Dans neuf minutes, le jour va se lever sur la grande cité d’Oulan-Bator, capitale du inonde reconstruit. Éveillé depuis quelque temps déjà, le Dr Shadrak Mordecai s’agite nerveusement dans son hamac. Il considère d’un œil sombre l’écran de son terminal, lumineux petit cercle vert encastré dans le mur. La date s’y inscrit en lettres rouges :
Lundi
14 mai
2012
Comme à l’ordinaire, le Dr Mordecai n’a pu dormir que quelques heures. Toute l’année, il a souffert d’insomnies. Cette incapacité à trouver le sommeil constitue sans doute un message de son cortex, mais il n’a su jusqu’ici le déchiffrer. Au moins, aujourd’hui, ne s’est-il pas éveillé sans raison : de grandes épreuves et des difficultés s’annoncent pour lui. Mordecai est le médecin personnel du khan Gengis II Mao IV, Prince des Princes et Président des Présidents – autrement dit, maître de la Terre. En ce jour, le vieux Gengis Mao doit subir une greffe de foie, la troisième en sept ans.
Le souverain dort à moins de vingt mètres, dans une suite contiguë à celle de Mordecai. Dictateur et docteur occupent des appartements résidentiels au soixante-quinzième étage de la Grande Tour du Khan, magnifique aiguille d’onyx qui jaillit de la poussière brune du plateau mongol. À l’instant même, Gengis Mao jouit d’un sommeil profond : les yeux sont immobiles sous les lourdes paupières ; la position du dos favorise un repos enviable ; la respiration est calme, égale ; le pouls régulier ; le niveau hormonal monte normalement. Mordecai sait tout cela car il porte, dans la chair de ses bras, de ses cuisses et de ses fesses, des implants perceptifs qui le renseignent à tout instant, par télémesure, sur les processus vitaux du khan. Il a fallu à Mordecai toute une année de formation intensive pour apprendre à déchiffrer les données d’entrée, les petits élancements, les frémissements, les pulsations et les démangeaisons qui constituent le code de représentation analogique des principales fonctions corporelles du président. Mais à présent, c’est devenu pour lui une seconde nature. Ici, un chatouillement indique un embarras digestif ; là, un battement signale une paresse de la vessie ; ailleurs, un picotement décrit un déséquilibre salin. Shadrak Mordecai éprouve le sentiment de vivre dans deux corps, mais il s’y est habitué. La précieuse existence du président se trouve ainsi garantie par son vigilant médecin. Officiellement, Gengis Mao a quatre-vingt-sept ans, peut-être est-il plus vieux encore, mais son corps, assemblage de greffons et d’organes artificiels, possède la force et les réflexes de celui d’un homme de cinquante ans. Le président désire reculer la date de sa mort jusqu’à l’achèvement de son œuvre terrestre – il désire, en somme, la reculer à l’infini.
Et comme il dort bien, en cet instant ! Automatiquement, Mordecai lit et relit les données qui ont trait à ses systèmes autonomes : respiratoire, digestif, endocrinien, circulatoire – tout marche à merveille. Plongé dans un sommeil sans rêves (les yeux immobiles), allongé comme à son habitude sur le flanc gauche (légère pression aortique), le président émet de petits ronflements (réverbérations dans la cage thoracique) et n’éprouve manifestement aucune angoisse à l’idée de sa prochaine opération. Mordecai envie son calme. Il est vrai que, pour Gengis Mao, les greffes d’organes sont chose familière.
À l’instant précis où le jour point, le médecin se lève, s’étire, traverse nu sa chambre aux dalles fraîches et sort sur le balcon. Vers l’est, une aurore bleutée se répand dans le ciel, l’air est vif et froid, un vent coupant souffle sur la plaine, une forte brise du sud parcourt la Mongolie, de la Grande Muraille en direction du lac Baïkal. Elle agite les drapeaux de Gengis Mao à Sukhe-Bator, la plus grande place de la capitale, et fait trembler les fleurs roses des massifs de tamaris. Shadrak Mordecai aspire profondément et étudie la ligne d’horizon, comme s’il guettait quelque éloquent signal de fumée venu de Chine. Mais aucun signal ne vient ; seuls les fourmillements et les pulsations de ses implants continuent de carillonner l’impérieuse bonne santé de Gengis Mao.
