13

Il se rend à Karakorum en compagnie de Katya Lindman. D’ordinaire, il passe ses soirées libres avec Nikki Crowfoot, mais ce n’est pas une règle ; ils ne sont pas mariés et ne pratiquent pas la monogamie. Il est amoureux de Crowfoot, ou du moins il le croit, ce qui, pour lui, revient au même. Mais il n’a jamais pu échapper longtemps à Lindman. Elle est maintenant dans sa phase ascendante, tel Saturne à l’influence néfaste lorsqu’il entre dans la maison du Verseau. La nuit qui vient appartient à Katya. De toute façon, Nikki est ailleurs, il ne sait où ; le voici libre, accessible, vulnérable.

— Tu fais les rêves avec moi, ce soir ?

Pourquoi pas ? Le contralto énergique et éraillé de Katya entame déjà la volonté de Shadrak. Il va finalement se laisser initier aux mystères de l’oniromort. Lorsqu’il hoche la tête en signe d’assentiment, il voit les yeux sombres de Katya briller d’une joie sauvage, d’une jubilation de succube.

Le pavillon d’oniromort est une vaste tente aux mâts multiples, faite d’une toile noire striée de bandes orange tirant sur le rouille.


La reproduction d’une grande tête de bélier s’avance en saillie au-dessus de l’entrée – lourde et menaçante, elle vrille l’air froid du printemps de ses cornes pesantes et enroulées, images de sa toute-puissance. Shadrak sait qu’il s’agit d’Amon-Rê, seigneur de la peur, roi du soleil, maître de l’oniromort ; son culte, dit-on, vient de l’Égypte des pharaons, de rites dont le secret ne fut jamais perdu depuis qu’on les pratiqua une première fois sur les rives d’un Nil accablé de chaleur et léthargique, au temps de la Ve dynastie. Chose inattendue, à l’intérieur de la tente, tout n’est que lumière. Du sol au chapiteau, c’est un embrasement – lustres, colonnes lumineuses, spots forment les vastes boucles de lavallières éblouissantes, l’air même est consumé par un rayonnement bleu et blanc qui blesse la vue et annule toute ombre. Shadrak repense à la pénombre qui régnait sous la tente des transtemporalistes et demeure interdit devant cette débauche de lumières. Il est normal, après tout, qu’une brillance solaire règne sur le domaine d’Amon-Rê.

Une silhouette costumée vient vers eux : une mince Orientale, dont la tenue se résume à un linge blanc ceint autour de ses hanches et à un masque de lionne doré qui pèse sur ses frêles épaules. Entre ses petits seins pend une croix ansée qui jette des reflets d’or. Elle ne dit mot, mais, à l’aide de gestes éloquents, guide les deux visiteurs à travers la tente surpeuplée où, par douzaines, les dormeurs reposent sur des matelas pelucheux de coton blanc que séparent de hautes clôtures de cordes dorées fixées à des montants d’ébène. La fille les mène jusqu’à l’alcôve qu’ils vont occuper. À l’intérieur du ring étincelant, deux épais matelas sont disposés côte à côte, ainsi que deux costumes à rêver, impeccablement pliés, et une malle de bois sculpté, destinée, annonce la fille, à leurs vêtements de ville. Katya entreprend aussitôt de se déshabiller, imitée, au bout d’un moment, par Shadrak. Leur guide se tient à l’écart et ne manifeste pas le moindre intérêt pour leur nudité. Shadrak se trouve l’air ridicule dans sa nouvelle tenue – un linge unique, guère plus grand qu’un mouchoir, afin de couvrir ses reins et ses cuisses, la ceinture perlée qu’il noue autour de ses hanches pour faire tenir le tout, et deux étroites bandes de toile, l’une verte, l’autre bleue, que le guide l’aide à disposer en croix sur sa poitrine.

