CHAPITRE VIII

Le Seigneur Doral’t Giuk Dorali aurait pu être Texan. Je ne veux pas dire que l’on aurait pu prendre le Doral pour un Texan mais on l’imaginait très bien en train de dire : « Vous avez payé le déjeuner, je paierai la Cadillac. »

Sa ferme avait la taille d’une tente de cirque et était aussi fastueuse qu’un banquet d’action de grâces : tout était riche, somptueux, avec de belles sculptures et des pierres précieuses enchâssées partout. Et malgré cela, il y avait un désordre incroyable et, quand on ne faisait pas attention où l’on mettait les pieds, on risquait de marcher sur un jouet d’enfant laissé au beau milieu d’un large escalier et de rouler en bas, au risque de se briser le cou. On buttait continuellement sur des enfants ou des chiens, et les plus jeunes spécimens de ces deux races n’avaient pas encore été dressés à être propres. Cela ne semblait pas gêner le Doral. Rien, d’ailleurs, ne gênait le Doral, il aimait jouir de la vie.

Nous avions traversé ses champs qui s’étendaient sur des milles à la ronde (qui étaient aussi riches que les meilleures exploitations agricoles de l’Iowa ; et qui ne connaissaient pas d’hivers ; Star m’avait même dit qu’ils faisaient quatre récoltes par an), mais il était déjà tard et nous ne vîmes qu’un seul ouvrier agricole et une charrette sur la route. J’avais cru qu’elle était tirée par un attelage de deux paires de chevaux. Je me trompai, l’attelage ne consistait qu’en une seule paire et les animaux n’étaient pas des chevaux, car ils avaient huit jambes chacun.

Toute la vallée de la Névia est comme cela, avec les choses les plus ordinaires mêlées aux plus extraordinaires. Les hommes étaient des hommes, les chiens étaient des chiens, mais les chevaux n’étaient pas des chevaux. Comme Alice[35] essayant de se tenir à la hauteur du Flamand, chaque fois que je croyais avoir compris, tout se mettait de nouveau à danser devant mes yeux.

L’homme qui conduisait ces myriapodes équins nous avait regardés, mais ce n’était pas parce que nous étions curieusement habillés ; il était vêtu exactement de la même manière que moi. Il avait regardé Star, mais qui pouvait ne pas la regarder ? Les gens qui travaillaient dans les champs étaient en général habillés d’une sorte de pagne. Cet ornement, simple pagne mis à la ceinture, est sur Névia l’équivalent de nos blouses ou de nos blue jeans et sert aussi bien aux hommes qu’aux femmes ; ce que nous portions devait être l’équivalent d’un costume de flanelle grise ou, pour une femme, d’une stricte robe noire. Tenue de soirée ou de cérémonie, ça, c’est une autre question.

Quand nous sommes arrivés sur les terres du manoir nous sommes tombés sur une troupe d’enfants et de chiens. Un gamin courait en avant et, quand nous eûmes atteint la grande terrasse qui se trouvait devant le corps de logis, le Seigneur Doral sortit lui-même par la grande porte. Je ne le pris pas pour le seigneur du manoir ; il portait un de ces sarongs courts, était pieds et tête nus. Il avait des cheveux épais, un peu grisonnants, une barbe imposante et ressemblait au général Grant, de l’armée des États-Unis.

Star le salua de la main et lui cria : « Jok ! Oh, Jocko ! » (Le nom était en réalité Giuk mais, comme j’ai compris Jock, cela restera Jock.)

Le Doral nous regarda puis se précipita sur nous, avec la légèreté d’un char d’assaut : « Ettyboo ! Loués soient vos beaux yeux bleus ! Loué soit votre petit cul rebondi ! Pourquoi ne m’avoir pas prévenu ? » (Il faut que j’édulcore ses propos parce que les expressions, à Névia, ne sont pas du tout parallèles aux nôtres. Essayez donc de traduire en anglais certaines tournures de phrases françaises et vous comprendrez ce que je veux dire. Le Doral n’était pas le moins du monde vulgaire ; il faisait seulement preuve d’une politesse formelle et galante envers une vieille amie qu’il respectait beaucoup.)

