CHAPITRE XII

Quand je suis redescendu de la colline sacrée, tenant ma femme tendrement enlacée, Rufo nous aida à monter à cheval, sans dire un mot. Il lui fut cependant impossible de ne pas s’apercevoir que Star s’adressait maintenant à moi en me disant : « Seigneur mon mari. » Il monta lui-même à cheval et nous suivit à distance, hors de portée de voix.

Nous allâmes main dans la main, pendant au moins une heure. Chaque fois que je la regardais, elle souriait ; chaque fois qu’elle voyait que je la regardais, son sourire lui creusait des fossettes. À un moment, je lui demandai : « Dans combien de temps devrons-nous recommencer à faire attention ? »

— « Pas avant d’avoir quitté la route, seigneur mon époux. »

Nous avons encore fait un autre mille. Après quoi, timidement, elle me dit : « Seigneur mon époux ? »

— « Oui, femme. »

— « Penses-tu toujours que je suis une putain frigide et maladroite ? »

— « Hum…» répondis-je en réfléchissant. « Frigide, non, honnêtement, je ne peux pas dire que tu sois frigide. Maladroite… Eh bien, si on te compare avec une artiste comme Mûri, disons que…»

— « Seigneur mon époux ! »

— « Oui ? Je disais…»

— « As-tu donc vraiment envie que je te frappe sur les fesses ? » Elle ajouta, « Américain ! »

— « Femme… tu ferais ça ? »

Elle prit son temps pour répondre et, à voix très basse : « Non, seigneur mon mari, jamais. »

— « Je suis heureux de te l’entendre dire. Mais, si tu le faisais, qu’est-ce qui arriverait ? »

— « Tu… Tu m’administrerais une bonne fessée. Avec ma propre épée, pas avec la tienne. Je t’en prie, jamais avec la tienne… mon mari. »

— « Pas plus fort qu’avec la tienne, d’ailleurs. Avec la main. Et je taperai fort. Je commencerais donc à te fesser puis…»

— « Et puis, quoi ? »

Je le lui dis. « Mais ne m’en donne pas l’occasion. Suivant les plans établis, il va falloir que je me batte. Il ne faut pas intervenir dans mon avenir. »

— « Oui, seigneur mon époux. »

— « Très bien. Maintenant, si nous accordons à Mûri une note arbitraire de dix. En prenant la même échelle de valeur… voyons donc. »

— « Trois ou quatre, sans doute ? Peut-être cinq ? »

— « Du calme. Je pense que cela doit faire environ mille. Oui, mille, à un poil près. Je n’ai pas ici ma règle à calcul. »

— « Oh, comme tu es taquin, mon chéri ! Viens plus près de moi et embrasse-moi… Et attends seulement que je le dise à Mûri. »

— « Tu ne diras rien à Mûri, ma femme, ou alors tu recevras une bonne fessée. Assez de compliments, maintenant. Tu sais ce que tu es, espèce de putain qui saute par-dessus les épées ? »

— « Et qu’est-ce que je suis ? »

— « Ma princesse. »

— « Oh ! »

— « Et une vraie petite martre qui a le feu aux fesses… et tu le sais très bien. »

— « Vraiment ? J’ai bien étudié les dialectes américains mais il m’arrive de ne pas être très sûre de comprendre. »

— « Cela veut dire que tu es véritablement le dessus du panier. C’est une façon de parler, mais je n’ai jamais aussi bien connu une martre. Et si nous nous occupions maintenant d’autre chose, si tu ne veux pas être veuve le jour même de ton mariage. Il y a des dragons, m’as-tu dit ? »

— « Pas avant la tombée de la nuit, seigneur mon mari… Et ce ne sont pas réellement des dragons. »

— « De la manière dont tu les as décrits, il n’y a qu’un autre dragon qui soit capable de faire la différence. Huit pieds de haut au garrot, quelques tonnes, des dents de la longueur de mon bras… tout ce qui leur manque, c’est de cracher des flammes. »

— « Mais ils crachent des flammes ! Ai-je donc oublié de le dire ? »

— « Non, tu ne l’avais pas dit, » soupirai-je.

— « On ne peut pas réellement dire qu’ils soufflent des flammes ; cela les tuerait. Ils retiennent leur respiration pendant que cela brûle. C’est du gaz des marais – du méthane – qui provient de leur digestion. Ils peuvent éructer sur commande tandis que se produit un effet hypergolique, provoqué par un enzyme sécrété entre la première et la seconde rangée de crocs. Le gaz s’enflamme alors juste avant d’être rejeté à l’extérieur. »

— « Le mécanisme de l’opération ne m’intéresse pas ; il me suffit de savoir qu’ils crachent des flammes. Et alors ? Comment penses-tu que je vais pouvoir les maîtriser ? »

— « J’avais espéré que tu en aurais quelque idée. Tu vois, » dit-elle comme en s’excusant, « je n’ai pas réfléchi à la question, car je ne pensais pas que nous prendrions ce chemin. »

— « Tant pis !… Femme, retournons au village. Organisons une joute oratoire avec notre ami le colporteur de ragots… Je parie que je peux débiter des sornettes plus vite et encore plus bêtement que lui. »

— « Seigneur mon mari ! »

— « Bon, n’en parlons plus. Si tu veux que je tue des dragons tous les mercredis et tous les samedis, je m’arrangerai pour être occupé à ce moment. Ce méthane enflammé… Est-ce qu’ils en rejettent par les deux extrémités ? »

— « Oh non ! Juste par devant. Comment pourraient-ils le faire des deux côtés ? »

— « Ce serait facile. C’est déjà prévu pour le modèle du prochain salon. Maintenant, calmons-nous ; je suis en train de penser à une tactique possible. Je vais avoir besoin de Rufo. Je pense qu’il a déjà tué des dragons ? »

— « Je ne crois pas que personne ait encore tué le moindre dragon, seigneur mon époux. »

— « C’est ainsi ? Ma princesse, je suis très flatté de la confiance que tu m’accordes. À moins que ce ne soit en désespoir de cause ? Non, ne réponds pas, je ne veux pas savoir. Tiens-toi tranquille et laisse-moi penser. »

À la ferme suivante, nous envoyâmes Rufo s’occuper du retour des longs chevaux. Ils nous appartenaient, c’était un cadeau du Doral, mais nous devions les réexpédier chez lui car ils n’auraient pas pu vivre à l’endroit où nous allions… Mûri m’avait promis de garder un œil sur Ars Longa et de lui faire faire de l’exercice en compagnie d’un péquenot monté à cru sur un animal lourd et grossier… il déplaçait continuellement et avec adresse son assiette entre la seconde et la troisième paire de jambes pour ménager le dos de l’animal ; il le commandait à la voix.