Katya lui sourit. À la regarder se déshabiller, il éprouve un désir pesant où n’entrent ni amour ni joie. Cette motte large, sombre, foisonnante et bouclée qui gagne sur la naissance des cuisses l’attire douloureusement : il veut, et avec quelle intensité, la fourrer comme un maniaque, s’enfoncer, telle une cognée qu’on abat, dans ses profondeurs brûlantes implacables, et y demeurer immobile. Lindman revêt un pagne pareil au sien, qu’elle complète d’une croix ansée identique à celle du guide. L’ensemble souligne sa nudité plutôt qu’elle ne la masque. Ce corps le trouble, comme toujours : hanches larges et lourde croupe, c’est un corps de paysanne dont le centre de gravité est placé assez bas ; le nombril profond s’abrite sous de lisses replis de chair grasse ; les seins lourds semblent s’étirer. Corps ferme et voluptueux, puissant sans évoquer celui d’une athlète ; corps femelle, et qui l’est de manière outrancière, comme l’étaient ceux des Vénus primordiales des cavernes de Cro-Magnon. Mais Shadrak croit deviner ce qui le met mal à l’aise : c’est le contraste entre ce corps tellurique, ce corps de mère d’où émane une sexualité robuste, et ces lèvres minces de prédateur, ces dents coupantes et menaçantes. La bouche de Katya s’écarte de l’archétype dont le reste de son corps propose une incarnation, et cette contradiction fait d’elle un mystère aux yeux de Shadrak. Falsus in uno, falsus in omnibus ?

La fille au casque de lionne les invite à s’agenouiller sur leurs matelas et leur tend à chacun un talisman de métal poli. Au premier regard, cela ressemble à un simple miroir, au flan vierge et brillant d’une médaille dont les bords sont ornés de motifs plus ou moins égyptiens : petites gravures qui représentent Horus à tête de faucon, des serpents, des scorpions, des scarabées, des abeilles, l’ibis, incarnation de Thot, le tout parsemé de minuscules hiéroglyphes, à l’aspect vaguement sinistre ; mais un examen plus attentif révèle à Shadrak un réseau vertigineux de lignes pointillées presque invisibles qui décrivent une spirale autour du centre de l’amulette ; il remarque que ces lignes ne sont perceptibles qu’à la condition de tenir le talisman selon un certain angle par rapport à une lampe bien précise qui brille au-dessus de sa tête ; en modifiant d’un rien cet angle, il peut communiquer à ce réseau une illusion de mouvement ; les lignes se mettent alors à tourbillonner dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, elles créent un vortex. Un vortex qui l’aspire vers le centre du disque.

Ici, ils ont donc recours à l’hypnotisme plutôt qu’aux drogues, songe Shadrak, non sans fatuité. Il est Shadrak le scientifique, l’érudit, l’observateur détaché des phénomènes humains – mais voici qu’il se sent irrésistiblement attiré, pris au piège, entraîné vers l’intérieur sans pouvoir résister ; il n’est plus qu’un grain de poussière porté par les vents cosmiques, un atome, un fantasme. Un instant auparavant, agenouillé sur son matelas, il admirait l’ingéniosité du mécanisme, et le voici empoigné, maintenu, tiraillé, incapable de raisonner froidement, animula vagula blandula hospes comesque corporis.

Tandis qu’il sombre, la prêtresse – car il faut bien lui donner ce titre – entonne une mélopée au rythme lourd, un air difficile à saisir et comme lacunaire, un mélange de mongol et d’anglais avec des bribes de quelque chose qui pourrait être de l’égyptien pharaonique – on y invoque Seth, Hathor, Isis, Anubis, Bast. Des silhouettes mythiques l’entourent dans les ténèbres soudaines : le dieu à tête de faucon, le grand chacal, le singe à tête de chien, le grand scarabée cliquetant. Des divinités desséchées échangent d’une langue lourde de savants commentaires ; elles hochent la tête et montrent du doigt. Voici Amon le père de Thèbes, qui brille comme le feu solaire et dont la peau, comme celle du soleil, porte la fièvre. Il l’invite à s’approcher. Voici la bête sans visage, d’où irradient les courants du feu stellaire. Voici le dieu nain, le bouffon, protecteur des morts, qui cabriole et se rit. Voici la déesse au corps de femme que couronnent trois têtes de serpent. Les dieux dansent et rient, pissent, crachent, pleurent, applaudissent. Et toujours la prêtresse scande sa mélopée. Ses mots qui se chassent en formant une ronde l’empoignent et le réduisent à merci. Il ne comprend plus grand-chose à ce qui se passe, car le monde a perdu ses contours, et pourtant il se rend vaguement compte qu’on le programme et qu’on le propulse, que cette fille, mince et dorée dans sa nudité, lui souffle à travers son récitatif impassible certaines attitudes devant la vie et la mort, attitudes qui vont façonner son expérience au cours des heures qui vont suivre. Elle le tient, elle le dirige, elle le guide et l’oriente comme on oriente un projectile, tandis qu’il tangue au vent eschatologique.

