CHAPITRE XI

Le long cheval de Rufo nous suivit sur le coin d’herbe que Star avait choisi pour pique-niquer. Son cavalier était toujours aussi flasque qu’une vieille chaussette et continuait de ronfler. Je l’aurais bien laissé dormir mais Star était déjà en train de le secouer.

Il finit par se réveiller, en cherchant son épée et en hurlant : « À moi ! M’aidez ! Les vaches ![50] » Heureusement, quelque main amie avait placé l’épée et son ceinturon hors d’atteinte sur le porte-bagage, à l’arrière, avec son arc, son carquois et notre nouvelle boîte pliante.

Il s’ébroua et demanda : « Combien étaient-ils ? »

— « Descends de là, mon vieil ami, » lui dit gentiment Star. « Nous nous sommes arrêtés pour déjeuner. »

— « Manger ! » Rufo eut un haut-le-cœur et haussa les épaules : « Je vous en prie, madame, pas d’obscénité. » Il tripota maladroitement sa ceinture de sécurité et sauta de sa selle ; je l’aidai à retrouver son équilibre.

Star fouillait dans sa bourse ; elle en retira un flacon qu’elle tendit à Rufo. Il eut un geste de recul : « Madame ! »

— « Faut-il que je te tienne le nez ? » demanda-t-elle doucement.

— « Je vais le faire tout seul, mais laissez-moi un instant… Quelle histoire ! »

— « Je suis bien certaine que tu vas obéir. Dois-je demander au Seigneur Oscar de te tenir les bras ? »

Rufo me regarda d’un air suppliant ; Star ouvrit la petite bouteille. Il y eut une certaine effervescence, des volutes de fumée s’en échappèrent. « Maintenant ! »

Rufo frissonna, se tint le nez et se pencha en avant.

Je ne vais pas prétendre que la fumée lui sortit par les oreilles, mais il fut agité comme une voile déchirée par la tempête et fit entendre d’horribles bruits.

Puis, tout à coup, il redevint net, comme un écran de télévision que l’on vient de régler. Il sembla soudain plus lourd et plus grand de quelques pouces, il était de nouveau solide sur ses jambes. Son teint était d’un rose rayonnant, il avait perdu sa pâleur de mort. « Merci, madame, » dit-il avec chaleur, et sa voix était forte et virile. « J’espère pouvoir vous rendre un jour le même service. »

— « Aux calendes grecques ! » approuva-t-elle.

Rufo conduisit les longs chevaux un peu plus loin et leur donna à manger ; il ouvrit la boîte pliante et en sortit des monceaux de belle viande saignante. Ars Longa mangea une cinquantaine de kilos ; Vita Brevis et Mors Profunda mangèrent encore plus ; en voyage, ces animaux ont besoin d’un régime très riche en protéines. Cela fait, il se mit à siffloter et installa une table et des chaises pour Star et pour moi.

— « Ma chatte, » dis-je à Star, « qu’est-ce qu’il y a donc dans ce remontant ? »

— « C’est une vieille recette familiale :

Un œil de triton et un orteil de grenouille,

Du poil de chauve-souris et une langue de chien,

Un dard de vipère et un crochet d’orvet,

Une patte de lézard et une aile de hulotte…»

— « C’est de Shakespeare, » m’écriai-je. « Dans Macbeth ! »

— « Le rafraîchir par du sang de babouin… Non, c’est Will qui la tient de moi, seigneur chéri. C’est toujours comme cela, avec les écrivains, ils vous volent tout, effacent le numéro de série et prétendent que c’est d’eux. Je tiens cette recette de ma tante, – une autre, – qui était professeur de médecine interne. Et ces quelques vers n’ont été écrits que pour mieux se rappeler quels sont les vrais ingrédients, qui sont beaucoup plus compliqués… mais on ne sait jamais quand on peut avoir besoin de faire disparaître une bonne gueule de bois. Je l’ai préparée cette nuit car je savais bien que Rufo, ne serait-ce que pour notre propre peau, aurait besoin aujourd’hui d’être au meilleur de sa forme… J’ai même préparé deux doses, dans le cas où tu en aurais aussi eu besoin. Mais tu m’as étonnée, mon amour : tu sais t’arrêter, avec une grande noblesse, aux moments les plus critiques. »

— « C’est un talent de famille, je ne puis m’en empêcher. »

— « Le déjeuner est servi, madame. »

J’offris le bras à Star. Les plats chauds étaient chauds, les plats froids étaient glacés ; cette nouvelle boîte pliante, en étoffe couleur caca d’oie brodée aux armes du Doral, comprenait des ustensiles qui manquaient à la boîte que nous avions perdue. Tout était délicieux et les vins étaient superbes.

Rufo mangea de bon cœur sur la desserte, sans cesser un instant de garder un œil sur nous pour prévenir nos moindres désirs. Il s’était approché de nous pour nous servir le vin qui accompagnait la salade quand je laissai éclater la nouvelle : « Rufo, mon vieux camarade, ma Dame Star et moi-même allons nous marier aujourd’hui. Je désire que vous soyez mon garçon d’honneur et que vous m’aidiez à me préparer. »

Il en laissa tomber la bouteille.