Il se saisit de Star, la leva de terre et l’embrassa sur les deux joues et sur la bouche, lui mordilla une oreille et il la reposa à terre, lui mettant un bras autour de la taille. « Des jeux et des fêtes ! Trois mois de vacances ! Des courses, du sport tous les jours, des orgies toutes les nuits ! Des récompenses pour les plus forts, les plus intelligents, les plus sages…»

Star l’interrompit : « Seigneur Doral…»

— « Oui ?… Et un prix exceptionnel pour le premier enfant né…»

— « Jocko, mon chéri ! Je t’aime tendrement, mais nous devons partir demain. Tout ce que nous demandons, c’est un os à ronger et un coin pour dormir. »

— « Quelle idiotie ! Vous ne pouvez pas me faire ça, à moi. »

— « Tu sais bien que je le dois. »

— « Cette fichue politique ! Je vais mourir à vos pieds, Petit Pâté Sucré. Le cœur du pauvre vieux Jocko va cesser de battre. Je sens que je vais avoir une crise. » Il se tâta la poitrine, « quelque part par-là…»

Elle lui tapa sur les fesses : « Tu n’es qu’un vieux roublard. Tu mourras comme tu as vécu, et pas du tout d’une crise cardiaque. Seigneur Doral…»

— « Oui, belle dame ? »

— « Je t’ai amené un Héros. »

Il cligna des yeux : « Vous ne voulez pas parler de Rufo ? Toi, Rufe, espèce de vieux putois ! Tu n’en aurais pas appris de nouvelles, par hasard ? Va donc à la cuisine et trouve-toi donc quelqu’un d’espiègle. »

— « Grand merci, Seigneur Doral, » dit Rufo en s’inclinant profondément, avant de nous quitter.

Star dit avec fermeté : « S’il plaît au Seigneur Doral » ?

— « J’écoute. »

Star lui repoussa le bras, se redressa de toute sa taille et commença à chanter :

« Près des Eaux-Qui-Chantent-et-Qui-Rient

Vint un Héros plein d’esprit ;

Oscar est le nom de ce sage

Qui a su forcer le passage

Formé par Igli le Puissant.

Ce monstre toujours repoussant,

Il a su lui fermer la bouche !

Plus jamais de monstre farouche,

Près des Eaux-Qui-Chantent-et-Qui-Rient…»

Et cela continuait ainsi, mêlant les demi-vérités aux demi-mensonges, avec toute l’exagération habituelle aux bons agents de publicité. Un exemple : Star lui raconta que j’avais tué vingt-sept Spectres Cornus, dont un à mains nues. Je ne me rappelle pas en avoir tué tellement et, quant à en avoir tué un à « mains nues », ce fut bien par hasard. Je venais juste de poignarder une de ces vermines quand une autre est venue tomber à mes pieds, poussée par les autres. Je n’avais pas eu le temps de dégager mon épée, aussi avais-je mis un pied sur une de ses cornes et, de la main gauche, j’avais tiré sur l’autre de toutes mes forces ; et ne voilà-t-il pas que sa tête s’est cassée en deux, comme une carcasse de poulet. Mais cela, je l’avais accompli sous le coup du désespoir, ça n’avait pas été prémédité.

Star ajouta même une longue tirade sur l’héroïsme de mon père et prétendit que mon grand-père avait conduit la charge à la colline de San Juan ; après cela, elle chanta les mérites de mes arrière-grands-pères. Elle lui dit même comment j’avais attrapé la cicatrice qui me barrait le visage, de l’œil jusqu’au menton, donnant tous les détails.

