Il lui trouve la mine pâle et les traits tirés. Elle n’est pas encore remise de son indisposition de la veille, mais il y a un mieux sensible, très sensible. Elle semble connaître la raison de sa visite, et il suffit à Shadrak de quelques paroles dures pour obtenir d’elle la réponse qu’il ne souhaitait pas réellement entendre. Oui, c’est vrai. Oui. Oui. Shadrak écoute un moment sa confession balbutiante, encombrée de circonlocutions et de faux-fuyants, puis il déclare, froidement mais d’une voix où perce le reproche :
— Tu aurais pu m’en parler avant.
Il a les yeux rivés sur elle, et voici qu’elle se décide, enfin, à lui rendre son regard : l’abcès est crevé, elle avoue la monstrueuse vérité ; elle peut donc à nouveau le regarder en face.
— Tu aurais pu m’avertir, poursuit Shadrak. Pourquoi ne m’as-tu rien dit, Nikki ?
— Je ne le pouvais pas. C’était impossible.
— Impossible ? Impossible ? Naturellement, c’était possible. Il te suffisait d’ouvrir la bouche et de laisser sortir les mots.
— Shadrak, je crois qu’il faudrait que tu saches que… Arrête. Ça ne m’a pas semblé aussi simple que cela.
— Quand la décision a-t-elle été prise ?
— Le jour où ils ont envoyé Buckmaster à la ferme d’organes.
— As-tu participé au choix ?
— Penses-tu que j’en aurais été capable, Shadrak ?
— L’expérience m’a appris une chose, explique-t-il, c’est que les gens qui se sentent coupables ont une façon bien à eux de répondre à une question gênante par une autre question.
Ce trait ne semble pas l’atteindre, et Shadrak regrette aussitôt d’avoir parlé ainsi. Nikki est une femme de caractère. À présent qu’il l’a démasquée, elle est tout à fait calme, et c’est d’une voix égale qu’elle déclare :
— Gengis Mao t’a choisi tout seul. Je n’ai pas été consultée.
— Très bien.
— Tu peux me croire.
Shadrak hoche la tête.
— Je te crois.
— Et ?
— Quand tu as appris que j’étais désigné, as-tu fait la moindre tentative pour l’amener à changer d’avis ?
— Quelqu’un a-t-il jamais amené Gengis Mao à changer d’avis sur quoi que ce soit ?
— Tu vois comme tu esquives ma question en posant une question de ton cru ?
Cette fois, le coup porte. Elle perd un peu de l’aplomb qu’elle venait de retrouver. Son regard se détourne, et elle fait d’une voix sourde :
— Bon. D’accord. Non, je n’ai pas tenté de discuter avec lui.
Shadrak reste un moment silencieux avant de déclarer :
— Je croyais bien te connaître, Nikki. Je me trompais.
— Ce qui veut dire ?
— Je pensais que tu faisais partie de ceux qui voient dans les êtres humains des fins et non des moyens. Je n’imaginais pas que tu laisserais envoyer un, heu, un ami intime à la casse sans lever le petit doigt pour le sauver, sans même l’avertir de son sort, sans lui donner le moindre indice de ce qui a été décidé pour lui. Mieux, tu commences à l’éviter. Comme si tu l’avais rayé de tes listes et rangé dans la catégorie des non-personnes dès l’instant où il a été choisi. Comme si tu craignais que sa déveine soit contagieuse.
— Pourquoi me fais-tu un sermon, Shadrak ?
— Parce que j’ai mal. Parce qu’un être que j’aimais m’a vendu. Parce que je ne peux pas me résoudre à te faire mal à mon tour d’une façon tant soit peu réelle.
— Qu’aurais-tu voulu que je fasse ? demande Nikki.
— Ce qu’il fallait.
— C’est-à-dire ?
— Tu aurais pu tenir tête à Gengis Mao. Tu aurais pu lui dire que tu refusais de participer à l’élimination de ton amant. Tu aurais pu lui apprendre qu’il existait un lien entre nous et que tu n’étais pas capable de… Bon sang, Nikki, je ne devrais pas avoir à te dire tout ça !
— Je suis bien certaine que Gengis Mao n’ignorait rien de nos rapports.
— Et qu’il m’a choisi délibérément, afin de mettre ta loyauté à l’épreuve ? Afin de découvrir comment tu réagirais si l’on te mettait en demeure de choisir entre ton amant et ton laboratoire ? Un de ses petits jeux psychologiques ?