En bas, tout est tranquille. La ville dort, à l’exception de ceux qui doivent déjà se rendre au travail ; les Mongols sont peu sujets à l’insomnie. Mordecai l’est, pour sa part ; aussi bien n’est-il point mongol. Sa peau est noire, du noir de l’Afrique, bien qu’il ne soit pas davantage africain. Sa silhouette est haute – pas loin de deux mètres – et élancée, ses cheveux sont épais et crépus, ses lèvres pleines, il a de grands yeux, bien écartés, un nez large quoique busqué. Parmi cette population à la peau dorée, au nez pointu, à la chevelure raide et soyeuse, le Dr Mordecai est loin – trop loin à son goût, peut-être – de passer inaperçu.
Il s’accroupit, se relève, s’accroupit, se relève, ciseaux des bras. Chaque matinée débute ainsi par une séance de gymnastique, nu sur le balcon, exposé à l’air glacé. Mordecai a trente-six ans, et, bien que son poste au gouvernement lui assure l’accès à l’antidote Roncevic, bien que lui soit de ce fait épargnée la terreur du pourrissement organique qui obsède la plupart des deux milliards d’habitants de la planète, il considère que trente-six ans est un âge où l’on doit commencer à prendre les mesures qui mettront le corps à l’abri des inévitables ravages du temps. Mens sana in corpore sano : vas-y Shadrak, tords et plie, fouette la carcasse, et que le yin équilibre le yang ! Il est en parfaite santé, ses organes sont ceux qui l’équipaient lorsqu’il jaillit du ventre maternel, par une froide journée de 1976. Accroupi, debout, accroupi, debout, ne ménage pas ta peine ! Il lui semble parfois étrange que ses vigoureux exercices matinaux n’éveillent pas Gengis Mao, mais il se rappelle alors que la circulation des données télémétriques ne s’opère que dans un sens : tandis que Mordecai se dépense sur son balcon, le président continue de ronfler paisiblement.
Hors d’haleine et en sueur, le corps parcouru de légers frissons, Mordecai décide enfin qu’il a pris assez d’exercice. Il se sent réceptif, pleinement vivant, et à peine inquiet de l’épreuve chirurgicale qui s’annonce. Il se lave, s’habille, programme son petit déjeuner, aussi léger qu’à l’habitude, et s’attaque à la routine des tâches du matin.
Le voici donc devant Interface Trois, qui lui donne quotidiennement accès à la suite de son maître le khan. Il s’agit d’une massive porte en losange, haute de deux mètres et demi. Du bronze soyeux de sa surface pointent les cylindres de dix-huit groins verruqueux dont le diamètre varie de trois à neuf centimètres. Certains sont des senseurs ou des détecteurs, d’autres des circuits audio, d’autres, enfin, des armes mortelles ; Shadrak n’a nul moyen de les distinguer. Le détecteur d’aujourd’hui peut se transformer demain en canon laser. C’est grâce à cette distribution aléatoire des fonctions que Gengis Mao parvient à tromper les assassins sans visage qu’il redoute si fort.
— Shadrak Mordecai au service du khan, annonce d’une voix nette le médecin.
Il espère s’être adressé au micro du jour.
Interface Trois se met à bourdonner doucement et livre la déclaration de Mordecai à une analyse d’empreintes vocales, tandis que le corps du médecin est soumis à toutes sortes de vérifications : thermogenèse, examen statesthésique, contexture olfactive, et ainsi de suite. Que l’une de ces données vienne à s’écarter de son profil préétabli et Mordecai pourrait se retrouver immobilisé par les boucles de mousse qui gicleraient soudain de la porte, tandis que des gardes viendraient enquêter. Toute résistance à ce point pourrait entraîner l’élimination immédiate du suspect. Cinq interfaces semblables à celle-ci garantissent les cinq accès aux appartements du président, et jamais l’on ne vit système plus diabolique. Dédale en personne n’aurait pu dresser barrières plus astucieuses autour du roi Minos.