Mais remarquez bien une chose : Star m’avait interrogé, la première fois que je l’avais rencontrée, et elle m’avait aussi encouragé à lui en dire plus au cours de la longue marche que nous avions faite la veille. Mais je ne lui avais jamais raconté la plupart des choses qu’elle servait maintenant au Doral. Il faut vraiment qu’elle ait mobilisé pour moi la Sûreté, le F.B.I. et Archie Goodwin[36], tous ensemble et pendant plusieurs mois. Elle nomma même l’équipe contre laquelle j’avais joué quand je m’étais cassé le nez, et je suis bien certain de ne lui avoir jamais donné ce détail.

J’étais donc tout rougissant devant le Doral qui me regardait de haut en bas, sifflant d’admiration, quand Star s’arrêta avec simplicité : « C’est ainsi que les choses se sont passées. » Il laissa échapper un long soupir et dit : « J’aimerais écouter une nouvelle fois ce qui concerne Igli. »

Star se plia à son caprice, avec d’autres mots, et plus de détails. Le Doral l’écouta avec attention, l’approuvant du geste. « C’était une solution héroïque, » dit-il. « C’est donc aussi un mathématicien. Où a-t-il étudié ? »

— « Il est génial de naissance, Jock. »

— « Je le crois volontiers. » Il s’approcha de moi, me regarda droit dans les yeux et me mit une main sur l’épaule. « Le Héros qui a su confondre Igli doit être partout chez lui. Mais daignera-t-il honorer ma demeure en acceptant mon hospitalité pour le gîte… le couvert… et le lit ? »

Il parlait avec une grande solennité, me fixant dans les yeux ; il m’était impossible de regarder Star pour savoir ce que je devais répondre. Et je voulais une indication. Les gens qui disent un peu vite que la politesse est partout la même et que les gens sont partout semblables sont de pauvres individus qui ne sont jamais sortis de Trifouillis-Les-Oies. Je ne suis pas prétentieux mais j’avais assez voyagé pour le savoir. Je venais d’entendre un discours officiel, qui suait le protocole, et qui exigeait une réponse officielle.

Je fis de mon mieux. Je lui mis les mains sur les épaules et répondis gravement : « Je suis très honoré mais c’est vraiment trop, Seigneur. »

— « Mais vous acceptez ? » demanda-t-il avec angoisse.

— « J’accepte de tout mon cœur. » (« cœur » me semble faible. Mais j’avais des difficultés à m’exprimer.)

Il laissa échapper un soupir de soulagement. « Quelle gloire pour moi ! » Il m’attrapa, m’étreignit fortement (il me sembla être pris entre les pattes d’un ours) et m’embrassa sur les deux joues ; seule une esquive rapide m’évita d’être embrassé sur la bouche.

Alors, il se redressa et cria : « Du vin ! de la bière ! du schnaps ! Où sont donc passés mes jongleurs ! Je vais tous les écorcher vifs ! Des sièges ! Qu’on serve le Héros ! Mais, où sont-ils tous passés ? »

Cette dernière question était plutôt surprenante. Pendant que Star chantait quel type magnifique j’étais, une cinquantaine de personnes s’étaient rassemblées sur la terrasse, se poussant, se bousculant, essayant toutes de mieux voir. Parmi ces gens devaient se trouver quelques membres du personnel car on me fourra dans une main une chope de bière et, dans l’autre, un verre plein de quatre onces d’eau de feu à 110 degrés, avant même que le patron ait fini de hurler. Jocko but comme un vrai bouilleur de cru, aussi fis-je de même, puis je fus heureux de pouvoir m’asseoir sur la chaise qui m’avait été apportée : j’avais les dents qui s’entrechoquaient, mon crâne était en feu, et la bière était bien incapable d’éteindre le feu qui m’avait embrasé.