Elle hausse les épaules.
— C’est tout à fait concevable.
— Dans ce cas, peut-être as-tu fait le mauvais choix. Peut-être cherchait-il à mesurer tes qualités humaines, plutôt que ta loyauté envers Gengis Mao. Maintenant qu’il a constaté à quel point tu étais froide, sans cœur, dépourvue de sentiments, peut-être décidera-t-il qu’il ne peut pas courir le risque de garder une personne telle que toi à la tête de…
— Arrête, Shadrak.
Elle perd pied devant cette attaque en règle, martelée par une voix calme et mesurée d’où toute pitié est absente ; ses lèvres se mettent à trembler, elle s’efforce visiblement de refouler ses larmes.
— Je t’en prie. Arrête. Arrête ça. Tu as ce que tu voulais.
— Tu me trouves dur ? Tu considères que je n’ai aucune raison de t’en vouloir ?
— Je ne pouvais rien faire.
— Vraiment ?
— Rien du tout.
— Et si tu avais menacé de démissionner ?
— Eh bien, il m’aurait laissée faire. Je ne suis pas indispensable. La redondance est…
— Et ton successeur aurait repris le projet, avec moi pour donneur ?
— Je suppose que oui.
— Cependant, même si cela ne devait servir à rien, est-ce que tu ne te serais pas sentie un peu plus propre en opposant un minimum de résistance ?
— Peut-être. Mais cela n’aurait absolument rien changé.
— Tu aurais au moins pu m’avertir. J’aurais pu fuir Oulan-Bator. Et si ta démission devait t’attirer des ennuis avec Gengis Mao, nous aurions pu fuir ensemble. Mais ça ne valait pas le coup de gâcher ta carrière pour moi, hein ?
— Fuir ? Mais fuir où ? Il nous aurait épiés. Par Surveillance Vecteur Un ou je ne sais quel autre gadget. Au bout d’un jour ou deux, il aurait décidé que nos vacances avaient assez duré et les sécuvils nous auraient embarqués et ramenés ici.
— Peut-être.
— Non, pas « peut-être ». J’aurais fini à la ferme d’organes. Et tu serais resté le donneur d’Avatar.
Shadrak envisage un tel scénario.
— Tu veux dire que, prévenu par toi ou non, ça n’aurait rien changé ?
— Ça n’aurait rien changé pour toi, répond Nikki. Pour moi, si. Dans un cas, j’y laisse mon job et peut-être ma peau. Dans l’autre, je survis un peu plus longtemps.
— J’aurais tout de même souhaité que ce soit toi qui m’apprennes la vérité.
— Au lieu de Katya ?
— À quel moment ai-je parlé de Katya ?
Nikki sourit.
— Ce n’était pas nécessaire, mon chéri.
19 août 2009
Douce journée d’été. C’est l’été sur la moitié de la planète. La saison des amants. Surveillance Vecteur Un me les montre, bras dessus, bras dessous, dans les rues de Paris, Londres, San Francisco ou Tokyo. Les regards attendris, les petits baisers, les petits coups de hanche. Même ceux qui souffrent du pourrissement organique clopinent d’un même pas. Ils sont en train de mourir à petit feu, mais ils trouvent encore le moyen de danser la danse de l’amour. Les imbéciles ! Je crois me rappeler les pas de cette danse, bien que cela me reporte quarante ou cinquante ans en arrière. Oui, oui, la rencontre, les tensions et les estimations préliminaires, les avances et les esquives, l’étincelle du contact, l’effacement des barrières, la première étreinte, les mots tendres, les serments, le sens du complot, c’est nous deux contre le monde entier, la certitude que ça durera éternellement, la découverte que ce ne sera pas le cas, la désunion, la brouille et la séparation, la convalescence, l’oubli – oh ! oui, l’homme qui porte le nom de Gengis Mao l’a dansée jadis, cette danse, bien avant qu’il devienne Gengis Mao, il a joué à ce jeu. Il y a longtemps. Et à quoi sert ce jeu ? À endormir le moi souffrant. À lubrifier les rouages biologiques sans lesquels la machine ne tourne pas. C’est une diversion, une distraction, une sottise. Le jour où j’ai su ce qu’il en était, j’y ai renoncé, et sans regret. Regardez-les se promener ensemble. « L’amour éternel. » Comme s’il existait une seule chose éternelle. Mais l’amour ? L’amour ? C’est un état instable, une absurdité thermodynamique. Deux sources d’énergie, deux soleils qui tentent l’un et l’autre d’établir une orbite autour du partenaire en s’efforçant de lui apporter lumière et chaleur. Aussi joli à raconter qu’invraisemblable. Naturellement, tôt ou tard, un effondrement gravitationnel finit par casser le système. Un des corps réduit l’autre en miettes, ou bien ils tournoient jusqu’à la collision finale, ou bien encore leur trajectoire chaotique vient à les séparer. C’est une perte d’énergie, un gaspillage futile de la force vitale. L’amour ? Il faut l’abolir ! Si seulement c’était en mon pouvoir.
