CHAPITRE III

Je suis resté sur la « plage[10] » jusqu’au coucher du soleil, attendant qu’elle revienne. Puis je fis un souper de pain, de fromage et de vin, m’habillai avec mon cache-sexe pour aller au village. Là, je fis la tournée des bars et des restaurants, sans la trouver ; je regardai par les fenêtres des villas quand les rideaux n’étaient pas tirés. À l’heure de fermeture des bistrots, j’abandonnai et rentrai sous ma tente, me traitant de tous les noms. (Pourquoi ne lui avais-je pas dit : « Comment vous appelez-vous, où habitez-vous et où demeurez-vous, ici ? ») ; je m’enfilai dans mon sac de couchage et m’endormis.

Je me réveillai à l’aurore et j’allai sur la plage ; je pris mon petit déjeuner et retournai voir sur la « plage »[11], ensuite je me suis « habillé » et je suis allé au village où je l’ai cherchée dans les boutiques et au bureau de poste ; puis j’ai acheté mon New York Herald Tribune.

C’est alors que j’eus à faire face à un des plus pénibles problèmes de toute ma vie : j’avais tiré un cheval.

Je n’en fus pas tout de suite certain car je ne me rappelais pas tous les numéros de mes cinquante-trois billets. Il fallut que je retourne dans ma tente, que je retrouve mon calepin et que je vérifie… Mais j’avais tiré un cheval ! C’était un numéro que j’avais gardé en mémoire à cause de ses particularités : XDY 34555. J’avais un cheval !

Cela représentait plusieurs milliers de dollars, je ne savais pas exactement combien. Mais assez pour aller à Heidelberg… si je le touchais immédiatement. Le Herald Tribune arrivait toujours ici avec une journée de retard, ce qui voulait dire que le tirage avait eu lieu au moins deux jours plus tôt… que, pendant ce temps, le bourrin avait pu se casser une jambe ou trouver cent moyens de déclarer forfait. Mon billet ne représentait une grosse somme d’argent qu’aussi longtemps que « Lucky Star » était inscrit sur la liste des partants.

Il fallait que j’aille aussi vite que possible à Nice et que je découvre où et comment obtenir le meilleur prix de mon heureux billet. Il me fallait retirer mon billet de mon coffre et le vendre !

Mais que faire pour « Hélène de Troie ? »

Avec son cri d’angoisse : « Oh, ma fille ! Oh, mes ducats ! » Shylock[12] n’était pas plus torturé que moi.

Je trouvai un compromis. J’écrivis un mot assez triste, disant qui j’étais, que j’avais tout à coup été obligé de m’absenter ; et lui demandant, soit d’attendre mon retour le lendemain, soit, au moins, de me laisser un mot pour me dire où je pourrais la retrouver. Je remis ma lettre à la postière, lui faisant une longue description – blonde, de cette taille, des cheveux de cette longueur, une magnifique poitrine – ajoutant vingt francs, avec la promesse de doubler cette somme si elle donnait ma lettre et si elle obtenait une réponse. La postière me dit qu’elle ne l’avait jamais vue mais que « si cette grande blonde »[13] mettait ne serait-ce qu’un pied dans le village, ma lettre serait distribuée.

Je n’avais que le temps de rentrer, de m’habiller avec mes habits du continent, de régler ma note chez Mme Alexandre et d’attraper le bateau. Puis j’eus trois heures de voyage pour m’attrister.

L’ennui, c’était que Lucky Star n’était pas une rosse. Mon cheval n’avait jamais été classé après le cinquième ou le sixième, quel que soit l’état du terrain. Alors ? M’arrêter pendant que j’étais en tête et prendre mon gain ?

Ou continuer et risquer de tout perdre ?

Cela n’était pas facile. Supposons que je puisse vendre mon billet 10.000 dollars. J’avais beau ne pas me faire d’illusions sur les diverses taxes, je garderais quand même la plus grande partie de cette somme et je pourrais aller à l’université.

Mais j’allais de toute manière continuer mes études, et est-ce que je désirais vraiment aller à Heidelberg ? Cet étudiant avec ses cicatrices de duels n’était jamais qu’un lourdaud, avec sa fausse fierté pour des cicatrices qu’il avait attrapées sans réel danger.