Une microseconde suffit à décréter que Mordecai est bien Mordecai et non quelque rusé simulacre en mission régicide. Dans le chuintement uni de joints parfaitement usinés et le frôlement de gonds impeccables, le panneau extérieur de l’interface se met à coulisser. Le docteur pénètre à l’intérieur d’un compartiment aux murs de pierre où il tient à peine. Une antichambre qui ne ferait le bonheur d’aucun claustrophobe. Il lui faut y demeurer une autre microseconde, le temps que tout l’examen soit répété, et ce n’est qu’après avoir donné satisfaction qu’il sera admis dans l’appartement impérial proprement dit. « La redondance, a déclaré Gengis Mao, est la voie principale de notre survie. » Mordecai l’approuve. Le franchissement compliqué de ces interfaces n’est que broutille à ses yeux ; cela fait partie de Tordre normal de l’univers et ne l’incommode pas plus que de tourner une clé dans une serrure.
La pièce attenante à Interface Trois, côté intérieur, est une caverne sphérique connue sous le nom de Surveillance Vecteur Un. Pour Gengis Mao c’est, littéralement, une fenêtre ouverte sur le monde. Une éblouissante batterie d’écrans de cinq mètres carrés ; chacun s’y étage du sol au plafond et présente un panorama sans cesse changeant d’images transmises par les milliers de caméras espions disposées aux quatre coins de la planète. Il n’est pas d’édifice public tant soit peu important qui ne possède son mouchard ; des détecteurs balaient toutes les grandes artères ; un corps spécial d’ingénieurs s’emploie à modifier constamment les emplacements de caméras, à installer des appareils dans les recoins jusque-là négligés. Encore les objectifs ne sont-ils pas tous fixes. Les satellites espions quadrillent le ciel en si grand nombre que si l’on pouvait matérialiser le tracé de leurs orbites à l’aide de fils de soie, la Terre se trouverait emmaillotée d’un cocon serré. Au centre de Surveillance Vecteur Un, un vaste tableau de contrôle permet au khan, qui passe là des heures d’affilée, installé sur un élégant siège en forme de trône, de maîtriser le flot d’informations fourni par cette foule d’yeux. Du bout des doigts, il pianote les indicatifs d’appel et peut à loisir contempler ce qui se passe à Tokyo ou Bangkok, à New York ou Moscou, à Buenos Aires et au Caire. La définition des myriades d’objectifs est d’une telle netteté que le khan est en mesure de distinguer à cinq kilomètres la couleur des yeux d’un homme.
Lorsque le président n’utilise pas Surveillance Vecteur Un les écrans ne fonctionnent pas moins de façon ininterrompue, l’unité pilote engloutit en ordre quelconque les données fournies par les innombrables points de collecte. Les images se succèdent ; l’une glisse furtivement sur un écran pour disparaître au bout d’une seconde ou deux, l’autre persistera de manière à fournir une séquence cohérente de plusieurs minutes. Shadrak Mordecai, qui doit chaque matin traverser cette pièce afin de se rendre auprès de son maître, a pris l’habitude de rester quelques instants en contemplation devant ce courant vertigineux d’images bariolées. Mordecai a donné un nom secret à cet interlude quotidien : c’est sa « visite au service de traumatologie » – cette dernière expression désignant à ses yeux le monde en général, vallée de larmes et de dégénérescence physique.
Il se tient à présent au milieu de la salle et observe les souffrances du monde.