4 janvier 1989
Le texte de ma doctrine est complet. Je le révélerai au monde lorsque l’instant sera venu. Aujourd’hui, alors que j’achevais les derniers paragraphes, il m’est venu un nom pour l’ensemble : dépolarisation centripète. Définie comme l’élaboration d’un consensus à partir d’intérêts inconciliables, et ce par l’illusion que les visées particulières s’excluant mutuellement de chacun sont atteintes. Cette doctrine balaiera le monde de manière aussi irrésistible que le firent jadis les hordes du vieux Gengis.
Shadrak trouve momentanément refuge dans la menuiserie. Jusque-là, cette mode n’a constitué pour lui qu’une simple distraction, une façon de se détendre et de dépenser son énergie, alors que pour de nombreux adeptes, il s’agit d’une pratique presque mystique. Mais le Shadrak calme et détaché de naguère a cédé la place à un individu fébrile et désespéré, disposé à se livrer au travail du bois avec toute l’intensité que réclame celui-ci. Le monde s’est resserré autour de lui. En apparence, rien n’est changé, rien ne va changer ; en ce qui le concerne, le train-train quotidien va continuer, avec ses actes médicaux, sa gymnastique, ses collections et ses virées à Karakorum. Mais depuis deux jours, cette vie confortable, aux rythmes familiers, ne suffit plus à assurer l’équilibre de Shadrak : il sait à présent quelle terrible ablation du moi Gengis Mao lui réserve secrètement. La peur et la souffrance ont commencé de s’insinuer en lui. À cela, il ne connaît qu’un antidote : la soumission à une force plus grande que lui-même, plus grande que Gengis Mao en personne – une puissance qui enveloppe tout. S’il le peut, il fera de la menuiserie le véhicule de cette soumission. Par le marteau et les clous, par le ciseau et l’herminette, par le rabot, la scie et le traceret, il cherchera, sinon le salut, du moins un répit momentané à l’angoisse.
Shadrak fréquente d’ordinaire l’immense et majestueuse chapelle de menuiserie de Karakorum. Mais il règne toujours à Karakorum une atmosphère de carnaval qui donne une note triviale à toutes les activités que Shadrak vient y pratiquer, qu’il s’agisse de menuiserie, d’oniromort, de transtemporalisme ou simplement de faire l’amour. Aujourd’hui, la quête spirituelle de Shadrak est authentique ; il ne recherche pas la chapelle la plus chic, mais la plus accessible, celle qui lui permettra dans les plus brefs délais d’éloigner la souffrance. Il choisit donc un endroit situé à Oulan-Bator même, près du fleuve Tôla, dans l’une de ces rues bordées d’impressionnants immeubles de stuc blanc comme on en construisait aux derniers jours de la République populaire de Mongolie.
La chapelle est du genre sobre et fonctionnel, dépourvue de toute iconographie religieuse ou pseudo-religieuse : on ne vient pas là pour plaisanter. De grandes salles dénudées, un éclairage fluorescent qui crachote, l’odeur de la sciure et de l’essence de citron – on se croirait dans un banal atelier de charpentier, n’étaient le silence et la concentration que les hommes et les femmes installés devant les établis apportent à leur tâche.
Shadrak paie à l’entrée – il s’agit d’une taxe strictement destinée à couvrir les frais de location des outils, le bois et l’entretien, en aucun cas d’une sorte d’obole religieuse –, puis on lui désigne l’armoire où il va troquer sa tenue de ville contre des bleus propres. Il choisit ensuite un établi disponible. Les outils, rutilants et bien huilés, ont été disposés sur le dessus et les côtés de la table avec un sens de la symétrie et de la netteté qui a quelque chose de japonais : des ciseaux de toutes tailles s’alignent en ordre impeccable, ainsi qu’un assortiment de marteaux et de maillets, de troussequins et de tarières, de tenailles et de compas, de biseaux et de limes, d’équerres et de règles. Tout un attirail volontairement varié et abondant, de nature à imprimer dans l’esprit du novice la nature hiératique de son art, la pérennité de sa pratique et la complexité de ce qu’il embrasse.
