Les oiseaux qui chantent valent mieux que les réveils-matin, et Barsoom n’a jamais été comme cela. Je me réveillai donc tout joyeux, sentant une bonne odeur de café et me demandant si j’avais le temps de piquer une pleine eau avant le petit déjeuner. Cette autre journée s’annonçait parfaite, bleue et claire dans le soleil qui se levait ; je me sentais prêt à tuer quelques dragons avant le déjeuner. Je veux dire, de petits dragons.
J’étouffai un bâillement et me mis sur pied. Le coquet pavillon avait disparu et la boîte noire était presque complètement empaquetée ; elle n’était pas plus grande qu’un piano. Star était agenouillée devant un feu et faisait du café. Ce matin, elle ressemblait à une femme de l’âge des cavernes, habillée d’une belle peau (moins belle cependant que la sienne), une peau d’ocelot, sans doute. À moins qu’elle ne vînt de chez Du Pont de Nemours.
— « Bonjour, princesse, » dis-je. « Qu’avons-nous pour déjeuner ? Où se trouve le chef ? »
— « Le déjeuner attendra, » dit-elle. « Il y a juste une tasse de café pour vous maintenant ; il est trop chaud et trop fort, il vaut mieux ne pas être de trop bonne humeur. Rufo est déjà allé parler avec Igli. » Elle me servit dans une tasse en carton.
J’en bus une demi-tasse, me brûlant la bouche et crachant le reste sur le sol. Il y a cinq catégories de café, en ordre décroissant : le café, le jus, le jus de chaussette, la bouillie et le résidu de charbon. Celui-ci était à peine digne d’entrer dans la quatrième catégorie.
Je m’arrêtai, ayant aperçu Rufo. Et il n’était pas seul, il avait même avec lui une nombreuse compagnie. Sur le bord de notre gentille terrasse, quelqu’un avait débarqué la cargaison de l’Arche de Noé. Il y avait de tout, depuis l’abeille jusqu’au zébu, et la plupart de ces animaux étranges étaient armés de longues dents jaunes.
Rufo était devant cette garde d’honneur, à dix pieds devant, à côté d’un citoyen particulièrement grand et peu engageant. À ce moment, la tasse de carton se déchira et tomba de ma main.
— « En voulez-vous encore ? » me demanda Star.
— « Non, merci, » dis-je en soufflant sur mes doigts. « Est-ce que c’est ça, Igli ? »
— « C’est celui qui est au milieu et à qui parle Rufo. Les autres sont venus pour voir le spectacle. Vous n’avez pas besoin d’y faire attention. »
— « Certains d’entre eux semblent avoir faim. »
— « Pour la plupart, les grands sont comme le diplodocus de Cuvier, ils sont herbivores. Quant à ces lions plus grands que la normale, ils nous mangeront, si Igli est gagnant, mais pas avant. Le problème, c’est Igli. »
Je regardai de nouveau Igli, avec plus de soin. Il ressemblait à un descendant de l’homme de Dundee, tout en menton et avec pas de front du tout, et pour le reste c’était un mélange des traits parmi les moins appétissants des géants et des ogres de The Red Fairy Book. C’est d’ailleurs là un livre que je n’avais jamais beaucoup aimé.
Il était vaguement humain, si l’on peut employer ce terme. Il mesurait deux pieds de plus que moi et devait peser de trois à quatre cents livres de plus, mais je suis beaucoup plus beau. Il était couvert de poils qui poussaient en touffes inégales, comme l’herbe d’une prairie mal entretenue ; et l’on pouvait s’apercevoir sans qu’on vous le dise qu’il n’avait jamais utilisé le moindre déodorant corporel, vous savez, ces produits conseillés aux hommes vraiment virils. Il avait des muscles noueux, énormes et des ongles mal soignés.
— « Star, » demandai-je, « quelle est donc la discussion que nous devons avoir ensemble ? »
— « Il vous faut le tuer, seigneur. »
Je le regardai encore une fois.