Il s’affaira ensuite à m’essuyer et à étancher la table. Quand il se décida enfin à parler, ce fut à Star qu’il s’adressa : « Madame, » dit-il avec fermeté, « j’en ai supporté beaucoup, sans me plaindre, pour des raisons que je n’ai pas besoin de donner, mais cela va maintenant trop loin et je ne permettrai pas…»

— « Tiens ta langue ! »

— « Oui, » dis-je aussi, « tiens-la ou je vais te la couper. La désires-tu frite ou au court-bouillon ? »

Rufo me regarda et prit une profonde inspiration. Après quoi il nous quitta brusquement, se retirant vers la desserte. Star me parla tendrement : « Seigneur, mon amour, je suis désolée. »

— « Qu’est-ce qui lui a pris ? » dis-je, intrigué. Puis tout me sembla clair : « Star ! Rufo serait-il jaloux ? »

Elle parut surprise, se mit à rire mais son rire ne dura pas. « Non, non, mon chéri ! Ce n’est pas cela du tout. Rufo… Oui, Rufo a ses petits défauts mais on peut compter sur lui quand il le faut. Et nous avons besoin de lui. Ne fais pas attention à lui, je t’en prie, mon seigneur. »

— « Comme tu voudras. Il en faudrait plus que ça pour me rendre malheureux aujourd’hui. »

Rufo revint vers nous, impassible, et termina son service. Il refit les bagages sans dire un mot et nous reprîmes la route.

La route contournait le village verdoyant ; nous laissâmes Rufo sur la route et nous nous mîmes à la recherche du colporteur de ragots. Sa boutique, dans une rue tortueuse, était facile à repérer ; sur le pas de la porte, son apprenti battait du tambour et hurlait des bribes de nouvelles à une foule de villageois. Nous les écartâmes pour nous approcher.

Le colporteur-chef était en train de lire, un écrit dans chaque main ; il y avait même un troisième rouleau de parchemin soutenu à ses pieds par un pupitre. Il nous regarda, sauta à terre, se redressa et nous fit un grand salut en nous priant de nous asseoir.

— « Entrez, entrez, gentils seigneurs ! » psalmodia-t-il. « Vous me faites grand honneur et ce jour est pour moi un grand jour ! Aurai-je l’outrecuidance de déclarer que vous êtes venus au bon endroit quel que soit votre problème et quels que soient vos désirs vous n’avez qu’à me faire part des bonnes nouvelles des mauvaises nouvelles de toutes sortes sauf les diffamatoires sans oublier l’histoire enjolivée des événements réécrite en chants glorieux et tout le travail est garanti par la plus ancienne agence d’information créée sur l’ensemble de Névia les nouvelles de tous les mondes et la propagande de tous les univers diffusées et réitérées avec remboursement garanti en cas de non satisfaction car l’honnêteté est la meilleure politique bien que le client ait toujours le droit de ne pas me dire ce que je sais car j’ai des espions dans chaque cuisine des oreilles dans chaque chambre à coucher le Héros Gordon sans le moindre doute et votre renommée n’a pas besoin de héraut seigneur mais je suis très honoré que vous veniez me voir peut-être pour une biographie personnelle pour chanter votre gloire inimitable et trouver de vieilles nourrices qui chanteront d’une voix chevrotante et vieillie et tellement persuasive les signes et les présages qui ont accompagné votre auguste naissance…»

Star interrompit cette tirade récitée sans même reprendre haleine : « Nous voulons nous marier. »

Il ferma la bouche et regarda Star avec attention, détaillant les moindres lignes de son corps, et sembla sur le point d’en perdre la respiration. « C’est un plaisir que de faire des affaires avec des clients qui savent ce qu’ils veulent. Et je dois dire que j’approuve de tout cœur ce projet conçu dans l’intérêt général. Toute cette pagaille, tous ces mamours et tous ces lâchages modernes sans même les moindres félicitations ni excuses, cela ne fait qu’augmenter les impôts et diminuer les bénéfices d’une manière parfaitement illogique. J’aurais bien voulu avoir le temps de me marier moi-même, comme je l’ai si souvent dit à ma femme. Bon ! quant à vos projets, si je puis me permettre…»

— « Nous voulons nous marier selon les coutumes de la Terre. »

— « Ah, oui ! Certainement. » Il se tourna vers un classeur qui se trouvait près de son bureau et composa des numéros. Au bout d’un instant, il nous dit : « Je vous prie de m’excuser, nobles personnes, mais j’ai la tête encombrée d’un milliard de faits, des faits importants et d’autres qui le sont moins, et… le nom que vous m’avez dit ? cela commence-t-il par un T ou par deux ? »

Star fit le tour du bureau, regarda les cadrans et fit un numéro.

Le colporteur de nouvelles sursauta : « Cet univers-là ? C’est bien rare qu’on nous le demande. J’ai souvent désiré avoir le temps de voyager mais les affaires, les affaires, toujours les affaires… LA BIBLIOTHÈQUE ! »

— « Oui, Maître ? » répondit une voix.