On l’écartèle. Quelque chose est en train de l’amputer sans douleur de lui-même. Il n’a jamais rien ressenti de pareil ni dans la tente des transtemporalistes ni lors des expériences psychédéliques traditionnelles – pas plus avec le khat qu’avec le yipka. C’est quelque chose de neuf, d’unique : le corps pesant s’annule, on se dépouille de sa chair, c’est une libération qui mène à l’apesanteur. Il sait qu’il est en train de… mourir ? Oui, de mourir. C’est bien l’article maison, ici. La mort, l’expérience authentique qui consiste à voir la vie s’échapper de soi. Il ne sent plus son corps. Les sensations de l’extérieur ne l’atteignent plus. C’est cela, la vraie mort, la séparation ultime vers quoi, jour après jour, toute son existence tend ; ce n’est pas du simulé, il n’y a pas de truc, c’est bien la mort authentique, le trépas de Shadrak Mordecai. Certes, il sait, à un niveau plus profond, qu’il s’agit d’un rêve, qu’il a acheté son billet pour passer une bonne soirée, mais, plus profondément encore, il se rend compte qu’il est peut-être en train de rêver qu’il rêve et que son rêve inclut le talisman et la tente et la fille-lionne ; peut-être a-t-il succombé à une illusion d’illusion, et dans ce cas il est vraiment à l’agonie, ici, ce soir. Peu importe.

Comme c’est facile de mourir ! Une brume humide, grise et froide, l’entoure, où tout vient se dissoudre : Anubis et Thot, Katya et la prêtresse, la tente, l’amulette, Shadrak lui-même, enfin, qui se fond peu à peu dans ce gris qui le pénètre. Il flotte vers le centre du vide. Est-ce là ce que Gengis Mao redoute tant ? Être un ballon et n’être que cela, tant d’hélium et si peu de peau autour ; délaisser toute responsabilité et, libéré entièrement, flotter et dériver ? Gengis Mao est tellement lourd. Il porte un tel poids. Peut-être est-ce dur d’abandonner cela. Ce ne l’est pas pour Shadrak. Il traverse le centre et émerge sur la rive opposée, il se solidifie au sortir de la brume et reprend forme humaine. Le voici nu, sans même un linge qui lui ceigne la taille. Et Katya, nue, se tient à son côté. À leurs pieds, les corps dont ils se sont défaussés – mous et détendus, ils donnent l’apparence du sommeil, jusqu’à un semblant de respiration lente, mais la réalité est autre : ils sont morts, bel et bien morts. Shadrak Mordecai contemple son propre cadavre.

— Comme c’est calme, ici, fait observer Katya.

— Et propre. Ils nous ont nettoyé le monde.

— Où va-t-on ?

— N’importe où.

— Le cirque ? La corrida ? Le marché ? N’importe où ?

— N’importe où, reprend Shadrak. C’est ça. Allons n’importe où.