— « N’est-il pas possible de conclure un traité de coexistence pacifique ? Inspection mutuelle, échanges culturels, et ainsi de suite ? »
Elle secoua la tête : « Il n’est pas assez intelligent pour cela. Il est ici seulement pour nous empêcher de descendre dans la vallée, aussi le problème est-il simple, il meurt ou bien c’est nous qui mourons. »
Je respirai profondément : « Princesse, j’ai pris une décision. L’homme qui obéit toujours à la loi est encore plus stupide que celui qui la viole tout le temps. Il ne faut plus se préoccuper de cette loi Sullivan locale. Il me faut un lance-flamme, un bazooka, quelques grenades et le plus gros canon de tout l’arsenal. Pouvez-vous me montrer où ils se trouvent ? »
Elle tisonna le feu. « Mon héros, » dit-elle lentement, « je suis vraiment désolée mais ce n’est pas aussi simple que cela. Avez-vous remarqué que, la dernière nuit, quand nous avons fumé, Rufo a allumé nos cigarettes à la flamme des bougies ? Qu’il n’a même pas utilisé un briquet ? »
— « Euh… non. Je n’y ai pas fait attention. »
— « Cette loi contre les armes à feu et contre les explosifs n’est pas une loi comme celles que l’on a sur la Terre. C’est plus que cela ; ici, il est impossible d’utiliser de pareilles choses. Autrement, de telles choses seraient utilisées contre nous. »
— « Vous voulez dire qu’elles ne fonctionneraient pas ? »
— « Elles ne marcheront pas. Peut-être faut-il plutôt dire qu’elles sont « ensorcelées ». »
— « Star. Regardez-moi. Peut-être croyez-vous aux sorts, moi pas. Et je vous parie à sept contre deux que les mitraillettes n’y croient pas non plus. J’ai l’intention de m’en assurer. Voulez-vous m’aider à défaire les bagages ? »
Pour la première fois elle parut réellement surprise : « Oh, seigneur, je vous prie de ne pas le faire ! »
— « Pourquoi pas ? »
— « Même un essai serait un désastre. Croyez-vous que je ne connais pas mieux que vous les hasards, les dangers et, oui, même les lois de cet univers ? Me croyez-vous quand je vous dis que je ne veux pas que vous mouriez, quand je vous dis avec solennité que ma propre vie et ma propre sécurité dépendent de vous ? Je vous en prie ! »
Il est impossible de ne pas croire Star quand elle parle de cette façon. Tout songeur, je dis alors : « Peut-être avez-vous raison, car autrement ce drôle de personnage qui est là porterait un mortier de six pouces sur le bras gauche. Oh ! Star, je viens d’avoir une meilleure idée. Pourquoi ne retournons-nous pas par le chemin que nous avons pris et ne nous installons-nous pas à l’endroit où nous avons attrapé du poisson ? En moins de cinq ans, nous y aurions une jolie petite ferme. En dix ans, avec tous les gens qui vivent dans le coin, nous aurions installé aussi un beau petit motel, avec une belle piscine et un golf miniature. »
Elle sourit à peine : « Seigneur Oscar, il n’est pas possible de revenir en arrière. »
— « Pourquoi pas ? Je retrouverais le chemin les yeux fermés. »
— « Mais eux aussi nous retrouveraient. Pas Igli, mais d’autres semblables seraient envoyés à notre poursuite, pour nous tuer. »
Je soupirai encore une fois.
— « Comme vous voudrez. De toute manière, ces affaires de motels au bord des grands routes sont aujourd’hui très risquées. Il y a une hache d’armes dans ce fourbi. Je peux peut-être lui couper les pieds avant qu’il me voie. »
Elle secoua de nouveau la tête, ce qui me fit lui demander : « Qu’est-ce qu’il y a encore ? Est-ce qu’il faut que je me batte contre lui pieds et poings liés ? Je croyais que tout ce qui coupe ou qui frappe, que tout ce qui n’utiliserait que la force de mes propres muscles était permis ? »
— « C’est permis, seigneur, mais cela ne marchera pas. »
— « Pourquoi pas ? »
— « Igli ne peut pas être tué. Voyez-vous, il n’est pas véritablement vivant. C’est une construction, qui a été rendue invulnérable dans ce seul but. Les épées, les couteaux et même les haches ne peuvent pas l’entamer ; ils rebondissent sur lui. Je l’ai déjà vu. »
— « Vous voulez dire que c’est un robot ? »
— « Pas si vous pensez à des pignons, à des rouages et à des circuits imprimés. Un Golem conviendrait davantage. L’Igli est une imitation de la vie, » ajouta Star. « Il vaut même mieux que la vie sous certains rapports puisqu’il n’y a pas de manière de le tuer, autant que je sache, du moins. Mais il est pire, aussi, car un Igli n’est ni intelligent ni bien bâti. Il a des idées, mais pas de jugement. Rufo travaille à ce problème maintenant ; il l’excite, le chauffe pour vous, il est en train de le rendre fou, de façon à ce qu’il soit incapable de penser. »
— « C’est donc ce qu’il fait ! Fichtre ! il va falloir que je pense à le remercier. Grâces lui soient rendues ! Mais, au fait, princesse, qu’attend-on de moi, maintenant ? »
Elle tendit les mains en avant comme si la réponse était évidente : « Quand vous serez prêt, j’abaisserai les défenses, et alors vous irez le tuer. »
— « Mais vous venez juste de dire…» Je m’interrompis. Quand on a supprimé la Légion Étrangère française, cela n’a pas laissé beaucoup de possibilités d’évasion pour les types romanesques. Umbopa se serait attaqué à ce problème ; Conan, certainement. Ou Hawk Carse. Ou même don Quichotte, car cette chose avait à peu près la taille d’un moulin à vent.
