le pourrissement a produit ses plus gros ravages parmi les gens qui pourraient avoir de vingt-cinq à quarante ans aujourd’hui, la génération de Shadrak, ceux qui n’étaient pas sortis de l’enfance au moment de la Guerre virale. Plus lents à succomber que leurs parents, ils ont survécu jusqu’à l’âge adulte – juste assez longtemps, en ce qui concerne la plupart d’entre eux, pour se marier et faire des enfants ; après quoi ils sont morts en laissant derrière eux de petits sauvages. Le CRP a entrepris d’établir des camps à l’intention de ces enfants abandonnés, mais ils ne sont guère plus attirants que des prisons, et le système ne fonctionne pas bien.
C’en est trop pour Shadrak – ces enfants féroces, les malheureux qui ne tiennent plus sur leurs jambes, la crasse, la densité inhabituelle de la foule qui se presse dans l’enceinte de cette petite ville. Pas moyen d’échapper à la tristesse accablante du lieu. Il n’aurait jamais dû y pénétrer ; il aurait mieux fait de contempler le panorama depuis son balcon en nourrissant sa rêverie de visions romantiques de Salomon et de Saladin. On le bouscule, on lui bourre les côtes, on le palpe, on le pousse du coude, on lui jette des paroles qui semblent menaçantes dans des langues qu’il ne comprend pas ; il est submergé de propositions : on veut acheter ses vêtements, lui vendre des bijoux, l’entraîner dans des visites organisées des principaux sites religieux. Sans le secours d’un guide, il se fraie un chemin jusqu’à l’église du Saint-Sépulcre, un bâtiment sale et dépourvu d’attrait, mais il n’entre pas, car devant le grand portail semble se dérouler une bataille rangée entre prêtres de sectes différentes qui vocifèrent en agitant le poing, se tirent par la barbe et déchirent leurs soutanes. Il fait un détour et découvre, juste derrière l’église, un bazar animé – pour être exact, un marché aux puces – où l’on vend les oripeaux et les vestiges d’une autre ère : radios cassées, téléviseurs antiques, moteurs de hors-bord, un pêle-mêle d’engrenages et de roues, de caméras et de rasoirs électriques, de téléphones et de pompes, de gyroscopes et d’aspirateurs, de batteries et de lasers, de jauges et de magnétophones, de calculatrices et de microscopes, de tourne-disques et de machines à laver, de prismes et d’amplificateurs, tous les débris des sociétés d’abondance du XXe siècle qui ont échoué sur ce singulier rivage. Chaque objet est apparemment brisé ou défectueux, mais cela ne semble pas ralentir le négoce. Shadrak n’a pas la moindre idée des usages qu’on peut trouver à ces pièces et reliques, ici, au fin fond de la Palestine. Il repère néanmoins quelque chose qui l’intéresse pour sa collection d’instruments médicaux, un ultramicrotome étincelant, de ceux qu’on utilisait jadis pour préparer les fragments de tissu avant examen au microscope électronique. Mais lorsqu’il exhibe son disque de crédit au lieu de commencer à marchander, le vendeur se contente de lui renvoyer un regard neutre ou vaguement hostile. Selon un décret du CRP, les disques émis par le gouvernement doivent être acceptés en tous lieux, mais le vieil Arabe inspecte d’un œil peu intéressé la bande de plastique brillant que lui tend Shadrak, puis il la rend sans dire un mot et se tourne d’un autre côté. Un sécuvil paraît avoir observé la transaction avortée depuis l’entrée du marché. Shadrak pourrait faire appel à lui afin d’obliger le marchand à s’exécuter, mais il décide de ne pas insister ; cela entraînerait peut-être des complications imprévisibles, voire des risques ; or Shadrak n’a nul désir d’attirer l’attention en cet endroit. Il abandonne le microtome et se dirige vers le sud, par les rues plus calmes d’un quartier résidentiel.