Il ne leur faut nul effort pour se couler à l’intérieur du monde. La lionne leur fait un signe d’adieu. L’air est doux et parfumé. Les arbres sont en fleurs, fleurs de feu, petites coupes de flammes portées au bout des branches ; elles se détachent et tombent en tournoyant, flottent vers le couple à la dérive, le frôlent, sombrent doucement dans les corps. Shadrak suit le passage d’une fleur écarlate qui perce le sternum de Katya pour ressortir entre ses épaules, choir légèrement jusqu’au sol et y germer aussitôt. Un arbrisseau maigrichon jaillit et se couvre de fleurs flamboyantes. Katya et Shadrak rient comme des enfants. Ensemble, ils parcourent le continent. Le sable de Gobi étincelle. La Grande Muraille s’étire devant eux, tel un serpent de pierre qui se love et se tord.

— Tiens, Nigger Jim et Little Nell ! s’exclame Ts’in Che Houang-ti, dressé sur la muraille.

Il exécute une danse guillerette tout en ôtant son bonnet de soie noir et en secouant ses nattes longues et compliquées.

— Chop-chop, fait Shadrak. Kung po chi ding !

— La sortie, c’est par où ? demande Katya.

— Là, indique le premier empereur. Après les chaînes et par-dessus les piques.

Ils franchissent le portail. De l’autre côté de la Grande Muraille, des rizières inondées brillent sous un soleil rosé. Des femmes en pyjama noir et large chapeau de coolie avancent lentement dans l’eau qui leur vient aux chevilles ; elles se baissent et repiquent, se baissent et repiquent. Chœur invisible, hors champ : un crescendo tourbillonnant de voix célestes. Katya cueille une poignée de boue riche et jaune, la jette en direction de son compagnon. Glop ! Il lui rend la pareille. Glip ! Ils se badigeonnent réciproquement puis s’étreignent, tout frétillants et glissants. Que la vase est mœlleuse ! Ils rient et s’ébrouent, ils gambadent et pirouettent, ils atterrissent dans la rizière avec un grand plouf et les Chinoises dansent autour d’eux. Houang ! Ho ! Lindman et ses jambes en ciseaux autour des hanches de Shadrak. Ses cuisses pareilles à des clamps. Elle l’attire. Ils s’accouplent dans la boue comme des buffles en rut. Roulant l’un sur l’autre, accrochés l’un à l’autre. Reniflements. Claques sur la chair. On se vautre dans le limon originel. Jouissif. Nostalgie du bourbier. Panse contre panse. Son membre raide ne semble pas lui appartenir en propre, il a plutôt l’impression de le partager, c’est une sorte de bielle dont le va-et-vient rapide assure la transmission du mouvement entre leurs corps soudés. Sans attendre ni atteindre l’orgasme, ils se lèvent, se lavent et filent à New York. Un vent chaud souffle à travers la ville dont les tours poignardent le ciel. Une averse de confetti les pique et les brûle. La foule les acclame. Ici, tout le monde souffre du pourrissement organique, mais la chose est acceptée et ne provoque aucune panique. Les corps des New-Yorkais sont transparents ; Shadrak voit rougeoyer les lésions internes, les zones de purulence et de décomposition, les éruptions, les érosions, les suppurations qui affectent intestins, poumons, tissus vasculaires, péritoine, péricarde, rate, foie, pancréas. La maladie se signale par des vagues de pulsations électromagnétiques qui martèlent lourdement sa conscience, rouge, rouge, rouge. Ces gens sont bourrés de trous de la cave au grenier, mais ils sont heureux, et d’ailleurs pourquoi pas ? Shadrak et Katya descendent la Cinquième Avenue en faisant un numéro de claquettes. Shadrak a la peau blanche et les lèvres minces. Ses cheveux, droits et longs, lui retombent sur le Visage et l’aveuglent momentanément ; lorsqu’il les rejette en arrière, il constate que Katya est devenue noire : nez épaté, cul superbement stéatopyge et peau chocolat au mètre. Lèvres rubis, douces comme ambroisie.

— Poon ! lance-t-elle.

— Tang ! réplique-t-il.

— Hot !

— Cha !

Ils dansent sur des épées. Ils dansent sur des ananas. Il la vend comme esclave et la rachète lorsqu’elle lui donne un fils.

— Sommes-nous morts ? demande-t-il. Morts pour de bon ?