Quand nous descendîmes, arcs et carquois en main, tout prêts à nous en servir, Rufo se dressa et dit : « Patron, Pied-Bouseux meurt d’envie de rencontrer le Héros et de toucher son épée. Vous refusez ? »

La renommée a ses devoirs tout autant que ses privilèges. « Va le chercher. »

Le garçon, sorte d’asperge poussée trop vite, rouge comme un dindon, s’approcha en hâte, se dandinant d’un pied sur l’autre ; il me fit une révérence si profonde qu’il manqua de s’étaler par terre. « Debout, fiston ! » lui dis-je. « Comment t’appelles-tu ? »

— « Renard, Seigneur Héros, » répondit-il timidement. (« Renard » fera l’affaire ; en névian, la signification était aussi grivoise que les plaisanteries de Jocko.)

— « Quel beau nom ! Que désires-tu être quand tu seras grand ? »

— « Héros, Monseigneur ! comme vous-même. »

J’ai pensé lui parler des ornières que l’on rencontrait en suivant la Route de la Gloire. Mais il les verrait assez tôt s’il décidait jamais de s’y engager et, ou il s’en ficherait, ou il s’en retournerait et oublierait toutes ces idioties. Je fis donc un grand signe d’approbation et l’assurai qu’il y avait toujours place parmi les grands dans le domaine des héros, pour un garçon plein d’esprit et que, plus on partait bas, plus grande était la gloire… alors, tu vois, travaille dur et n’oublie pas de parler aux dames qui te semblent étranges ; l’aventure peut survenir de cette manière. Puis je l’ai laissé toucher mon épée, sans cependant lui permettre de la prendre en main. Dame Vivamus est ma lame à moi, et je préférerais sans doute prêter ma brosse à dents.

Un jour, alors que j’étais enfant, j’avais été présenté à un membre du Congrès. Il m’avait servi les mêmes bonnes paroles que je plagiais aujourd’hui. Comme la prière, cela ne peut pas faire de mal et cela peut même faire du bien ; je me suis même rendu compte que j’étais sincère en lui parlant, et il est probable que le vieux sénateur, lui aussi, était sincère. Si, pourtant, cela pouvait lui faire du mal, car ce jeune homme pouvait très bien se faire tuer au premier mille de cette route. Mais cela vaut quand même mieux que de rester au coin du feu, quand on est vieux, à ruminer et à énumérer toutes les chances que l’on a perdues et les filles que l’on n’a pas eues. N’est-ce pas votre avis ?

J’ai alors pensé que, puisque cette occasion avait une telle importance pour Renard, il me fallait lui donner un souvenir inoubliable. Je fouillai donc dans ma poche et pris une pièce de vingt-cinq cents U.S. ; « Quel est le reste de ton nom, Renard ? »

— « Seulement Renard, Monseigneur. De la famille Lerdki, naturellement. »

— « Tu vas maintenant avoir trois noms, parce que je vais te donner un des miens. » J’avais en effet un nom dont je n’avais pas besoin, car Oscar Gordon m’allait très bien, et me suffisait. Pas « Flash », puisque je n’avais jamais reconnu ce nom. Pas mon surnom de l’armée ; je n’oserais même pas l’écrire dans une pissotière. « Essai », voilà le nom dont je pouvais me séparer. J’avais toujours écrit mon nom « E.C. Gordon » au lieu de « Evelyn Cyril Gordon » et, à l’école, mon nom s’était transformé de « E.C. » en « Essai » ce qui me convenait parfaitement à cause de mes prouesses au football : jamais je ne faisais d’efforts inutiles et je parvenais quand même souvent à la ligne de buts.

— « En vertu des pouvoirs qui m’ont été conférés par le Grand Quartier Général des Forces Armées des États-Unis en Asie du Sud-Est, moi, Oscar le Héros, j’ordonne que tu sois désormais connu sous le nom de Lerdki’t Renard Essai. Porte-le avec fierté. »

Je lui ai donné la pièce de vingt-cinq cents et je lui ai montré George Washington sur l’avers. « Voici le chef de nom et d’armes de ma famille, un héros beaucoup plus grand que je ne le serai jamais. Il a toujours été ferme, fier et disait toujours la vérité ; il a toujours combattu pour le droit quand il le fallait, en dépit des dangers. Tâche de lui ressembler. Et ici…» – je retournai la pièce – «… voici la devise de ma maison, la maison qu’il a fondée. L’oiseau est symbole de courage, de liberté et d’idéal, car il plane dans les airs. » (Je ne lui dis pas que l’Aigle américain se nourrit de charogne, ne s’attaque jamais à un adversaire de sa propre force, ni que sa race sera bientôt éteinte : car c’est bien cela ses vrais idéaux. Après tout, un symbole recouvre ce que l’on veut bien lui faire recouvrir.)

Renard Essai m’approuva vigoureusement et se mit à pleurer à chaudes larmes. Je ne l’avais pas présenté à mon épouse ; je ne savais pas si elle désirait le rencontrer. Cependant, elle s’avança et lui dit avec douceur : « Renard Essai, retiens toujours les paroles de Monseigneur le Héros. Grave-les soigneusement dans ton cœur et qu’elles te soutiennent tout au long de ta vie. »

Le gamin se laissa tomber à genoux. Star lui mit la main sur la tête et lui dit : « Debout, Lerdki’t Renard Essai. Haut les cœurs ! »

Je dis au revoir à Ars Longa, ajoutant qu’elle était une bonne fille et que je reviendrais un jour ou l’autre. Renard Essai emmena les longs chevaux en main et nous, nous nous enfonçâmes dans les bois, flèches encochées ; Rufo nous servait d’arrière-garde. Il y avait un écriteau sur la route, à l’endroit où nous l’avons quittée ; une traduction libre, mais fidèle dans son esprit, serait : TOI QUI PÉNÈTRES ICI, ABANDONNE TOUT ESPOIR.

(Une traduction littérale rappellerait plutôt la pancarte qui se trouve à l’entrée du Parc de Yellowstone : « Attention – Dans ces bois, les animaux ne sont pas apprivoisés. Les voyageurs sont priés de rester sur la route car leurs restes ne seront pas retournés à leurs familles. Le Lerdki, signature et sceau. »)

À ce moment, Star me dit : « Seigneur mon époux…»

— « Oui, pieds mignons ? » Je ne la regardai pas ; je préférais surveiller de mon côté, ainsi que, de temps à autres, du sien, ce qui ne m’empêchait pas de surveiller l’espace au-dessus de nous car il n’était pas impossible que nous fussions bombardés : il y avait en effet des oiseaux qui ressemblaient aux vautours sanguinaires, en plus petit et qui attaquaient aux yeux.