En quelques minutes, il parvient au sommet de marches qui descendent vers un vaste espace découvert, une place pavée au bout de laquelle se dresse un mur immense fait de blocs titanesques de pierre taillée. D’un pas tranquille, Shadrak traverse la place en direction du mur, tout en cherchant à se repérer sur sa carte. Il se rappelle avoir pris à gauche, puis encore à gauche à la rue de la Chaîne – peut-être se trouve-t-il dans le vieux quartier juif, en route vers la coupole du Rocher et la mosquée al-Aqsà, auquel cas…
— Vous devriez vous couvrir la tête, fait calmement une voix sur sa droite. Vous vous trouvez dans un lieu saint.
Un petit homme ramassé, au moins septuagénaire, le teint hâlé et l’allure vigoureuse, s’est approché de lui. Il porte une calotte noire et, d’un geste courtois mais insistant, présente à Shadrak une autre calotte qu’il a tirée de sa poche.
— Toute la ville n’est-elle pas terre sainte ? demande Shadrak en acceptant la coiffure.
— Chaque pouce de terrain est sacré pour quelqu’un, en effet. Les musulmans ont leurs lieux saints, et aussi les coptes, les orthodoxes grecs, les Arméniens, les chrétiens de Syrie, tout le monde. Mais ceci nous appartient. Vous ne connaissez donc pas le Mur ?
La majuscule est perceptible dans son intonation.
— Le Mur, fait Shadrak, embarrassé, en reportant son regard des grands blocs de pierre vers sa carte. Oh ! Bien sûr. Vous voulez dire le mur des Lamentations ? Je ne me rendais pas compte…
— Le mur de l’Ouest, c’est ainsi que nous l’avons appelé après la reconquête de 1967, quand les lamentations ont cessé momentanément. Maintenant, c’est à nouveau le mur des Lamentations. Encore que je ne croie guère à la vertu des lamentations, même par les temps qui courent. Le petit homme sourit. Sous quelque nom que ce soit, pour nous autres juifs c’est le Saint des Saints.
Là encore, majuscules.
Le Temple de Salomon ?
— Non, pas celui-là. Les Babyloniens ont détruit le premier temple il y a deux mille sept cents ans. Ce mur-ci appartient au second temple, celui d’Hérode, que les Romains rasèrent sous Titus. Le Mur est la seule chose qu’ils laissèrent debout. Nous l’adorons, car pour nous il ne symbolise pas seulement la persécution, mais aussi l’endurance et la volonté de survivre. C’est la première fois que vous venez à Jérusalem ?
— Oui.
— Américain ?
— Oui.
— Moi aussi. Pour ainsi dire. Mon père m’a amené ici quand j’avais sept ans. Dans un kibboutz, en Galilée. Juste après la proclamation de l’État d’Israël – vous voyez ? En 1948 ? J’ai combattu dans le Sinaï en 1967, la guerre des Six Jours, et j’ai prié devant le Mur dans les premiers jours qui ont suivi la victoire et je n’ai pas quitté Jérusalem depuis. Le Mur, pour moi, c’est encore le centre du monde. J’y viens tous les jours. Même s’il n’existe plus réellement un État d’Israël. Même s’il n’existe plus d’États au sens propre, plus de rêves, plus de… Il s’interrompt.
Pardonnez-moi. Je suis trop bavard. Aimeriez-vous prier devant le Mur ?
— Mais je ne suis pas juif.
— Quelle importance ? Venez avec moi. Êtes-vous chrétien ?
— Pas spécialement.
— Aucune religion ?
— Pas de religion officielle. Mais j’aimerais me rendre au Mur.
— Eh bien, venez.
Ensemble, ils traversent la place, le guide petit et vieux, le visiteur grand et jeune.
— Je m’appelle Méshak Yakov, déclare soudain le compagnon de Shadrak.
— Méshak ?
— Oui. C’est un nom biblique, tiré du Livre de Daniel. Un des trois juifs qui défièrent Nabuchodonosor lorsque le souverain les mit en demeure de…
— Je sais ! s’exclama Shadrak. Je sais ! Il éclate de rire. Il jubile. C’est une minute exquise. Inutile de me raconter l’histoire. Je suis Shadrak !