— Morts ou enterrés.

— C’est censé être aussi marrant ?

— Pourquoi, tu t’amuses ?

Ils sont au Mexique. Frangipaniers et flamboyants. C’est le printemps : les cactus sont en fleur, verts totems épineux que couronnent en bouquets fous des pétales jaunes et odoriférants. Boucles et spirales piquantes explosent en un criard feu d’artifice rouge et blanc. Ils avancent d’un pas somnambulique parmi les figuiers de Barbarie et les agaves. Leur allure est tout ensemble paisible et frénétique. Souvent, ils font l’amour. Il serait capable de valser toute la nuit. Ils franchissent les Pyrénées et rencontrent Pancho Sanchez[4], trapu et adipeux. Pancho leur offre du vin vert d’une gourde de cuir et se tord en poussant des cris aigus lorsqu’il les voit s’asperger. Il lèche le vin sur les seins de Katya. Elle le bouscule gaiement et il fait la culbute en Andorre, où le couple le suit. La populace en adoration frappe des médailles commémoratives de grande valeur pour leur faire honneur.

— Je pensais que la mort serait quelque chose de plus sérieux, observe Shadrak.

— Ça l’est.

Morts, ils sont libres d’aller où ils veulent et ne s’en privent pas. Mais c’est un voyage vide, et leur festin se compose simplement des tourbillons de l’air, qui ne valent pas la barbe-à-papa. Shadrak souhaite une nourriture plus substantielle et les serviteurs lui apportent des pierres. Le voici de nouveau noir, ainsi que Gengis Mao, qui siège sur un trône de jade brillant, dix mètres au-dessus de sa tête. Ficifolia est noir. Buckmaster aussi, et Avogadro, et Nikki Crowfoot ; Mangu est le plus noir de tous ; mais le noir de leur peau n’est pas celui des Africains, c’est un noir plus noir que le noir, noir d’ébène, couleur d’obscur placard, couleur de l’espace qui sépare les mondes. Noir comme le fond d’un puits. Ils ressemblent à des êtres venus d’une autre galaxie. Shadrak circule parmi eux, frappant des paumes et touchant des coudes. Ils se parlent mongol-petit-nègre, rient et chantent, gambillent et se trémoussent. Ficifolia est à la guitare, Buckmaster à la guimbarde, Avogadro au banjo ; Shadrak frappe les bongos et Katya le tambourin.

Secoue ta carcasse,

Laisse tomber tes vieux os,

Mourir, c’est pas le diable,

Mais quel trip fabuleux,

Ouais, ouais, ouais, ouais.

— Ça n’est pas vraiment aussi bien, dit Shadrak. On est en train de se laisser avoir.

— Il y a de bons côtés, répond Katya.

— N’empêche, je me méfie.

— Même mort, tu n’arrives pas à te laisser aller ?

Katya le prend par le poignet et l’entraîne à sa suite, à travers un désert de sable scintillant, un fleuve aux eaux bondissantes et immaculées, un épais fourré de mûriers à l’odeur aromatique, jusqu’à l’océan, la grande mère salée. Là, ils s’allongent sur le dos et contemplent le soleil. Il éprouve un apaisement total.

— Combien de temps ça dure ? demande-t-il.

— Indéfiniment.

— Quand est-ce que ça se termine ?

— Jamais.

— Vraiment ?

— C’est dans l’ordre des choses. La mort est la continuation de la vie par d’autres moyens.

— Je n’y crois pas. Dopo la morte, nulla.

— Alors, où sommes-nous en ce moment ?

— En train de rêver.

— Et de partager le même rêve ? Ne sois pas sot.

