CHAPITRE IX

Rufo me secouait pour me réveiller : « Patron ! Debout ! Levez-vous immédiatement ! »

Je m’enfonçai la tête sous les couvertures : « Foutez l’camp ! » J’avais la bouche pâteuse, mal aux cheveux et le crâne en feu.

— « Immédiatement, c’est Elle qui l’a dit ! » Je me suis donc levé. Rufo avait revêtu son équipement d’homme des bois et portait son épée, c’est pourquoi je m’habillai comme lui, bouclant aussi mon ceinturon avec mon épée. Mes soubrettes n’étaient pas en vue, non plus que les beaux atours que l’on m’avait prêtés. Je suivis Rufo dans la grande salle de banquet. J’y retrouvai Star, en vêtements de voyage ; elle paraissait sévère. Tous les beaux ustensiles que j’avais admirés la veille avaient disparu ; tout était aussi morne qu’une grange abandonnée. Il n’y avait qu’une table nue, avec quelques restes de viande froide couverte de graisse toute figée, et un couteau à côté du plat.

Je regardai ce plat sans grande envie : « Qu’est-ce que c’est ? »

— « Votre petit déjeuner, si vous en avez envie. Mais moi, je ne resterai pas plus longtemps sous ce toit pour manger des rogatons. » Elle parlait sur un ton, avec une sécheresse que je ne lui avais jamais connus.

Rufo me mit la main sur l’épaule : « Patron, allons-nous-en, maintenant, tout de suite. »

C’est ce que nous fîmes. Il n’y avait pas âme qui vive, à l’intérieur comme dehors, pas même des enfants ou des chiens. Pourtant, trois destriers tout piaffant nous attendaient. Je parle naturellement de ces doubles poneys à huit jambes, version équine des Dachshunds[41], tout sellés et harnachés. Et ce harnachement était plutôt compliqué : chaque paire de jambes comportait une sorte de bricole en cuir, ce qui permettait de répartir la charge sur des montants articulés, un de chaque côté ; les montants étaient surmontés d’un siège avec dossier matelassé, et avec des accoudoirs. Une drosse de gouvernail parvenait jusqu’aux accoudoirs.

Sur la gauche se trouvait un levier qui servait à la fois de frein et d’accélérateur ; je n’ose dire comment les ordres du cavalier étaient transmis à l’animal. De toute manière, les « chevaux » ne semblaient pas en prendre ombrage.

Ce n’étaient pas des chevaux. Ils avaient des têtes vaguement équines mais, au lieu de sabots, avaient des sortes de coussinets ; ils étaient omnivores et ne marchaient pas au foin. On arrivait cependant à aimer ces bestioles. La mienne était noire avec des taches blanches, elle était magnifique. Je l’ai appelée « Ars Longa ». Ses yeux reflétaient son âme.

Rufo fixa mon arc à un râtelier branlant derrière mon siège et me montra comment il fallait monter à bord ; il fixa ma ceinture de sécurité et m’indiqua la bonne position, les pieds au repos au lieu d’être glissés dans des étriers, le dos bien appuyé ; j’étais aussi confortablement installé que dans un siège de première classe d’un avion long-courrier. Nous sommes partis rapidement, nous avons pris une allure régulière, d’environ dix milles à l’heure, à l’amble (seule allure connue de ces longs chevaux), allure qui était fort adoucie par les huit points de suspension, si bien que l’on se serait cru dans une voiture sur une route goudronnée.

Star allait en tête ; depuis le départ, elle n’avait pas ouvert la bouche. J’essayai de lui parler mais Rufo me prit par le bras : « Ne lui dites rien, patron, » me prévint-il calmement. « Quand Elle est dans cet état, il n’y a qu’à attendre. »

Nous l’avons donc laissée passer devant et nous avons avancé au botte à botte, Rufo et moi, hors de portée des oreilles de Star ; c’est alors que j’ai demandé à Rufo : « Rufo, que s’est-il donc passé ? »

Il fronça les sourcils : « Nous ne le saurons jamais. Elle a eu des mots avec le Doral, c’est évident, mais il vaut mieux que nous fassions comme si rien ne s’était passé. »

Il se tut, et moi aussi. Jocko s’était-il montré déplaisant à l’égard de Star ? Il était certainement ivre et il n’était pas impossible qu’il se fût montré entreprenant. Mais je ne pouvais pas m’imaginer Star incapable de contenir un homme ; elle pouvait certainement s’épargner un viol sans le blesser dans ses sentiments.

Ce qui me conduisit à d’autres tristes pensées. Que se serait-il passé si la sœur aînée était venue seule, si Miss Mousseline ne s’était pas éclipsée, si ma petite soubrette aux cheveux de feu était venue pour me déshabiller comme j’avais cru qu’elle le ferait… Par le Diable !

À ce moment, Rufo détacha sa ceinture, s’étendit presque sur le dos, les pieds en l’air, en position de repos ; il se recouvrit la figure de son mouchoir et commença à ronfler. Au bout d’un certain temps, je fis de même ; j’avais eu une nuit fort courte, je n’avais pas déjeuné et j’avais une gueule de bois de première classe. Mon « cheval » n’avait pas besoin de moi ; nos deux montures suivaient tranquillement celle de Star.

