12

Le lendemain, le bruit se répand que treize conspirateurs ont été envoyés aux fermes d’organes et, parmi eux, Roger Buckmaster, le meneur. Ce genre de rumeur tend généralement à se révéler fondée ; toutefois, Shadrak Mordecai, qui trouve encore la chose un peu rude, prend la peine de consulter le fichier maître du personnel afin de savoir où est passé Buckmaster. Il essaie le département de l’ingénierie, pour s’entendre répondre par l’ordinateur pilote que Buckmaster a été transféré au Département 111. Shadrak compose alors ce code, bien qu’il se doute déjà de la réponse, et il fallait s’y attendre, « Département 111 » est bien l’euphémisme utilisé pour désigner les fermes d’organes. L’ingénieur est allé grossir la réserve de viande humaine. Une aiguille dans le Foramen magnum, et zap. Pauvre imbécile tout congestionné.

Le docteur Mordecai décide de ne pas faire allusion à Buckmaster lors de sa visite matinale au président. Le sort de l’ingénieur est sans importance, à présent.

— La conspiration a été écrasée, s’exclame Gengis Mao à l’entrée de Shadrak. Les coupables ont reçu leur châtiment. La menace contre notre régime est écartée. Les principes de la dépolarisation centripète ne seront pas remis en cause.

Une jubilation de dément brille dans son regard. Son vieux corps triomphant pète de santé ; Shadrak en perçoit les échos à travers ses implants, sous forme de courts jets d’énergie renaissante.

Shadrak opère quelques prélèvements sanguins, administre quelques médicaments, teste les réflexes du patient ; le khan ne lui prête pas plus d’attention que s’il était un infirmier venu changer ses draps. Il semble totalement accaparé par l’élaboration de multiples plans en vue de la déification de Mangu. Déjà, les épures de monuments à la gloire du défunt s’entassent en bruissant sur le lit du président, elles l’encadrent, recouvrent ses genoux pointus et roulent jusqu’au sol. Tout en fredonnant une mélodie indistincte, Gengis Mao tourne et retourne les grandes feuilles, hoche la tête, gribouille des annotations marginales, marmonne quelques commentaires.

— Ah ! En voici une qui me plaît, s’exclame-t-il. Conçue sur le modèle de la grande pyramide de Guizèh, mais en deux fois plus grand et avec, aux quatre coins, des statues de Mangu qui font vingt mètres de haut. Qu’en pensez-vous ? Il pousse le dessin en direction de Mordecai. C’est une idée de Ionigylakis. Il veut faire mieux que l’antique, comme tout le monde. Quelle impression ça vous fait, Shadrak ?

— Les statues, elles, hum, elles gâtent un peu le profil de la pyramide, ne trouvez-vous pas ?

— Et après ?

— Les pyramides ont une grâce bien à elles. Cet aspect tellement compact.

— Le concept original des pyramides a fait son temps, rétorque sèchement le président. Ce que j’aime dans ce projet, ce sont les angles contrastés – la verticalité rigide des statues qui s’oppose à la pente de la pyramide. Vous ne saisissez pas ? Mangu se dresse vers l’extérieur, il s’arrache du centre – c’est centripète, Shadrak ! Vous voyez ?

— Je dirais plutôt centrifuge, monsieur le Président.

Gengis Mao en reste bouche bée, comme si son médecin venait de le frapper.

— Centrifuge ? Centrifuge ? Parlez-vous sérieusement ? Il est pris de fou rire. Une plaisanterie ! Le grave Shadrak se met à plaisanter ! Dites-moi, pensez-vous que Mangu ait beaucoup souffert ?

— Il a dû mourir sur le coup. Je doute qu’il ait encore été conscient à la fin de sa chute. L’accélération…

— Oui. Regardez donc celui-ci. Une flèche hélicoïdale, disent-ils. Neuf cents mètres de haut. Un grand serpentin métallique, traversé par un champ magnétique, avec un éclair qui clignote en permanence au sommet…

— Monsieur le Président, votre injection de tritétrazol…

— Plus tard, Shadrak.

— L’indication du niveau d’assimilation dépassé déjà légèrement le point optimal. Si vous voulez bien tendre le bras…

— Et là, oui, celui-ci me plaît. Un sarcophage géant en albâtre incrusté d’onyx…

— Serrez le poing, monsieur le Président.

— … érection d’un mausolée à une échelle…

— Retenez votre respiration et comptez jusqu’à cinq.

— … digne d’Alexandre le Grand, de Tout Ankh Amon, et même de Gengis Khan. Oui, pourquoi pas ? Mangu.

— Détendez-vous, à présent.

— Ts’in Che Houang-ti ! Voilà notre modèle ! Le connaissez-vous, Shadrak ?

— Je vous demande pardon ?

— Ts’in Che Houang-ti.

— Je crains de ne…

— Le premier empereur de Chine, l’unificateur, celui qui a fait construire la Grande Muraille. Savez-vous comment il fut enterré ?