À supposer que je tienne bon et que j’attrape le gros lot, 50.000 livres, soit 140.000 dollars…

Savez-vous seulement ce qu’un célibataire paie comme impôts pour 140.000 dollars, au pays des Braves, dans la Patrie de la Foi ?

103.000 dollars, voilà ce qu’il paie.

Ce qui lui laisse 37.000 dollars.

Voulais-je donc parier 10.000 dollars pour avoir la chance d’en gagner 37.000… avec 15 chances contre une ?

Fichtre ! Quel dilemme. Le principe est le même pour 37 gros billets, c’est toujours une sorte de quitte ou double.

À supposer que je trouve un filon pour rouler le fisc, ce serait alors risquer 10.000 dollars pour en gagner 140.000 ? Le gain potentiel vaudrait alors la peine, et 140.000 dollars ne représentaient plus alors seulement la subsistance à l’université mais une vraie fortune qui peut rapporter de quatre à cinq mille dollars par an, pour toujours.

Pas de scrupules avec l’Oncle Sam ; les États-Unis d’Amérique n’avaient pas plus de droit moral sur cet argent (si je le gagnais) que je n’en avais sur le Saint Empire Romain. Qu’avait fait Oncle Sam pour moi ? Il avait détruit la vie de mon père, avec deux guerres, dont une que nous n’avions pas eu le droit de gagner – ce qui m’a compliqué mes études, sans parler de toute l’aide spirituelle qu’un père peut apporter à son fils (ce que je n’ai pas connu et ne connaîtrai jamais) – puis il m’a fait sortir du collège et m’a envoyé participer à une autre guerre, qui n’en était pas une, où j’ai bien failli être tué et où j’ai définitivement perdu l’envie de rire de tout.

Alors, pourquoi Oncle Sam serait-il en droit de me prendre 103.000 dollars pour ne me laisser que des picaillons ? Pour nous permettre de les « prêter » à la Pologne ? Pour les donner au Brésil ? Des clous !

Il y avait un système pour tout garder (si je gagnais), un système aussi légal que le mariage. Vivre une année dans la vieille ville de Monaco, où il n’y a pas d’impôts. Puis aller ailleurs.

En Nouvelle-Zélande, pourquoi pas ? Le Herald Tribune avait ses gros titres habituels, peut-être même plus gros que d’habitude. On pouvait croire que les types (seulement les grands garçons qui ont le droit de jouer) qui dirigent cette planète la tenaient enfin, leur grande guerre, cette guerre avec fusées intercontinentales et bombes H ; elle pouvait du moins éclater n’importe quand.

Si on allait assez loin au sud, en Nouvelle-Zélande par exemple, il resterait peut-être quelque chose après les retombées atomiques ?

On dit que la Nouvelle-Zélande est très jolie et qu’un pêcheur y estime qu’une truite de cinq livres ne vaut pas la peine d’être ramenée.

Une fois, j’avais attrapé une truite de deux livres.

C’est à ce moment que je fis une horrible découverte. Je ne voulais pas retourner à l’école pour gagner, perdre ou abandonner. Désormais, je me fichais éperdument des garages à trois voitures, des piscines et de tous les autres symboles de réussite ou de « sécurité ». La sécurité n’était pas de ce monde et ne pouvaient y croire que des fous ou des naïfs.

Déjà, dans la jungle, j’avais abandonné toute ambition de cette sorte. On m’avait trop souvent tiré dessus, j’avais perdu tout intérêt pour les supermarchés, les résidences de grande banlieue et les banquets d’anciens élèves, toutes ces choses qui ne tiennent pas leurs promesses.

Non. Je ne voulais pas aller m’enterrer dans un couvent. Je désirais encore…

Mais, que désirais-je donc ?

Je voulais un œuf de l’oiseau Rock. Je voulais un harem rempli de jolies odalisques plutôt que des roues de voiture toutes boueuses. Je voulais des pépites d’or de la taille du poing et en charger le traîneau à l’en faire verser. Je voulais m’éveiller en me sentant d’attaque et sortir rompre quelques lances, puis me payer une jolie fille, le droit du seigneur[14], je voulais m’opposer à un Baron, et qu’il ose seulement ensuite toucher à ma femme ! Je voulais entendre les eaux claires de la cascade ruisseler sur la peau de la belle Nancy Lee dans la fraîcheur du matin, et je ne voulais écouter aucun autre son, voir aucun autre mouvement que le lent battement des ailes de l’albatros qui nous avait ouvert la route depuis mille milles.