— « Mon Héros, tu es véritablement d’une grande noblesse et ce que tu as fait a rempli ton épouse de fierté. »

— « Quoi ? Comment ? » J’étais surtout occupé à guetter les éventuels dangers : il y en avait ici de deux sortes ; un rat assez gros pour dévorer les chats et qui aimait à manger les gens et un sanglier d’à peu près la même taille, mais sans le moindre jambon ; ils n’étaient que nerfs et os, et avaient très mauvais caractère. Les cochons formaient des cibles plus faciles à atteindre car, m’avait-on dit, ils chargeaient droit sur vous. Mais il ne fallait pas les manquer, et il fallait aussi avoir son épée toute prête car ils ne vous laissaient pas le temps de tirer une seconde fois.

— « Ce garçon, Renard Essai. Ce que tu as fait pour lui. »

— « Pour lui ? Je n’ai fait que lui servir quelques balivernes. Cela ne m’a rien coûté. »

— « C’était agir royalement, seigneur mon époux. »

— « Quelle bêtise, quelle foutaise ! Il avait envie d’entendre un héros faire un long discours, c’est tout simplement ce que j’ai fait. »

— « Oscar, mon bien-aimé, une femme loyale a-t-elle le droit de faire remarquer à son époux qu’il dit des bêtises sur lui-même ? J’ai connu beaucoup de héros et certains d’entre eux étaient tellement grossiers qu’on leur aurait servi leurs repas à la porte de service si leurs hauts faits ne leur avaient pas donné le droit de prendre place à la table. J’ai aussi connu un petit nombre d’hommes vraiment nobles, car la noblesse est beaucoup plus rare que l’héroïsme. Et l’on sait toujours reconnaître la vraie noblesse… même chez quelqu’un d’aussi modeste que toi dans les combats. Le garçon attendait cela, et tu le lui as donné… mais, noblesse oblige[51], et c’est là une émotion que seuls peuvent ressentir ceux qui sont nobles de cœur. »

— « Oui, peut-être. Star, encore une fois, tu parles trop. N’oublies-tu pas que ces vermines peuvent avoir des oreilles ? »

— « Je te prie de m’en excuser, monseigneur. Elles ont une ouïe si parfaite qu’elles peuvent entendre des pas sur le sol bien avant d’entendre des voix. Mais laisse-moi ajouter un dernier mot ; c’est aujourd’hui le jour de mes noces. S’il t’arrive… non, quand il t’arrive de te montrer galant envers quelques belles, disons envers Letva, ou Mûri, – qu’elle aille au diable avec ses beaux yeux ! – je n’estime pas que cela soit une preuve de noblesse ; on peut supposer que c’est provoqué par une émotion bien plus ordinaire que ce que la « Noblesse oblige[52] ». Au contraire, quand tu parles avec un gros lourdaud de paysan aux sabots pleins de fumier, qui pue l’ail et empeste partout avec son odeur de transpiration, qui a la figure pleine de boutons, quand tu lui parles avec douceur et que tu lui donnes l’impression d’être, un instant, aussi noble que toi, quand tu lui fais espérer qu’il pourra un jour être ton égal… je sais bien, alors, que ce n’est pas dans l’espoir de le culbuter. »

— « Oh ! je ne sais pas. Les garçons de cet âge sont, dans certains milieux, considérés comme des morceaux de choix. Donne-lui un bain, parfume-le, frise-lui les cheveux…»

— « Seigneur mari, ai-je la permission de penser seulement à te botter les fesses ? »

— « Il n’y a pas de cour martiale pour les délits de pensée, et personne ne peut te retirer le droit de penser. D’accord, je préfère les filles ; je ne suis sans doute pas à la page mais c’est plus fort que moi. Mais qu’est-ce que cette histoire au sujet des yeux de Mûri ? Est-ce que, par hasard, ma fille aux longues jambes serait jalouse ? »

Je pus, si je puis dire, entendre ses fossettes même sans la regarder, puisque je ne pouvais pas m’arrêter. « Seulement le jour de mon mariage, seigneur mon mari ; les autres jours tu pourras faire ce que tu voudras. Si je t’attrape en train de folâtrer, ou je ferai celle qui ne voit rien, ou, peut-être, je te ferai des compliments. »

— « Je ne pense pas que tu m’attrapes jamais. »

— « Et moi, je suis certaine que tu ne me surprendras jamais, seigneur fripon, » répondit-elle calmement.

C’est elle qui a eu le dernier mot car, juste à ce moment, nous entendîmes la corde de l’arc de Rufo se détendre. Il s’écria : « Je l’ai eu ! » puis, immédiatement, nous fûmes très affairés. Ces cochons étaient tellement affreux que, par comparaison, les phacochères paraissaient avoir la délicatesse de la porcelaine de Saxe[53]… J’en eus un d’une flèche en plein en travers de sa gueule dégoulinante de bave, puis je donnai un peu d’acier à manger à un de ses frères, une fraction de seconde plus tard. Star, de son côté, envoya une flèche bien dirigée mais celle-ci fut déviée par un os ; le sanglier continua donc son chemin et je dus le repousser d’un coup de pied à l’épaule pendant que je dégageais ma lame du cadavre d’un de ses cousins ; un peu d’acier entre les côtes le calma ; Star prépara calmement une autre flèche et l’envoya pendant que je le tuais. Elle en abattit un autre d’un coup d’épée, le cueillant au défaut de l’épaule exactement comme un matador pendant la minute de vérité, l’esquivant alors que, déjà mort mais refusant de l’admettre, il continuait de charger.

Le combat était terminé. Le vieux Rufo en avait eu trois à lui tout seul ; il avait reçu une mauvaise blessure. Moi-même, j’avais été éraflé ; ma femme était indemne, ce que j’ai vérifié dès que je fus certain que le calme était revenu. Après quoi, j’ai monté la garde pendant que notre chirurgien prenait soin de Rufo ; ensuite elle s’occupa de la coupure moins grave que j’avais reçue.

— « Comment cela va-t-il, Rufo, » demandai-je. « Peux-tu marcher ? »

— « Patron, je vous garantis que je ne resterai pas dans cette forêt, devrais-je en sortir en rampant. Allons-y. De toute manière, » ajouta-t-il en regardant les misérables cochons qui nous entouraient, « nous n’avons plus à nous préoccuper des rats, maintenant. »

J’inversai alors l’ordre de marche, plaçant Rufo et Star en tête, prenant soin que Rufo ait sa bonne jambe vers l’extérieur ; je me mis à l’arrière-garde, à l’endroit où j’aurais dû être depuis le début. L’arrière-garde est un peu moins dangereuse que l’avant-garde, dans la plupart des cas, mais nous n’étions pas dans des conditions ordinaires. Mon souci de protéger personnellement ma femme m’avait empêché de juger sainement la situation.

