Je me réveillai avec un mauvais goût dans la bouche, des bourdonnements dans le crâne et un pressentiment de catastrophe imminente. Néanmoins je me sentais mieux – par comparaison, s’entend.
« Ça va ? » me dit une voix aimable.
Une petite brune était penchée sur moi. Elle était très mignonne et j’étais maintenant assez dans mon assiette pour en avoir faiblement conscience. Elle portait un costume bizarre, composé d’un short blanc, d’un bout de tissu autour des seins, et d’une espèce de carapace métallique qui lui couvrait le cou, les épaules et l’épine dorsale.
« Un peu mieux, reconnus-je avec une grimace aimable.
— Vous avez un mauvais goût dans la bouche ?
— Pis qu’un collecteur d’égout !
— Buvez ça. »
Elle me tendait un verre rempli d’un liquide qui me brûla le palais, mais dissipa le mauvais goût que j’avais sur la langue.
« Attention, dit-elle, n’avalez pas, recrachez. Je vais vous donner de l’eau à boire. »
J’obéis.
« Je m’appelle Doris Marsden, continua-t-elle, je suis votre infirmière de jour.
— Enchanté, répliquai-je en la regardant. Peut-on savoir à quoi rime cet accoutrement ? Ce n’est pas que ça me déplaise, mais vous avez l’air de sortir d’une bande de comics.
— Moi, je me fais l’effet d’une girl de music-hall, dit-elle en riant. Mais vous ferez comme moi, vous vous y habituerez.
— Ça me plaît beaucoup. Mais quelle est la raison ?
— Ordre supérieur. »
Je compris brusquement le pourquoi de ce costume ; du coup je me sentis de nouveau plus mal.
« Et maintenant, continua Doris, à table. Voilà votre dîner. »
Elle posa un plateau sur mon lit.
« Je n’ai pas faim.
— Dépêchez-vous, dit-elle fermement, ou je vous mets le nez dedans ! »
Entre deux bouchées avalées à contrecœur, je parvins à me lever.
« Je me sens bien, dis-je. Après une piqûre de « gyro » je serai tout à fait d’aplomb.
— Les stimulants vous sont interdits, affirma-t-elle d’un ton décidé tout en continuant à me gaver. Une alimentation spéciale, beaucoup de repos et un somnifère tout à l’heure. Voilà les ordres.
— Qu’est-ce que j’ai de si grave ?
— Fatigue générale, inanition, et début de scorbut. Sans parler de la gale et autres vermines. Mais ça, on vous en a déjà débarrassé. Maintenant vous savez tout. Et si vous répétez au docteur que je vous l’ai dit, je vous traiterai de menteur. Allons, tournez-vous. »
J’obéis et elle se mit en devoir de changer mes pansements. J’étais apparemment couvert de bleus et de plaies variées. Je réfléchis à ce qu’elle venait de dire et m’efforçai de me rappeler la vie que j’avais menée pendant ma période d’esclavage.
« Ne tremblez donc pas comme ça, dit-elle. Je vous fais mal ?
— Non, ça va. »
Autant que je pouvais m’en souvenir je n’avais jamais mangé plus d’un jour sur deux ou trois. Quant aux bains… voyons… non, je ne m’étais jamais baigné. Je m’étais seulement rasé chaque matin et avais mis du linge propre, parce que c’était nécessaire à notre mascarade et que mon maître le savait bien.
En revanche je n’avais pas retiré mes souliers depuis le jour de ma capture jusqu’au moment où le Patron m’avait repris – et dès le début ils avaient été trop étroits pour moi.
« Dans quel état sont mes pieds ? demandai-je.
— Pas de curiosité déplacée ! » me dit sévèrement Doris.
J’aime bien les infirmières : elles sont en général calmes, terre à terre et tolérantes. Miss Briggs, ma garde de nuit, n’était pas aussi mignonne que Doris : elle avait une figure de cheval. Elle portait le même accoutrement d’opérette que Doris, mais elle l’arborait avec un air sévère et une démarche de grenadier. La brave petite Doris, elle, avait l’air de danser en marchant.
Miss Briggs me refusa un second cachet de somnifère, quand je me réveillai au milieu de la nuit en proie à d’affreux cauchemars, mais elle accepta de jouer au poker avec moi et me pluma d’un demi-mois de mon traitement. Je tâchai de la questionner sur le Président, mais elle resta bouchée à l’émeri. Elle ne voulut même pas m’avouer qu’elle connaissait l’existence de parasites ou de soucoupes volantes, et cela en dépit de son costume qui ne pouvait avoir qu’une seule raison d’être.
Je lui demandai quelles nouvelles donnait la stéréo, mais elle me soutint qu’elle n’avait pas eu le temps de prendre les informations. Je demandai qu’on installe un poste dans ma chambre. Elle répliqua qu’il faudrait l’autorisation du docteur, parce qu’il m’avait prescrit le repos absolu. Je lui demandai quand je verrais ce fameux docteur, mais, à ce moment on la sonna dans le couloir et elle s’éclipsa.