Je voulais les lunes en collision de Barsoom[15]. Je voulais Storisende et Poictesme, sans oublier Holmes qui me réveillerait en me disant : « Debout ! Il y a du gibier ! » Je voulais descendre le Mississipi sur un radeau et échapper à la populace en compagnie du duc de Bilgewater et du Dauphin perdu.

Je voulais le Prêtre Jean et Excalibur, au bord d’un lac paisible, au clair de lune. Je voulais voguer en compagnie d’Ulysse cinglant vers Samothrace, et boire du lotus dans le pays de l’éternel après-midi. Je voulais retrouver le romantisme et l’émerveillement que j’avais connus quand j’étais enfant. Je voulais que le monde me donne enfin ce qu’il m’avait promis de me donner, au lieu de cette fange clinquante, bruyante qui l’encombre.

J’avais eu une occasion, oui, pendant dix minutes, hier après-midi. Hélène de Troie, quel que soit son vrai nom. Et je m’en étais rendu compte… et je l’avais laissée échapper.

Une chance, peut-être la seule.

Le train entrait en gare de Nice.

Au bureau de l’American Express je me rendis au service bancaire, allai à mon coffre, pris le billet et en comparai le numéro avec celui du journal : XDY 34555. Oui ! Afin de me calmer, j’entrepris de vérifier les autres billets mais ce n’était plus que du papier sans valeur, comme je l’avais prévu. Je les remis dans le coffre et demandai à voir le directeur.

J’avais un problème d’argent et il ne faut pas oublier que l’American Express est une banque, pas seulement une agence de voyage. Je fus conduit dans le bureau du directeur et nous nous fîmes mutuellement nos présentations. « J’ai besoin d’un conseil, » dis-je. « Voyez-vous, je détiens un billet gagnant du Sweepstake. »

Il grimaça un sourire : « Félicitations ! Vous êtes la première personne qui, depuis longtemps, vient ici avec une bonne nouvelle au lieu de se plaindre. »

— « Merci. Mais voilà mon problème. Je sais qu’un billet attribué à un cheval a une grosse valeur jusqu’au moment de la course. La valeur dépend naturellement du cheval. »

— « C’est normal, » approuva-t-il. « Quel cheval avez-vous ? »

— « Un assez bon, Lucky Star… et c’est bien là que le problème se complique. Si j’avais tiré Bombe H ou l’un des trois favoris… Vous comprenez ? Je ne sais pas si je dois le garder ou le vendre, parce que je ne connais pas ses chances. Pouvez-vous savoir ce que l’on offre pour Lucky Star ? »

Il se croisa les mains avant de répondre.

— « Mr. Gordon, l’American Express ne donne pas de tuyaux pour les courses de chevaux, pas plus que nous ne nous chargeons de revendre les billets de Sweepstake. Cependant… avez-vous le billet sur vous ? »

Je le sortis et le lui tendis. Il avait traversé une partie de poker et était taché de sueur et tout froissé. Mais on ne pouvait se tromper sur le numéro.

Il le regarda : « Avez-vous le reçu ? »

— « Pas avec moi. » Et je lui expliquai que j’avais donné l’adresse de mon beau-père, que mon courrier avait dû aller se promener en Alaska. Il m’interrompit : « C’est parfait. » Il appuya sur un bouton : « Alice, voulez-vous demander à M’sieur Renault de venir un instant ? »

Je me demandais si tout était vraiment parfait. J’avais pris la précaution de noter les adresses des possesseurs originaux des billets et chacun d’eux m’avait promis de m’envoyer son reçu dès qu’il l’aurait… mais je n’en avais reçu aucun. Peut-être en Alaska… J’avais vérifié ce billet pendant que j’étais dans la salle des coffres ; il avait été acheté par un sergent qui était maintenant à Stuttgart. Peut-être aurais-je à lui payer quelque chose, à moins que je ne sois obligé de lui casser un bras.