Quand je me suis réveillé, je me suis senti mieux, mais j’avais faim et soif. Rufo dormait ; la monture de Star était à cinquante pas devant nous. Le paysage était toujours luxuriant et à environ un demi-mille en avant se trouvait une maison, pas un manoir, une simple maison de ferme. Je voyais un puits de loin et je me mis à rêver de seaux couverts de mousse, avec une eau bien fraîche, pleine de germes de typhoïde… je me retrouvais dans le même état qu’à Heidelberg : je voulais boire. Je voulais de l’eau, entendez-moi bien. Non, mieux, de la bière, – car ils faisaient de la bonne bière dans le coin.

Rufo bâilla, ôta son mouchoir et se redressa sur son siège. « J’ai peur de m’être assoupi, » dit-il en souriant.

— « Rufo, vous voyez cette maison ? »

— « Oui, et alors ? »

— « Il est l’heure de déjeuner. J’ai fait assez de trajet avec l’estomac vide. Et j’ai soif, tellement soif que je serais capable de presser un caillou pour en faire sortir du petit-lait. »

— « Dans ces conditions, vous auriez avantage à le faire. »

— « Quoi ? »

— « Je suis désolé, monseigneur… j’ai soif, moi aussi… mais nous n’allons pas nous arrêter ici. Elle ne serait pas contente. »

— « Pourquoi ne voudrait-elle pas, Rufo ? Dites-le moi donc carrément. Est-ce donc une raison parce que la Dame Star a ses humeurs pour que je sois obligé de chevaucher toute une journée sans manger et sans boire ? Tenez-vous-le pour dit : je m’arrête pour déjeuner. À ce propos, avez-vous de l’argent sur vous ? En monnaie du pays ? »

Il secoua négativement la tête : « Vous ne pouvez pas faire cela, pas ici, patron. Attendez encore une heure, je vous en prie. »

— « Pourquoi ? »

— « Parce que nous sommes encore sur le territoire du Doral, voilà la raison. Je ne sais pas s’il a envoyé devant nous la consigne de tirer à vue ; Jock est une vieille fripouille au grand cœur. Je vous assure que j’aimerais bien porter une armure complète. Une volée de flèches ne me surprendrait pas. Pas plus que si nous nous retrouvions tout à coup emmêlés sous un filet quand nous arriverons sous ces arbres. »

— « Pensez-vous vraiment ce que vous dites ? »

— « Tout dépend de sa colère. Ce que je veux dire c’est que, lorsqu’un homme l’a réellement offensé, il arrive au Doral de le faire proprement étriper, de le bâillonner avec ses roupettes et de le mettre… mais non, je n’ose pas vous le dire. » Rufo eut un hoquet et me sembla vraiment avoir mal au cœur. « Depuis la dernière nuit, je ne me sens plus moi-même. Il vaudrait mieux parler de choses agréables. Vous venez de parler d’extraire du petit-lait d’un caillou. Je pense que vous étiez en train de songer à Muldoon-le-Costaud ? »

— « Zut ! n’essayez pas de changer de sujet ! » J’avais des palpitations dans la tête. « Je ne vais pas aller sous ces arbres et l’homme qui me tirera une flèche dessus ferait mieux de numéroter ses abattis. J’ai soif. »

— « Patron, » insista Rufo, « Elle n’acceptera jamais de manger ou de boire sur les terres du Doral, même si on l’en priait à genoux. Et Elle a raison. Vous ne connaissez pas les coutumes locales. Ici, on accepte ce qui est donné librement… et même un enfant serait trop fier pour toucher à ce qu’on lui offrirait à contre-cœur. Plus que cinq milles. Voyons ! Un héros qui a su tuer Igli avant le petit déjeuner ne peut-il pas résister encore pendant cinq milles ? »

— « Bon… Très bien, ça va ! Mais nous sommes vraiment dans un patelin complètement idiot, vous devez bien l’admettre. C’est absolument fou ! »

— « Hum…» répondit-il. « Êtes-vous jamais allé à Washington, dans le District de Colombia ? »

— « Euh…» dis-je en grimaçant, « touché[42] ! Et j’ai aussi oublié que nous nous trouvions dans votre pays natal. Je n’ai pas voulu vous offenser, croyez-le bien. »

— « Mais ce n’est pas mon pays natal. Qu’est-ce qui vous a donc fait penser cela ? »

— « Quoi…» j’essayais de réfléchir. Ni Rufo ni Star ne l’avaient dit mais… « Vous connaissez les coutumes locales, vous parlez la langue comme un indigène. »

— « Seigneur Oscar, je ne sais même plus combien je parle de langues. Quand j’en entends une, je la parle. »

— « Bon, mais vous n’êtes pas Américain, ni Français, me semble-t-il ? »

Il sourit gaiement. « Je pourrais vous montrer des extraits de naissance en provenance de ces deux pays… si nous n’avions pas perdu nos bagages. Mais non, c’est vrai, je ne suis pas originaire de la Terre. »

— « D’où venez-vous, alors ? »

Rufo sembla hésiter à répondre : « Il vaut mieux que vous obteniez vos renseignements de sa part. »

— « Foutaises ! Il me semble que j’ai les pieds entravés et que l’on m’a fourré la tête dans un sac. Tout cela est ridicule. »

— « Patron, Elle répondra à toutes vos questions. Mais faut-il encore que vous les posiez. »

— « C’est ce que je vais faire ! »

— « Alors, parlons d’autre chose. Vous avez parlé de Muldoon-le-Costaud…»

— « C’est vous qui en avez parlé. »