Personne ne lui parle. Personne ne le regarde ni ne le regardera. Qui entre ici reste seul face à l’outil et à la matière. Une curieuse solennité s’empare de lui alors qu’il entame, comme il est d’usage, la phase initiale de méditation. Par le passé, il fréquentait cette chapelle dans l’idée de s’y détendre une heure ou deux en pratiquant la coupe et l’assemblage ; toute l’expérience se ramenait pour lui à une simple distraction, comparable à un parcours de golf ou à une partie de billard, aussi abordait-il ce stade du cérémonial de façon décontractée, ne voyant là qu’un élément de la tradition, une simple manière de se mettre dans la disposition d’esprit souhaitable, tout comme un golfeur donne quelques drives dans le vide pour s’échauffer, ou encore à l’image du joueur de billard qui passe soigneusement le bleu sur le procédé avant de jouer ; mais aujourd’hui, les mains appuyées bien à plat sur son banc et la tête penchée, Shadrak ne se sent pas plus porté à la désinvolture qu’à l’ostentation ; il sent autour de lui une présence numineuse et devient sombre et pensif à mesure qu’elle pénètre son âme.
Dans la méditation, il faut d’abord considérer les outils, leur forme et leur essence divine. On doit se les représenter et les nommer : scie à tenon, scie pour couper les queues d’aronde, foret, poinçon. Il faut ensuite s’interroger sur leur fonction, ce qui exige que l’on évoque une image de chaque outil en cours d’utilisation. Pour ce faire, on doit remonter jusqu’à certaines techniques fondamentales de la charpenterie ou de la menuiserie : fabrication des mortaises et des tenons, construction des solives et des armatures, pose des revêtements, fixation des entretoises, des supports et des cales. Cette phase de la méditation est la plus longue et la plus intense. Shadrak s’est laissé dire que certains adeptes du culte y brûlaient toute leur ferveur et n’en arrivaient jamais au point de prendre un outil en main pour attaquer le matériau : la seule communion spirituelle leur suffisait. Il n’a jamais compris auparavant comment la chose était possible, mais aujourd’hui, tandis qu’il trusquine, raboute et assemble sans ouvrir les yeux, tandis qu’il ajuste mentalement tenon et mortaise, languette et rainure, il se rend compte que l’activité manuelle proprement dite peut devenir un élément étranger à l’expérience, à condition que l’on soit capable de s’investir pleinement dans la phase méditative.
Cette prise de conscience n’empêche pas Shadrak de progresser jusqu’au stade ultime de la méditation, qui concerne la pénétration du bois, de la matière mère. Il s’agit là encore d’un exercice minutieusement réglé, que l’on doit aborder en imaginant des arbres – pas n’importe quels arbres : des arbres de haute futaie que l’on a soi-même choisis. Shadrak s’en tient d’ordinaire aux pins et aux sapins, mais ne refuse pas, si la fantaisie lui en prend, des bois plus exotiques : ébène, palissandre, acajou, teck. Il faut voir l’arbre ; il faut s’imaginer qu’on l’abat ; s’imaginer qu’on le porte à la scierie pour le faire débiter et sécher ; il faut voir enfin la planche achevée, en contempler le grain, la texture, la richesse en sève, en évaluer la tendance au retrait ou au gauchissement, recenser toutes ses caractéristiques et ses beautés particulières. Alors et alors seulement, quand on a pour ainsi dire sur sa langue le goût du bois, quand l’outil vous brûle la main, on peut se lever, aller choisir sa pièce de bois dans le coffre et se mettre au travail.
Parvenu à ce stade, Shadrak sait très précisément quelle forme revêtira aujourd’hui sa pratique du culte. Pas de menuiserie d’art pour cette fois, mais quelque pièce de charpente lourde, simple et solide, un travail qui parvienne à l’essence de la forme : il construira l’armature d’une voûte de foyer. L’ouvrage a surgi tout entier dans son esprit, avec ses nervures et ses moises, ses aisseliers et ses contre-fiches, son couchis, ses coins. Le temps d’une illumination, Shadrak a calculé la courbure et l’écartement, la montée de la voûte et sa ligne de naissance. Il ne lui reste qu’à tailler, ajuster, jouer du marteau, puis, lorsqu’il en aura terminé, à tout désassembler et à brûler la sciure selon le cérémonial avant de repartir, purgé de toute tension.