Mr. Renault ressemblait à un vieux maître d’école. « M’sieur Renault est notre expert, pour ces sortes de choses, » m’expliqua le directeur. « Pouvez-vous lui permettre d’examiner votre billet, je vous prie ? »

Le Français le regarda, haussa les sourcils, prit dans sa poche une loupe de bijoutier, qu’il se vissa à l’œil. « Excellent ! » dit-il d’un ton convaincu. « C’est un des meilleurs. Hong-Kong, sans doute ? »

— « Je l’ai acheté à Singapour. »

Il m’approuva et sourit : « C’est tout près. »

Le directeur ne souriait pas. Il ouvrit un tiroir de son bureau et prit un autre billet de Sweepstake et me le tendit : « Mr. Gordon, j’ai acheté celui-ci à Monte-Carlo. Voulez-vous comparer ? »

Ils me paraissaient semblables, sauf naturellement les numéros et le fait que le sien était propre et non froissé. « Que dois-je donc regarder ? »

— « Peut-être verrez-vous mieux avec ça. » Il me tendit une grosse loupe.

Les billets de Sweepstake sont imprimés sur un papier spécial ; ils portent un portrait gravé et sont de plusieurs couleurs. Ils sont mieux gravés et mieux imprimés que les billets de banque de nombreux pays.

Il y avait longtemps que j’avais appris que l’on peut, rien qu’en le regardant, changer un billet de deux dollars en un billet de un dollar. Je lui rendis son billet : « Le mien est faux. »

— « Ce n’est pas moi qui l’ai dit, Mr. Gordon. Je vous conseille de prendre un autre avis. Allez donc à la Banque de France. »

— « Mais je peux le voir. Les hachures ne sont pas aussi précises, aussi nettes, sur le mien. À certains endroits, elles sont coupées. Sous la loupe, la gravure et l’impression sont floues. » Je me retournai. « Correct, M’sieur Renault ? »

L’expert m’adressa un sourire de condoléances :

— « Dans son genre, c’est quand même du beau travail. »

Je les remerciai et sortis. Je vérifiai à la Banque de France, non parce que je doutais du verdict mais parce que l’on n’accepte pas de se faire couper une jambe, pas plus que de perdre 140.000 dollars, sans un deuxième avis. L’expert ne prit même pas de loupe : « Contrefait[16] », annonça-t-il, « aucune valeur ! »

Il m’était impossible de retourner à l’île du Levant le soir même. Je suis donc allé dîner et, ensuite, j’ai pris le chemin de mon ancienne logeuse. Mon placard à balais était vide et elle me permit de l’occuper pour la nuit. Je ne demeurai pas longtemps éveillé.

Je n’étais pas aussi déprimé que je l’aurais pensé. Je me sentais détendu, presque soulagé. J’avais eu un moment la magnifique impression d’être riche, – et j’avais subi les conséquences, les inconvénients de la richesse, – et ces deux sensations étaient intéressantes mais je ne désirais pas les éprouver de nouveau, pas tout de suite, du moins.

Maintenant, je n’avais plus de soucis. La seule chose qui me restait à régler, était la date de mon retour à la maison et, avec la vie qui sur l’île était si bon marché, il n’y avait rien de pressé. La seule chose qui me turlupinait était que ce voyage-éclair à Nice pouvait bien m’avoir fait manquer cette demoiselle « Hélène de Troie », cette grande blonde ! si grande… si belle… si majestueuse[17] ! Je m’endormis en pensant à elle.

J’avais l’intention de prendre le premier train et le premier bateau. Mais j’avais dépensé presque tout mon argent la veille et il fallait que j’aille en reprendre à l’American Express. En outre, je n’avais pas demandé si j’avais du courrier. Je n’en attendais pas, sauf de ma mère et peut-être de ma tante, les seuls amis intimes que j’avais eus à l’armée ayant été tués six mois auparavant. Mais rien ne m’empêchait de prendre mon courrier pendant que j’attendais mon argent.