Gengis Mao remue sa pile de documents et finit par en tirer une liasse de feuillets qu’il agite férocement sous le nez de Shadrak.

— Une grande colline de sable au sud du fleuve Wei, au pied du mont Li. À moins que ce ne soit le fleuve Li et le mont Wei ? Wei. Li. Dans la colline, un palais et dans le palais, une carte de Chine en relief, moulée dans le bronze, reproduisant fleuves, montagnes, vallées, plaines. Le Yang-Tseu-Kiang et le Houang-Ho possédaient dans cet ensemble des lits de quatre mètres de profondeur, remplis de mercure. Sur les rives, des maquettes de villes et de palais, et, coiffant le tout, un grand dôme de cuivre brillant, oui, sur lequel étaient gravées la lune et les constellations. Le cercueil du premier empereur ? Il flottait sur l’un des fleuves de mercure, Shadrak ! Un voyage sans fin à travers la Chine. Un glissement silencieux – oh ! qu’on me baigne dans le vif-argent, Shadrak, qu’on m’y laisse reposer ! Le voyez-vous, le cercueil ? Un arc puissant en batterie au flanc du cercueil, prêt à arrêter tout intrus d’une flèche. Des trappes et des poignards cachés qui attendent les pilleurs de sépultures, des machines à tonnerre – et les esclaves et les artisans, enterrés par centaines sous la colline avec Ts’in Che Houang-ti, afin de le servir. La grandeur ! Qu’en pensez-vous ? Devrais-je construire cela pour Mangu ?

Le khan cligne ses paupières, fronce les sourcils, s’humecte les lèvres. Shadrak perçoit des modifications de la température épidermique et de la tension artérielle.

— D’un autre côté, si j’offre à Mangu une telle sépulture, que pourrai-je construire pour moi-même ? À coup sûr, je mérite mieux. Mais quoi – quoi… Gengis Mao se fend d’un large sourire. J’ai le temps d’y penser ! Vingt, cinquante ans ! Qu’ai-je à faire aujourd’hui du mausolée de Gengis Mao ? C’est Mangu que nous enterrons. Et je lui donnerai ce qu’il y a de mieux ! Le vieillard repousse la liasse de feuillets. Quarante et un conjurés ont été expédiés aux fermes d’organes jusqu’ici, Shadrak.

— On m’avait parlé de treize.

— Quarante et un, et ce n’est pas fini. J’ai donné l’ordre à Avogadro d’en arrêter au moins une centaine. Songez à tous ces foies de réserve ! Aux kilomètres d’intestin. Que les fermes sont belles, Shadrak. J’ai horreur du gaspillage sous toutes ses formes, vous le savez. Conserver. Il y a là une sorte de poésie. Quarante et une cuves supplémentaires sont occupées. Et la menace contre le régime est écartée. La voix de Gengis Mao se fait sombre, caverneuse. Mais Mangu – qu’ont-ils fait à Mangu ? Mon autre moi-même… mon moi de réserve. Mon prince, mon vice-roi…

— Vous vous échauffez, monsieur le Président.

— Je me sens bien, Shadrak.

— Mais un peu de repos…

— Du repos ? Qu’ai-je besoin de repos ? À la minute, je pourrais sortir de mon lit et courir jusqu’à Karakorum. Du repos, pour quoi faire ? Seriez-vous inquiet à mon sujet, Shadrak ? Le rire du président résonne dans la pièce. Je suis en excellente forme. Je ne me suis jamais senti mieux. Cessez de vous tourmenter. Quelle vieille femme vous faites, Shadrak. Êtes-vous chrétien ?

— Monsieur le Président ? fait Shadrak, interloqué.

— Chrétien. Un chrétien. Reconnaissez-vous le Fils unique de Dieu comme votre Sauveur ? Eh bien, quoi ? Vous êtes sourd ? Je vais dire à Warhaftig de vous équiper de nouveaux tympans. Je vous ai demandé si vous étiez chrétien ?

Ahurissant.

— Heu…

— Vous savez bien. « Pater Noster qui êtes aux cieux… Ave Maria pleine de grâce… Celui qui mange ma chair et boit mon sang connaîtra la vie éternelle et sera ressuscité au dernier jour… », dit le Seigneur. Vous y êtes ? « Agneau de Dieu qui portez les péchés du monde… lté, missa est. » Alors ?

— Eh bien, mes parents m’emmenaient parfois à l’église, mais je ne peux pas dire que…

— Dommage. Vous n’êtes pas croyant ?

— Au sens le plus étroit du terme, peut-être, mais…

— Il n’y a qu’un seul sens, me semble-t-il.

— Alors, je ne peux pas dire que je sois croyant.

— Eh bien, que Ton nom soit béni. Peu importe, aimeriez-vous être pape ?

— Monsieur le Président ?