D’autres serviteurs m’apportèrent des fromages, des tranches de viande froide, des quantités de choses, une boisson inconnue des plus savoureuses, n’attendant pas que je les demande mais les enfournant dans ma bouche dès que je l’ouvrais pour dire « Gesundheit ! » J’ai donc mangé ce que l’on m’offrait et j’eus bientôt l’impression d’avaler de l’acide fluorhydrique.

Pendant ce temps, le Doral me présentait sa maisonnée. Il eût mieux valu qu’ils portassent des galons car je n’arrivais pas à les distinguer les uns des autres. Les habits ne m’aidaient pas beaucoup étant donné que le seigneur était vêtu comme un ouvrier agricole et que la deuxième aide-cuisinière pouvait fort bien (et elle le faisait parfois) se mettre en habit de cérémonie et se charger d’or et de bijoux. On ne me les présenta d’ailleurs pas par ordre d’importance.

J’eus de la peine à comprendre qui était la dame du manoir, la femme de Jocko, sa première femme. C’était une femme très âgée et très belle, une brune qui avait quelques livres de trop mais chez qui les volumes étaient répartis de la plus agréable manière. Elle était habillée avec aussi peu de protocole que Jocko mais heureusement, je la remarquai parce qu’elle était allée saluer Star et que je les avais vues s’embrasser toutes les deux comme de vieilles amies, avec beaucoup de chaleur. J’étais donc tout prêt quand on vint me la présenter un instant après, et qu’on l’appela (d’après ce qu’il m’a semblé comprendre) La Doral (exactement comme Jocko était Le Doral), le même nom avec une terminaison féminine.

Je me mis sur pieds, lui pris la main, m’inclinai et la lui baisai. Ce n’était pas là une coutume névianne mais cela fit très bon effet : Mrs. Doral rougit et en sembla heureuse ; Jocko sourit avec fierté.

Ce fut la seule pour laquelle je me suis levé. Tous les hommes et tous les jeunes s’inclinèrent devant moi ; toutes les filles, de six ans à soixante, me firent la révérence, pas la révérence que nous connaissons, mais la révérence à la mode névianne. Cela ressemblait assez à un pas de twist. Un pied en avant, puis profonde inclination en arrière, puis un balancement sur l’autre pied, accompagné d’une courbette, tout en faisant lentement onduler le corps. Cela ne vous paraît peut-être pas très gracieux mais cela l’était quand même et prouvait aussi que, sur le domaine du Doral, il n’y avait pas un seul cas d’arthrite ni un seul déplacement de disque vertébral.

Jocko ne se compliquait pas la vie avec les noms ; les femelles étaient toutes « Mon Petit cœur » ou « Ma Chatte », ou encore « Ma Jolie Poupée » et, quant aux mâles, même ceux qui paraissaient plus âgés que lui, il les appelait « fiston. »

Il n’est d’ailleurs pas impossible qu’une bonne partie d’entre eux ait été ses enfants. Je n’ai pas très bien compris quelles étaient les institutions de Névia. Cela ressemblait un peu à la féodalité que nous avons connue, – et c’était peut-être bien cela, – mais je n’ai pas su découvrir avec exactitude si tous ces gens étaient pour le Doral des esclaves, des serfs, des mercenaires ou bien tout simplement les membres d’une grande famille. Un mélange de tout cela, je pense. Les titres n’avaient pas grande importance. Le seul titre de Jocko était indiqué par une inflexion grammaticale : il était Le Doral au lieu d’être tout simplement un quelconque parmi deux centaines de Doral. Je glissais bien le titre de « Seigneur » ici ou là, parce que Star et Rufo l’utilisaient, mais ce n’était là qu’un simple terme de courtoisie, sur Névia. Mais il est difficile de traduire ces notions : « Freiherr » ne signifie pas « homme libre », et « monsieur » ne veut pas dire « mon Seigneur ». Star émaillait ses discours de « Seigneur » parce qu’elle était trop polie pour dire « mon pote ! », même à ses intimes.

(Aux États-Unis, si vous employiez les formules néviannes les plus polies, vous recevriez immédiatement une taloche dans les gencives.)