Un peu plus tard, je m’endormis ; je fus réveillé par Miss Briggs qui me claquait la figure avec une serviette mouillée. Elle me prépara pour mon petit déjeuner. Doris la releva ensuite et me l’apporta. Tout en mastiquant je lui demandai, à elle aussi, les dernières nouvelles, mais sans plus de succès. Les infirmières se comportent avec leurs malades comme s’ils étaient tous des enfants arriérés.
Après mon petit déjeuner, je reçus la visite de Davidson.
« Je viens d’apprendre que tu étais à l’infirmerie », me dit-il.
Il ne portait qu’un short pour tout vêtement. Un pansement entourait son bras gauche.
« On ne m’en a même pas dit autant, gémis-je. Qu’est-ce qui t’est donc arrivé ?
— Une abeille m’a piqué. »
Après tout, s’il ne voulait pas me dire comment il avait été blessé, ça le regardait.
« Le Patron est passé me voir hier, mais il m’a quitté en coup de vent. Tu l’as revu depuis ?
— Oui.
— Et alors ?
— Et toi, où en es-tu ? Est-ce que les psychotechniciens de la Section t’ont examiné ? Tu as toute ta tête ou pas ?
— La question se pose ?
— Tu parles ! Le pauvre Jarvis ne s’en est jamais remis.
— Hein ? »
J’avais oublié Jarvis.
« Comment va-t-il ? demandai-je.
— Il ne va plus, le pauvre. Il est tombé dans le coma et il est mort le lendemain de ton départ – de ta capture, veux-je dire. »
Davidson me regarda d’un œil critique. « Faut que tu sois costaud », conclut-il.
Dieu sait que je ne m’en faisais pas l’effet. Des larmes de faiblesse me vinrent aux yeux et je les renfonçai avec peine, Davidson fit semblant de ne pas les remarquer.
« J’aurais voulu que tu voies ce ramdam, après que tu nous as filé entre les doigts ! reprit-il. Le Patron t’a couru après. Il n’avait absolument que son pistolet sur lui. Il t’aurait rattrapé, mais la police l’a ramassé et il a fallu que nous le sortions de taule. »
Davidson se mit à rire.
Je souris faiblement. Il y avait quelque chose de grotesque et d’héroïque à la fois dans ce réflexe du Patron, essayant de sauver l’humanité en tenue d’Adam.
« Je regrette de ne pas l’avoir vu. Et à part ça, que s’est-il passé ces derniers temps ? »
Davidson me dévisagea pensivement.
« Attends un peu », dit-il.
Il sortit de ma chambre et resta quelques instants dehors.
« Le Patron est d’accord. Que veux-tu savoir ?
— Tout. Que s’est-il passé hier ?
— C’est comme ça que je me suis fait blesser, dit-il en agitant son bras bandé. Et encore j’ai eu de la chance. Trois agents ont été tués. Tu parles d’une histoire !
— Mais le Président ? Est-ce qu’il…»
À ce moment Doris entra.
« Ah ! vous êtes là ? dit-elle à Davidson. Je vous avais pourtant bien dit de rester couché ! On vous attend à l’hôpital de la Charité immédiatement. L’ambulance est là depuis dix minutes. »
Il se leva, lui sourit et la pinça amicalement de sa main valide.
« Ils ne peuvent pas partir sans moi, dit-il d’un ton rassurant.
— Alors, dépêchez-vous.
— On y va.
— Hé là, criai-je. Et le Président ? »
Davidson se retourna à demi. « Ah ! oui. Le Président… Eh bien, ça va. Il n’a pas une égratignure. » Là-dessus, il s’en alla.
Doris revint quelques minutes plus tard. Elle était furieuse.
« Ah ! ces malades ! lança-t-elle comme si ç’avait été un gros mot. Il aurait fallu qu’il attende vingt minutes pour que la piqûre ait le temps d’agir, mais il a fait si bien que j’ai dû la faire au moment où il montait dans l’ambulance.
— Une piqûre de quoi ?
— Il ne vous l’a pas dit ?
— Non.
— Oh, il n’y a pas de raison de vous faire un mystère. Il va subir une amputation et une greffe de l’avant-bras gauche.
— Aïe ! »
Ce ne sera pas Davidson qui te racontera la fin de l’histoire, me dis-je. La greffe d’un nouveau membre cause un choc terrible. Le sujet doit rester au moins dix jours sous anesthésie.
« Et le Patron ? insistai-je. A-t-il été blessé ? Vos sacro-saints règlements vous interdisent peut-être de me le dire ?
— Vous parlez trop, répliqua-t-elle. C’est l’heure de boire un peu. Après vous ferez la sieste. »
Elle me tendit un verre rempli d’une pâtée laiteuse.
« Si vous ne me répondez pas, petite rosse, je vous recrache ça à la figure !
— Celui que vous appelez le Patron, c’est le directeur de la Section ?
— Qui voulez-vous que ce soit ?
— Il n’est pas hospitalisé, fit-elle avec une petite grimace. En voilà un que je ne tiendrais pas à avoir comme malade ! »