Le défilé semble plus saccadé aujourd’hui ; l’ordinateur géant doit être secoué de tics : ses ordres sautent frénétiquement d’un œil à l’autre et les images clignotent dans l’affolement. Parfois, tout de même, un flash compréhensible. Un pauvre clébard boitille dans une rue gorgée de détritus. Une négrillonne aux grands yeux et au ventre gonflé se tient toute nue dans une ravine où tourbillonne la poussière, elle pleure en suçant son pouce. Une vieille aux épaules tombantes ploie sous des baluchons noués avec soin, elle traverse la place pavée d’une quelconque ville de la douce Europe, suffoque, porte les mains à sa poitrine, s’écroule avec son barda. Un Oriental parcheminé, calotte verte et ficelle de barbe blanche, émerge d’une échoppe, il tousse et crache le sang. Une foule (des Mexicains ? Des Japonais ?) entoure deux adolescents qui se battent au couteau à découper ; leurs bras et leurs poitrines brillent de stries rouges. Trois enfants se serrent sur le toit d’une maison arrachée, charriée le long des veines grises et mouchetées d’écume blanche d’un fleuve en crue. Un mendiant au profil d’oiseau de proie tend une serre accusatrice. Une jeune femme aux cheveux noirs tombe à genoux sur le trottoir, pliée en deux par la douleur, la tête sur le pavé, tandis que deux gamins l’observent. Une voiture fonce sur une nationale et prend un virage dément pour se perdre dans une secondaire buissonneuse. Surveillance Vecteur Un est comme une vaste tapisserie aux mille motifs compartimentés ; chaque panneau a quelque chose à dire, un bout d’histoire, provocant, défiant l’entendement. Là-bas, dehors, dans le monde, dans l’énorme service de traumatologie du monde, les deux milliards de sujets de Gengis II Mao IV meurent d’heure en heure, malgré tous les efforts du Comité révolutionnaire permanent. Ça n’a rien de neuf – d’heure en heure, par le passé, tout vivant, au long de sa vie, n’a fait que mourir –, mais en ces années d’après la Guerre virale, ce sont les modalités qui ont changé ; la mort semble tellement plus présente quand tant et tant de gens pourrissent ensemble de l’intérieur, et de si spectaculaire manière ; la putrescence générale, là-bas dans le monde, est d’autant plus poignante que des yeux innombrables en suivent le déroulement. Les caméras du khan enregistrent tout, sans commenter, sans juger ; elles se contentent de couvrir les murs d’un confondant tableau de la condition humaine au début du XXIe siècle, version revue et corrigée d’après-guerre.
Cette salle est comme une pierre de touche où chacun, par ses réactions, se révèle. Chez Mordecai, ce tourbillon d’images provoque un mélange de fascination et de répulsion ; c’est une mosaïque folle où s’inscrivent la défaite et la décomposition, le courage et l’endurance ; ces victimes qui défilent sur les écrans, il les aime et les prend en pitié, et les embrasserait s’il le pouvait – il aiderait la vieille à se relever, il placerait quelques pièces dans la main tordue du mendiant, il caresserait le ventre gonflé de la fillette. Mais guérir est le métier de Mordecai, aussi bien que sa vocation. À d’autres, le théâtre de la cruauté de Surveillance Vecteur Un rappelle surtout leur bonne fortune : comme ils ont eu le nez creux de se hisser jusqu’aux hautes sphères gouvernementales, et donc aux fournitures régulières d’antidote Roncevic, comme ils ont eu raison de s’attirer les faveurs du président Gengis Mao et de s’assurer une existence exempte de faim, de douleur et de pourrissement organique, bien à l’abri du cauchemar de la vie réelle ! À d’autres encore, les écrans sont insupportables et, loin d’éveiller suffisance et sentiment de supériorité, ils exacerbent une culpabilité intolérable – pourquoi se trouvent-ils ici, sains et saufs, alors qu’eux, les autres, sont là-bas dehors ? Il en est aussi que les écrans ne font qu’ennuyer : on y voit des drames sans intrigue, des transactions dont on ne comprend pas l’objet, des tragédies sans teneur morale, des coupons sans suite du tissu effiloché de la vie. Quant aux réactions de Gengis Mao, personne ne peut en juger car le masque du khan, en ce domaine comme en tant d’autres, demeure obstinément fermé tandis qu’il manie les commandes. Mais le fait demeure : il passe à Surveillance Vecteur Un des heures entières. La salle, en quelque manière, le nourrit.