Des requins pointent leur rostre à la surface paisible de la mer. Des gueules béantes révèlent les mâchoires. Shadrak s’essaie à l’intrépidité. Ces monstres ne peuvent l’atteindre. Après tout, il est mort. Et il est aussi docteur en médecine. Il boit à grands traits l’océan, pour ne laisser finalement que le lit de sable brillant où les requins échoués s’ébrouent moroses en grignotant des crabes et des étoiles de mer. Shadrak rit. La mort existe, la mort n’est pas une plaisanterie. Les vents glacés venus du nord rugissent sur les pentes de l’Himalaya. Inlassablement, ils poursuivent l’ascension d’un sommet du nord. Ils plantent piton après piton, comme autant de griffes, dans la paroi rocheuse, et ne quittent pas des yeux un seul instant le redoutable cône effilé qui se dresse, tel un buccin géant, à l’entrée de la vallée. Ils frissonnent sous leurs parkas ; leurs mains lasses agrippent les piolets ; les bouteilles d’oxygène pèsent impitoyablement sur leurs épaules douloureuses ; et pourtant ils grimpent, les voici dans ce royaume vertigineux qui commence au-dessus de sept mille mètres, et où seuls osent s’aventurer les yétis aux pieds plats. Le sommet est en vue. De vastes crevasses menacent, mais elles ne signifient rien ; lorsque crampons et pitons ne font plus l’affaire, Shadrak et Katya se lancent tout simplement dans l’espace et progressent par bonds spectaculaires. C’est trop facile. Il n’envisageait pas la mort comme une chose aussi frivole. Mais voici que le ciel s’assombrit et que l’allure ralentit ; il entend une musique solennelle et sent que les pulsions frénétiques qui l’ont guidé jusqu’ici s’affaiblissent. Il s’installe dans une paix de glace, une intemporalité égyptienne. Il ne fait plus qu’un avec Ptah et Osiris. Il est un Memnon résonnant au bord du fleuve majestueux, son attente est éternelle. Katya lui lance un clin d’œil et il hoche la tête en signe de désapprobation. La mort est une affaire sérieuse, pas une partie de plaisir. Ah ! ça y est, il a enfin trouvé l’allure qui convient. Le voici tout absorbé par cette tâche qu’est la mort. Il ne bouge plus. Fonctions vitales, néant ; intellection, néant ; il a atteint le centre de l’événement. Hic jacet. Nascentes morimur, finisque ab origine pendet. Mors omnia solvit. Et que résonnent les trombones. Missa pro defunctis. Requiem aeternum dona eis, Domine. Quelle paix en ce lieu. Lorsqu’il leur arrive de parler, c’est en sanscrit, en araméen, en sumérien ou, bien sûr, en latin. Thot soi-même s’exprime en latin. Et en d’autres langues, sans doute, mais les dieux aussi ont leurs caprices. Quelle douceur de rester ainsi immobile et de ne penser, s’il faut penser, qu’en des langues qu’on ne comprend plus ! Nuilam est jam dictum quod non dictum est prius. Comme cela sonne bien ! Serait-il possible d’augmenter un peu le volume des clarinettes basses ?

Dies irae, dies illa

Solvet saeclum in favilla

Teste David cum Sybilla

Les voix se perdent peu à peu. La musique s’évanouit et, en diminuant, prend un caractère abstrait ; les instruments sonnent creux, à présent ; ce n’est plus qu’un squelette sonore que rien ne vient étoffer, l’idée du son plutôt qu’un son, et le chœur, tout au loin, chante les paroles terribles de l’antique prière avec des accents assourdis mais élégants, poignants et pénétrants, on n’entend plus qu’un pépiement, un bruissement.

Quantus tremor est futurus

Quando Judex est venturus

Cuncta stricte discussurus !

Et tout devient silence. Il a trouvé la paix. Il a atteint l’essence de l’oniromort, le terme de la lutte et de la quête. La course a pris fin. Il pourrait, s’il le désirait, aller à Bangkok, à Addis-Abeba, à San Francisco, Bagdad ou Jérusalem, sans qu’il lui en coûte plus d’effort que pour cligner de l’œil, mais il n’y a pas de raison de se rendre où que ce soit, car tous les lieux sont devenus un seul lieu, et mieux vaut demeurer ici, au centre immobile, emmailloté de la douce toison laineuse du tombeau. Consommatum est. Il connaît l’équilibre parfait. Il connaît, enfin, la mort véritable. Il sait que son sommeil sera éternel.

