CHAPITRE IV

Environ une minute quarante secondes et quelques siècles plus tard, « le Dr. Balsamo-Hélène de Troie » éloigna sa bouche à deux centimètres de la mienne et me dit : « Laissez-moi, je vous prie. Déshabillez-vous et mettez-vous sur la table d’examen. »

J’avais l’impression d’avoir dormi neuf heures, d’avoir été transpercé de mille coups d’épingle, et d’avoir bu trois grandes lampées d’akvavit glacé l’estomac vide. Tout ce qu’elle voulait que je fasse, je désirais le faire. Il me semblait cependant que la situation exigeait de ma part une réplique pleine de sel et je dis simplement : « Euh ? »

— « Je vous en prie. Vous êtes l’élu mais je dois cependant vous examiner. »

— « Très bien, alors…» dis-je. « C’est vous le toubib, » ajoutai-je en commençant à déboutonner ma chemise. « Vous êtes donc vraiment un docteur ? Je veux dire, en médecine ? »

— « Oui, entre autres choses. »

J’ôtai mes souliers. « Mais pourquoi voulez-vous donc m’examiner, moi ? »

— « Il faut que je regarde si vous avez des « marques[20] » ; je sais bien que je ne n’en trouverai pas mais il faut aussi que je regarde d’autres choses. C’est dans votre intérêt. »

La table était très froide au contact de mon dos. Pourquoi ne recouvre-t-on jamais ce genre d’ustensile ?

— « Vous vous appelez Balsamo ? »

— « C’est un de mes noms, » dit-elle sans avoir l’air d’y penser, tout en me tâtant partout de ses doigts légers. « Il s’agit d’un nom de famille. »

— « Un instant… Le comte de Cagliostro ! »

— « C’est un de mes oncles. Oui, il a utilisé ce nom. Mais ce n’est pas vraiment le sien, pas plus que Balsamo, d’ailleurs. Oncle Joseph est un homme terrible, et il ne faut jamais le croire. » Elle passa le doigt sur une cicatrice ancienne et assez petite. « On vous a opéré de l’appendicite. »

— « Exact. »

— « C’est parfait. Voyons maintenant vos dents. »

J’ouvris la bouche en grand. Je ne suis peut-être pas très beau de visage mais j’ai une denture qui pourrait servir de réclame pour un dentifrice. Elle sembla satisfaite de son examen. « Des traces de fluor… Parfait. Maintenant, il faut que je vous fasse une prise de sang. »

Si elle m’avait mordu au cou pour cette prise de sang, je n’aurais pas élevé d’objections. Et cela ne m’aurait d’ailleurs pas surpris. Mais elle procéda comme on fait d’habitude, prélevant dix centimètres cube de sang au moyen d’une aiguille qu’elle m’enfonça au pli du coude gauche. Elle prit le tube à essai et le mit dans l’appareil qui était contre le mur. L’appareil se mit à bourdonner et à tourner ; elle revint vers moi.

— « Écoutez, princesse, » dis-je.

— « Je ne suis pas une princesse. »

— « Bon… Mais je ne connais pas votre prénom et vous venez de me laisser entendre que votre vrai nom n’est pas Balsamo…, je ne veux pourtant pas vous appeler toubib. » Non, je ne voulais certainement pas l’appeler « toubib », non, je ne pourrais certainement pas appeler ainsi la plus belle fille que j’avais jamais vue, ou espéré voir un jour… non, pas après un baiser qui m’avait effacé de la mémoire tous les baisers que j’avais reçus jusqu’alors. Non, certainement pas.

Elle réfléchit un moment.

— « J’ai plusieurs noms. Comment aimeriez-vous m’appeler ? »

— « L’un d’eux est-il Hélène ? »

Elle eut un sourire éclatant et je vis alors qu’elle avait des fossettes. Elle paraissait avoir seize ans, une vraie jeune fille qui vient de mettre sa première robe de bal.

— « Vous êtes vraiment trop aimable. Non, et elle ne m’est même pas parente. Mais cela se passait il y a bien, bien longtemps. » Elle resta songeuse un instant. « Cela vous plairait-il de m’appeler Ettarre ? »

— « Est-ce un de vos noms ? »

— « Cela y ressemble beaucoup, suivant la manière dont on l’écrit, et l’accent avec lequel on le prononce. Mais on pourrait aussi bien dire Esther, ou Aster, ou même Estrellita. »

— « Aster, » répétai-je. « Aster, étoile, ma Bonne Étoile ! »

— « J’espère être pour vous une bonne étoile, » dit-elle sérieusement. « Comme vous voudrez. Mais comment vais-je vous appeler ? »

Je réfléchis un instant. Je n’allais certainement pas exhumer « Flash »… je ne suis pas un personnage de bande dessinée. Le surnom que l’on m’avait longtemps donné à l’armée n’était pas convenable devant une dame. Je préférais encore le nom que l’on m’avait donné. Mon père était très fier de deux de ses ancêtres, mais était-ce là une excuse pour m’avoir imposé « Evelyn Cyril », à moi qui était un garçon ? Et ce nom m’avait forcé à apprendre à me battre avant même d’apprendre à lire.

Le nom que j’avais attrapé à l’hôpital militaire ferait l’affaire. Je haussai les épaules et lui dis : « Oh, Scar[21] fera l’affaire. »

— « Oscar, » répéta-t-elle, réunissant l’interjection et le surnom. « Un beau nom, un nom de héros. Oscar ! » Elle avait des caresses dans la voix.