— « Oui. C’est possible. Je ne l’ai pourtant jamais vu, bien que je sois allé dans cette région de l’Irlande. C’est un beau pays et le seul peuple véritablement logique de la Terre. Les faits ne les détournent pas des vérités profondes. Un peuple admirable. J’ai entendu parler de Muldoon par un de mes oncles, un homme fort sincère qui, pendant des années, a servi de nègre pour des discours politiques. À cette époque, parce qu’il avait eu le malheur d’écrire en même temps les discours de deux adversaires politiques, il s’offrait des vacances comme correspondant à la pige d’un syndicat américain spécialisé dans les reportages illustrés des journaux du dimanche. Il avait entendu parler de Muldoon-le-Costaud et avait retrouvé sa trace, avait pris le train à Dublin, puis un autocar régional, et était enfin parvenu à Shank’s Mares. Là, il a rencontré quelqu’un en train de labourer un champ avec une charrue à un seul cheval… mais cet homme poussait la charrue devant lui, sans se servir du cheval, et il traçait un beau sillon de huit pieds de profondeur. « Ah ! Mr. Muldoon ! » cria mon oncle.

« Le fermier s’arrêta et répondit en riant : « Je vous remercie de votre erreur, mon ami ! » puis ramassa la charrue sous le bras et s’en servit pour indiquer une direction : « Vous trouverez Muldoon dans cette direction. C’est un homme très fort. »

« Mon oncle le remercia et continua jusqu’à ce qu’il trouve un autre homme qui était, lui, en train d’enfoncer les pieux d’une clôture à mains nues… et c’était dans un terrain pierreux, il ne faut pas l’oublier. C’est pourquoi, une fois de plus, mon oncle l’appela Muldoon.

« L’homme parut tellement étonné qu’il en laissa tomber dix à douze pieux qu’il portait sous l’autre bras. « Trêve de compliments ! » lui répondit-il. « Vous devez bien savoir que Muldoon habite plus loin, le long de cette route. C’est un homme vraiment fort. »

« Le prochain indigène que vit mon oncle était en train de bâtir une barrière en pierres. Un mur de pierres sèches, qui était parfaitement élevé. L’homme taillait les pierres sans marteau ni truelle, avec le tranchant de la main, terminant le travail délicat du bout des doigts. C’est pourquoi, une troisième fois, mon oncle s’adressa à cet homme en lui donnant ce nom glorieux.

« L’homme voulut répondre mais il devait avoir la gorge sèche à cause toute la poussière de pierre ; il fut incapable de parler. Il attrapa alors un gros rocher, le pressa comme vous avez pressé Igli, en fit sortir de l’eau comme si cela avait été une gourde en peau de chèvre et se désaltéra. Alors, seulement, il prit la parole et dit : « Ce n’est pas moi, l’ami. Lui, il est fort, comme tout le monde le sait. Vous savez, je l’ai souvent vu avec son petit doigt…»

Mon attention fut alors distraite de ce tissu de mensonges par une fille qui ramassait du foin, juste de l’autre côté de la route. Elle avait de remarquables pectoraux et portait un pagne qui lui allait fort bien. Elle vit que je la regardais et me rendit sans sourciller mon regard, avec une lueur joyeuse dans les yeux.

— « Que disiez-vous ? » demandai-je.

— « Euh… ah oui ! «…il se tenait par la dernière phalange, suspendu à bout de bras pendant des heures ! » »

— « Rufo, » lui dis-je, « je ne pense pas que cela ait pu durer plus de quelques minutes. À cause de la fatigue des tissus, et ainsi de suite. »

— « Patron, » dit-il d’un ton brutal, « je peux vous mener à l’endroit même où Dugan-le-Costaud a l’habitude d’accomplir cette prouesse. »

— « Vous aviez dit qu’il s’appelait Muldoon. »

— « C’était un Dugan du côté de sa mère, et il en était très fier. Vous serez content de savoir, monseigneur, que les limites du domaine du Doral sont maintenant en vue. Nous déjeunerons dans quelques minutes seulement. »

— « J’y ferai honneur, avec un gallon de n’importe quoi, même d’eau. »

— « Voté à l’unanimité. Vraiment, monseigneur, je ne suis pas au mieux de ma forme, aujourd’hui. J’ai besoin de nourriture, de boisson et d’une bonne sieste avant de recommencer à me battre, sinon je bâillerai au lieu de parer. Cette nuit a été trop longue. »

— « Je ne vous ai pas vu au banquet. »

— « J’y étais en esprit. À la cuisine, la nourriture est plus chaude, on a plus de choix et les convives sont moins formalistes. Mais je n’avais pas l’intention d’y passer la nuit. Tôt couché, est ma devise. De la modération en toute chose. Epictète. Mais la pâtissière… je vous assure, elle me rappelle une autre fille que j’ai connue autrefois, avec laquelle j’étais associé pour une affaire tout à fait légitime, une affaire de contrebande. Elle, sa devise était que tout ce qui valait la peine d’être fait valait aussi la peine d’être fait au centuple, et c’est bien ce qu’elle faisait. Elle fraudait même sur la marchandise de contrebande, et elle ne me mettait pas au courant de sa propre fraude, qui n’entrait pas dans notre comptabilité… car moi, je vérifiais tous les articles avec les douaniers, à qui je donnais un état des marchandises en même temps que leur pot-de-vin, pour qu’ils sachent bien que j’étais honnête.