Aussitôt, il s’éveille. L’esprit clair, tout vibrant et douloureusement dispos. La passion lui embrase le sexe – la passion, ou bien la force aveugle qui vient aux hommes dans leurs rêves ; quoi qu’il en soit, ça se dresse sans pudeur contre son lange en dessinant une petite pyramide. Non loin de là, Katya, soulevée sur ses coudes, l’observe. Elle affiche un sourire de sphinx. Il contemple son dos nu et vigoureux, ses fesses fermes et charnues. En un instant, la paix de l’oniromort l’a quitté ; c’est le désir qui le gouverne.

— Partons, fait-il d’une voix rauque.

— D’accord.

— L’asile des amants n’est pas loin.

— Non. Pas là-bas.

Elle s’habille déjà. La lionne qui fut leur guide se tient de l’autre côté de l’allée, où elle accueille de nouveaux venus. La vive lumière éblouit Shadrak. Il est persuadé qu’Anubis et Thot rôdent encore dans le coin. Il lutte pour retrouver cet équilibre perdu, pour regagner le centre immobile, mais il sait qu’il lui faudra encore beaucoup de séances d’oniromort pour pouvoir regagner seul ce lieu de paix.

— Alors, où ? demande-t-il.

— À la tour. Je déteste faire l’amour dans un garni. Tu ne le savais pas ?

Il va devoir tenir encore une heure ou deux. Peut-être est-ce cela, la leçon de l’oniromort : retarder le plaisir, purifier l’esprit.

Ou peut-être que non. C’est un sacré choc de quitter l’atmosphère radieuse qui règne sous la tente de l’oniromort pour retrouver l’obscurité du dehors. La nuit est froide, très froide, même pour un mois de mai mongol. On devine dans l’air quelques traces de neige, de petits flocons durs et cinglants portés par la brise. Dans le tubotrain qui les ramène, ils s’adressent à peine la parole, mais alors qu’ils approchent de la gare d’Oulan-Bator, il lui demande :

— Étais-tu vraiment là-bas ?

— Dans ton rêve ?

— Oui. Quand nous avons rencontré Pancho Sanchez et le premier empereur. Et quand nous sommes allés au Mexique.

— Ça, c’était ton rêve. Les miens étaient différents.

— Oh ! Oh ! Je me posais la question. Tout semblait très réel. Le fait de te parler, de t’avoir à mon côté.

— Les rêves donnent toujours cette impression.

— Le côté divertissant – je dirais même frivole – m’a étonné.

— C’était comme ça pour toi ?

— Jusqu’à la fin. Là, c’est devenu solennel. Quand les choies se sont calmées. Mais avant ça…

— Frivole, dis-tu ?

— Très frivole, Katya.

— Pour moi, c’est resté solennel tout le temps. Empreint d’une grande sérénité.

— Est-ce différent pour chacun ?

— Naturellement. Que croyais-tu donc ?

— Oh !

— En me voyant dans ton rêve, tu pensais que j’étais vraiment là, que je te parlais, que je partageais tes expériences ?

— Oui, je l’avoue.

— Non. Je n’étais pas là.

— Je suppose que non. Il rit. Bon. Je n’avais pas les idées en place. Pour toi, c’était grave. Pour moi, c’était comme un jeu. Qu’est-ce que ça nous apprend sur l’un et sur l’autre ?

— Rien, Shadrak.

— Vraiment ?

— Rien du tout.

— Nous n’exprimons rien de nos personnalités profondes à travers les rêves que nous choisissons ?

— Non.

— Comment peux-tu en être aussi sûre ?

— Les rêves sont choisis pour nous. Par un inconnu. Je n’en sais pas plus, mais la femme masquée nous a soufflé le contenu de nos rêves. Les grandes lignes. Le ton.

— Et nous n’intervenons pas dans le choix ?

— Un peu. Ses instructions passent au filtre de notre sensibilité. Mais pourtant – pourtant…

— Ton rêve est toujours identique ?

— Par le contenu ? Par le ton ?