« Très bien, princesse. Allons-y. Ai-je le droit de cracher dans mes mains, ou bien n’est-ce pas loyal ? »
Elle sourit, mais sans laisser voir ses fossettes et me dit gravement : « Seigneur Oscar, nous allons cracher dans nos mains. Rufo et moi, nous allons combattre à vos côtés. Ou nous gagnons… ou nous mourons. »
Nous nous approchâmes alors de Rufo. Il faisait les oreilles d’âne à Igli et était en train de hurler : « Qui est ton père, Igli ? Ta mère était une vraie poubelle, mais qui était ton père ? Regardez-le, il n’a pas de nombril ! Pouah ! »
Igli répondit brusquement : « Ta mère, à toi, aboie ! Et tes sœurs sont vertes…» mais cela me parut bien faible. Il était évident que la remarque sur son absence de nombril l’avait touché au point sensible, car il était vrai qu’il n’en avait pas. Ce qui était normal, je pense.
Ce que je viens de citer ne représente pas exactement ce qu’ils ont dit l’un et l’autre, sauf la remarque sur le nombril. J’aimerais citer sans avoir à traduire car en langue névianne l’injure est un grand art équivalent à la poésie. En fait le fin du fin, en littérature, consiste à s’adresser (publiquement) à son ennemi en employant une forme poétique difficile, par distiques ou deux tercets, par exemple, après avoir trempé sa plume dans du vitriol.
Rufo continuait de plus belle :
— « Fais-t’en un, Igli. Enfonce-toi un doigt dans le ventre et fais-t’en un. Ils t’ont laissé sous la pluie et tu es parti. Ils ont oublié de te terminer. Est-ce que par hasard tu appellerais ça un nez ? » Et il me dit, à moi, en anglais : « Comment le voulez-vous, patron ? À point ou bien cuit ? »
— « Occupez-le pendant que j’étudie le problème. Il ne comprend pas l’anglais ? »
— « Pas un mot. »
— « Bien. Jusqu’où puis-je m’approcher sans risque ? »
— « D’aussi près que vous voulez, tant que les défenses ne sont pas ôtées. Mais, patron… Comprenez, je n’ai pas le droit de vous conseiller… mais quand nous nous mettrons au travail, ne le laissez pas vous attraper par les choses. »
— « J’essaierai. »
— « Faites attention. » Rufo tourna la tête et cria : « Hou ! Igli se mord le nez et le mange ! » et il ajouta : « Elle est bon médecin, c’est même le meilleur, mais, tout de même, faites attention. »
— « Je ferai attention. » Je m’approchai plus près de l’invisible barrière pour regarder cette créature. Elle me regarda en émettant des grognements, aussi me pris-je le nez entre les doigts, tout en le regardant, et le huai-je copieusement, à grand renforts de bruits incongrus. J’étais sous le vent et il me sembla qu’il ne devait pas avoir pris de bain depuis trente ou quarante ans ; il puait plus que cent putois réunis.