— C’est tout ce que vous savez dire ? Monsieur le Président ?

Gengis Mao imite férocement l’intonation obséquieuse de Shadrak et fait mouche. Son pouls s’accélère, son visage est congestionné.

— Le royaume et la puissance. Oh ! et la gloire ! Vous autres chrétiens, je vous comprends. « Je suis la vérité et le chemin et la vie, dit le Seigneur ; nul n’approche du Père si ce n’est par moi. »

Ce babil enragé préoccupe le Dr Mordecai, qui, tout en faisant semblant d’inspecter le socle du système de soutien vital, appuie sur la pédale du 9-Pordenone afin d’augmenter furtivement la dose des tranquillisants. Gengis Mao s’est dressé sur son lit et vocifère :

— Répondez-moi par oui ou par non, mais assez de « monsieur le Président » ! Je vous ai demandé si vous aimeriez être pape ! Pape ! Le pape est mort à Rome, ce vieux Bénédict. Le conclave va se réunir cet été. Je suis invité à présenter un candidat. Je vais leur transmettre le nom de mon médecin, de mon merveilleux docteur nègre, hein ? Le pape noir. Il papa nero. Il y a eu des saints noirs, pourquoi pas un pape ? Vous pouvez choisir vous-même le nom sous lequel vous régnerez. C’est un des menus avantages qui vont avec la puissance et la gloire. Que diriez-vous de « Papa Legba », hein ? Hein ? Gengis Mao frappe dans ses mains. Papa Legba ! Papa Legba !

C’est le nouveau foie, songe Shadrak. Se peut-il qu’on lui ait mis le foie d’un dément ?

Timidement, il se risque à dire :

— Je ne suis pas catholique romain, monsieur le Président.

— Vous pourriez le devenir. Une semaine de répétitions et vous pourriez bredouiller correctement les paroles. Kyrie Eleison. Credo in unum deum. Om mani padme hum.

Toutes ces facéties papales n’annoncent rien de bon. Le coq-à-l’âne de Gengis Mao, les caprices de son imagination, sa logorrhée volcanique augurent mal de l’équilibre mental du sujet. Et voici l’homme qui règne sur le monde, songe Shadrak. Sur ce qui nous tient lieu de monde.

— Si je devenais pape, répondit-il, qui serait votre médecin ?

— Mais vous, Shadrak, naturellement.

— Depuis Rome ?

— Le Vatican serait transféré à Oulan-Bator.

— Même dans ces conditions, je ne crois pas que je pourrais remplir correctement les deux fonctions, monsieur le Président.

— Un homme de votre jeunesse ? Allons donc. Quel âge avez-vous, trente-cinq, trente-huit ans, ou peu s’en faut ? Vous feriez un pape superbe. Je me convertirais et vous pourriez me confesser. Ne refusez pas cette offre, Shadrak. Je pense qu’en l’état actuel des choses, vous n’êtes pas assez occupé. Vous avez besoin de distractions. Vous passez trop de temps à me gaver de médicaments, parce que sinon vous ne sauriez que faire de vos journées. Vous me bourrez de drogues inutiles. Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

— Je préférerais renoncer à la papauté, monsieur le Président.

— C’est votre dernier mot ?

— Le dernier.

— Très bien. Je nommerai Avogadro.

— Au moins, il est italien.

— Vous me croyez fou, Shadrak ?

— Je pense que vous abusez de vos forces. Je prescris deux heures de repos complet. Puis-je vous administrer un somnifère ?

— Non, vous ne le pouvez pas. Ce que vous pouvez faire, c’est aller vous distraire à Karakorum. Gonchigdorge sera pape, oui, un Mongol, qu’est-ce que vous dites de ça ? Moi, ça me plaît. Eh, toi, là-haut, sacré vieux père Gengis, vieux Temüjin, ça te plaît aussi ? Laissez-moi, Shadrak. Vous m’ennuyez, aujourd’hui. Je ne suis pas fou. Je ne me surmène pas. Je suis déprimé par la mort de Mangu. Je pleure Mangu. Je ferai en sorte que le monde se souvienne de lui à jamais. Quarante et un aux fermes et ce n’est encore que le matin ! Voulez-vous me fiche le camp à Karakorum ?

Shadrak constate une montée du métabolisme sur une douzaine de plans et s’inquiète. Il actionne une nouvelle fois la pédale des tranquillisants. À ce stade, le vieillard doit baigner dans le 9-Pordenone, mais il parvient, on ne sait comment, à en surmonter les effets et continue à s’agiter. Enfin, la drogue paraît agir et Shadrak constate quelques signes d’apaisement. Le khan mollit. Shadrak quitte les lieux, troublé mais certain que le président va rester calme un moment. Alors qu’il sort de la pièce, Gengis Mao l’apostrophe.

— Ou roi d’Angleterre ! Qu’en dites-vous ? Il va y avoir une place libre à Windsor d’ici peu !

Загрузка...