» Mais une fille ne peut pas passer par une porte, grasse comme une oie que l’on gave, et revenir vingt minutes plus tard maigre comme un clou, – ce qu’elle n’était pas, ce n’est là que manière de parler, – sans provoquer des regards inquisiteurs. S’il n’y avait pas eu la même chose étrange qu’a faite un drôle de type cette nuit, les flics nous auraient épinglés. »

— « Et quelle étrange chose a donc faite le type, dans la nuit ? »

— « Exactement ce que j’étais en train de faire la nuit dernière. Le bruit nous a réveillés et nous sommes sortis sur le toit, libres, mais sans rien à montrer qui puisse nous valoir six mois de travaux forcés, rien que nos genoux décharnés. Mais cette pâtissière… vous l’avez vue, monseigneur. Des cheveux bruns, des yeux bleus, une petite mèche sur le front et tout ce qu’il lui faut pour ressembler trait pour trait à Sophia Loren. »

— « J’ai un vague souvenir de quelqu’un qui y ressemblait. »

— « Alors, vous ne l’avez pas vue car il n’y a rien de vague chez Nalia. En fait, j’avais l’intention, la nuit dernière, de vivre sainement, car je savais bien que la journée d’aujourd’hui serait sanglante. Vous savez :

Quand vient la nuit, c’est pour dormir,

Car, le lendemain, c’est une nouvelle journée.

«… comme nous le conseille le sage. Mais je n’avais pas compté avec Nalia. Et c’est pourquoi je n’ai pas dormi, je n’ai pas eu de petit déjeuner et, si je suis mort avant la nuit tombée, perdant mon sang de toutes parts, ce sera en partie la faute de Nalia. »

— « Je raserai votre cadavre, Rufo, je vous le promets. » Nous avions dépassé la marque de la frontière, nous étions maintenant dans un autre comté mais Star ne ralentit pas pour autant. « À propos, où avez-vous donc appris le métier d’entrepreneur de pompes funèbres ? »

— « Le quoi ? Ah, oui ! c’était d’ailleurs une bonne place. Après cette côte, derrière ces arbres, se trouve une maison où nous pourrons bien déjeuner. Chez des gens agréables. »

— « Enfin ! » La pensée de déjeuner me réjouissait et j’en regrettais même ma conduite de boy-scout, la nuit précédente. « Rufo, vous vous êtes complètement trompé sur ce qu’a fait cet étrange type, hier soir. »

— « Monseigneur ? »

— « Le type n’a rien fait pendant la nuit, c’est bien là ce qui est étrange. »

— « Et bien, ce n’était pas l’impression que cela donnait, » dit Rufo, dubitatif.

— « Autres lieux, autres mœurs. Je suis désolé. Ce que je voulais dire c’est qu’une drôle de chose m’est arrivée quand je suis allé me coucher la nuit dernière… pour passer une nuit calme. »

— « Au fait, monseigneur ? »

— « En fait, sinon en pensée. » J’avais besoin d’en parler à quelqu’un et Rufo était bien le genre de truand en qui je pouvais avoir confiance. Je lui racontai l’histoire des Trois Filles Nues.

« J’aurais bien pris le risque, » dis-je en terminant. « Oui, je vous le dis, je l’aurais pris si cette gosse avait été dans mon lit toute seule, comme cela aurait dû être. Du moins, il me semble que je l’aurais fait, sans regretter que l’on m’ait forcé la main, malgré le risque de me faire accuser d’abus de confiance. Rufo pourquoi faut-il que les plus jolies filles aient toujours des pères ou des maris ? Enfin, à dire vrai, elles étaient là, la grande Fille Nue, la Fille Nue moyenne et la toute petite Fille Nue, assez près pour me toucher et toutes les trois désireuses de réchauffer mon lit, et je n’ai rien fait ! Allons, moquez-vous de moi. Je le mérite. »

Il ne rit pas le moins du monde. Je me retournai et vis qu’il avait l’air effondré. « Monseigneur ! Oscar, mon camarade ! Dites-moi que ce n’est pas vrai ! »

— « C’est vrai, » dis-je d’un ton bourru. « Et je l’ai tout de suite regretté, mais trop tard. Et c’est vous qui vous plaignez de votre nuit ! »

— « Oh ! dieux du ciel ! » Il changea la vitesse de son cheval, passa en prise directe et s’éloigna. Ars Longa regarda par-dessus son épaule et continua.

Rufo rattrapa Star. Ils s’arrêtèrent, à peu de distance de la maison où nous pouvions espérer déjeuner. Ils m’attendirent et je les rejoignis. Star était sans expression ; Rufo paraissait terriblement embarrassé.

Star se décida à parler : « Rufo, va demander à déjeuner pour nous. Tu feras servir ici. Mais j’aimerais parler seule à seul avec monseigneur. »

— « Certainement, maîtresse ! » et il s’éloigna rapidement.

Star m’adressa alors la parole, le visage toujours inexpressif. « Seigneur Héros, est-ce vrai ? Ce que votre valet vient de me raconter ? »

— « Je ne sais pas ce qu’il vous a raconté. »

— « Au sujet de votre défaillance… votre prétendue défaillance, la nuit dernière. »

— « Je ne sais pas ce que vous entendez par défaillance. Si vous tenez à savoir ce que j’ai fait après le banquet… j’ai dormi seul. Point final. »

Elle laissa échapper un soupir mais ne changea pas d’expression. « Je voulais l’entendre de votre propre bouche. Pour être certaine. » Alors, son expression changea et je vous assure que je n’ai jamais vu pareille fureur. À voix basse, presque dénuée de passion, elle se mit à m’injurier :

— « Vous, un héros ! Vous n’êtes qu’une cruche sans cervelle ! Un maladroit, une grande gueule, un bon à rien, un résidu de fausse-couche, un gros tas de muscles, un idiot…»