— Je vous demande pardon ?
— Shadrak. Shadrak Mordecai. C’est mon nom.
— Votre nom. Méshak Yakov rit à son tour. Shadrak. Shadrak Mordecai. C’est un nom magnifique. Ça pourrait être un beau nom juif. Et avec un nom pareil, vous n’êtes pas juif ?
— Je n’avais pas les gènes qu’il fallait, sans doute. Mais si je devais me convertir, j’imagine que je n’aurais pas besoin de changer de nom.
— En effet. Un magnifique nom juif. Shalom, Shadrak !
— Shalom, Méshak !
Ils rient ensemble. Pour un peu, ça tournerait au vaudeville, se dit Shadrak. Ce sécuvil qui rôde là-bas – ne serait-ce pas Abed-Négo ? Les voici devant le Mur, et le rire s’éteint en eux. Les énormes blocs de pierre battus par les vents frappent par leur air d’ancienneté, ils sont aussi vieux que les pyramides, aussi vieux que l’Arche. Méshak Yakov ferme les yeux et se penche en avant, il appuie son front contre le Mur comme pour le saluer. Puis il se tourne vers Shadrak.
— Comment dois-je prier ? demande celui-ci.
— Comment ? Comment ? De la façon qui vous plaira ! Parlez au Seigneur ! Confiez-vous à Lui ! Adressez-Lui vos requêtes. Est-ce à moi d’apprendre à un adulte comment prier ? Que puis-je vous dire ? Une seule chose : mieux vaut rendre grâce que solliciter des faveurs. Si vous le pouvez. Si vous le pouvez.
Shadrak hoche la tête et se tourne vers le Mur. Il a la tête vide. Il a l’âme vide. Il jette un regard vers Méshak Yakov. Les yeux fermés, l’Israélien se balance doucement d’avant en arrière en murmurant. De l’hébreu, suppose Shadrak, qui ne sent aucune prière monter à ses lèvres. Il se trouve incapable de songer à autre chose qu’aux enfants sauvages, au pourrissement organique, aux visages vides ou abattus qu’il a aperçus le long de la Via Dolorosa, aux affiches de Mangu et de Gengis Mao. Son voyage a été un échec. Il n’a rien appris, rien accompli. Autant rentrer à Oulan-Bator dès demain et affronter la situation. Mais à peine a-t-il exprimé ces pensées qu’il les rejette. Qu’est devenue cette surprenante bouffée d’optimisme, tandis qu’il prenait le thé en compagnie de Bhishma Das ? Cette minute délicieuse, cette chaleureuse fraternité éprouvée lorsque Méshak Yakov lui a révélé son nom ? L’énergie spirituelle de ces deux vieillards – l’hindou et le juif –, leur patience et leur résolution face à la catastrophe planétaire : n’en a-t-il donc rien tiré ?
Il reste un long moment à l’écoute du silence de son propre corps, qui ne fait que traduire, à travers le mutisme de ses implants, l’absence de Gengis Mao, et décide qu’il n’est pas encore temps de retourner à Oulan-Bator. Il continuera. Il achèvera son voyage.
Il se met à prier à voix basse, car cela le gênerait d’être entendu de Yakov. « Merci, Seigneur, d’avoir créé ce monde et de m’avoir permis d’y vivre aussi longtemps. » Mieux vaut rendre grâce que solliciter des faveurs. Mais enfin, il n’est pas interdit de solliciter des faveurs, et Shadrak ajoute pour lui-même : « Et, Seigneur, permettez-moi d’y vivre encore un peu. Montrez-moi comment je puis aider à rendre ce monde plus conforme à ce que vous souhaitiez. » Cette prière lui paraît idiote. Mièvre et naïve. Pourtant, pourtant, elle n’a rien de méprisable. S’il lui était donné de revivre cet instant, il n’y changerait pas un mot, bien qu’il n’irait jamais avouer à personne qu’il l’a prononcée.