Il travaille vite. Une sorte d’énergie farouche et fiévreuse s’est emparée de lui. Il ne cesse d’aller et venir du coffre à l’établi ; des clous de toutes longueurs lui composent une denture nouvelle et irrégulière ; pas un instant il n’est en repos. Et pourtant rien dans son travail ne donne le sentiment de la hâte. Se hâter serait une folie ; le but qu’il recherche est la paix de l’esprit. Il faut agir avec efficacité, mais sans précipitation. Shadrak mène son ouvrage dans la sérénité. Le travail est à lui-même sa propre fin et n’a pas de réalité au-delà de l’accomplissement spirituel immédiat qu’il permet : tout ce que l’on construit dans la chapelle de menuiserie n’est pas destiné à être utilisé, et l’on ne songerait pas plus à emporter avec soi une de ses réalisations qu’à apporter ses propres outils. On n’est pas là, après tout, pour bricoler comme à la maison. Il s’agit de s’exercer à la menuiserie afin, ce faisant, d’éprouver la fondamentale connexité de toutes choses dans l’univers ; ce que l’on construit ne compte pas, ce n’est qu’un moyen et l’on ne doit jamais se laisser aller à le considérer comme une fin en soi. Shadrak n’avait jamais pleinement compris cet aspect du culte jusqu’à aujourd’hui. Le côté physique du travail lui plaisait : les coups de marteau et la sueur – et aussi la récompense esthétique, la satisfaction de voir un objet solide et harmonieux prendre forme entre ses mains. Le désassemblage obligatoire après la séance l’a toujours un peu déprimé ; c’est qu’à ses yeux le culte de la menuiserie n’a jamais été quelque chose de beaucoup plus profond que le tennis, le golf ou le vélo. Pas une fois il n’a atteint ces limites de l’expérience intérieure que connaissent, parait-il, ceux qui viennent communier ici. Aujourd’hui, pourtant, à défaut de les atteindre, il s’en approche. En pénétrant dans ces royaumes inconnus, il découvre que ses peurs et son ressentiment s’estompent, il est purifié. Le Créateur dut éprouver la même chose pendant ces journées calmes où il donna naissance à des mondes : un sentiment d’identification totale à sa tâche, de délivrance du moi, l’impression de n’être que le véhicule de la grande force formatrice qui coule dans tout l’univers. Sans doute peut-on atteindre à la même sérénité en pratiquant le tennis, le golf ou la bicyclette, songe Shadrak. Peu importe le moyen ; seul compte l’état de conscience qui est au terme du voyage. Il voit sa voûte prendre forme ; ce n’est pas sa voûte ; mais la voûte, l’archétype de toutes les voûtes, la voûte idéelle, sur laquelle repose la voûte des deux, et la voûte et lui ne font plus qu’un ; c’est lui, Shadrak Mordecai d’Oulan-Bator, qui supporte le poids du cosmos, et il ne plie pas sous le fardeau. Une voûte se plaint-elle de la charge qu’elle soutient ? Une voûte digne de ce nom se contente de transmettre le poids à la terre, laquelle ne se plaint pas davantage, mais communique cette poussée aux étoiles, qui l’accueillent sereinement, car en vérité il n’y a pas de fardeau, mais seulement le flux et le reflux de la substance qui circule entre les membres unis de cette entité première qui est la matrice de toutes choses. Lorsqu’on a une fois perçu cela, peut-on encore s’inquiéter de ce que le corps qui abrite pour le moment un ensemble de réponses intitulé « Shadrak Mordecai » risque sous peu d’accueillir à sa place quelque chose qui se présente sous le nom de « Gengis Mao » ? De telles métamorphoses ne signifient rien. Nul changement ne se produit ; il y a transfert et non transformation ; la seule réalité est celle du flux éternel. Shadrak est pur de tout tumulte intérieur et de toute épouvante.
La voûte est achevée. Shadrak admire la perfection de sa forme, puis, calmement, il démolit son ouvrage et va porter les pièces jusqu’au coffre des bois de récupération.