Je m’invitai à un plantureux déjeuner. Les Français pensent qu’un homme est capable de tenir le coup toute une matinée avec seulement de la chicorée, du lait et un croissant, et c’est peut-être ce qui explique leur instabilité. Je m’arrêtai à un café près d’un grand kiosque à journaux, le seul de tout Nice où l’on pouvait trouver The Stars and Stripes et où le Herald Tribune était en vente dès sa parution. J’ai commandé un melon, un café complet POUR DEUX, et une omelette aux fines herbes[18] ; puis je me suis installé pour jouir de la vie.

Quand le Herald Tribune arriva, il vint me distraire de mes plaisirs de Sybarite. Les gros titres étaient plus inquiétants que jamais et cela me rappela que j’avais encore à compter avec le monde : je ne pouvais pas éternellement rester à l’île du Levant.

Pourquoi, cependant, ne pas y rester aussi longtemps que possible ? Je n’avais toujours pas envie de reprendre mes études et l’ambition d’avoir un jour un garage à trois voitures était tout aussi morte que ce billet de Sweepstake. Si la troisième Guerre Mondiale était sur le point d’éclater, cela ne me servirait à rien d’être ingénieur à Santa Monica, de gagner six à huit mille dollars par an, juste pour être sous le déluge de feu.

Il vaudrait bien mieux rester en vie, cultiver son jardin, carpe diem ! avec quelques dollars et quelques jours à vivre, et puis, pourquoi pas ? m’engager dans les Marines, comme papa. Je pourrais peut-être même être nommé caporal, et le rester.

Je pliai le journal à la colonne des annonces « Personnelles ».

Il y a toujours des choses amusantes. À côté des offres habituelles d’études psychiques et de yoga, à côté des messages signés d’initiales qui s’adressent à d’autres initiales, il y en avait plusieurs qui étaient de vrais romans. Mais voyez plutôt :

RÉCOMPENSE ! Êtes-vous candidat au suicide ? Permettez-moi d’utiliser votre appartement et je ferai de vos derniers jours un enchantement. Boîte 323, H-T.

Ou encore : Gentleman hindou, non végétarien, désire rencontrer dame cultivée européenne, africaine ou asiatique, possédant voiture de sport personnelle. Dans le but d’améliorer les relations internationales. Boîte 107.

Comment faire « ça » dans une voiture de sport ?

Une était inquiétante : Hermaphrodites du monde entier, levez-vous ! Vous n’avez rien à perdre, sauf vos chaînes. Tél. Opéra 59 09.

La suivante commençait ainsi :

ÊTES-VOUS UN PLEUTRE ?

Oui, certainement. Si possible. Quand on a le choix. Je continuai à lire :

ÊTES-VOUS UN PLEUTRE ?

Si oui, cette annonce ne vous concerne pas. Nous avons un besoin extrême d’un homme brave. Il doit avoir de 23 à 25 ans, être en parfaite santé, une taille d’au moins six pieds, peser environ 190 livres, parler anglais couramment et avoir des notions de français, connaître l’usage de toutes les armes, avoir des connaissances d’ingénieur et de mathématiques élémentaires, désirer voyager, être sans famille ni liens affectifs, d’un courage indomptable et être beau de corps et de visage. Emploi permanent, très bien payé, avec de magnifiques aventures, de grands dangers. Vous devez vous présenter en personne, 17, rue Dante, Nice, 2e étage, appartement D.

Je lus avec soulagement les exigences au sujet du corps et du visage. Un instant j’avais eu l’impression que quelqu’un, doué d’un curieux sens de l’humour, me faisait, à moi, une mauvaise plaisanterie. Quelqu’un qui savait que j’avais l’habitude de lire des annonces « Personnelles ».

L’adresse n’était qu’à une centaine de mètres de l’endroit où j’étais assis. Je lus de nouveau l’annonce.

Puis je payai la note, laissant un pourboire raisonnable, j’allai jusqu’au kiosque et achetai The Stars and Stripes ; ensuite j’allai jusqu’à l’American Express où je pris de l’argent ainsi que mon courrier, avant de me diriger vers la gare. J’avais une heure à perdre avant le premier train pour Toulon, aussi allai-je au buffet, commandai une bière et m’assis pour lire.

Ma mère était désolée que je les aie manqués à Wiesbaden. Dans sa lettre, elle me parlait des maladies des enfants, du coût de la vie en Alaska et me disait combien ils regrettaient d’avoir dû quitter l’Allemagne. Je mis sa lettre dans ma poche et dépliai The Stars and Stripes.