— « Suffit ! »

— « Du calme, je n’en ai pas fini avec vous. Insulter trois dames innocentes, dévouées…»

— « LA FERME ! »

Le coup lui rejeta la tête en arrière. Je commençai avant qu’elle ait eu le temps de se reprendre. « Ne me parlez plus jamais de cette manière, Star. Plus jamais. »

— « Mais…»

— « Taisez-vous, espèce de teigne ! Vous n’avez pas le droit de me parler de cette manière. Aucune fille n’en a le droit. Vous devez toujours, je dis bien toujours, vous adresser à moi avec politesse et respect. Un mot de plus sur ce ton-là et je vous administre une fessée à vous en faire pleurer. »

— « Vous n’oseriez pas ! »

— « Ôtez votre main de cette épée où je vous la prends, et je vous déculotte ici même, sur la route, et je vous fesse avec votre épée. Jusqu’à ce que vos fesses soient toutes rouges et que vous me demandiez pardon. Star, je ne bats jamais les femmes, mais je corrige les enfants insupportables. Je traite les dames en dames. Les mioches mal élevés, je les traite en mioches. Star, vous seriez même la reine d’Angleterre et la suzeraine de la Galaxie, tout ensemble… UN MOT DE PLUS, un mot déplacé, et je vous ôte votre collant en vous assurant que vous ne pourrez plus vous asseoir pendant une semaine. Compris ? »

À la fin, elle dit d’une voix faible : « Compris, monseigneur. »

— « Outre cela, je donne ma démission de mon travail de héros. Je n’écouterai pas deux fois de telles injures. Je ne travaillerai pas pour une personne qui se permet de me traiter de cette manière. » Je laissai échapper un soupir, car j’avais compris que je venais, encore une fois, de perdre mes galons de caporal. Mais je m’étais toujours senti plus libre, plus à l’aise sans eux.

— « Oui, seigneur. » J’avais de la peine à l’entendre. Il me vint tout à coup l’idée qu’il y avait une longue distance entre ici et Nice. Mais cela ne me gênait pas.

— « Très bien, oublions tout. »

— « Oui, seigneur. » Puis elle ajouta calmement : « Mais puis-je quand même expliquer pourquoi j’ai parlé ainsi ? »

— « Non. »

— « Bien, seigneur. »

Après un long temps de silence, Rufo revint. Il s’arrêta hors de portée de voix et je lui fis signe de nous rejoindre.

Nous déjeunâmes en silence ; je ne mangeai pas beaucoup mais la bière était bonne. Rufo essaya une fois de raconter des bêtises sur un autre de ses oncles. Mais, même à Boston, le repas n’aurait pu être aussi morne[43].

Après le déjeuner, Star fit tourner sa monture : ces « chevaux » ont un rayon de braquage réduit par rapport à leur empattement mais il est plus facile de leur faire faire demi-tour dans un espace réduit en les conduisant à la main. Rufo demanda : « Maîtresse ? »

— « Je retourne chez le Doral, » répondit-elle impassible.

— « Ne faites pas cela, Maîtresse ! »

— « Mon cher Rufo, » dit-elle avec chaleur mais non sans tristesse. « Tu peux attendre dans cette maison… Si je ne suis pas de retour dans trois jours, tu seras libre. » Elle me regarda, puis détourna les yeux. « J’espère que monseigneur Oscar acceptera de me servir d’escorte. Mais je ne demande rien, je n’en ai pas le droit. » Et elle partit.

Il me fallut du temps pour faire virer Ars Longa ; je ne l’avais pas en main. Star avait déjà mis entre nous une bonne quantité de pavés de route ; je me mis à sa poursuite.

Rufo attendit que j’aie tourné en se rongeant les ongles puis, tout à coup, il monta à bord de sa monture et me rejoignit. Nous marchâmes au botte à botte, à cinquante pas en arrière de Star. Au bout d’un certain temps, il se décida à parler :

— « C’est un suicide. Vous vous en rendez compte, j’espère ? »

— « Non, je ne le savais pas. »

— « Eh bien, vous le savez, maintenant. »

— « Est-ce pour cela que vous oubliez de me donner du Monseigneur ? »

— « Monseigneur ? » il ricana et poursuivit : « Je pense que oui. Quelle importance cela a-t-il, alors que vous allez bientôt mourir ? »

— « Vous vous trompez. »

— « Quoi ? »

— « Monseigneur ! s’il vous plaît. Simplement pour vous habituer. Dès maintenant, et même si nous n’en avons plus que pour une demi-heure ! Parce que c’est moi qui mène la danse maintenant, et je ne suis plus un simple comparse. Je tiens à ce qu’il ne reste plus aucun doute dans votre esprit sur ce point, c’est moi le patron, dès que nous commencerons à nous battre. Si cela ne vous convient pas, je cravache votre monture pour vous renvoyer. C’est clair ? »

— « Très clair, seigneur Oscar. » Il demeura songeur un instant avant de continuer : « J’ai compris que c’était vous le patron dès que je suis revenu. Mais je ne comprends pas comment vous avez fait. Monseigneur, je ne L’ai jamais vue plier auparavant. Peut-on savoir ? »

— « On ne peut pas. Mais je vous autorise à le lui demander. Si vous croyez que c’est prudent, du moins. Maintenant, si vous me parliez de ce « suicide » ? Et ne me dites pas qu’elle ne veut pas que vous me répondiez. À partir de maintenant, vous me répondrez chaque fois que je vous poserai une question… et fermez-la si je ne vous demande rien. »