La voûte cesse-t-elle d’exister du seul fait que ses éléments ont été séparés ? Non. Dans son esprit, elle brille d’une aussi vive lumière qu’à l’instant où il l’a conçue. Elle existera toujours. Elle est indestructible. Shadrak range ses outils dans l’ordre impeccable où il les a trouvés, puis il ramasse sa sciure et va la brûler selon le rite dans l’urne de la nef. Lorsque l’établi est à nouveau d’une propreté irréprochable, Shadrak s’agenouille, courbe la tête et demeure ainsi une minute ou deux. Il est entièrement apaisé, son esprit est vide, tabula rasa. Il est guéri, son équilibre est retrouvé. Il sort.
Il y a des images de Mangu dans toutes les rues. Le beau visage mongol vous contemple depuis la façade de chaque immeuble ou depuis les grandes banderoles accrochées aux réverbères, très haut au-dessus des chaussées. Au croisement de trois grandes artères, des ouvriers procèdent avec zèle au coffrage de ce qui sera sans nul doute une énorme statue du défunt vice-roi. Le procès de canonisation est déjà bien avancé ; jour après jour, Mangu est projeté avec plus d’insistance dans la conscience des habitants de la capitale, et dans le reste du monde aussi, très probablement. Mort, Mangu a acquis une puissance et une présence qu’il n’avait jamais possédées de son vivant : en vérité, il est devenu un demi-dieu déchu ; il est Baldr, Adonis, Osiris, l’espérance détruite du printemps, et il est impossible qu’il ne se relève pas un jour.
D’une démarche souple et tranquille, Shadrak se dirige vers le fleuve en sifflotant une exubérante mélodie romantique – du Rachmaninoff, soupçonne-t-il. Il se rend compte qu’un homme, sorti peu de temps après lui de la chapelle de menuiserie, l’a pris en filature. La chose ne l’inquiète nullement. D’ailleurs, pour l’instant, rien ne l’inquiète et tout le ravit : la steppe, les collines, l’air un peu frais du printemps, l’idée qu’on le suit. Il trouve même un charme à la sotte omniprésence de Mangu, dont les traits banals et symétriques ont été placardés partout et semblent jaillir des boites aux lettres aussi bien que des poubelles ou du mur blanc et lisse qui court le long du fleuve ; il y a des banderoles Mangu et des fanions Mangu dans tous les coins, et le fond uniformément jaune, couleur du deuil mongol, prête à tout ce déploiement un étrange caractère de fête ; on s’attend presque à voir surgir une procession en l’honneur de Mangu, qui serait suivie de la résurrection triomphale du vice-roi. Shadrak sourit. Il penche son grand corps par-dessus le parapet de la promenade afin d’admirer le fleuve au cours superbe et tumultueux : stimulé par les crues printanières, il danse, tourbillonne et chante avec une rare énergie. Shadrak se représente les vrilles et les rubans des affluents qui rejoignent le lit du fleuve à ses pieds, prenant cette terre aride sous leur lacis, apportant gaiement l’eau des montagnes pour la chasser vers le fleuve, puis vers la mer : un vaste système artériel au service de cet être vivant, palpitant, qu’est la Terre. L’image flatte le médecin en Shadrak. Il se dit qu’en écoutant attentivement, il percevra la respiration de la planète, et même son rythme cardiaque, boum-boum, boum-boum, boum-boum.
L’homme qui le suit depuis tout à l’heure fait son apparition sur la promenade et vient se placer à la gauche de Shadrak. Côte à côte, ils contemplent le fleuve en silence. Au bout d’un moment, Shadrak risque un coup d’œil furtif et découvre que son espion n’est autre que Frank Ficifolia, spécialiste des communications et créateur de Surveillance Vecteur Un. Ficifolia est un probable quinquagénaire, trapu et replet, compétent, sociable et loquace. Son mutisme, inhabituel, est significatif. À son entrée dans la chapelle de menuiserie, Shadrak avait bien cru apercevoir quelqu’un qui ressemblait à Ficifolia, mais la règle de l’ordre lui interdisait de jeter un second regard ; son impression première se trouve à présent confirmée. Mais la retenue de Shadrak, à l’instant, relève d’un tout autre savoir-vivre. Dans l’univers de Gengis Mao, où règne l’espionnite, il est fréquent que l’on soit approché par des gens qui veulent vous parler sans manifester les signes extérieurs de la conversation. Souvent, Shadrak a poursuivi de longs entretiens avec quelqu’un qui regardait dans une autre direction, ou même lui tournait le dos. Il s’abstient donc de saluer Ficifolia et continue d’étudier le cours violent du fleuve. Il est en état d’attente.