Une fois que tout le monde eut été présenté à Gordon, Héros de première classe, nous nous sommes séparés pour nous préparer au banquet que Jocko, privé de ses trois mois de bombances, avait ordonné à notre intention. Il m’éloigna aussi bien de Star que de Rufo ; je fus conduit dans mes appartements par deux soubrettes.

Je ne me suis pas trompé, c’était bien des femelles ; et au pluriel. Il est heureux que j’aie été accoutumé à voir des femmes dans des salles de bains pour homme, comme cela se pratique en Europe, et que j’aie pris des habitudes détendues en Indochine et encore plus à l’île du Levant ; on ne vous apprend pas à vous bien conduire avec les soubrettes, dans les écoles américaines. Surtout quand elles sont jeunes, proprettes et terriblement désireuses de plaire… et j’avais eu une journée longue et pleine de dangers. J’avais déjà appris, – la première fois c’était au cours d’une patrouille, – que rien n’augmente les vieux appétits biologiques comme de se faire tirer dessus et de survivre.

S’il n’y en avait eu qu’une seule, j’aurais probablement été en retard pour le dîner. Mais elles se chaperonnaient mutuellement, quoique non délibérément, me sembla-t-il. Je flattai la croupe de la rouquine pendant que l’autre ne regardait pas et pensai que nous avions ainsi conclu un accord pour plus tard.

Vous savez, ce n’est pas désagréable de se faire frotter le dos. Les cheveux coupés, lavés, coiffés, les joues rasées de près, essuyé, parfumé comme une rose de concours, revêtu des plus belles fanfreluches qui soient depuis que Cecil B. de Mille a récrit la bible, je fus conduit par elles dans la salle du banquet, juste à temps.

L’uniforme de proconsul que je portais me parut cependant être un costume de voyage quand je vis comment Star était vêtue. Elle avait perdu toute sa jolie garde-robe au début de la journée mais notre hôtesse avait pu lui trouver quelques affaires.

Il y avait d’abord sa robe qui la couvrait de la tête aux pieds, semblable à des lamelles de cristal. Elle semblait enveloppée d’une fumée bleuâtre, et les plaquettes la moulaient et l’irradiaient de mille couleurs. En dessous, c’était ses « dessous ». Elle semblait entourée de lierre tressé, mais ce lierre était d’or rehaussé de saphirs. Il enveloppait son ventre magnifique, se divisait et présentait sa poitrine. Cela n’avait pas plus de surface qu’un « minimum », mais c’était renversant, et beaucoup plus efficace.

En guise de chaussures, elle avait des sandales en forme de S, sandales faites d’une matière transparente et élastique. Rien ne semblait les maintenir, ni lanière ni attaches ; ses adorables pieds étaient nus, posés dessus. C’était comme si elle se tenait sur la pointe des pieds, à environ quatre pouces du sol.

La grande masse de ses cheveux blonds avait été coiffée d’une manière aussi complexe que la structure d’un trois-mâts et était toute ornée de saphirs. Elle devait bien porter une ou deux fortunes en saphirs, disposés çà et là sur son corps, mais je ne vais pas faire le détail.

Elle me remarqua à l’instant même où je l’aperçus. Son visage s’illumina et elle m’appela, en anglais : « Mon Héros, vous êtes beau ! »

— « Heu…» répondis-je.

Puis j’ajoutai : « Vous n’avez pas perdu votre temps, vous non plus. Voulez-vous que j’aille m’asseoir avec vous ? J’ai besoin de conseils. »

— « Non, non ! Vous allez vous asseoir avec les hommes, je vais m’asseoir, moi, avec les dames. Et tout ira bien. »

Ce n’est pas une mauvaise manière d’organiser un banquet. Nous étions à deux tables séparées, les hommes faisaient face aux dames, séparés d’environ une cinquantaine de pieds. Il n’était pas nécessaire de s’escrimer à bavarder avec les dames et elles valaient toutes la peine d’être regardées. La Dame Doral se trouvait en face de moi et faisait ressortir la beauté de Star. Elle avait un costume opaque en certains endroits, mais pas aux endroits habituels ; il était surtout composé de diamants. Du moins, je pense qu’il s’agissait de diamants car je ne crois pas qu’il existe des pierres du Rhin aussi grosses.