— « Bien, monseigneur. Parlons donc de ces perspectives de suicide. Il est difficile d’évaluer les chances. Cela dépend de l’humeur du Doral. Mais il n’y aura pas de combat, ça c’est exclu. Ou nous serons écrasés dès que nous mettrons le nez chez lui… ou nous serons saufs jusqu’au moment où nous quitterons de nouveau ce pays, même s’il nous dit de repartir. » Rufo se mit à réfléchir profondément. « Monseigneur, si vous voulez jouer aux devinettes… Enfin, il me semble que vous avez insulté le Doral de la pire manière, que vous l’avez blessé plus qu’il ne l’a jamais été au cours de sa longue vie de susceptible ! C’est pourquoi il y a neuf chances sur dix pour que, deux foulées après ce tournant de la route, nous soyons transpercés de plus de flèches que saint Sébastien. »

— « Star aussi ? Elle n’a rien fait. Pas plus que vous. » (Non plus que moi, ajoutai-je pour moi-même. Quel pays !)

Rufo laissa échapper un soupir. « Monseigneur, autre pays, autres mœurs. Jocko ne désire pas La blesser. Il L’aime bien. Il L’aime terriblement. On peut même dire qu’il L’aime, tout simplement. Mais s’il vous tue, il faut bien qu’il La tue. Toute autre conduite serait inhumaine, suivant ses normes… car c’est un type très moral ; il est renommé pour ça. Et il me tuera aussi, naturellement, mais moi, je ne compte pas. Il doit La tuer, même si cela doit déclencher une série d’événements qui ne pourra qu’entraîner sa mort, dès que les nouvelles seront connues. Le problème est donc : doit-il vous tuer, vous ? Je pense que oui, car je connais ces gens. Je suis désolé… monseigneur. »

Je réfléchis à ce qu’il venait de me dire.

— « Alors, pourquoi êtes-vous ici, Rufo ? »

— « Monseigneur ? »

— « Laissez tomber les formules de politesse, pendant une heure. Pourquoi êtes-vous ici ? Si vous ne vous trompez pas dans vos prévisions, votre seule épée et votre seul arc ne changeront pas le cours des événements. Elle vous a donné une chance de vous en sortir. Alors ? Par fierté ? À moins que vous aussi vous soyez amoureux d’elle ? »

— « Oh, mon Dieu, non ! »

Et je vis que Rufo était à nouveau vraiment choqué. « Excusez-moi, » continua-t-il. « Vous m’avez surpris. » Il réfléchit. « Il y a deux raisons, je crois. La première est que si Jock nous permet de parler… Eh bien ! Elle sait bien parler… Et, en second lieu, » il me jeta un coup d’œil… « Je suis superstitieux, je l’avoue. Vous avez de la chance. Je m’en suis aperçu. Alors, je préfère être près de vous même si la raison me dit de partir. Vous pourriez tomber dans une fosse d’aisance, et…»

— « C’est idiot ! Si seulement vous connaissiez toutes mes mésaventures. »

— « Vous en avez peut-être eues, dans le passé. Mais je parie sur le présent. » Et il s’interrompit.

Au bout d’un moment, je lui dis : « Vous, restez là. » J’accélérai et rejoignis Star. « Voici ce que j’ai décidé, » lui dis-je. « Quand nous arriverons, vous resterez sur la route avec Rufo. J’irai seul. »

— « Oh, seigneur ! Non ! » aboya-t-elle.

— « Si. »

— « Mais…»

— « Star, voulez-vous que je revienne ? Que je sois toujours votre champion ? »

— « De tout mon cœur ! »

— « Très bien, alors faites ce que je dis. »

Elle attendit un instant avant de répondre.

— « Oscar…»

— « Oui, Star. »

— « Je ferai ce que vous voulez. Mais me permettez-vous de m’expliquer avant de décider ce que vous allez dire ? »

— « Allez-y. »

— « Dans ce monde, la place d’une dame est à côté de son champion. Et c’est là que je voudrais être, mon Héros, quand il y aura du danger. Surtout quand il y aura du danger. Mais je ne fais pas ici seulement du sentiment, je ne parle pas dans le vide. Sachant ce que je sais maintenant, je peux prédire avec certitude que, si vous arrivez seul, vous serez immédiatement tué, et que je mourrai, et Rufo aussi, aussitôt qu’ils nous donneront la chasse. Et cela viendra vite, car nos montures sont déjà fatiguées, fourbues. D’autre part, si j’y vais seule…»

— « Non. »

— « Je vous en prie, seigneur. Je ne fais pas là une proposition. Si j’y allais seule, il est infiniment probable que je serais tuée immédiatement, comme vous. À moins que, au lieu de me donner à manger aux pourceaux, il ne m’oblige simplement à donner à manger aux cochons et ne fasse de moi le jouet des porchers, ce qui serait une véritable clémence, non l’application de la stricte justice, à cause de ma honte d’être revenue sans vous. Mais le Doral m’aime et je pense qu’il pourrait me laisser vivre… comme fille de porcherie, et pas mieux que les pourceaux. Cela, j’en courrai le risque si c’est nécessaire, et j’attendrai une occasion de m’évader, car je ne peux plus me permettre d’être fière ; je n’ai plus de fierté, j’en suis réduite à la nécessité. » Sa voix était entrecoupée de sanglots.