Ce matin, Shadrak Mordecai prend son temps, il accorde cinq, huit, dix minutes à l’énorme salle. Gengis Mao dort encore, après tout. Mordecai le sait par ses implants. Personne en ce monde n’échappe à la surveillance ; tandis que les mille yeux de Gengis Mao sondent le globe, le khan endormi est sondé par son médecin. Debout presque immobile près du trône, Mordecai est assailli, de l’intérieur comme de l’extérieur, par une masse d’informations : les données métaboliques de Gengis Mao font vibrer ses implants, telles des cordes pincées ; le scintillement des écrans lui agresse la vue. Il va quitter la pièce lorsque l’un des écrans, tout en haut à gauche, lui laisse entrevoir un instant ce qui est, ce qui ne peut être que Philadelphie. Il est cloué sur place. Sa ville natale : il fut l’un des bébés du bicentenaire, il vint au monde dans la patrie de Benjamin Franklin, il fit fièrement son entrée à l’hôpital Hahnemann, alors que les États-Unis d’Amérique n’étaient plus qu’à quatre mois de célébrer le deux centième anniversaire de leur naissance. Et voici de nouveau Philadelphie, dans le compas de quelque œil satellisé avide d’informations : les totems familiers de l’enfance, l’Hôtel de ville, Indépendance Hall, Penn Center, Christ Church. Son dernier séjour remonte à bien des années. Mordecai vit depuis dix ans en Mongolie. Il fut un temps où il avait du mal à se convaincre de l’existence d’un endroit tel que la Mongolie, terre légendaire du prêtre Jean et de Gengis Khan, mais c’est aujourd’hui Philadelphie qui prend des allures de légende. Et les États-Unis d’Amérique ? Ce groupement de syllabes possède-t-il encore un sens ? Qui aurait pu imaginer que la Constitution de Jefferson et de Madison serait un jour oubliée et que l’Amérique jurerait allégeance à un suzerain mongol ? Non, c’est là une exagération et Mordecai le sait bien : l’Amérique, comme toutes les autres nations, est gouvernée par une représentation locale du Comité révolutionnaire permanent, cette coalition de groupes radicaux et réactionnaires dont le fonctionnement est assuré à travers des vestiges d’institutions démocratiques. Gengis Mao, le vieux reclus, ne fait que présider le Comité, il n’est qu’une figure lointaine et semi-mythique qui gouverne indirectement et sans conséquence directe sur la vie quotidienne des ex-compatriotes du Dr Mordecai. On ne s’arrête sans doute pas plus, en Amérique, à considérer Gengis Mao comme incarnant l’autorité du Comité révolutionnaire permanent – autrement dit le chef suprême – qu’on ne s’imagine le président de la compagnie électrique locale comme source du courant lorsqu’on tourne l’interrupteur. D’ailleurs, peu d’Américains seraient troublés d’apprendre qu’ils doivent fidélité à un Mongol. La planète entière a démissionné ; terminé, le jeu de la politique ; Gengis Mao gouverne par défaut, parce que tout le monde s’en fout, parce que, dans un monde brisé, épuisé, et qui meurt de pourrissement organique, s’il se trouve quelqu’un, n’importe qui, pour se prêter au rôle de dictateur mondial, c’est au soulagement de tous.
Philadelphie disparaît de l’écran, remplacée par un idyllique panorama tropical – roses et blancs d’une plage en demi-lune, frondaison duveteuse des palmiers, jaunes et écarlates des hibiscus en fleur, et personne à la ronde. Mordecai hausse les épaules et s’en va.
La suite impériale est disposée en cercle ; elle occupe tout le dernier étage de la Grande Tour du Khan, à l’exception de cinq locaux triangulaires, dont l’appartement de Mordecai, plantés, tels des coins, à intervalles réguliers sur son pourtour. Au bout de Surveillance Vecteur Un le médecin se trouve face à trois portes massives, espacées de huit mètres, du côté opposé à l’interface qui lui a permis d’accéder à la salle. La porte de gauche mène à la chambre à coucher de Gengis Mao. Mordecai ne l’emprunte pas – en cette journée, le président aura besoin de tout son sommeil, mieux vaut le laisser tranquille. Shadrak délaisse aussi la porte centrale, celle du bureau privé du khan, et se présente devant celle de droite, qui donne sur une salle connue sous le nom de Comité Vecteur Un. Mordecai doit la franchir pour atteindre son propre bureau.