Ayant ainsi pris position au point crucial, je dus désormais marcher en m’infligeant de loucher affreusement car j’essayais non seulement de regarder derrière moi mais aussi devant, afin de pouvoir rejoindre aussi vite que possible Star, – et même Rufo, – s’ils avaient des ennuis. Heureusement, nous fîmes une pause ; c’est alors que je me rappelais la plus vieille consigne que l’on enseigne à tous les patrouilleurs : il est absolument impossible de faire le travail de son voisin. À partir de ce moment, je prêtai toute mon attention à nos arrières. Rufo, si vieux et si blessé qu’il fût, ne se laisserait pas mourir sans abattre toute une garde d’honneur pour l’accompagner en enfer, Star, de son côté, n’était pas une héroïne de pacotille. Je parierais volontiers sur elle, contre n’importe quel adversaire de son poids, quelle que soit l’arme, ou même à main nue, et je plains celui qui voudrait essayer de la violer : il en perdrait probablement pour toujours ses cojones.

Les cochons ne nous ennuyèrent plus mais, vers le soir, nous commençâmes à voir et, plus souvent, à entendre les rats géants ; ils nous suivaient, généralement hors de vue ; jamais ils n’attaquèrent furieusement comme l’avaient fait les sangliers ; ils cherchèrent à tirer le maximum de la situation, comme font toujours les rats.

Les rats me font horreur. Une fois, alors que j’étais enfant, après la mort de mon père et avant que ma mère se fût remariée, comme nous étions complètement fauchés, nous vivions dans le grenier d’un immeuble promis à la démolition. On pouvait entendre les rats courir dans l’épaisseur des murs et, par deux fois, des rats étaient passés sur moi pendant mon sommeil.

Il m’arrive encore de me réveiller en hurlant.

Cela n’améliore pas un rat de prendre la taille d’un coyote. Ceux-ci étaient bien des rats, ils en avaient même les moustaches ; ils avaient la même forme que les rats, à cela près qu’ils avaient des pattes et des jambes trop grandes… peut-être bien, après tout, que la loi de la progression géométrique appliquée aux proportions animales se vérifie partout.

Nous ne risquâmes aucune flèche, sauf quand nous pouvions tirer à coup sûr, et nous marchâmes en zig-zag, profitant des ouvertures de la forêt, ce qui, d’ailleurs, augmentait les dangers aériens. La forêt était cependant tellement épaisse que les attaques venant du ciel ne représentaient pas pour nous le danger le plus grave.

J’abattis un rat qui nous suivait de trop près et j’en manquai un autre. Il nous fallait bien dépenser une flèche quand ils s’approchaient trop, cela faisait réfléchir les autres, les rendait plus prudents. Une fois, alors que Rufo tirait une flèche sur l’un d’eux et que Star se tenait prête à le seconder à coups d’épée, un vicieux petit faucon plongea sur Rufo.

Star l’abattit en vol à la fin de son piqué. Rufo ne l’avait même pas vu, il était déjà occupé avec un autre rat.

Nous n’étions pas gênés par des taillis : cette forêt ressemblait aux bosquets d’un parc, il n’y avait que des arbres et de l’herbe, sans aucun buisson épais. Le terrain n’était pas mauvais mais nous commencions à être à court de flèches. Je commençais à m’en inquiéter quand je remarquai quelque chose : « Eh ! vous, là devant ! Ne déviez pas ! Coupez vers la droite ! » Star avait pris la tête quand nous avions quitté la route mais il fallait quand même que je la dirige : son sens de l’orientation était parfaitement fantaisiste et celui de Rufo ne valait pas mieux.

— « Je suis désolée, seigneur guide, » me dit Star par-dessus son épaule. « Nous allions un peu trop vite, »

Je me rapprochai. « Rufo, comment va cette jambe ? » Il avait le front couvert de sueur.

Au lieu de me répondre, il dit : « Madame, il va bientôt faire nuit. »

— « Je sais, » répondit-elle avec calme. « C’est le moment de manger un morceau. Seigneur mon époux, ce grand rocher plat devant nous me semble tout à fait convenir. »

Je commençais à penser qu’elle perdait les pédales et que Rufo était dans le même état, mais lui, ce devait être pour une autre raison : « Mais, madame, nous sommes très en retard sur les prévisions. »

— « Et nous serons bien plus en retard si je ne m’occupe pas de ta jambe. »

— « Vous feriez mieux de me laisser en arrière. »

— « Tu ferais mieux de te taire quand on ne te demande pas ton avis, » lui dis-je. « Je ne vais pas laisser un Spectre Cornu se faire bouffer par les rats. Star, comment faisons-nous ? »

La grande roche plate qui ressemblait à un crâne au milieu des arbres était une grosse pierre à chaux dont la base était enterrée. Je montai la garde au centre et Rufo s’installa à côté de moi pendant que Star plaçait des défenses aux points cardinaux et aux points intermédiaires. Je ne pouvais pas regarder ce qu’elle faisait car je devais regarder bien au-delà d’elle, prêt à me servir de mon arc contre tout danger venant du ciel ou de la terre ; Rufo surveillait l’autre côté. Star m’expliqua cependant plus tard que ces défenses n’avaient rien de magique, qu’elles seraient tout à fait à la portée des terriens lorsqu’un garçon intelligent aurait l’idée d’inventer une barrière électrique sans barrière, comme la radio est un téléphone sans fils, analogie qui, d’ailleurs, ne m’expliquait rien du tout.

Mais il fut heureux que j’aie tenu à monter bonne garde au lieu d’essayer de comprendre comment elle installait ce cercle enchanté car elle fut attaquée par le seul rat que nous rencontrâmes et qui fut dénué de raison. Il vint droit sur elle ; en sifflant à son oreille, ma flèche lui donna l’alerte et elle l’acheva avec son épée. C’était un très vieux mâle, sans dents, avec des favoris tout blancs et qui avait le cerveau ramolli. Il avait la taille d’un loup et, malgré deux blessures mortelles, demeurait parfaitement effrayant et dangereux.

La dernière défense placée, Star me dit que je pouvais cesser de surveiller le ciel ; les défenses nous protégeaient aussi bien en dessus qu’autour de nous. Et comme dit Rufo, si Elle le dit, cela règle la question. Rufo avait en partie déplié la boîte pliante, tout en montant la garde ; j’en sortis sa trousse de chirurgie, d’autres flèches pour chacun de nous et de la nourriture. Sans faire de cérémonie, nous avons mangé tous ensemble, assis ou étendus ; Rufo, lui, était couché pour reposer sa jambe, pendant que Star le servait, lui enfournant de temps à autre quelques bouchées de nourriture, dans le plus pur style de l’hospitalité névianne. Elle avait travaillé longtemps sur sa jambe, pendant que je tenais une lanterne et lui passais ses instruments. Elle mit une pommade claire sur la blessure avant de poser le pansement. Si Rufo avait mal, du moins il ne le montrait pas.