Lorsqu’ils en ont terminé, Méshak Yakov invite Shadrak à dîner ; Shadrak accepte, car il regrette à présent d’avoir refusé l’invitation de Bhishma Das. Yakov habite au sommet d’une colline dénudée, dans une tour du quartier moderne de Jérusalem, loin à l’ouest de la vieille ville, au-delà du parlement et du campus de l’université. Son immeuble, rattaché à un grand ensemble qui regroupe une vingtaine de bâtiments, possède ce poli, où domine le verre, qui était en vogue à la fin du XXe siècle, mais il présente les stigmates du délabrement. Les vitres sont poussiéreuses, certaines sont brisées, les portes sortent de leurs gonds, la rouille éclabousse les balcons, l’ascenseur grince et grogne. L’immeuble est plus qu’à moitié vide, l’informe Yakov. À mesure que la population s’amenuise et que les services se détériorent, les gens désertent ces quartiers, naguère résidentiels, pour se rapprocher du centre ville. Pour sa part, annonce-t-il fièrement, il est là depuis quarante ans et compte bien y demeurer quarante ans de plus, au minimum.
L’appartement de Yakov est petit, bien entretenu, meublé à l’ancienne, sobrement et avec goût.
— Ma sœur Rébecca, annonce Méshak. Mes petits-enfants Joseph et Léa.
Il présente Shadrak, et tous rient de la coïncidence des noms, de l’étroite connotation biblique. La sœur est septuagénaire, Joseph doit avoir dix-huit ans, Léa douze ou treize. Des photos encadrées de noir sont accrochées au mur – la femme de Yakov, suppose Shadrak, ainsi que trois adultes, tous victimes du pourrissement organique, sans doute. Yakov ne le précise pas, Shadrak ne pose pas la question.
— Vous êtes juif ? demande Léa.
Shadrak sourit en secouant la tête.
— Ça existe, des Noirs qui sont juifs, dit-elle. Il y a même des Chinois juifs.
— Gengis Mao est un juif, fait Joseph avant de partir d’un fou rire.
Mais personne ne l’imite. Méshak lui lance un regard furieux ; sa sœur prend un air choqué et Léa semble embarrassée. Shadrak lui-même découvre que l’intrusion de ce nom étranger dans un paisible tableau de famille le secoue quelque peu.
— Ne raconte pas de bêtises, dit sèchement Yakov.
— Je disais ça comme ça, proteste Joseph.
— Alors ne gaspille pas ta salive, jette Yakov. Puis, à Shadrak : Ici, nous ne sommes pas de grands admirateurs du président. Mais je préférerais ne pas discuter de ces choses. Je vous demande d’excuser la sottise de ce garçon.
— Ce n’est rien, dit Shadrak.
— Pourquoi portez-vous un nom juif ? demanda Léa.
— Mon peuple a souvent pris des noms dans la Bible, explique Shadrak. Le père de mon père était un pasteur, un théologien érudit. C’est lui qui a fait la suggestion. J’ai un oncle nommé Absalon. J’avais un oncle. Et des cousins qui s’appellent Salomon et Satil.
— Mais votre nom de famille ? insiste la fillette. Il est juif aussi. Il y a eu un grand rabbin appelé Mordecai, en Allemagne, il y a longtemps. On nous en a parlé à l’école. Les Noirs, ils choisissent aussi leur nom de famille ?
— Ce sont nos maîtres qui nous les ont donnés. Mes ancêtres ont dû appartenir à quelqu’un qui s’appelait Mordecai.
— Appartenir ?
— Au temps de l’esclavage, lui souffle Joseph d’un ton brusque.
— Vous avez été esclaves, vous aussi ? poursuit Léa. J’ignorais. On a été esclaves en Égypte, vous savez ? Ça fait des milliers d’années.
Shadrak sourit.