Il se soumet à l’examen de la porte et attend son approbation. Toutes les pièces de la suite impériale sont séparées par des barrières également infranchissables, certes moins sophistiquées que les portes principales des cinq interfaces, mais pareillement soupçonneuses : ici, personne ne peut évoluer librement d’une pièce à l’autre. Au bout d’un moment, la porte lui accorde l’accès à Comité Vecteur Un. La salle est grande, sphérique, comme toutes les pièces importantes chez le khan, et brillamment éclairée. Elle occupe, matériellement, le centre de la suite, c’est l’axe autour duquel tourne le reste, et aussi, en un sens moins littéral, le centre nerveux du gouvernement planétaire, du Comité révolutionnaire permanent. Ici, nuit et jour, parviennent des communiqués de cadres du CRP dans chaque cité ; ici, nuit et jour, les pontes du Comité s’installent devant des consoles compliquées, des terminaux scintillants. Ils décident de la politique à suivre et transmettent leurs instructions à de moindres satrapes, dans de lointaines provinces. Toutes les demandes d’antidote Roncevic passent par ici ; c’est à Comité Vecteur Un que sont examinées les candidatures aux greffes d’organes, à la régéno-thérapie et aux actes médicaux importants. Toutes les affaires relevant de la juridiction des instances régionales du Comité sont réglées ici, selon les principes de la dépolarisation centripète – principal cadeau philosophique de Gengis Mao à l’humanité. Shadrak Mordecai n’a pas la tête politique et il se soucie peu de ce qui se déroule à Comité Vecteur Un mais comme la disposition des lieux l’oblige à nombre de passages quotidiens dans cette salle, il s’arrête parfois afin d’observer les bureaucrates à l’œuvre, comme il s’arrêterait pour étudier le comportement d’insectes bizarres sur une bûche pourrie.
Pour l’instant, semble-t-il, il ne se passe pas grand-chose. En période de crise, les douze consoles sont occupées et Gengis Mao en personne, installé à son super-pupitre, au centre de tout, organise la stratégie en manipulant férocement l’impressionnante batterie d’appareils sophistiqués qui constitue son réseau de transmissions. Mais on vit des jours tranquilles. La seule crise importante dans le monde se déroule à l’intérieur du foie de Gengis Mao, et elle sera bientôt résolue. Cela fait des semaines que le président ne s’est pas donné la peine de prendre son poste à Comité Vecteur Un. Il préfère s’acquitter de ses fonctions suprêmes depuis le petit bureau privé attenant à sa chambre. Seules trois consoles sont en service ce matin. Des vice-présidents à l’air las, un homme et deux femmes, y prennent en bâillant les messages et formulent les réponses appropriées.
Mordecai a franchi la moitié de la pièce d’un pas alerte lorsqu’il s’entend interpeller. Il se retourne pour voir Mangu, héritier présomptif de Gengis Mao, se diriger vers lui, venant sans doute du bureau privé du président.
— C’est aujourd’hui qu’on opère le khan ? demande-t-il d’une voix inquiète.
— Dans trois heures environ, confirme Mordecai en hochant la tête.
Mangu fronce les sourcils. C’est un jeune Mongol, assez beau et d’une taille inhabituelle pour sa race – il est presque aussi grand que Mordecai. Rond de visage, il a des traits symétriques et plaisants, le regard vif, en éveil. Mais pour l’heure il semble tendu, sur les nerfs, comme s’il appréhendait quelque chose.
— Est-ce que ça se passera bien, Shadrak ? Y a-t-il des risques ?
— Ne te fais pas de souci. Ce n’est pas aujourd’hui que tu deviendras khan. Après tout, ce n’est rien de plus qu’une greffe du foie.
— Rien de plus !
— Gengis Mao est un habitué.
— Mais combien d’opérations pourra-t-il encore supporter ? C’est un vieil homme.
— Mieux vaut qu’il ne t’entende pas !
— Il est probablement en train de nous écouter à la minute même, laisse négligemment tomber Mangu.
Le jeune homme semble un peu moins tendu et parvient à sourire.
— De toute façon, le khan ne prend jamais ce que je dis au sérieux. Je crois qu’il me considère un peu comme un imbécile.