Pendant que nous mangions, la nuit était tombée et les défenses invisibles apparurent à notre vue, réfléchissant la lumière qui nous éclairait, cette lumière qui se reflétait aussi dans d’innombrables yeux qui révélaient une foule presque aussi dense que celle qui avait assisté au dévorement d’Igli par lui-même. Pour la plupart cela devait être des rats. Un groupe d’yeux restait isolé, avec une interruption de chaque côté du cercle ; j’ai pensé qu’il devait s’agir de cochons ; les yeux étaient en effet un peu plus élevés au-dessus du sol.

— « Mon amour de dame, » dis-je, « est-ce que ces défenses dureront toute la nuit ? »

— « Oui, seigneur mon époux. »

— « Il vaudrait mieux. Il fait trop sombre pour tirer à l’arc et je ne vois pas du tout comment nous ferons pour nous frayer notre chemin dans cette foule. J’ai peur que tu sois obligée de réviser une fois de plus tes plans. »

— « C’est impossible, seigneur Héros. Mais il ne faut plus penser à ces bêtes. Maintenant, nous allons voler. »

Rufo se plaignit : « C’est bien ce que je craignais. Vous savez bien pourtant que cela me donne le mal de mer. »

— « Pauvre Rufo, » dit Star doucement. « Ne crains rien cher ami, j’ai une surprise pour toi. J’ai pensé à une telle éventualité et j’ai acheté de la dramamine à Cannes… Tu sais bien, cette drogue qui, sur Terre, a permis le débarquement de Normandie. Mais tu n’es peut-être pas au courant. »

— « Pas au courant, moi ? » répondit Rufo. « Mais j’ai participé au débarquement, madame… et je suis allergique à la dramamine ; j’ai vomi tout le temps jusqu’à Omaha Beach. C’est la pire nuit que j’aie jamais passée… j’aime encore mieux être ici ! »

— « Rufo, » lui demandai-je, « as-tu vraiment été à Omaha Beach ? »

— « Fichtre, oui ! patron. C’est moi qui ai fait tout le boulot d’Eisenhower. »

— « Pourquoi donc ? Cette guerre ne te concernait pas ? »

— « Je pourrais alors vous demander ce que vous êtes venu faire dans cette galère, patron. Dans mon cas, c’était pour les petites Françaises. Elles ont les pieds sur terre, elles n’ont pas de complexes, elles aiment ça et désirent toujours apprendre du nouveau. Je me rappelle une petite demoiselle d’Armentières, » – il prononçait correctement ce nom, – « qui n’avait pas été…»

Star l’interrompit. « Pendant que vous vous rappelez tous les deux vos souvenirs de célibataires, je vais préparer le vol. » Elle se leva et se rendit près de la boîte pliante.

— « Vas-y, Rufo, » lui dis-je, tout en me demandant ce qu’il allait raconter.

— « Non, » dit-il tristement. « Elle ne serait pas contente. Je vous le dis, patron, vous avez une influence détestable sur Elle. Actuellement elle fait de plus en plus la grande dame et cela ne lui ressemble pas du tout. Savez-vous quelle est la première chose qu’elle va faire ? Elle va s’abonner à Vogue et, quand elle l’aura fait, je n’ai pas besoin de vous dire jusqu’où cela peut aller. Je ne comprends pas comment ça se fait. Ce n’est pourtant pas votre allure. Sans vouloir vous offenser. »

— « Il n’y a pas d’offense. Eh bien, tu me raconteras cette histoire une autre fois, si tu te la rappelles. »

— « Je ne l’oublierai jamais. Mais, vous savez, patron, ce n’est pas seulement cette histoire de mal de mer. Vous croyez que ces forêts sont infestées. Eh bien, celles où nous allons… en nous traînant sur les genoux, je parle du moins pour moi… ces bois sont pleins de dragons. »

— « Je le sais. »

— « Elle vous en a donc parlé ? Mais il faut les voir pour y croire. Les bois en sont pleins. Il y en a plus qu’il n’y a de Doyle à Boston. Des gros, des petits, et ceux qui ont une taille d’adolescents tout en pesant deux tonnes ; et ils ont toujours faim. Peut-être que vous vous voyez en train de vous faire dévorer par un dragon, pas moi ! C’est humiliant, et sans appel. On devrait pulvériser du dragonicide dans ce patelin, voilà ce qu’on devrait faire. On devrait même faire une loi. »

Star se retourna : « Non, il ne doit pas y avoir de loi, » dit-elle fermement. « Rufo ne parle donc pas de ce que tu ne connais pas. Détruire l’équilibre écologique est la pire erreur que puisse commettre un gouvernement. »

Rufo se tut, mais murmura entre ses dents. Je pris alors la parole : « Amour de ma vie, à quoi peut donc servir un dragon ? Explique-moi donc. »

— « Je n’ai jamais voulu détruire l’équilibre de Névia, j’en ai la responsabilité. Mais je vais t’indiquer quels déséquilibres pourraient être provoqués par la disparition des dragons, ce que les Névians pourraient faire car tu as pu voir que leurs techniques ne s’embarrasseraient pas d’un tel problème. Ces rats et ces cochons détruisent les récoltes. Les rats permettent de ne pas avoir trop de sangliers en mangeant les petits marcassins. Mais les rats sont encore pires que les cochons, pour les cultures. Les dragons pâturent dans les bois pendant la journée… les dragons sont des animaux diurnes, les rats sont des nocturnes et rentrent dans leurs trous pendant la chaleur de la journée. Les dragons et les cochons empêchent les sous-bois d’être envahis par les taillis et les dragons empêchent que les jeunes arbres soient abattus. Mais les dragons aiment bien s’offrir un bon rat aussi et dès que l’un d’eux repère un de leurs trous, il lance un jet de flammes ; ils ne tuent pas toujours les adultes, car ceux-ci ont toujours deux sorties à leurs nids, mais ils tuent certainement les bébés ; après cela, le dragon creuse et trouve son plat favori. Il y a une sorte d’accord verbal, presque un traité, qui établit que tant que les dragons restent sur leur propre territoire et contiennent les rats dans une proportion raisonnable, les humains ne les combattent pas. »

— « Pourquoi ne pas tuer les rats, puis tuer ensuite les dragons ? »

— « Et laisser se développer les cochons ? Je t’en prie, seigneur mon époux, je ne connais pas toutes les réponses à ce problème ; je sais seulement que détruire un équilibre naturel est toujours un problème qu’il faut étudier avec crainte et circonspection… sans oublier aucune donnée. Les Névians semblent satisfaits de ne pas s’occuper des dragons. »

— « Mais il semble que nous, nous allons les embêter. Est-ce que cela va rompre le traité ? »

— « Ce n’est pas réellement un traité, c’est, pour les Névians, un reflet de la sagesse des nations, et un réflexe conditionné… un instinct, peut-être… devant les dragons. Et nous n’allons pas embêter les dragons si nous pouvons l’éviter. As-tu discuté de la tactique à suivre avec Rufo ? Ce ne sera plus le moment quand nous serons en face d’eux. »