— Par le ton.

— Le rêve est toujours différent. Mais le climat ne change pas, car la mort ne change pas. Il ne se passe jamais la même chose, mais à la fin, le rêve t’amène toujours au même endroit et de la même manière.

— Au centre immobile ?

— On pourrait l’appeler ainsi. Oui. C’est ça.

— Et le sens de mon rêve…

— Non. Ne parle pas de sens. L’oniromort ne communique aucune sagesse divinatoire. Le rêve n’a pas de signification.

Le tubotrain arrive à Oulan-Bator.

— Viens, dit Katya.

Ils gagnent l’appartement de Katya, situé deux niveaux au-dessous de celui de Nikki Crowfoot : trois petites pièces garnies de tentures lourdes et raides. Les voici de nouveau face à face, nus ; une fois de plus il ressent l’attrait du corps pesant et robuste de Katya ; il va vers elle, la démarche rapide ; il l’étreint et enfonce ses doigts dans la chair de ses épaules et de son dos. Mais il ne peut se résoudre à embrasser cette bouche qui l’effraie. Il repense à leurs joyeux accouplements au cours de l’oniromort – dans la rizière, dans l’air embaumé des nuits mexicaines. Il bascule avec elle sur le lit, mais il a beau pétrir ses seins, loger sa tête entre ses cuisses lisses et fraîches, se jeter comme un fou contre la chair de Katya, la simple présence physique de sa partenaire l’inhibe, il reste mou. Et ce n’est pas la première fois : leurs rencontres occasionnelles ont toujours été marquées par ce genre d’incident, qu’il ne connaît que rarement en compagnie d’autres femmes. Katya n’est nullement inquiète : calmement, elle le repousse contre l’oreiller en lui frappant la poitrine d’un petit coup sec, puis elle se baisse et le prend dans sa bouche, cette bouche inquiétante, féroce, armée de crocs ; elle l’engloutit amoureusement, il sent le contact des lèvres et de la langue, chaud-humide, lèvres et langue, sans la moindre morsure, et grâce aux soins habiles de Katya, il se détend, oublie sa peur, il devient dur, enfin. Adroitement, elle se glisse au-dessus de lui – les mouvements lui sont visiblement familiers –, puis, d’un seul coup, elle s’empale sur son membre. Elle le chevauche. Genoux fléchis, croupe tendue, son corps de paysanne le domine entièrement. Il contemple son visage que déforment déjà les crispations qui préludent à l’orgasme : les narines qui frémissent, les yeux qui se ferment presque avec violence, les lèvres qui se retroussent en une grimace farouche. À son tour, il ferme les yeux et s’abandonne pleinement à leur union. Une énergie redoutable fait vibrer le corps de Katya. Tantôt elle s’accroupit au-dessus de lui, de manière que seuls leurs sexes restent en contact, tantôt elle se plaque de tout son long contre son corps, mais toujours elle le maintient sous elle, c’est elle qui garde les rênes. Il accepte cela. Elle se tord et se convulsé, moud son sexe et l’écrase ; soudain, elle se rejette en arrière et part d’un rire étrange ; il connaît ce signal, lui saisit les seins et la rejoint dans la jouissance.

Plus tard, il s’abandonne à un demi-sommeil. Il s’éveille en entendant Katya sangloter doucement. Comme cela lui ressemble peu ! Il n’imaginait pas Lindman capable de pleurer.

— Qu’y a-t-il ?

Elle secoue la tête.

— Katya ?

— Ça n’est rien. Je t’en prie.

— Dis-moi.

La tête enfouie dans l’oreiller, elle lui répond d’une voix maussade :

— J’ai peur pour toi.

— Peur ? Mais de quoi ?

Elle se tourne vers lui et secoue encore la tête. Ses lèvres sont serrées, et tout à coup sa bouche n’a plus rien de féroce. C’est celle d’un enfant. Katya a peur.

— Katya ?

— Je t’en prie, Shadrak.

— Je n’y comprends rien.

Elle ne répond pas. Elle secoue la tête. Encore et encore.

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