Mordecai sourit, mais reste sur sa réserve. Il lui arrive aussi de considérer un peu Mangu comme un imbécile, et peut-être plus qu’« un peu ». Il se rappelle ce que lui avait dit, il y a déjà des mois, le Dr Crowfoot du projet Avatar, Nikki Crowfoot – sa Nikki, avec qui il aurait passé la nuit, sans la perspective de l’opération de Gengis Mao –, à propos du sort peu glorieux qu’on réservait à Mangu. Car Mordecai sait une chose qu’ignore sûrement Mangu : Gengis Mao envisage de se succéder à lui-même en utilisant le corps jeune et vigoureux de Mangu. Si le projet Avatar est mené à terme, et tout semble indiquer qu’il le sera, la robuste silhouette de Mangu s’installera bel et bien un jour sur le trône de Gengis Mao, mais Mangu lui-même ne sera pas de la fête. Mordecai pense que quelqu’un qui marche aussi joyeusement à sa propre destruction, sans soupçon ni crainte et comme aveugle à tout, est un imbécile et bien pire encore.
— Où seras-tu pendant l’opération ? demande le médecin.
D’un geste large, Mangu indique la console principale de Comité Vecteur Un :
— Par là, à faire semblant de mener la revue.
— À faire semblant ?
— Tu sais bien que j’ai encore beaucoup de choses à apprendre, Shadrak. Il me faudra des années avant d’être capable de prendre la relève. C’est pourquoi je m’inquiète un peu de le voir subir toutes ces greffes.
— Il ne le fait pas pour s’exercer, dit Mordecai. Son foie actuel est défaillant depuis des semaines. Il faut le remplacer. Mais je te le répète : tu n’as pas à t’inquiéter.
Mangu sourit et serre brièvement le bras de Mordecai en signe d’affection. C’est presque douloureux.
— Je ne m’inquiète pas. J’ai confiance en toi, Shadrak. J’ai confiance en toute l’équipe médicale qui le maintient en vie. Préviens-moi dès que ce sera fini.
Il s’éloigne vers le pupitre de commande où il va jouer au maître du monde.
Mordecai hoche la tête. Mangu n’est pas dénué d’attraits. Il est aimable, il a du charme et même un certain charisme. En cette époque sombre où seuls les éclairs dispensent une lumière de cauchemar, il fait figure de héros populaire. Depuis une dizaine de mois, il est devenu le substitut du président aux yeux du public. Il paraît à sa place lors des cérémonies officielles, inauguration d’un barrage, sessions du Comité et autres. Le fringant prince héritier, désarmant de simplicité et tellement accessible, s’est attiré les faveurs de la foule comme jamais, pas un seul instant, Gengis Mao ne put le faire. Ceux qui ont observé Mangu de près connaissent son essentielle futilité, savent que, derrière l’image, il n’y a rien, sinon mollesse d’âme et frivolité, un sympathique athlète pris dans une invraisemblable charade. Mais la banalité de Mangu ne le rend pas méprisable, et Mordecai éprouve une compassion sincère à son endroit. Pauvre Mangu, qui s’en fait à l’idée qu’il pourrait devoir succéder au khan aujourd’hui même, sans avoir achevé son apprentissage ! Lui vient-il seulement à l’esprit qu’il ne sera jamais – pas plus l’an prochain que dans dix ou mille ans – un digne successeur de Gengis Mao, qu’il est fondamentalement incapable d’exercer le redoutable pouvoir auquel, selon toutes les apparences, on le prépare ? Il semble que non. Si tel était le cas, Mangu, conscient de ses propres limites, aurait commencé à se demander quels plans Gengis Mao nourrissait vraiment, pourquoi le président avait choisi pour lui succéder un beau garçon tout simple, son contraire dans tous les domaines importants. Le former à l’autorité suprême ? Non, non. Il s’agissait simplement de créer une marionnette, de la faire danser devant le peuple pour gagner son-amour. Puis, un jour, de l’évider, de jeter son identité, afin que son corps pût loger l’esprit retors et l’âme noire de Gengis Mao, lorsque la vieille coque rafistolée du président ne supporterait plus la moindre réparation. Pauvre Mangu. Mordecai frissonne.
Il se hâte vers son propre bureau, referme la porte et la scelle. Il éprouve soudain un vif pincement dans le haut de la cuisse gauche. C’est à cet endroit que lui est restituée l’activité cérébrale du khan. À quatre salles de là, Gengis Mao s’éveille.