Alors, je me suis mis à étudier la manière de tuer les dragons, avec Rufo, pendant que Star nous écoutait et terminait ses préparatifs. « Très bien, » dit sombrement Rufo, « nous serons donc prêts, comme une huître qui se prépare, dans sa demi-coquille, à se faire gober. Avec plus de dignité. Je tire mieux à l’arc que vous, ou au moins aussi bien, aussi irai-je à l’arrière-garde, car je ne suis pas aussi agile ce soir que d’habitude. »

— « Sois quand même prêt au travail sans perdre de temps si nous tombons dessus. »

— « Soyez prêt vous-même, patron. Moi, je serai prêt et j’ai pour cela la meilleure des raisons : je n’ai qu’une seule peau et j’y tiens. »

Entre-temps, Star s’était préparée ; Rufo avait fait les bagages et refermé la boîte pliante. Elle nous mit des jarretières rondes au-dessus de chacun de nos genoux puis nous fit asseoir, regardant vers l’endroit où nous devions aller. « La flèche de chêne, Rufo. »

— « Star, cela ne provient-il pas du livre d’Albert le Grand ? »

— « C’est la même chose, » dit-elle. « Ma formule est plus sûre et les ingrédients que j’ai mis sur les jarretières ne font pas mal. S’il te plaît, seigneur mon époux, je dois maintenant me concentrer sur ma sorcellerie. Place la flèche de manière que sa pointe soit dirigée vers la grotte. »

Je le fis. « Est-elle exactement placée ? » demanda-t-elle.

— « Si la carte que tu m’as montrée est juste, oui. Elle est dirigée exactement dans la direction que j’ai suivie depuis que nous avons quitté la route. »

— « À quelle distance se trouve la Forêt des Dragons ? »

— « Mais, mon amour, puisque nous allons nous déplacer par air, pourquoi ne nous rendons-nous pas directement dans la grotte en évitant les dragons ? »

Elle me répondit avec patience : « J’aimerais bien le pouvoir. Mais la forêt est si épaisse que nous ne pouvons pas atterrir directement dans la grotte ; nous n’aurions pas la place de nous retourner. Et les êtres qui vivent au sommet des arbres, tout en haut, sont bien pires que les dragons. Ils poussent…»

— « Je vous en prie ! » dit Rufo. « J’ai déjà mal au cœur et nous n’avons pas encore quitté le sol. »

— « Plus tard, Oscar, si tu veux toujours le savoir. De toute manière, nous ne prendrons pas le risque de les rencontrer… et nous ne les rencontrerons pas ; ils se tiennent toujours plus haut que les dragons ne peuvent aller, ils y sont obligés. À quelle distance se trouve la forêt ? »

— « Euh… huit milles et demi, d’après la carte et à en juger par la distance que nous avons parcourue jusqu’ici… et pas plus de deux milles encore pour trouver la Grotte de la Porte. »

— « Bien. Tenez-moi bien serrée par la taille, vous deux, et en assurant autant de contact corporel que possible ; il faut que les forces agissent également sur nous trois. » Rufo et moi lui passâmes un bras autour de la taille et nous nous serrâmes la main par-dessus son ventre. « C’est bien comme ça. Serrez fort. » Star écrivit alors des chiffres sur le rocher, à côté de la flèche.

Elle s’éleva dans la nuit, et nous la suivîmes.

Je ne vois pas comment on pourrait ne pas appeler cela de la magie car je ne vois pas comment on peut construire autrement un hélicoptère à l’aide de jarretières. Mais, si vous préférez une autre explication, disons que Star nous a hypnotisés, puis a utilisé son pouvoir psi pour nous téléporter sur une distance de huit milles et demi. « Psi » est un mot qui convient mieux que celui de « magie » ; les monosyllabes ont plus de force que les mots polysyllabiques : voyez plutôt les discours de Winston Churchill. Remarquez que je ne comprends pas la signification de ces mots, pas plus que je ne puis expliquer comment il se fait que je ne me perde jamais. Je pense seulement qu’il est absurde que d’autres puissent se perdre.

Quand je vole, dans mes rêves, j’ai deux styles différents : le premier consiste en un plongeon de cygne, où je pique en tourbillonnant et en faisant toutes sortes d’acrobaties ; l’autre est beaucoup plus classique : je suis assis à la turque, comme un petit prince, et je vogue par la seule vertu de ma force de caractère.

Nous avons utilisé la seconde méthode ; nous avons plané, mais sans planeur. La nuit était merveilleuse pour voler (d’ailleurs, toutes les nuits à Névia sont merveilleuses ; dans la saison des pluies, il pleut juste avant l’aurore, c’est tout, d’après ce que l’on m’a dit) ; la lune était pleine et donnait l’éclat de l’argent au sol, en dessous de nous. Les bois s’entrouvrirent et se divisèrent en bosquets ; la forêt vers laquelle nous nous dirigions paraissait noire, de loin, et beaucoup plus haute, infiniment plus imposante que les jolis bois que nous laissions derrière nous. Tout au fond de l’horizon, je pouvais apercevoir les lumières de la maison de Lerdki.

Il n’y avait pas deux minutes que nous tenions l’air que Rufo dit « Pardonnez-moi ! » et détourna la tête. Il n’a pas l’estomac faible : pas une goutte ne nous tomba dessus ; il ne vomissait pas mais expulsait la bile comme une fontaine. Ce fut le seul incident d’un vol parfait.

Juste avant d’atteindre les grands arbres, Star nous dit avec inquiétude : « Amech ! » Nous nous arrêtâmes, brusquement comme un hélico, puis nous nous posâmes tous les trois ensemble, parfaitement. La flèche gisait sur le sol, juste devant nous, immobile à nouveau. Rufo la replaça dans son carquois. « Comment te sens-tu, » demandai-je. « Et ta jambe, comment va-t-elle ? »

Il eut un haut-le-cœur. « Pour la jambe, cela va parfaitement. C’est le sol qui se met à tourner. »

— « Silence ! » chuchota Star. « Il va se remettre. Mais faites silence, votre vie en dépend. »

Nous partîmes presque immédiatement ; je menais la marche, l’épée à la main ; Star me suivait et Rufo la protégeait par-derrière, son arc à la main, flèche prête à être tirée.

Comme nous venions de passer du clair de lune à une profonde obscurité, j’étais encore tout ébloui et j’avançais en tâtonnant, sentant de la main les troncs d’arbres et priant pour qu’aucun dragon ne se trouvât sur le chemin que mon sens de l’orientation m’indiquait. Je savais, certes, que les dragons dormaient la nuit mais je n’avais aucune confiance dans les dragons. Rien n’empêchait un dragon célibataire de monter la garde, comme le font les babouins célibataires. J’avais grande envie de laisser la gloire à saint Georges et d’aller plus loin.