Nous étions une vingtaine à être assis ; il y en avait deux ou trois fois plus pour nous servir, pour nous distraire ou pour nous regarder. Il y avait trois filles qui ne faisaient rien d’autre que de veiller à ce que je ne meure pas de faim ni de soif… Je n’eus pas besoin d’apprendre à me servir de leurs ustensiles de table : je ne les ai même pas touchés. Les filles étaient à genoux à côté de moi, et moi, j’étais assis sur un gros coussin. Plus tard, dans la soirée, Jocko s’étendit complètement sur le dos, la tête reposant sur les genoux d’une fille, de telle sorte que ses servantes pouvaient lui engouffrer la nourriture dans la bouche ou lui porter une coupe aux lèvres.

Jocko avait trois serveuses, comme moi ; Star et Mrs. Jocko en avaient deux chacunes ; les autres convives en avaient une. Ces servantes expliquent bien pourquoi j’ai eu du mal à suivre le déroulement de la représentation sans programme. Mon hôtesse et ma princesse étaient habillées de manière à vous flanquer un coup au cœur mais une de mes femmes-larbins, une gamine de seize ans qui prétendait de façon décidée au titre de Miss Névia, était vêtue de ses seuls joyaux ; elle en avait tellement qu’elle avait une tenue plus « modeste » que Star ou que La Doral Letva, la Dame Doral.

Elles n’agissaient d’ailleurs pas exactement comme des servantes, même si elles veillaient soigneusement à ce que j’attrapasse une bonne indigestion et que je parvinsse à l’ivresse complète. Elles bavardaient entre elles dans un argot d’adolescents et faisaient sans cesse des remarques sur la grosseur de mes muscles et sur mes autres particularités physiques, exactement comme si je n’avais pas été présent. Il semble que l’on ne demande pas aux héros de parler car, chaque fois que j’ouvrais la bouche, on y mettait quelque chose.

Le spectacle était continuel ; il y avait des danseurs, des jongleurs, on récitait des poèmes, dans l’espace qui séparait les tables. Des gosses nous tournaient autour et grappillaient quelques morceaux avant que les plateaux aient atteint les tables. Une petite poupée d’environ trois ans s’était installée en face de moi, les yeux et la bouche grand ouverts et observant le spectacle, et les danseurs l’évitaient comme ils pouvaient. J’essayai de la faire venir vers moi mais elle se contenta de me regarder et de jouer avec ses orteils.

Une damoiselle avec un tympanon circulait entre les tables ; elle chantait et jouait. Du moins, ce devait être un tympanon, et c’était peut-être une damoiselle.

Après deux heures de festin, Jocko se leva, hurla pour obtenir le silence, le réclama de nouveau, se libéra des filles qui essayaient de le calmer et se mit à réciter.

C’était les mêmes vers, dits sur un ton différent, qui vantaient mes exploits. J’aurais cru qu’il avait trop bu pour réciter ne serait-ce qu’un limerick[37], mais il continua longtemps, scandant parfaitement de complexes rimes embrassées et faisant sonner les allitérations ; c’était vraiment une étonnante pièce de rhétorique.

Il suivait l’idée générale du récit de Star, mais il brodait. Je l’écoutai avec une admiration grandissante, admiration qui s’adressait aussi bien à lui en tant que poète qu’au bon vieux Gordon le Balafré, cet homme qui valait à lui seul toute une armée. Je pensai qu’il me fallait me conduire en véritable héros aussi, lorsqu’il s’est assis, je me suis levé.