Cela fit germer en moi une idée. « Star, est-ce que ce chérubin sait nager ? »
Elle parut surprise : « Vraiment, je ne le sais pas. »
— « Peut-être ont-ils oublié de le programmer pour cela. Et vous, Rufo ? »
Rufo parut choqué : « Mettez-moi à l’épreuve, c’est tout ce que je demande. Je pourrais en remontrer aux poissons. Igli ! Dis-nous pourquoi les truies refusent de t’embrasser ! »
Star savait nager comme une otarie. Moi, je nage plutôt comme un ferry-boat, mais j’y arrive tout de même. « Star, il est possible que cette chose ne puisse pas être tuée, mais elle respire tout de même. Elle a donc une sorte de métabolisme oxygéné, même si elle brûle du kérosène. Si nous lui tenons la tête sous l’eau pendant un certain temps, – aussi longtemps qu’il le faudra, – je parie que le feu s’éteindra. »
Elle me regarda en ouvrant les yeux. « Seigneur Oscar… mon champion… Je ne me suis pas trompée à votre sujet. »
— « Bon ! il va y avoir du travail. Avez-vous jamais joué au water-polo, Rufo ? »
— « C’est moi qui l’ai inventé ! »
J’espérais qu’il disait vrai. J’y avais joué, une seule fois. C’est un peu comme lorsque vous montez à cheval, c’est intéressant, une fois. « Rufo, pouvez-vous attirer notre petit copain vers le rivage ? J’ai cru comprendre que les lignes de défenses suivaient la ligne de bataille, et continuaient de nous protéger quand nous nous déplacions ? Si c’est exact, nous pouvons l’entraîner presque jusqu’à ce bout de terrain avec l’eau profonde juste en dessous… Vous savez bien, Star, à l’endroit où vous m’avez aspergé la première fois. »
— « Pas difficile, » dit Rufo. « Nous nous déplaçons et il va nous suivre. »
— « J’aimerais bien qu’il soit en train de courir. Star, combien de temps vous faut-il pour débrancher vos défenses ? »
— « Je peux le faire en un clin d’œil, seigneur. »
— « Très bien. Voici ce que je vais faire. Rufo, je voudrais qu’Igli vous poursuive, aussi vite que possible… Alors, il faut couper tout droit vers cette falaise juste avant d’atteindre la rivière. Star, lorsque Rufo y sera, vous coupez les défenses, – vous les débranchez, – immédiatement. N’attendez pas que je vous dise de le faire. Rufo, vous plongez et nagez aussi vite que possible ; ne le laissez pas vous attraper. Avec un peu de chance, si Igli va assez vite, gros et lourdaud comme il est, il ira, lui aussi, qu’il le veuille ou non. Moi, je vais avec vous, de côté et un peu derrière. Si Igli veut freiner, je le frappe aussi fort que possible et l’envoie dans la flotte. À ce moment, nous aurons notre partie de water-polo. »
— « Je n’ai jamais vu jouer au water-polo, » dit Star, songeuse.
— « Il n’y aura pas de règle. Ce que nous avons à faire, c’est simplement de sauter tous les trois sur lui, dans l’eau, de lui enfoncer la tête et de la maintenir sous l’eau, – et de nous entraider pour l’empêcher de nous enfoncer la tête dans l’eau, à nous. Gros comme il est, à moins qu’il ne puisse nager plus vite que nous, il aura un désavantage terrible. Nous continuons comme cela jusqu’à ce qu’il devienne mou, et qu’il le reste, sans jamais le laisser respirer. Alors, pour plus de sécurité, nous le chargerons avec des pierres, et cela n’aura pas beaucoup d’importance qu’il soit vraiment mort ou non. Avez-vous des questions à poser ? »
Rufo grimaça comme une vraie gargouille :
— « Cela promet d’être amusant ! »
Comme ces deux pessimistes semblaient penser que cela allait marcher, nous commençâmes. Rufo cria une injure concernant les mœurs personnelles d’Igli, une allusion que même Olympia Press[33] aurait censurée, puis provoqua Igli à la course, lui offrant une récompense parfaitement obscène.
Il fallut pas mal de temps à Igli pour mettre sa grosse carcasse en mouvement, mais quand il fut lancé, il se montra plus rapide que Rufo et provoqua derrière lui une vraie panique chez les animaux et les oiseaux demeurés sur place. Je suis assez rapide mais j’eus beaucoup de mal à garder ma place à côté du géant, à quelques pas en arrière, et j’espérais que Star ne débrancherait pas les défenses s’il semblait qu’Igli fût capable de rattraper Rufo en terrain sec.
Star débrancha les défenses juste au moment où Rufo coupa pour s’éloigner de la barrière ; Rufo se précipita alors sur le rivage et plongea parfaitement, sans même ralentir, comme je l’avais demandé.
Mais ce fut la seule chose qui marcha selon mes plans.
Je pense qu’Igli était trop stupide pour sentir immédiatement que les défenses avaient été abaissées. Il continua pendant quelques pas après que Rufo eut obliqué, puis tourna vers la gauche, presque à angle droit. Mais il avait perdu de la vitesse et il ne sembla avoir aucune difficulté à s’arrêter sur la terre ferme.
Je le frappai en plongeant, par un coup bas parfaitement illégal, et nous tombâmes, mais pas au-dessus de l’eau. Et, tout à coup, je fus obligé de lutter avec un Golem puant et armé de deux bras puissants.
Heureusement une sorte de locomotive vint immédiatement à mon aide car Rufo, encore tout humide, vint me secourir.