Ficifolia finit par laisser tomber, comme ça, sans regarder Shadrak :
— Je ne comprends pas pourquoi vous traînez encore par ici.
— Je vous demande pardon ?
— À Oulan-Bator. En attendant que le couperet tombe. À votre place, Shadrak, je m’évanouirais dans la nature.
— Ainsi, vous êtes au courant…
— Oui. Nous sommes plusieurs à le savoir. Qu’allez-vous faire ?
— Je ne suis pas fixé. Ne pas bouger pendant quelque temps, probablement, et réfléchir à la situation. Il y a pas mal de choses qu’il me faut prendre en considération.
— Prendre en considération ? C’est bien de vous, ce genre de remarque !
Quoiqu’il s’efforce manifestement à la discrétion, Ficifolia ne parvient pas à rester maître de lui-même ; il hausse le ton et se met à gesticuler passionnément.
— Vous savez, mon vieux, vous n’avez jamais été à votre place, dans cette ville. Vous n’êtes pas assez timbré pour remplir les conditions. Toujours si calme et raisonnable, vous voulez « prendre les choses en considération », peser le pour et le contre, alors même qu’ils vous mettent le couteau sous la gorge – et d’ailleurs comment avez-vous fait pour atterrir ici ? Nous sommes dans une maison de fous. Je parle sérieusement, Shadrak. Ce sont les fous qui dirigent l’asile, et le fou en chef est vraiment le plus frappé de la bande, et vous, vous ne rentrez pas dans le tableau. Pouvez-vous imaginer quelque chose de plus dingue qu’un monde peuplé de gens qui pourrissent sur pied, et gouverné par quelques milliers de bureaucrates bourrés d’antidote, sur lesquels règne un seigneur de la guerre mongol de quatre-vingt-dix balais qui compte vivre éternellement ? Vous trouvez ça rationnel ? C’est ça, l’aboutissement logique de cinq cents ans d’impérialisme occidental ? Et les caméras espions dans tous les coins ? Les vecteurs de surveillance qui enregistrent mes propos en ce moment même pour les enfourner dans Dieu sait quelle sorte de machine où ils ne seront peut-être pas digérés et pris en considération avant trois mille ans ? Les robots policiers ? Les fermes d’organes ? Quiconque se met à prendre ce monde à la lettre ne peut être qu’un fou, et c’est bien ce que nous sommes tous, ici, du premier au dernier, Avogadro, Horthy, Lindman, La bile, moi, toute la clique. Sauf vous. Tellement sérieux, tellement mesuré, et docile. Boulot-boulot, vous et Warhaftig : on coud un nouveau foie au khan, on ne rigole pas, on ne s’avoue jamais l’un à l’autre, qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour gagner sa croûte, on ne remarque même jamais la folie de tout ça, tellement on est soi-même sain d’esprit – enfin, je ne parle pas de Warhaftig, qui est soit un robot soit un inconscient, mais vous, Shadrak, imperturbable, plein de gadgets microélectroniques, et même ça, ça ne vous trouble pas. Vous n’avez jamais envie de hurler, de ruer dans les brancards ? Faut-il vraiment que vous acceptiez tout ? Y compris l’idée que Gengis Mao va vous virer de votre propre tête ? Est-ce que vous…
Ficifolia se ressaisit brusquement. Il ravale sa fureur au prix d’un léger frisson et d’une série de tics faciaux. Plus posément, et d’une voix tout à fait différente, il reprend :
— Vraiment, Shadrak, vous êtes dans un sacré pétrin. Vous devriez disparaître tant que vous le pouvez encore.
Shadrak secoue la tête.
— Ce n’est pas mon style d’aller me cacher.
— Et d’aller à la mort ?
— Pas particulièrement. Mais je ne me cacherai pas. Ça ne me ressemble pas. Mon peuple a fini de vivre en cachette. L’époque du chemin de fer souterrain[5] est bien révolue.