Une fois, mon nez m’arrêta, une odeur de vieux musc. J’attendis un instant et me mis peu à peu à reconnaître l’obstacle : c’était une forme de la taille d’un gros bureau de ministre, un dragon qui dormait, la tête posée sur la queue. Je le fis contourner par les autres, prenant garde à ne faire aucun bruit et espérant que mon cœur n’était pas aussi retentissant qu’il me le semblait.

J’avais maintenant une meilleure vision et pouvais distinguer tout ce que frappaient les rayons lunaires ; et je pouvais voir beaucoup d’autres choses. Le sol était recouvert de mousse et légèrement phosphorescent, comme le sont parfois certaines vieilles souches d’arbres à demi pourries. Une très légère phosphorescence, très, très légère. Mais c’était un peu comme lorsque vous rentrez dans une pièce obscure : vous ne voyez rien quand vous entrez mais plus tard, vous distinguez tout. Maintenant, je pouvais voir les arbres et le sol, sans oublier les dragons.

J’y avais déjà pensé. Qu’est-ce en effet qu’une douzaine de dragons dans une grande forêt ? Il est probable que vous n’en verrez pas le moindre, pas plus que vous ne voyez le moindre cerf dans une forêt giboyeuse.

Mais celui qui obtiendrait une concession de stationnement pour toute la nuit dans cette forêt se ferait une véritable fortune s’il trouvait un moyen de faire payer les dragons. Quand nous cessions d’en voir un, c’était pour en apercevoir un autre.

Il ne s’agit naturellement pas de dragons. Non, c’est bien pire. Il s’agit de sauriens, qui ressemblent plus au Tyrannosaurus rex qu’à tout autre chose : d’énormes arrière-trains avec d’énormes pattes postérieures, des antérieures plus petites qu’ils doivent utiliser pour marcher ou pour saisir leurs proies. La tête se compose surtout d’une énorme mâchoire. Ils sont omnivores alors qu’il me semblait bien que le Tyrannosaurus rex ne mangeait que de la viande. Mais cela n’arrange rien car ces dragons mangent de la viande quand ils peuvent s’en procurer ; c’est même la nourriture qu’ils préfèrent. En outre, ces monstres qui ressemblent à des dragons se sont perfectionnés en ce sens qu’ils ont la charmante habitude de brûler leurs propres gaz d’échappement. C’est bien là la preuve qu’il ne faut jamais être surpris par les bizarreries de l’évolution, et surtout pas après avoir vu la manière dont les octopodes font l’amour.

Une fois, très loin vers notre gauche, nous vîmes une énorme flamme jaillir accompagnée d’un grognement qui évoquait le hurlement d’un vieil alligator. La lueur subsista quelques instants puis s’éteignit. Ne me demandez pas ce que c’était, peut-être deux mâles qui se disputaient une femelle ? Nous avons continué d’avancer mais je fis quand même ralentir la marche car cette brillante lumière m’avait un peu ébloui et il me fallut attendre d’accommoder de nouveau ma vision.

Je suis allergique aux dragons, et quand je parle d’allergie, je ne veux pas dire qu’ils m’agacent. Je souffre de la même allergie que le pauvre Rufo envers la dramamine, ou plutôt comme certaines personnes qui ne peuvent pas supporter les peaux de chat.

Dès que nous étions entrés dans la forêt, mes yeux s’étaient emplis de larmes, puis mes sinus s’étaient bouchés et, au bout d’un demi-mille, je me frottais déjà le nez avec le dos de la main gauche, aussi fort que possible, pour m’empêcher d’éternuer. Au bout d’un moment, je ne pus m’en empêcher ; j’avais beau me serrer le nez entre les doigts, me mordre les lèvres, l’explosion que j’essayais de contenir me creva presque les tympans. Cela arriva alors que nous étions en train de contourner un dragon de la taille d’un semi-remorque ; je m’arrêtai net et eux aussi s’arrêtèrent tout aussi brusquement ; nous attendîmes. Heureusement, il ne se réveilla pas.

Quand je me relevai, ma bien-aimée était tout à côté de moi et me serrait le bras. Je m’arrêtai de nouveau. Elle fouilla dans sa bourse, y prit quelque chose en silence, puis m’en mit sur le nez et dans les narines en frottant et, d’une douce impulsion me fit signe que nous pouvions continuer.

J’ai d’abord éprouvé une sensation de grande fraîcheur dans le nez, comme lorsque l’on respire du Vick, puis une sorte d’engourdissement. Enfin, au bout de quelques instants, il fut dégagé.

Après plus d’une heure de cette marche furtive et encombrée d’apparitions qui me parut durer une éternité, au milieu d’arbres immenses et d’ombres géantes, j’eus le sentiment que nous allions parvenir au but. La Grotte de la Porte ne devait plus être qu’à une centaine de yards de nous et je voyais déjà la terre qui s’élevait à l’endroit où semblait se trouver l’entrée… et il n’y avait qu’un seul dragon sur notre chemin, et encore n’y était-il pas vraiment.

Je me mis à courir.

Il y avait cet affreux petit ami, pas plus grand qu’un kangourou, en ayant à peu près la forme, à cela près que ses petites quenottes de bébé devaient avoir quatre pieds de long. Peut-être était-il tellement jeune qu’il devait se lever la nuit pour faire pipi, je ne sais. Mais ce que je sais, c’est que, passant tout près d’un arbre derrière lequel il était, je lui marchai sur la queue et il se mit à piailler !

C’était bien son droit. Mais c’est alors que commencèrent les ennuis. Le dragon adulte qui se trouvait entre nous et la Grotte s’éveilla immédiatement. Ce n’était pas un très gros dragon, il devait avoir environ quarante pieds, queue comprise.

Le bon vieux Rufo réagit immédiatement, comme s’il n’avait cessé de répéter son rôle ; il se précipita sur l’extrémité sud de la brute, arc bandé, prêt à tirer : « Levez-lui la queue ! » hurla-t-il.

Je courus sur le devant de l’animal et essayai de le neutraliser en l’injuriant et en agitant mon épée, tout en me demandant à quelle distance il pouvait projeter sa flamme. Il n’y a que quatre endroits où l’on peut enfoncer une flèche dans un dragon de Névia ; tout le reste est blindé comme un rhinocéros, en plus épais cependant. Ces quatre endroits sont la bouche (quand elle est ouverte), les yeux (un coup difficile car ils sont petits, comme des yeux de cochon), et enfin cet endroit qui se trouve juste en dessous de la queue et où presque tous les animaux sont vulnérables. J’avais imaginé qu’une flèche piquée dans cet endroit sensible ne pourrait qu’ajouter à cette sensation « de brûlure, de démangeaison » qui est si bien décrite dans les annonces publicitaires, ces annonces qui vous conseillent telle ou telle préparation pour vous épargner les traitements chirurgicaux des hémorroïdes.