— « Star, Star ! »

— « Mon chéri ! »

— « Quoi ? Qu’avez-vous dit ? »

— « Ai-je le droit de le dire ? Nous n’avons peut-être pas beaucoup de temps, mon Héros… mon chéri. » Elle allait à l’aveuglette, je lui pris la main ; elle se pencha vers moi ; je lui posai la main sur le cœur.

Elle se ressaisit, mais garda ma main. « Je vais très bien maintenant. Je suis une vraie femme au moment où je m’y attendais le moins. Non, mon Héros chéri, nous ne pouvons faire qu’une seule chose, et c’est d’y aller l’un à côté de l’autre, fièrement. Ce n’est pas seulement ce qui est le plus sûr, c’est aussi la manière que je souhaiterais, si je pouvais me permettre d’être fière. Je ne pourrais rien supporter d’autre. Je pourrais t’offrir la tour Eiffel pour t’amuser, et la remplacer si tu la cassais, mais pas par fierté. »

— « Pourquoi est-ce plus sûr ? »

— « Parce qu’il peut… je dis bien « peut »… nous laisser parler. Si je peux placer une dizaine de mots, il m’en répondra cent. Puis un millier. Je pourrai peut-être calmer sa susceptibilité. »

— « Très bien, certainement, mais… Star, en quoi l’ai-je donc blessé ? Je ne lui ai fait aucune injure ! J’ai même pris grand soin de ne pas l’offenser. »

Elle garda un instant le silence, puis m’expliqua :

— « Tu es Américain. »

— « Qu’est-ce que cela a à voir ? Jock ne le sait même pas. »

— « C’est peut-être pourtant tout le problème. Non, l’Amérique n’est qu’un mot pour le Doral car, bien qu’il ait étudié les Univers, il n’a jamais voyagé. Mais… Tu ne vas pas te mettre de nouveau en colère ? »

— « Euh… Faisons une croix là-dessus. Dis tout ce que tu as besoin de dire pour m’expliquer. Fais seulement attention de ne pas m’injurier. Oh ! Diable ! je te permets même de m’injurier, mais seulement pour cette fois. Il ne faut pas que cela devienne une habitude… ma chérie. »

Elle me serra la main. « Plus jamais je ne recommencerai ! Mon erreur a été de ne pas me rendre compte que tu étais Américain. Je ne connais pas l’Amérique ; pas aussi bien que Rufo. Si Rufo avait été là… mais il n’y était pas, il était en train de courir la gueuse aux cuisines. Je pense que j’ai cru, quand on t’a offert le gîte, le couvert et le lit, que tu allais te conduire comme l’aurait fait un Français. Je ne pouvais pas supposer que tu refuserais. Si je l’avais prévu, j’aurais trouvé mille excuses pour toi. La foi jurée, une fête religieuse. Jock aurait été déçu, il n’aurait pas été offensé ; et c’est un homme d’honneur. »

— « Mais… Zut ! je ne comprends pas pourquoi il veut me faire abattre parce que je n’ai pas fait ce qui, chez moi, m’aurait valu le même châtiment. Dans ce pays, on est donc forcé d’accepter toutes les propositions que vous fait une fille ? Et pourquoi est-elle partie en courant, pourquoi s’est-elle plainte ? Pourquoi n’a-t-elle pas gardé la chose secrète ? Mais Diable ! elle n’a même pas essayé. Elle m’a même amené ses filles ! »

— « Mais, mon chéri, cela n’a jamais été un secret. Il t’a demandé devant tout le monde, et tu as accepté devant tout le monde. Qu’aurais-tu ressenti, toi, si ta femme, au cours de la première nuit, t’avait flanqué à la porte de ta chambre ? Le Gîte, Le Couvert, et Le Lit, et tu avais accepté. »

— « Le « lit », Star. En Amérique, les lits sont des meubles qui ont plusieurs utilités, et il arrive qu’on y dorme, qu’on ne fasse pas autre chose que d’y dormir. Je n’avais pas compris. »

— « Je vois, maintenant. Tu ne connaissais pas le sens de ce mot. C’est ma faute. Mais tu dois comprendre à présent pourquoi il s’est senti tellement humilié, et devant tout le monde. »

— « Sans doute, mais c’est sa faute. Il m’a fait sa demande devant tout le monde, et il me semble que cela aurait été encore bien pire si j’avais refusé. »

— « Pas du tout. Tu n’étais pas obligé d’accepter. Tu aurais pu refuser avec politesse. Et la manière la plus polie, même si cela impliquait un mensonge, pour un héros, c’eût été de prétexter une impuissance, – temporaire ou permanente – par suite de blessures reçues au cours de la bataille même où il a fait la preuve qu’il était un héros. »

— « Je m’en souviendrai. Mais je persiste à ne pas comprendre pourquoi il a d’abord fait preuve d’une telle générosité ? »

Elle se tourna vers moi pour me regarder : « Mon chéri, ai-je bien le droit de dire que toi, tu m’as étonnée, moi, à chacune de nos conversations ? Et je croyais bien avoir passé, depuis longtemps, l’âge des surprises. »

— « C’est réciproque. Tu me surprends toujours. Cependant, je ne trouvais pas cela désagréable, sauf une fois…»

— « Mon seigneur Héros, combien de fois penses-tu qu’un simple nobliau de province peut enrichir sa famille d’un enfant de Héros, et l’élever comme son propre enfant ? Ne peux-tu comprendre son amère déception quand tu lui as refusé cette faveur que, croyait-il, tu lui avais promise ? Sa honte ? Sa fureur ? »