Les filles étaient mieux parvenues à m’enivrer qu’à me nourrir. La plupart des aliments étaient fort étranges et avaient un goût très fort. On avait même apporté un plat froid, plein de petites créatures qui ressemblaient à des grenouilles, servies entières sur un lit de glace. On les trempait dans une sauce et on les avalait en deux bouchées.

La fille aux joyaux en prit une, la trempa dans la sauce et me la tendit à croquer. À ce moment, elle se réveilla.

La petite créature – appelons-la Elmer – Elmer, donc, roulait des yeux effarés et me regardait, juste au moment où j’allais la croquer.

Je fus immédiatement rassasié et repoussai la bête en arrière.

Mademoiselle Joaillerie se mit à rire de bon cœur, la replongea dans la sauce et me montra comment on faisait. Exit Elmer.

Je n’ai pas pu manger pendant un certain temps et à la place, j’ai bu plus que ma contenance. À chaque fois que l’on m’offrait une bouchée, je voyais les pieds d’Elmer qui disparaissaient et, hop ! un autre coup à boire.

C’est pour cela que je me suis levé.

Dès que je fus debout, il y eut un silence de mort. La musique s’arrêta parce que les musiciens attendaient le début de mon poème pour improviser leur accompagnement.

Je compris tout à coup que je n’avais rien à dire.

Rien, pas la moindre chose. Je ne connaissais pas la moindre prière que j’aurais pu transformer en un compliment de remerciements, pas le moindre compliment pour mon hôte, en névian. Diable ! je n’avais qu’à parler anglais.

Star me regardait. Elle était pleine de confiance.

Cela emporta la décision. Je ne pouvais pas me risquer à parler névian ; je n’étais même pas capable de me rappeler comment on demandait son chemin pour aller aux cabinets. Alors, je leur servis, en anglais, tout de go, le poème de Vachel Lindsay : « Congo ».

Du moins ce que je pus me rappeler, c’est-à-dire environ quatre pages. Ce que je leur ai donné là, c’était du rythme, et encore du rythme, avec des répons et des onomatopées, et de grands coups : « tapant sur la table avec le manche d’un balai ! Boum ! Boum ! Boumla Boum ! » ; l’orchestre avait saisi l’esprit de mon poème et soulignait la cadence.

Il y eut un tonnerre d’applaudissements ; Miss Mousseline me prit la cheville et l’embrassa avec fougue.

Devant ce succès, je leur offris encore Les cloches de M. Edgar Alan Poe, en guise de dessert. Jocko me baisa l’œil gauche et s’écroula en pleurant sur mon épaule.

Star se leva alors et leur expliqua, en vers bien rythmés, que, dans mon propre pays, dans ma propre langue, parmi mes compatriotes, aussi bien parmi les artistes que parmi les guerriers, on m’accordait autant de gloire en tant que poète qu’en tant que héros (ce qui était vrai : zéro égalant zéro), et que je leur avais fait l’honneur de composer pour eux ma plus grande œuvre, véritable gemme de poésie dans ma langue maternelle, dans l’intention de remercier le Doral et toute sa Maison pour l’hospitalité qu’il nous offrait, pour le gîte, le couvert et le lit… elle-même, à son tour, faisait de son mieux pour rendre dans leur langage le charme de sa musique.

À nous deux, nous gagnâmes un Oscar[38].

On nous a alors apporté la pièce de résistance[39], une carcasse entière, rôtie, portée par quatre serviteurs. À en juger par la taille et la forme, il aurait pu s’agir d’un paysan rôti et sous verre. Mais c’était mort et il s’en dégageait un merveilleux fumet ; j’en ai beaucoup mangé, jusqu’à satiété. Après le rôti, il n’y avait plus que huit ou neuf autres plats, des crèmes, des sorbets et d’autres chatteries. L’assemblée commença alors à se disperser, les convives abandonnant leurs propres tables. Une de mes filles s’endormit et renversa ma coupe de vin ; à ce moment, je m’aperçus que la plupart des invités avaient disparu.