— Mon peuple a fini de vivre en cachette, répète Ficifolia en adoptant pour son imitation une voix suraiguë. Seigneur, Seigneur ! Peut-être vous ai-je sous-estimé. Peut-être êtes-vous aussi dingue que le reste d’entre nous. Gengis Mao signe votre arrêt de mort, il vous colle la marque des condamnés, et vous, vous faites passer la fierté raciale avant la survie. Bravo, Shadrak ! C’est d’une grande noblesse. Et d’une grande stupidité.
— Où irais-je ? Les gadgets d’espionnage du khan me dénicheront n’importe où. Des gadgets que vous avez contribué à inventer, pour le servir.
— Il existe certains moyens.
— Me déguiser ? Peindre ma peau en blanc ? Porter une perruque blonde ?
— Vous pourriez disparaître à la manière de Buckmaster.
Shadrak tousse.
— Je n’ai pas besoin d’entendre des blagues de mauvais goût en ce moment, Frank.
— Je ne parle pas des fermes d’organes. Je parle de disparition. Celle de Buckmaster, c’est nous. Et nous pourrions faire la même chose pour vous.
— Buckmaster n’est pas mort ?
— Il se porte comme un charme. Nous avons trafiqué le fichier du personnel le jour de sa condamnation. Une demi-douzaine de chiffres binaires à déplacer, et les archives révèlent à présent que tel jour, Roger Buckmaster a été expédié aux fermes d’organes et qu’il y a été dûment dépecé. Une fois que c’est enregistré, c’est plus vrai que le vrai. Le réel de la machine relève d’un ordre de réalité supérieur au réel réel. Désormais, si Buckmaster apparaît sur un des détecteurs du khan, l’ordinateur rejettera l’information comme une aberration, car la mort de Buckmaster est un fait notoire, et par définition, les morts ne passent pas leur temps à se balader.
— Où est-il ?
— C’est sans importance pour le moment. Ce qui compte est que nous l’avons sauvé, et nous pouvons vous sauver aussi.
— Nous ? De qui s’agit-il ?
— C’est également sans importance.
— Dois-je croire une parcelle de tout cela, Frank ?
— Non. Bien sûr que non. C’est un tissu de mensonges. En réalité, j’espionne pour le compte de Gengis Mao et j’essaie de vous faire tomber dans un piège. Bon sang, Shadrak, réfléchissez ! Pensez-vous que j’essaie de vous attirer des ennuis ? Des ennuis, vous en avez déjà. Je risque la peau des fesses pour…
— D’accord. Laissez-moi réfléchir, Frank.
— Eh bien, réfléchissez donc !
— Vous faites votre tour de passe-passe et je disparais. Bon. Je n’ai plus d’identité, plus de métier. Puis-je exercer la médecine du fond d’une cave ? Je suis fait pour être médecin, Frank. Pas forcément le médecin de Gengis Mao, mais celui de quelqu’un. Si je ne peux pas faire ça, je ne suis personne, rien qu’un ensemble de compétences et de talents qu’on laisse pourrir. À mes propres yeux, je ne serai rien. Cela sert-il à quelque chose de disparaître pour mener ce genre de vie ? Combien de temps devrai-je rester dans la clandestinité ? Si je dois passer le reste de mes jours bouclé dans une cave, je ne perdrai pas grand-chose à laisser Gengis Mao m’utiliser pour Avatar. J’y gagnerai peut-être.
— Sans doute devrez-vous rester invisible jusqu’à la mort de Gengis Mao. Mais ensuite…
— Ensuite ? De quelle suite parlez-vous ? Gengis Mao peut vivre encore cent ans. Moi, pas.
— Et lui non plus, affirme Ficifolia d’une voix où se mêlent des inflexions étrangement menaçantes.
Shadrak écarquille les yeux. Il a peine à croire une syllabe de ce qu’il entend. Buckmaster vivant ? Ficifolia, un élément subversif ? Un complot qui se trame en vue d’en finir avec le khan ? Les questions bouillonnent dans sa tête et il a soif de mille réponses ; mais du coin de l’œil, il entrevoit des uniformes bleu et gris, deux sécuvils en patrouille. Les réponses ne sont pas pour tout de suite. Ficifolia les a vus également. Il hoche imperceptiblement la tête et dit :
— Pensez-y. Pesez tout ce que vous voudrez peser et laissez-moi connaître vos intentions.
— D’accord.
— Avez-vous déjà vu le fleuve atteindre un pareil niveau ?
— Nous avons eu un hiver particulièrement neigeux, fait Shadrak tandis que les sécuvils passent près d’eux sans se presser.