À ce moment, mes yeux tombèrent sur : ÊTES-VOUS UN PLEUTRE ? … la même annonce, d’un bout à l’autre.

Je jetai le journal en grognant.

J’avais trois autres lettres. L’une me demandait ma cotisation pour l’association sportive de mon ancien collège ; la seconde m’offrait des conseils pour le choix de mes investissements, au tarif réduit de 48 dollars par an ; la dernière était une grande enveloppe, sans timbre, qui sans aucun doute avait été portée directement à l’American Express.

Elle ne contenait qu’une coupure de presse, qui commençait ainsi : ÊTES-VOUS UN PLEUTRE ?

C’était exactement la même que les deux autres annonces, sauf que, dans la dernière phrase, un mot avait été souligné : vous devez vous présenter en personne

Je plongeai dans un taxi pour aller rue Dante. Si je me pressais, j’avais le temps de débrouiller ce sac de nœuds et d’attraper quand même le train pour Toulon. Il n’y avait pas d’ascenseur au n°17 ; je pris donc l’escalier et grimpai. En approchant de l’appartement D, je croisai un jeune homme qui en sortait. Il avait six pieds de haut, était beau de visage et de silhouette, et ressemblait un peu à un hermaphrodite.

La plaque, sur la porte, indiquait : DR. BALSAMO – SUR RENDEZ-VOUS SEULEMENT, en français et en anglais. Le nom me parut familier, assez curieux, mais je ne m’y attardai pas. J’entrai.

Le bureau dans lequel je pénétrai était meublé d’une manière que je n’ai jamais vue que chez les vieux notaires et hommes de loi français. Derrière un bureau se trouvait un curieux personnage qui ressemblait à un gnome souriant, l’air joyeux, aux yeux perçants, avec la figure et le front chauve le plus rose que j’aie jamais vu, avec seulement une couronne de cheveux blancs. Il me regarda et m’accueillit par un « Bonjour ! Ainsi, vous, vous êtes un héros ? » Tout à coup il brandit un revolver aussi grand que lui et probablement aussi lourd et le pointa sur moi. Dans le canon, on aurait pu faire entrer une Volkswagen.

— « Je ne suis pas un héros, » dis-je méchamment, « je suis un pleutre. Je suis juste venu voir quelle plaisanterie on faisait ici. » Je me poussai de côté alors que je donnais un grand coup de la main sur l’énorme revolver d’ordonnance, puis lui attrapai le poignet et le tins fermement. Après, je lui rendis son instrument : « Ne jouez donc pas avec ça, ou je m’en sers pour vous écraser. Je suis pressé. Vous êtes le docteur Balsamo ? C’est vous qui avez mis cette annonce ? »

— « Tut, tut, » dit-il, sans paraître ennuyé le moins du monde. « La fougue de la jeunesse. Non, le docteur Balsamo est ici. » Et il me montra de l’œil les deux portes qui se trouvaient sur la cloison de gauche, après quoi il appuya sur un bouton de son bureau,… la seule chose qui, dans cette pièce, devait dater d’après Napoléon. « Entrez, elle vous attend. »

— « Elle ? Quelle porte ? »

— « Ah, oui ! la dame ou le tigre ? Quelle importance ? La chance ? Un héros devrait le savoir. Un pleutre choisirait la mauvaise porte, étant sûr que je mens. Allez-y ! Vite, Vite[19] ! Schnell ! Débarrassez le plancher, mon vieux. »

Je reniflai et ouvris brusquement la porte de droite.

Le docteur était debout, me tournant le dos, près d’un appareil qui était contre le mur ; elle portait une de ces longues blouses blanches, à col dur, comme aiment en porter les médecins. À ma gauche, se trouvait une table d’examen chirurgical, à ma droite, un divan moderne de style suédois ; il y avait aussi des vitrines et des instruments d’acier inoxydable, et des diplômes encadrés ; cette pièce était aussi moderne que l’autre semblait vieillotte.

Quand je refermai la porte, elle se retourna, me regarda et me dit doucement : « Je suis très heureuse que vous soyez venu. » Puis elle sourit et me dit tout bas : « Vous êtes beau, » et elle vint dans mes bras.

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