Doral Letva, accompagnée de deux filles, me conduisit dans mes appartements et me mit au lit. Elles éteignirent les lumières et tirèrent les rideaux pendant que je m’acharnais à trouver une jolie formule de politesse pour prendre congé d’elles dans leur propre langue.

Mais elles revinrent, après avoir quitté tous leurs bijoux et autres fanfreluches, et s’installèrent à côté de mon lit, telles les Trois Grâces. Il m’avait semblé comprendre que les deux plus jeunes étaient les filles de la maman. La plus âgée des filles devait avoir dix-huit ans ; elle était en plein épanouissement, et devait être une parfaite image de ce qu’avait été sa mère au même âge ; la plus jeune devait avoir cinq ans de moins, elle était à peine nubile ; elle était ravissante pour son âge et semblait parfaitement consciente, éveillée. Elle rougissait et détournait son regard quand mes yeux se portaient sur elle. Sa sœur, au contraire, me fixait droit dans les yeux, avec un regard égrillard, provoquant.

Leur mère, qui les tenait toutes les deux par la taille, m’expliqua avec simplicité, quoique en vers, que j’avais honoré leur gîte et leur couvert… et qu’il me fallait maintenant honorer leur lit. Comment un héros prenait-il son plaisir ? Une ? Ou deux ? Ou toutes les trois ensemble ?

Je suis un peu peureux, tout le monde le sait maintenant. S’il n’y avait pas eu la petite sœur, qui avait à peu près la taille de la petite sœur du jaune qui, dans le passé, m’avait balafré, j’aurais peut-être pu me montrer digne de leur intérêt.

Mais, fichtre ! les portes ne fermaient même pas ! Il n’y avait que des arcades. Et Jocko, ce brave vieux, qui pouvait se réveiller à n’importe quel moment ! Je ne savais plus où j’en étais. Je ne veux pas prétendre que je n’ai jamais couché avec une femme mariée ou avec une fille alors que son père était sous le même toit, mais j’ai toujours sacrifié à l’hypocrisie américaine, dans ces circonstances. Ces propositions directes m’effrayaient davantage que les Chèvres Cornues n’avaient pu le faire. Je veux dire les Spectres[40].

Je me suis donc acharné à leur faire part de ma décision, sous forme poétique.

Cela me fut impossible mais je parvins tout de même à leur faire comprendre le sens général, qui était négatif.

La petite fille se mit à hurler et s’enfuit. Sa sœur me lança un regard meurtrier, me dit d’un ton méprisant : « C’est ça, un Héros ! » et la suivit. La maman se contenta de me regarder avant de partir.

Elle revint au bout de quelques minutes. Elle me parla sur un ton très officiel, surveillant manifestement la portée de ses paroles, pour me demander s’il n’y avait pas, par hasard, une fille de la maisonnée qui aurait éveillé les désirs du héros ? Pourrais-je lui dire son nom ? Ou même seulement la lui décrire ? Voulais-je même qu’on les fasse toutes défiler devant moi pour que je puisse faire mon choix ?

Je fis de mon mieux pour lui expliquer que si je devais faire un choix c’est elle-même que j’aurais choisie, mais que j’étais fatigué et que je désirais dormir seul.

Letva sembla retenir ses larmes, souhaita un bon sommeil au héros et repartit pour la seconde fois, plus vite encore que la première. Je crus même un instant qu’elle allait me gifler.

Cinq secondes plus tard, je me levai et j’essayai de la rattraper. Mais elle était partie, le couloir était plongé dans l’obscurité.

Je m’endormis et rêvai aux Bandits-des-Eaux-Froides. Ils étaient encore pires que la description que m’en avait faite Rufo, et ils essayaient tous de me faire avaler de grosses pépites d’or, qui avaient toutes les yeux d’Elmer.

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