Je réfléchis un instant au problème. « Bon, je m’y mettrai, alors. C’est une chose qui arrive aussi en Amérique, mais on n’en tire pas vanité, en général. »

— « Autre pays, autres mœurs. Il pensait au moins que c’était un honneur pour lui que d’être traité en frère par un Héros. Et, avec de la chance, il espérait en obtenir un héros, pour la Maison des Doral. »

— « Minute ! Est-ce donc pour cela qu’il m’en a envoyé trois ? Pour accroître ses chances ? »

— « Oscar, il aurait préféré t’en envoyer trente… si tu avais seulement laissé entendre que tu te sentais assez d’héroïsme pour tenter l’aventure. Les choses étant ce qu’elles étaient, il t’a envoyé sa femme principale et ses deux filles favorites. » Elle hésita un instant. « Mais, ce que je ne comprends toujours pas…» Elle s’arrêta et me posa une question brutale.

— « Non ! Dieu non ! » protestai-je en rougissant. « Pas depuis l’âge de quinze ans. Non, la seule chose qui m’en a empêché, c’était cette gamine. Car c’est vraiment une gamine, je t’assure. »

Star haussa les épaules : « Peut-être. Mais ce n’est plus une enfant ; à Névia, c’est une femme. Et même si elle n’est pas encore dépucelée, je parie bien qu’elle sera mère avant une année. Mais, si tu répugnais à coucher avec elle, pourquoi ne pas l’avoir mise à la porte et n’avoir pas pris sa sœur aînée ? Cette petite bonne femme n’est plus vierge depuis que ses seins ont poussé, je le sais de manière certaine… Et il m’a semblé comprendre que Mûri est vraiment un « beau morceau », comme vous dites en américain. »

Je me contentai de grommeler ; j’avais pensé exactement la même chose. Mais je ne voulais pas en parler avec Star.

— « Pardonne-moi, mon cher. Tu as dit ?[44] » me dit-elle.

— « J’ai dit que je ne commettais jamais de crime sexuel pendant le carême ! »

— « Mais le carême est terminé, même sur la Terre. Et de toute manière, il n’y a pas de carême ici, » me dit-elle, surprise.

— « Désolé. »

— « Je suis cependant contente que tu n’aies pas préféré Mûri à Letva ; Mûri aurait été insupportable pour sa mère si cela s’était passé ainsi. Mais, si je comprends bien, tu répareras ton erreur, si je puis rétablir la situation ? » et elle ajouta : « Cela change tout pour les pourparlers. »

(Star, Star – c’est toi, la seule que je veux dans mon lit !) « C’est bien ce que tu désires… ma chérie ? »

— « Oh, comme ce serait mieux ! »

— « Très bien. Après tout, c’est toi le médecin. Une… trois… trente – Je me tuerai à la tâche. Mais pas de petite fille ! »

— « Le problème ne se pose pas. Laisse-moi réfléchir. Si le Doral me laisse seulement placer cinq mots…» Elle redevint silencieuse. Sa main était douce et chaude.

Je réfléchis, moi aussi. Ces étranges coutumes avaient leurs conséquences, et je n’étais pas encore rassuré. Que se passerait-il si Letva avait immédiatement dit à son mari quel lourdaud j’avais été…

— « Star ? Où as-tu couché, toi, cette nuit ? »

Elle me jeta un coup d’œil perçant. « Seigneur… ai-je le droit de te demander, par faveur, de t’occuper de tes affaires ? »

— « Je pense que oui. Mais étant donné que tout le monde semble s’occuper des miennes…»

— « Je suis désolée. Mais je suis très ennuyée, et tu ne sais pas encore ce qui me gêne le plus. Enfin, une question franche exige une franche réponse. L’hospitalité comporte des devoirs mutuels, et les honneurs sont toujours réciproques. J’ai couché dans le lit du Doral. Si, cependant, cela a de l’importance, – et cela peut en avoir pour toi, mais je persiste à ne pas comprendre les Américains, – j’ajoute que, hier, j’ai été blessée, et que cette blessure me gêne encore. Jocko a l’âme douce et délicate. Nous avons dormi, seulement dormi. »

J’essayai de ne pas y attacher d’importance.

— « Je suis désolé de cette blessure. Te fait-elle encore mal ? »

— « Plus du tout. Les pansements tomberont demain. Cependant… La nuit dernière, ce n’était pas la première fois que j’ai profité du gîte, du couvert et du lit du Doral. Jocko et moi, nous sommes de vieux amis, des amis très chers… C’est bien pourquoi je pense que je peux espérer qu’il m’accordera quelques secondes avant de me tuer. »

— « Oui, c’était bien, en gros, ce que j’avais cru comprendre. »

— « Oscar, d’après tes normes… la manière dont tu as été élevé… je ne suis qu’une putain. »

— « Ça, jamais ! Ma princesse. »

— « Une putain. Mais je ne suis pas de ton pays et j’ai été élevée selon d’autres critères. Selon mes normes, et elles me paraissent bonnes, je suis une femme très morale. Mais… suis-je toujours ta chérie ? »

— « Ma chérie ! »

— « Mon Héros chéri. Mon champion. Approche-toi et embrasse-moi. Si nous devons mourir, je voudrais que ma bouche ait senti la chaleur de tes lèvres. L’entrée se trouve juste derrière ce tournant. »

— « Je sais. »

Quelques instants plus tard, épées au fourreau, arcs en bandoulière, nous entrions fièrement dans la zone dangereuse.

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