Je pensais que si le dragon, qui n’était pas tellement intelligent, était effroyablement gêné, en même temps, aux deux extrémités, il deviendrait incapable de coordonner ses gestes. Nous pourrions alors, de loin, le transpercer de plusieurs flèches, lui ôtant ainsi toute agressivité et le mettre en fuite. Mais, pour cela, il fallait d’abord que je lui fasse lever la queue, pour permettre à Rufo de tirer. Ces créatures sont aussi déséquilibrées que le bon vieux t. rex, et chargent tête haute, pattes antérieures en avant, en prenant appui sur leur lourde queue.

Le dragon balançait sa tête d’avant en arrière ; j’essayais de passer de l’autre côté pour ne pas me trouver sur le chemin de son jet de flammes quand, tout à coup, je sentis une odeur de méthane ; le dragon commençait à en rejeter, mais l’odeur se fit sentir avant l’allumage ; je fis si rapidement retraite que je butai sur le bébé que j’avais déjà écrasé une fois, basculai par dessus, atterrissant sur les épaules et roulant par terre, ce qui me sauva. Ces flammes atteignent une longueur d’environ vingt pieds. Le dragon adulte s’était redressé et aurait pu me faire frire mais le bébé nous séparait. Il coupa l’allumage. Rufo hurla : « Dans le mille ! »

Si j’eus le temps de reculer, ce fut à cause de sa mauvaise haleine. On dit généralement que « le méthane pur est un gaz incolore et inodore ». Cela prouve que ce générateur de méthane pour « G. I. » n’en produisait pas de pur ; celui-ci était tellement chargé d’acétone et d’aldéhyde de fabrication maison que tous les environs empestaient comme un déversoir d’égouts.

Je crois volontiers que Star m’a sauvé la vie en me débouchant le nez, quelques instants auparavant. Quand j’ai le nez bouché, je n’ai plus aucun odorat.

Le combat ne prit pas fin comme je l’avais imaginé ; et ces réflexions, c’est avant ou après que je les fis, pas pendant. Peu après que Rufo l’eut frappé en plein dans le mille, l’animal féroce eut une expression d’extrême indignation ; il ouvrit de nouveau la gueule, mais sans flamme et essaya de porter ses deux mains à son derrière. Il ne put y arriver, car ses membres antérieurs étaient trop courts, mais il essaya. J’avais rapidement rengainé mon épée quand j’avais vu la longueur de la flamme et j’avais saisi mon arc. J’eus le temps de lui envoyer une flèche dans la gorge, peut-être même dans l’amygdale gauche.

Il ressentit brutalement mon message. Avec un hurlement de rage qui ébranla le sol, il bondit sur moi, vomissant des flammes, tandis que Rufo criait : « Parade de septime ! »

J’étais trop occupé pour le féliciter ; ces créatures sont rapides pour leur taille. Mais je le suis, moi aussi, et j’étais mieux encouragé. Une masse comme celle-ci ne peut pas modifier très rapidement sa course mais elle peut bouger la tête et ainsi changer la direction du jet de flammes. Il me brûla légèrement les culottes, mais je fus assez rapide et je pus me déplacer.

Star parvint à placer avec précision une flèche dans son autre amygdale, exactement à l’endroit d’où sortait la flamme, pendant que je faisais un saut de côté. Alors, la pauvre petite chose s’acharna tellement à faire front des deux côtés, contre nous deux, qu’elle perdit pied et tomba, provoquant un petit tremblement de terre. Rufo envoya une autre flèche dans son tendre postérieur, Star lui transperça la langue, ce qui l’empêcha d’éructer ; cela ne sembla pas lui faire grand mal mais dut le gêner considérablement.

Il se ramassa sur lui-même, se remit sur pieds, essayant de me brûler une nouvelle fois. Je peux dire qu’il ne m’aimait pas !

Et la flamme s’éteignit.

C’était bien là ce que j’avais espéré. Un vrai dragon, avec des châteaux et des princesses prisonnières, aurait eu tout le feu qu’il aurait pu désirer, comme les cow-boys qui disposent de pistolets à trente-six coups dans les mauvais westerns de télévision. Mais ces créatures-là devaient produire leur propre méthane et ne devaient pas avoir un grand réservoir, ou alors ils n’avaient pas beaucoup de pression, c’est du moins ce que j’espérais. Si nous pouvions le harceler et lui faire gaspiller assez vite toutes ses munitions, il lui faudrait probablement pas mal de temps pour recharger.

Pendant ce temps, Star et Rufo ne lui laissaient aucun répit en jouant aux fléchettes avec lui. Il fit un grand effort pour se rallumer pendant que je passais devant lui, essayant toujours de garder le petit dragon entre le gros et moi-même ; et il se comportait comme un Ronson qui n’a presque plus de gaz ; la flamme s’alluma, jaillit et atteignit péniblement une longueur de six pieds puis s’éteignit. Mais il avait fait un tel effort pour m’atteindre de cette flamme vacillante qu’il s’écroula une nouvelle fois.

Je supposai alors qu’il allait se trouver, pendant une ou deux secondes, épuisé comme un homme qui vient de faire un pénible effort ; je pris donc mes risques et courus sur lui ; je parvins à lui enfoncer mon épée dans l’œil droit.

Il eut un dernier sursaut et expira.

(Un beau coup. On dit que les dinosaures ont la cervelle de la taille d’une châtaigne. À supposer que cet animal ait eu le cerveau de la taille d’un melon, c’était quand même une chance de l’avoir atteint en lui enfonçant mon épée dans l’orbite. Jusque-là, tout ce que nous lui avions fait n’avait été que piqûres de moustiques. Mais ce coup-là suffit à le tuer, saint Michel et saint Georges avaient guidé la pointe de mon épée.)

Rufo se mit alors à hurler : « Patron ! Venez vite à l’abri ! »

Toute une troupe de dragons était en train de s’approcher de nous. Cela vous donnait l’impression d’être obligé de creuser un trou individuel dans le sol pour vous abriter d’un régiment de chars d’assaut menant l’attaque.

— « Par ici ! » hurlai-je. « Rufo ! Par ici, pas par là ! Star ! » Rufo fit une embardée, parvint à s’arrêter et nous nous dirigeâmes tous les deux du même côté, puis je vis l’entrée de la Grotte, d’une noirceur de péché mais qui semblait aussi accueillante qu’une étreinte maternelle. Star s’approcha ; je la fis entrer, Rufo suivit et, quant à moi, je me retournai pour affronter d’autres dragons, tout cela pour l’amour de ma belle.

Mais elle se mit à hurler : « Seigneur, Oscar ! Entre, espèce d’idiot ! Il faut que je mette les défenses ! »

J’entrai donc, aussi vite que possible, et elle mit les défenses ; et je ne l’ai jamais grondée d’avoir traité d’idiot son mari.

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