— « Non, non ! pas Oscar, Scar, comme pour Scarface. À cause de cette balafre. »

— « Vous vous appelez Oscar, » dit-elle avec autorité. Oscar et Aster. Scar et Star[22]. Elle effleura ma cicatrice. « Cette trace d’héroïsme vous déplaît-elle ? Faut-il que je vous l’ôte ? »

— « L’ôter ? Oh, non, j’en ai maintenant l’habitude. Elle me permet de me reconnaître quand je me vois dans une glace. »

— « Parfait. Je l’aime bien, car vous l’aviez la première fois que je vous ai vu. Mais, si vous changiez d’avis, vous n’auriez qu’à me le dire. »

L’appareil qui était contre le mur faisait entendre des bruits réguliers. Elle se retourna et en retira une longue bande de papier qu’elle étudia en sifflant doucement.

« Cela ne prendra pas longtemps, » dit-elle gaiement ; elle approcha l’appareil de la table. « Restez sans bouger tant que l’appareil sera en contact avec vous, restez sans bouger et respirez lentement. » Elle plaça sur mon corps une douzaine d’électrodes. Elles se fixaient d’elles-mêmes là où elle les plaçait. Elle se mit sur la tête ce qui me parut être un curieux stéthoscope mais après qu’elle s’en fut coiffée, cela lui couvrit les yeux.

« Tous les organes internes sont parfaits, Oscar, » gloussa-t-elle. « Non, ne parlez pas ! » Elle mit la main sur mon avant-bras et j’attendis.

Cinq minutes plus tard, elle ôta sa main et retira les électrodes. « C’est tout, » dit-elle avec gaieté. « Plus question de grippes pour vous, mon héros, et vous n’aurez plus d’ennuis avec cette dysenterie attrapée dans la jungle. Maintenant, nous passons dans l’autre pièce. »

Je descendis de la table et repris mes vêtements. Star m’arrêta : « Vous n’en aurez pas besoin à l’endroit où nous allons. On nous fournira tout l’équipement et toutes les armes qu’il nous faudra. »

Je m’arrêtai, mes souliers dans une main et mon pantalon dans l’autre.

— « Star…»

— « Oui, Oscar ? »

— « Qu’est-ce que c’est que tout cela ? Est-ce vous qui avez fait passer cette annonce ? M’était-elle donc destinée, à moi ? Vouliez-vous vraiment m’engager ? »

Elle prit une profonde inspiration et répondit calmement :

— « Oui, j’ai fait passer l’annonce. Et cette annonce était à votre attention, et à la vôtre seulement. Oui, je veux vous engager… faire de vous mon champion. Il va y avoir une grande aventure… et un immense trésor… et des dangers encore plus grands… Et j’ai grand peur que ni l’un ni l’autre ne puissions y survivre. » Elle me regarda droit dans les yeux. « Alors, monsieur ? »

Je me demandais depuis combien de temps ses yeux m’avaient ensorcelé ; je ne lui dis pas ce que je pensais réellement, car, si j’étais vraiment ensorcelé, je désirais le rester, je le désirais plus que tout au monde. Je répondis seulement :

— « Princesse… Vous avez trouvé votre homme. »

Elle s’arrêta de respirer. « Venez vite, nous n’avons que peu de temps. » Elle me conduisit par une porte qui se trouvait derrière le divan de style suédois, tout en déboutonnant sa blouse, dégrafant son corsage, laissant tomber ses vêtements au fur et à mesure. Très vite, elle fut dans l’état où, sur la plage, je l’avais vue pour la première fois.

Cette pièce avait des cloisons sombres et pas de fenêtre. Elle était éclairée par une lueur obscure qui venait de nulle part. Sur un des côtés se trouvaient deux couches basses près l’une de l’autre ; elles étaient noires et ressemblaient à des cercueils ; il n’y avait pas d’autre meuble. Dès que la porte fut fermée derrière nous j’eus subitement l’impression que cette pièce était pénible, qu’elle était douloureuse ; les murs dénudés étouffaient les bruits.

Les couches se trouvaient au centre d’un cercle qui faisait partie d’un dessin plus grand, d’un dessin fait à la craie, ou à la peinture blanche, sur le sol nu. Nous entrâmes dans ce dessin ; elle se retourna, s’accroupit et compléta une ligne, fermant le dessin… c’était bien vrai, il lui était impossible d’avoir l’air gauche, même accroupie, même lorsqu’elle se penchait en avant et que ses seins tombaient.

— « Qu’est-ce ? » demandai-je.

— « Une carte pour nous permettre de trouver notre chemin. »

— « Cela ressemble plutôt à un pentagramme. »

Elle haussa les épaules.

— « Certainement, c’est un pentacle de puissance. Il aurait mieux valu avoir un schéma circulaire mais, mon héros, je n’ai malheureusement pas le temps de vous expliquer. Étendez-vous immédiatement, je vous en prie. »

Je pris la couche de droite, comme elle m’en avait prié, mais je ne pus m’empêcher de lui demander :

— « Star, êtes-vous sorcière ? »

— « Si vous voulez. Je vous en prie, ne me parlez plus, maintenant. » Elle s’allongea et me tendit la main. « Et maintenant, mon seigneur, serrez-moi la main ; c’est nécessaire. »

Elle avait la main douce, chaude et pleine de force. À ce moment, la lumière baissa, devint rougeâtre et mourut. Je m’endormis.

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