— « La planète Terre, rites de mariages… oui, avec T majuscule et deux R. » Il ajouta un numéro à cinq chiffres. « Et que ça saute ! »

Très peu de temps après arriva un apprenti qui apporta un petit rouleau de parchemin. « Le bibliothécaire a dit qu’il fallait faire grande attention en le prenant, Maître. Il est très fragile. Il a dit que…»

— « Ta gueule ! Je vous prie de m’excuser, messeigneurs. » Il mit le rouleau dans un lecteur automatique et commença à lire.

Sous l’effet de la surprise ses yeux se mirent à saillir et il s’assit, se tenant penché en avant : « Incroy…» Puis il murmura : « Curieux ! Qu’est-ce qui a bien pu leur faire penser à cela ! » Il sembla pendant quelques minutes avoir complètement oublié que nous étions là, se contentant de laisser de temps à autre échapper des « Étonnant ! Fantastique ! » et autres expressions équivalentes.

Je lui tapai sur l’épaule. « Nous sommes pressés. »

— « Eh ?… Oui, oui, Seigneur Héros Gordon, madame. » Il quitta à regret l’écran, se frotta les mains et nous dit : « Vous avez frappé à la bonne porte. Il n’y a pas un seul autre colporteur de nouvelles sur tout Névia qui serait capable d’entreprendre un projet de cette importance. Voici ce que je pense… Ce n’est qu’une idée générale, qui me passe par la tête… pour la procession il nous faudra faire appel aux habitants de la campagne environnante, bien que, pour le charivari, nous pourrions nous contenter de citadins, si vous voulez du moins une certaine modestie qui conviendrait tout à fait à votre réputation de digne simplicité ; nous disons donc un jour pour la procession et, en principe, deux nuits de charivari, avec accompagnement sonore garanti à l’aide…»

— « Non ! »

— « Seigneur ? Je ne fais aucun bénéfice sur ces frais-là ; ce n’est que pour l’amour de l’art, et pour l’amour de l’amour… je ne prendrai que les dépenses, avec un petit quelque chose pour mes responsabilités. Quant à mon opinion d’homme de la profession, il me semble qu’une pré-cérémonie samoane ferait plus vraie, serait plus émouvante, que le rite zoulou. Cela donnera juste un peu de relief, une touche de comédie, et ne coûtera pas plus cher ; une de mes secrétaires vient juste d’y passer sept mois, elle sera très contente de courir le long de la nef et d’interrompre la cérémonie… Il y a aussi naturellement le problème des témoins de la consommation, combien en faudra-t-il pour chacun de vous ? Mais cela peut attendre, il n’est pas nécessaire de s’en occuper cette semaine ; il faudra aussi s’occuper de la décoration des rues, d’abord, puis…»

Je la pris par le bras. « Nous nous en allons. »

— « Oui, seigneur, » me dit Star.

Il courut derrière nous, hurlant et protestant qu’il y avait rupture de contrat. Je mis la main sur la garde de mon épée et lui montrai six pouces d’acier ; ses piaillements s’arrêtèrent immédiatement.

Rufo semblait avoir surmonté son accès de mauvaise humeur ; il nous salua poliment et même avec une certaine chaleur. Nous sautâmes à cheval et nous partîmes. Nous avions déjà fait environ un mille vers le sud quand je dis :

— « Star chérie…»

— « Mon amour, mon seigneur ? »

— « Ce saut par-dessus l’épée… est-ce vraiment une cérémonie de mariage ? »

— « Une très vieille coutume, mon chéri. Je crois qu’elle remonte à l’époque des croisades. »

— « J’ai pensé à une formule de circonstance :

Saute, Fripon, et sursaute, princesse !

Sois ma femme et laisse-moi te garder !

«… Cela te convient-il ? »

— « Oh ! oui, oui ! »

— « Et tu me répondras :

«… J’accepte d’être ta femme et te serai fidèle. »

« Ça va ? »

Star soupira doucement : « Oui, mon amour ! »

Nous avons donc laissé Rufo près des longs chevaux, sans lui donner d’explication, et nous avons escaladé une petite colline boisée. Tout est beau sur Névia ; nulle part on n’y trouve de vieilles bouteilles de bière ni de vieux mouchoirs en papier, rien ne dépare ce merveilleux Eden ; en haut de la colline, nous trouvâmes un temple de plein air, une douce clairière avec un épais tapis d’herbe, entourée d’arbres touffus, un vrai sanctuaire.

Je tirai mon épée et laissai mon regard courir le long de la lame, admirant son équilibre parfait, tout en remarquant les délicats reliefs laissés par le fin marteau d’un maître armurier. Je dégainai et la pris par le fort : « Lis la devise, Star. »

Elle la déchiffra : « Dum vivimus, vivamus ! – Pendant notre vie, profitons de la vie ! Oh, oui ! mon amour, oui ! » Elle baisa la lame et me la rendit ; je la plaçai sur le sol.

— « Tu connais ton texte ? » ai-je demandé.

— « Il est gravé dans mon cœur. »

Je lui pris la main : « Saute bien haut. Un… Deux… Trois ! »

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