— Nous, nous l’avons été en Amérique. C’est plus récent.
— Et votre maître était juif ? Je ne peux pas croire qu’un juif posséderait des esclaves, jamais de la vie !
Shadrak aimerait expliquer que ce Mordecai, s’il a jamais existé et donné son nom à ses nègres, n’était pas forcément juif, mais qu’il pouvait l’être, car à l’époque des plantations, on trouvait même des juifs possesseurs d’esclaves. Toutefois, la discussion paraît mettre Méshak mal à l’aise, au point qu’il change de sujet avec une brusquerie telle que les deux enfants en restent bouche bée – il s’enquiert du dîner auprès de sa sœur.
— Dans un quart d’heure, répond-elle en se dirigeant vers la cuisine.
Comme s’ils obéissaient à un signal invisible leur enjoignant de laisser l’invité en paix, Joseph et Léa vont s’installer sur un canapé et se mettent à discuter avec quelque nervosité des derniers événements de l’école – il semble qu’on ait décrété un jour de congé mondial à l’occasion des funérailles de Mangu. Joseph, qui fréquente l’université, est ennuyé car cela va le priver d’une excursion à la mer Morte. Léa cite une remarque du représentant du CRP à Jérusalem concernant la nécessité de rendre hommage au vice-roi défunt, ce qui provoque un ricanement de Rébecca, toujours affairée à sa cuisine. Suit un commentaire bien senti sur l’intelligence et l’équilibre mental de l’officiel en question. Les choses ont tôt fait de dégénérer en une discussion bruyante et incompréhensible des affaires politiques locales. Les quatre Yakov se lancent dans une féroce joute bilingue. Méshak tente d’abord de décrire à Shadrak la liste des personnages et la toile de fond, mais il ne tarde pas à se trouver trop engagé dans la dispute pour assurer un commentaire simultané. Sous le regard perplexe mais amusé de Shadrak, ces gens pleins d’esprit et de fougue continuent de s’empoigner jusqu’à ce que l’arrivée du dîner vienne clore brutalement le débat. Shadrak n’a pas la moindre idée de l’origine du conflit – il croit vaguement comprendre que cela a quelque chose à voir avec le remplacement d’un Arabe chrétien par un musulman au sein du conseil municipal –, mais il se réjouit d’assister à un tel déploiement d’énergie et de conscience politique. À Oulan-Bator, où l’espionnite est poussée au maximum, il n’a jamais été témoin de controverses aussi furieuses ; mais peut-être n’est-ce pas dû à la présence de caméras espions ; peut-être, simplement, a-t-il vécu si longtemps hors de toute cellule familiale qu’il a oublié à quoi ressemble une vraie conversation.
Shadrak éprouve quelque embarras au moment de passer à table – doit-il coiffer la calotte ? Y a-t-il d’autres traditions qu’il ignore ? –, mais tout se déroule sans problème. Ni Méshak ni son petit-fils ne portent de calotte, aucune prière ne précède le repas, seulement un instant de silence observé par les deux vieux ; la nourriture est riche et abondante ; les Yakov, observe Shadrak, ne semblent pas suivre de régime alimentaire particulier. Après dîner, Joseph et Léa se retirent dans leurs chambres respectives pour étudier. Réchauffé par un vin rouge israélien suivi d’un fort cognac de même origine, Shadrak s’installe en compagnie de Méshak afin d’examiner la carte des environs. Il y a la vieille ville, bien sûr, mais aussi la tombe supposée d’Absalon dans la proche vallée de Kidron, le tombeau du roi David sur la colline de Sion, le musée archéologique, le musée national où sont conservés les manuscrits de la mer Morte, et…
— Un instant, fait Shadrak. Tout ça dans une journée ?
— Eh bien, prenons-en deux.
— Tout de même. Peut-on vraiment faire autant de chemin en si peu de temps ?
— Pourquoi pas ? Vous m’avez l’air assez solide. Je crois que vous arriverez à me suivre.
Et le vieil homme se met à rire.