Mais nous ne pouvions pas prendre ainsi l’avantage et, avec le temps, nous allions devoir perdre. Igli nous surpassait tous en poids et semblait n’être qu’un amas de muscles, de puanteur, de griffes et de dents. Nous étions déjà couverts de bleus, de contusions, de blessures, et nous n’arrivions pas à causer le moindre mal à Igli. Évidemment, il hurlait comme un mauvais acteur de film à la télévision, chaque fois que l’un de nous lui tordait une oreille ou lui retournait un doigt mais nous n’arrivions pas vraiment à le blesser et c’était bien lui qui nous mettait à mal. Il n’y avait aucune chance de flanquer cette énormité dans l’eau.
J’avais commencé en lui entourant les genoux avec les bras et je continuai de cette façon, par nécessité, aussi longtemps que je le pus, tandis que Star essayait de le tenir par un bras et que Rufo se pendait à l’autre. La situation était « fluide ». Igli se remuait comme un serpent à sonnettes auquel on a brisé la colonne vertébrale et se dégageait sans arrêt un membre, ou un autre, cherchant toujours à griffer ou à mordre. Il parvenait à nous mettre en mauvaise position et, à un moment, je me suis retrouvé pendu à un pied calleux, m’acharnant à le tordre, quand je vis qu’il avait la bouche grande ouverte, grande comme une fosse aux ours et fort peu engageante. Il avait besoin de se brosser les dents.
Je lui enfournai son pied dans la bouche.
Igli hurla, mais je continuai à lui enfoncer le pied et, très rapidement, il eut la gueule tellement encombrée qu’il fut incapable de hurler. Je continuai de pousser.
Quand il eut avalé sa propre jambe gauche jusqu’au genou, il s’arrangea pour libérer son bras droit de l’emprise de Star et agrippa sa jambe qui était en train de disparaître… Je lui agrippai le poignet. « Aidez-moi, » criai-je à Star. « Poussez ! »
Elle comprit mon idée et poussa en même temps que moi. Le bras entra dans la gueule jusqu’au coude, la jambe plus profondément encore, jusqu’à un morceau de fesse. Pendant ce temps, Rufo s’était mis au travail avec nous et avait pu introduire la main gauche d’Igli dans sa gueule, entre ses mâchoires. Déjà Igli ne se débattait plus autant ; il devait commencer à manquer d’air, c’est pourquoi il ne fallut qu’un peu de volonté pour lui mettre le pied droit dans la gueule ; en même temps, Rufo écrasait ses narines poilues et j’appuyai, en appliquant mon genou sur son menton, pendant que Star poussait.
Nous continuâmes à le nourrir, à lui emplir la gueule, pouce par pouce, sans jamais le laisser souffler. Il se débattait toujours et essayait de se libérer alors que nous lui avions déjà fait avaler ses jambes jusqu’aux fesses, et que ses bras étaient en train de disparaître jusqu’aux épaules.
C’était exactement comme avec une boule de neige, sauf que c’était le contraire ; plus nous poussions, plus il diminuait et plus sa gueule était tendue… Je n’ai jamais rien vu d’aussi affreux. Il fut bientôt réduit à la taille d’un punching-ball… puis d’un ballon de football… puis d’une balle de base ball, puis je le roulai entre mes paumes et continuai de pousser, le plus fort possible.
… une balle de golf, une bille, un petit pois… et enfin il n’y eut plus dans mes mains qu’un peu de saleté graisseuse.
Rufo reprit sa respiration. « Je pense que cela lui apprendra à ne pas se mettre les orteils dans la bouche. Qui a envie de déjeuner ? »
— « Je vais d’abord me laver les mains, » répondis-je.
Nous allâmes tous nous baigner, utilisant beaucoup de savon ; Star prit soin de nos blessures, puis Rufo la soigna elle-même, sous sa direction. Rufo a raison : Star est le meilleur des médecins. Ce qu’elle utilisa pour nous valait la peine ; les coupures se refermèrent, les bandages qu’elle nous mit n’avaient pas besoin d’être changés et tombèrent au bout d’un certain temps ; nous n’eûmes ni infection ni cicatrice. Rufo avait reçu une mauvaise morsure, qui lui avait arraché un hamburger d’au moins cinquante cents sur la fesse gauche mais quand Star se fut occupée de lui, il fut capable de s’asseoir et cela ne semblait pas le gêner.
Rufo nous servit des gâteaux croustillants et de grosses saucisses allemandes, débordantes de graisse, et aussi des litres et des litres de bon café. C’était presque midi lorsque Star débrancha de nouveau les défenses et nous nous mîmes alors à descendre la colline.